Dans leurs dialogues, Deleuze et Parnet suggèrent que pour
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Dans leurs dialogues, Deleuze et Parnet suggèrent que pour
Marianne Villeneuve POUR UNE PENSÉE CINÉMATOGRAPHIQUE. REPRÉSENTATION DU VIRTUEL DANS LES FILMS DE MARKER. Dans son texte sur le virtuel et l’actuel1, Gilles Deleuze suggère que pour approcher un objet actuel, il faille amener dans le champ de cet objet un certain nombre d’éléments virtuels. Ces derniers, qui se pensent dans un temps bref et discontinu, sont arrachés par la pensée au continuum de faits desquels ils sont issus, pour se penser dans le sillage d’un élément extérieur. Pour Deleuze, il n’y a pas de philosophie sans cette interaction entre éléments actuels et éléments virtuels. Un cinéma qui pense se doit de procéder selon le même principe : l’image, celle qui se place au centre de l’écran, doit s’entourer d’autres images plus ou moins déterminées, dont la brièveté ou l’indétermination les laissent toujours dans l’impensé; pourtant, c’est cet impensé qui injecte de la pensée aux images centrales, actuelles. Un nom s’impose aussitôt que l’on tente de s’imaginer pareil cinéma : Chris Marker, nom qui évoque un cinéma en forme de théorie des multiplicités où l’image est soumise à une actualisation conflictuelle, exercée souvent par le commentaire, parfois par le rapprochement ou la coexistence de deux images à l’intérieur d’une seule, ou encore, par la contamination de deux lignées d’images. Pour expliquer cette théorie, faute de pouvoir utiliser toutes les œuvres de cet auteur dont les marques s’effacent derrière lui, je m’attacherai à trois films majeurs dont le moteur est précisément cette théorie des multiplicités. Le virtuel au secours de l’actuel Commençons par La Jetée, qu’il n’est plus besoin de présenter. Images arrêtées reliées par une narration en voix over; résidus de temps, de mémoire, d’images mentales, qui s’agencent autour d’un récit; la ville de Paris, détruite par la troisième guerre mondiale, nous est présentée en une série d’images muettes. L’après-guerre est un temps mort où les choses tardent à se remettre en mouvement, à se réinsérer dans l’actuel, car la guerre a tout détruit, même le présent. Les hommes vivent dans les souterrains comme des rats en attendant qu’on leur vienne en aide; mais rien n’existe en-dehors des souterrains, c’est donc sur les hommes d’un autre temps qu’il faudra compter. Le présent flotte dans l’attente d’une reconstruction et n’a pas d’actualité sinon celle que son passé et son futur peuvent lui transmettre dans les couloirs du temps. L’homme qui a la possibilité de virtualiser le présent est le seul à pouvoir restituer l’expérience du présent à l’ensemble de l’humanité. Le rêve vient donc à la rescousse de la réalité, et la mémoire au secours du présent. Selon Deleuze, le souvenir est l’image en miroir de l’objet actuel; comme virtuel, il ne cesse d’échanger avec l’actuel, pour finalement l’engouffrer et le laisser à l’état de virtuel. Le souvenir peut donc détruire le présent, et de fait, l’homme dont il est question dans La Jetée est toujours ramené au passé par l’image d’une femme, et il ne sait si c’est son souvenir qui la façonne comme celle de son enfance, ou si sa mémoire a fabriqué le souvenir de la femme qu’il fréquente dans son présent. Quoiqu’il en soit, c’est cette fixation sur une image du passé qui permet à l’humanité de sortir de l’inertie. Encore ne fois, c’est le virtuel qui engouffre l’actuel et le détruit. Images virtuelles et idéologie Dans un second film, Le Tombeau d’Alexandre, Marker s’intéresse à une guerre des images produite par un art Stalinien qui a opposé idéologie et talent afin de s’arroger l’imaginaire de plusieurs générations de communistes. En traversant l’œuvre cinématographique du vrai communiste qu’était Alexandre Medvedkine, Marker déconstruit l’illusion du communisme triomphant et passionné construite par l’invention du cinéma, et l’illusion du cinéma construite autour de l’illusion du communisme. Mais cette déconstruction s’opère elle aussi à partir d’images. Il s’agit pour Marker d’utiliser comme fil d’Ariane des images auxquelles on ne s’est pas attardé, des films oubliés, ceux d’Alexandre Ivanovitch Medvedkine, contre ceux de Vertov, d’Eisenstein et d’autant d’artistes amis du régime devenus détenteurs de la réalité, parce qu’ils détenaient les seules images que l’on ait pu s’en faire. Il s’agit donc d’une double critique, qui met en question à la fois l’aura triomphante du régime et la valeur documentaire des cinémas qui en ont résulté, qui, comme on le sait, ont passablement transformé l’histoire du cinéma. Ces deux histoires, celle du cinéma et celle du communisme, ont été virtualisées par des images; mais Marker défait une à une les petites strates de virtuel qui se sont formées autour des deux objets de sa réflexion, le communisme et le cinéma. Les deux parties du film, intitulées Le royaume des ombres et Les ombres du Royaume (citation et paraphrase du célèbre texte de Gorki : Hier soir j’étais au royaume des ombres…), confirment que le cinéaste n’hésite pas à frapper de plein fouet les aspects les plus auratiques du média et de l’idéologie. C’est dans ce qu’ils ont de plus virtuels que ces deux objets ont attaqués. Leur actualité n’en est que plus atteinte. Si on ne peut s’attaquer à l’histoire, on peut s’attaquer aux images que l’on s’en fabrique, comme l’annonce la citation de Steiner placée en exergue du film : «Ce n’est pas le passé qui nous domine. Ce sont les images du passé.» Actualité d’une guerre oubliée Voyons maintenant comment Marker articule les images du passé dans Level 5. L’élément actuel, la bataille d’Okinawa, est d’abord mené sous le rapport du virtuel, le jeu programmé par le défunt compagnon de Laura, protagoniste du film; ce n’est qu’un peu plus tard que la voix de Chris, hétéronyme du réalisateur et second protagoniste du film, l’arrache à cette virtualité pour nous présenter un Japon moderne lui-même recouvert de représentations : l’île d’Okinawa, parc thématique de la mort mettant en vedettes des suicides collectifs, des infanticides, parricides et autres victimes du napalm, offre un spectacle son et lumières en mémoire des bombardements, et quelques photos destinés aux touristes, mais aussi des survivants qui se souviennent à travers des rituels et des gestes plus quotidiens. Ces objets actuels sont engagés dans la voie du virtuel, l’actuel est envisagé sous un rapport différent. L’interaction entre virtuel et actuel permet l’entrée de la bataille d’Okinawa comme centre actuel de ces impulsions de virtuel, dans ce qu’elle a d’oublié et d’inexprimable, et de prendre corps dans le visage d’une femme. C’est le visage de Laura qui restitue l’actualité de la bataille d’Okinawa, en menant sa propre bataille contre l’oubli et la mort. À la base, ce visage de femme serait l’élément d’actualité qui permet à des flux contradictoires de s’agencer pour former un tout. Mais c’est l’inverse qui se produit : les flux prennent en charge ce visage qui se dilue progressivement dans le récit de la bataille d’Okinawa, dans les témoignages alternatifs de Chris et Laura, dans le dévoilement progressif du prénom emprunté de ce visage. Car Laura a été nommée de la sorte en référence au film culte d’Otto Preminger. La Laura de Preminger est un fantôme, dont l’homme chargé d’enquêter sur sa mort s’éprend. Il est épris d’une image, de l’effet d’actualité engendré par le brouillard d’images virtuelles qu’il agite dans son enquête. Mais la morte réapparaît en chair et en os. Le visage : actuel ou virtuel ? Quant au visage qui recouvre Level 5, il perd sa réalité dès que le nom s’avère être l’effet d’un jeu de miroirs autour d’une femme, à la plasticité parfaite, éprise d’un spectre, «une femme choisie pour rencontrer la mort, comme l’île d’Okinawa, l’île choisie pour rencontrer la mort». Mais le visage se défait sous les agencements qu’il permet. Par le réseau, Laura habite des masques, des dialogues, discute avec des hommes qu’elle croit être son défunt mari. Elle déchiffre le programme de son mari et découvre une autre dimension de l’homme qu’elle a aimé. Bientôt les souvenirs virtuels créés par cette expérience remplaceront les moments vécus avec lui, et, de virtuel en virtuel, l’actualité de ces moments sera atteinte en plein cœur et définitivement détruite. Quand le personnage Chris entre dans son atelier, elle a disparu. Complètement virtualisée par le contact d’images virtuelles, Laura a elle-même perdu toute actualité, dans un tourbillon d’images correspondant à un effort désespéré pour trouver une image qui perdure à la mort. Pour parachever sa philosophie de l’image, de la guerre, de l’histoire, Marker utilise l’histoire banale d’une femme choisie pour rencontrer la mort, car il ne peut prendre la bataille d’Okinawa comme objet, mais doit plutôt saisir une femme, objet cinématographique par excellence, dans le mouvement perpétuel entre sujet et objet, entre virtuel et actuel. La physionomie de Laura est la cartographie d’un réseau d’idées, d’objets et d’images qui ne saurait se représenter à travers un simple agencement théorique. Elle est la figure qui sert de cran d’arrêt à l’histoire, et qui permet à une guerre oubliée de se réconcilier avec l’expérience. Une mort individuelle attire l’attention du spectateur, à fin de concevoir les 150 000 morts d’Okinawa. Pour nommer les morts d’une stratégie guerrière de haut niveau, Marker filme un visage, donne vie à une femme-écran, en agitant autour d’elle un souvenir, une image virtuelle d’Okinawa. Mais le visage au jeu démesuré filmé en gros plan finit par écoeurer autant que l’odeur de chair en décomposition que Marker regrette de ne pouvoir incorporer a son film, et ramène le spectateur à ces questions : Que peut le visage contre l’amnésie ? A-t-il une actualité irréductible ? Conclusion : Marker et le visage Je ne prétendrai pas résoudre cette question, mais elle me permettra peut-être de tenter une conclusion. La vérité du visage humain est une des préoccupations majeures de l’œuvre de Marker. La Jetée est l’histoire d’un visage de femme qui restitue l’expérience à un homme; Le Tombeau d’Alexandre commence par un zoom sur le visage de Medvedkine; le photomontage qu’est Si j’avais quatre dromadaires s’attarde longuement sur des visages d’hommes et de femmes photographiés aux quatre coins du monde. Mais nous aurions tort d’attribuer au visage de Laura la même importance, car au lieu de révéler une expérience, il fait écran entre le spectateur et l’expérience qu’il prétend restituer. Level 5 est un film sur les limites de la médiation, et cette limite est largement due à la présence obsédante d’un visage plus grand que nature qui dialogue tantôt avec une machine, tantôt avec un fantôme. Le virtuel happe ce visage, qui ne peut rien contre l’oubli de la guerre, de l’histoire, des morts qu’elles entraînent avec elles. Marianne Villeneuve Notes 1 Gilles Deleuze, «L’actuel et le virtuel», dans Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p.179-181. Bibliographie Giorgio Agamben, «Le visage», dans Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Paris, Payot/Rivages, 2002, p.103112. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996. Marion Froger, « Agencement et cinéma: la pertinence du modèle discursif en question », Cinémas, vol. 10, nos 2-3, «Cinéma et intermédialité», Montréal, printemps 2000, p. 13-26.