Combattre la discrimination et l`apatridie en République dominicaine

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Combattre la discrimination et l`apatridie en République dominicaine
RMF32
L’APATRIDIE
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Combattre la discrimination
et l’apatridie en République
dominicaine
Bridget Wooding
Après plusieurs années de migration non contrôlée d’Haïtiens
venus vivre et travailler en République dominicaine, ceux-ci
représentent aujourd’hui une population importante mais dont le
statut reste incertain et ils demeurent les victimes de fréquentes
discriminations et violations de leurs droits humains.
Les fonctionnaires de l’état civil ont pour
fonction de déterminer si les enfants
peuvent obtenir la nationalité dominicaine,
au moment ou ceux-ci sont déclarés.
Si le fonctionnaire décide que l’enfant
ne répond pas aux critères d’éligibilité
pour la nationalité dominicaine - comme
c’est le cas pour les enfants de migrants
clandestins venus d’Haïti - il refusera alors
de déclarer la naissance et il n’existe aucun
moyen clair de faire appel contre une telle
décision. Ainsi, le droit de déclarer une
naissance devient-il identique au droit
d’obtenir la nationalité dominicaine et le
refus de déclarer une naissance devient
un mécanisme permettant de refuser
d’accorder la nationalité aux enfants de
migrants haïtiens en situation irrégulière.
Xénophobie
Les Dominicains ont des préjugés
très prononcés contre les Haïtiens. Ils
considèrent l’identité dominicaine comme
européenne, et surtout hispanique, bien
que les Dominicains aient aussi des
racines africaines. C’est en 1937 que la
xénophobie dominicaine a trouvé son
expression la plus violente, lorsque la
dictature de Rafael Leonidas Trujillo
donna l’ordre à l’armée de massacrer
les ressortissants haïtiens et les
Dominico-Haïtiens dans les provinces
frontalières; environ 6 000 périrent.
Presque cinquante ans après le
renversement du régime de Trujillo, la
xénophobie et le racisme sont moins
prononcés et moins violents mais
l’ignorance et les préjudices restent
répandus. Les responsables politiques
hésitent à s’attaquer à la question de la
migration des Haïtiens, de peur d’être
accusés de trahir les intérêts nationaux.
Les gouvernements qui se sont succédés
ont virtuellement échoué à introduire
un cadre juridique qui soit conforme
aux normes internationales. La plupart
des dirigeants politiques sont réticents
à aborder la question et cette situation
est aggravée par les attitudes de groupes
puissants issus du secteur privé
qui ont tout intérêt à maintenir un
flux de migrants clandestins à bas
coût et dociles dans l’agriculture,
la construction et le tourisme. Ces
facteurs rendent particulièrement
difficile la tâche des praticiens de
la société civile qui militent pour
le respect des droits humains,
que ce soit à l’intérieur du pays
ou au niveau international.
Ce mouvement prend ses
racines dans la campagne des
années 1980 contre le mauvais
traitement des coupeurs de
canne immigrés. Il continue
aujourd’hui mais sa portée s’est
élargie pour inclure les migrants
haïtiens et leurs descendants
à travers l’ensemble du pays.
L’un des changements les plus
marquants du mouvement ces
dernières années est que les ONG
dominicaines jouent maintenant
le rôle principal et que partenaires
Lorena Espinoza Peña
En République dominicaine, la déclaration
des naissances et la nationalité sont
étroitement liées. Comme cela est souvent
le cas en Amérique Latine, la prévalence
du droit du sol signifie qu’un acte de
naissance dominicain devient une preuve
de nationalité pour les enfants nés dans
le pays. Il faut que sa naissance ait été
déclarée pour qu’un individu puisse
demander une cédula (carte d’identité)
ou un passeport. Un acte de naissance
donne aussi accès à une quantité d’autres
droits et de protections spéciales pour
les enfants, telles que la protection
contre la traite des personnes, le travail
des enfants ou le mariage précoce.
internationaux leur apportent leur
soutien, et non plus le contraire.1
Selon le droit migratoire de 2004 de la
République dominicaine, un processus de
régularisation des immigrants en situation
irrégulière et résidant dans le pays
depuis longtemps aurait dû avoir lieu
avant que la loi n’entre en vigueur. Cela
aurait permis à certains « non résidents »
remplissant certains critères d’obtenir la
citoyenneté ou un titre de séjour légal.
Toutefois, à ce jour, le gouvernement
dominicain n’a toujours pas annoncé de
programme de régularisation. Il y a encore
peu de temps, il n’existait aucun autre
type de registre d’état civil ou d’acte de
naissance pour les enfants dont le droit
d’exister légalement dès la naissance avait
été bafoué. Toutefois, au début de l’année
2007, le Bureau central électoral a établi
un Registre des étrangers pour les enfants
nés de mères étrangères sans papiers.
Pendant plus de dix ans les militants
pro-migrants ont accordé une attention
plus importante au refus d’octroyer la
nationalité dominicaine aux enfants
Enfants de
descendance
Haïtienne – avec
le drapeau de
la République
Dominicaine
peint sur le
visage – lors d’un
rassemblement
devant le Palais
de Justice, à
Saint Domingue,
en mars 2003.
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Women’s Movement, MUDHA2) pour
déposer une plainte auprès de la
Commission interaméricaine des droits
de l’homme concernant le refus par les
autorités dominicaines de délivrer un
acte de naissance à deux jeunes filles de
descendance haïtienne : Dilcia Yean et
Violeta Bosico. Les ONG dominicaines
présentes sur le terrain avaient recueillis
des informations détaillés sur les violation
des droits humains subies par les Haïtiens
et leur descendants en République
dominicaine et, après avoir épuisé tous
les recours possibles dans leur pays, ont
essayé d’emprunter une voie différente
et de porter l’affaire devant le système
interaméricain des droits humains.
Sonia Pierre,
directrice du
Movement for
Dominican
Women of
Haitian Descent
(MUDHA)
[Mouvement
des Femmes
Dominicaines de
Descendance
Haïtienne], a
reçu le ‘Robert F
Kennedy Human
Rights Award’
en 2006 pour
sa lutte contre
la discrimination
et ses efforts
à faire valoir
les droits à la
nationalité des
personnes de
descendance
Haïtienne en
République
dominicaine.
d’origine haïtienne (ou suspectés
d’être d’origine haïtienne) nés en
République dominicaine et ont essayé
de remettre cette politique en question
par divers moyens. Par exemple, le
gouvernement dominicain répète sans
cesse la contre-vérité selon laquelle
tous les descendants haïtiens vivant en
République dominicaine auraient accès
« San papye – nou se kochon
nan labou. » « Sans papiers
- nous sommes des cochons
dans la boue. »
Luisa, une personne âgée
travaillant les champs, née
et élevée en République
dominicaine.
à la nationalité haïtienne. Cependant, en
réalité, et selon la Constitution haïtienne
et les lois haïtiennes de 1984 portant
sur la nationalité, plusieurs groupes de
personnes d’origine haïtienne mais nées
hors d’Haïti n’ont pas automatiquement
accès à la nationalité haïtienne.
La justice par les tribunaux
Dès les débuts de leur mouvement, les
défenseurs des droits humains avaient
pris la décision stratégique d’établir
une jurisprudence pour impulser un
changement de longue durée, plutôt que
d’aborder le problème petit à petit.
En octobre 1998, une coalition
d’organisations régionales de défense
des droits de l’homme a apporté son
soutien au Mouvement des femmes
dominico-haïtiennes (Dominico-Haitian
Sept ans plus tard, en septembre 2005,
une importante décision de la Cour
interaméricaine des droits de l’homme
a établi qu’il était obligatoire pour la
République dominicaine de respecter
l’article 11 de sa Constitution, qui garantit
le droit à la nationalité dominicaine pour
tous les enfants nés sur le sol dominicain
(droit du sol), sauf s’ils sont les enfants
légitimes de diplomates ou nés de mères
en transit. Cette même Cour a ajouté que
le gouvernement dominicain, en refusant
de délivrer un acte de naissance à ces
deux filles, avait violé leur droit à une
nationalité, à l’égalité devant la loi, à une
identité et à la reconnaissance de leur
personnalité juridique - soit un ensemble
de droits reconnus par la Convention
américaine relative aux droits de l’homme
, que la République dominicaine a ratifié.3
La Cour a aussi ordonné au
gouvernement dominicain de :
■■ Créer un système de déclaration
des naissances qui soit simple,
accessible et raisonnable
■■ Prendre en compte la situation
particulièrement vulnérable des enfants
dominicains d’origine haïtienne
■■ Garantir que les critères de nationalité
soient clairement définis et uniformes
et que les fonctionnaires de l’état civil
n’aient aucun pouvoir discrétionnaire
quant à leur application
■■ Établir un processus efficace d’examen
des refus d’actes de naissance
■■ Garantir l’accès de tous les enfants
à l’école primaire, quelle que soit
leur descendance ou leur origine.
Le 14 décembre 2005, la Cour suprême
de la République dominicaine a semblé
défier ce jugement régional décisif,
en affirmant que la Constitution
haïtienne devrait prendre le pas sur
la Constitution dominicaine, tout en
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ignorant la territorialité des lois et de
leur application. La décision de cette
Cour affirme que refuser d’accorder la
nationalité dominicaine aux enfants
de migrants haïtiens sans papiers
n’en fait pas des apatrides puisque la
Constitution haïtienne établit le jus
sanguinis - la règle selon laquelle la
nationalité est basée sur le droit du sang.
Toutefois, à cause de la politique
dominicaine visant à refuser de délivrer un
acte de naissance de tout enfant de parents
suspectés d’être haïtiens et de la difficulté
pour ces mêmes enfants d’obtenir des
papiers haïtiens, ces derniers deviennent
bien souvent apatrides. Aux yeux des
autorités dominicaines, les enfants héritent
du statut « irrégulier » de leurs parents. En
l’absence de programmes de régularisation
ou de changement de politique, de
nombreuses personnes risquent de se
trouver dans l’illégalité pour toujours.
Lors de la réunion du Comité exécutif
de l’UNHCR en 2006,4 le cas de Yean et
Bosico a été mis en avant comme le cas
ayant engendré la décision juridique la
plus importante au monde concernant la
nationalité et l’apatridie en 2005. Pourtant,
cela ne semble pas être suffisamment
reconnu en République dominicaine et
le respect complet de ce jugement par
les autorités semble n’être qu’un rêve
lointain . Cela étant dit, les autorités ont
respecté les réparations financières mais,
malheureusement, des signes grandissants
de discrimination apparaissent, ce que
le système interaméricain des droits de
l’homme avait demandé de ne pas répéter.
Retrait de nationalité
Deux événements marquant ont
récemment alimenté le débat, présentant
de nouveaux défis pour les activistes
de la société civile. En septembre 2008,
le Directeur de l’état civil a élaboré un
document qui demandait le retrait de la
nationalité de quelque 126 Dominicains
de descendance haïtienne, parce que
leurs parents ne possédaient pas de
papiers d’identité dominicains ni de
statut migratoire légal au moment où
ils avaient déclaré leur naissance. Selon
ce document, ces parents se trouvaient
donc « en transit ». Comme l’a observé un
journaliste dominicain avec une profonde
ironie, le seul endroit vers lequel ils
pourraient de trouver en transit serait
« l’au-delà », puisque la plupart de ces
personnes ont toujours été attachées à
cette terre d’immigrants et d’émigrants.
Le Président Fernández, récemment réélu,
a présenté au Congrès en septembre
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2008 une réforme de la Constitution, à
laquelle serait ajoutée une nouvelle clause
affirmant que la nationalité dominicaine
ne peut pas être acquise par les enfants
nés de parents qui se trouvent en séjour
irrégulier sur le sol dominicain. Si cette
version édulcorée du jus soli est approuvée
(et il n’y aucune raison évidente de croire
le contraire, étant donné que l’Irlande,
entre autres, a introduit exactement la
même restriction sur l’acquisition de
nationalité), l’espace laissé aux débats
juridiques sera encore plus restreint.
Au-delà de la simple protestation contre
une application rétroactive possible
des changements constitutionnels, ce
qui serait illégal, les activistes de la
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société civile continueront de donner la
priorité au besoin d’obtenir l’égalité des
chances. Au contraire des États-Unis
et de la plupart des pays d’Amérique
Latine, qui ont accueilli un nombre
important de migrants, la République
dominicaine n’a jamais mis au point
de programme de régularisation des
résidents de longue date non-autorisés
- et pourtant, elle défend avec ardeur
les droits des émigrés dominicains et
de leurs descendants à l’étranger.
Toutefois, le plus grand obstacle au
combat contre le déclin de l’État de
droit n’est peut-être pas forcément
juridique, mais plutôt culturel. Bien que
la jurisprudence régionale soit importante
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et nécessaire, il est vital de renforcer
l’éducation civique pour garantir que
l’État soit tenu responsable de se porter
garant des droits fondamentaux.
Bridget Wooding ([email protected].
do) est assistante de recherche pour la
Faculté latino-américaine de recherche
en sciences sociales à Saint-Domingue,
spécialisée dans les migrations, les
questions de genre et les droits humains.
1. Voir Wooding & Moseley-Williams, Needed But
Unwanted: Haitian immigrants and their descendants in
the Dominican Republic, CIIR, London. 2004.
2. http://www.kiskeya-alternative.org/mudha/ (en
espagnol)
3. Voir http://www.corteidh.or.cr/seriecpdf/seriec_130_
esp.pdf
4. Réunion annuelle du Comité exécutif de l’UNHCR
à Genève
Campagnes internationales et
développements politiques
Brad Blitz
Bien que l’apatridie n’ait jamais généré le même intérêt que
d’autres sujets qui se trouvent au centre de la jurisprudence
internationale sur les droits de l’homme, elle fait aujourd’hui partie
du discours politique officiel de l’ONU.
Pendant plus de vingt ans, les activistes
ont fait des déclarations qui lient
implicitement l’apatridie aux questions
de la sécurité humaine et de la promotion
de la dignité, afin d’associer celle-ci au
régime des droits humains. Par exemple,
en 1986, la Déclaration sur le droit
au développement a reconnu le droit
universel « de participer et de contribuer
à un développement économique,
social, culturel et politique dans lequel
tous les droits de l’homme et toutes
les libertés fondamentales puissent
être pleinement réalisés […] ». 1
Toutefois, de manière plus récente, le
concept d’apatridie a été explicitement
associé à des campagnes pour la
régularisation des migrations, des
nationalités et des identités, ainsi qu’à
des politiques antidiscriminatoires. De
plus, la prévention de l’apatridie est
un défi qui a aussi été associé à la lutte
contre les changements climatiques,
puisqu’il a été reconnu que la montée
du niveau des mers submergera sans
doute certains États de basse altitude.
Plusieurs facteurs impulsent le
changement de programme concernant
l’apatridie. Le premier émane de
l’évolution de l’état westphalien2 vers
des modèles d’organisation politique
plus inclusifs. Un autre facteur
est l’accroissement des migrations
transfrontalières et la reconnaissance
de populations multiethniques et
multinationales. Dans de nombreuses
régions du monde, le terme d’apatridie
est devenu étroitement lié au traitement
des minorités et au droit à ne pas subir
de discriminations. Par exemple, dans
le contexte européen, l’esprit de nondiscrimination, qui portait principalement
sur la race et la religion, a été élargi pour
inclure une variété de catégories sociales.
Cela a rendu plus difficile de discriminer
en se basant sur l’origine nationale d’une
personne, ou sur le fait qu’elle ait ou non la
nationalité du pays dans lequel elle réside.
Ainsi semble-t-il de plus en plus largement
accepté que les minorités, les étrangers et
autres populations ont des revendications
légitimes vis-à-vis du pays où ils résident,
qu’ils en soient citoyens ou non.
Protestations en masse
Cet argument a trouvé le soutien de
la base des mouvements militants qui
demandent la régularisation du statut
des travailleurs en situation irrégulière,
des personnes dont la demande d’asile a
échoué et des personnes dont le permis
de séjour a expiré. Bien qu’elles ne soient
pas apatrides de jure, un grand nombre
de personnes sur lesquelles se concentrent
ces campagnes n’ont pas de nationalité
véritable et sont donc profondément
vulnérables. Des protestations ont été
organisées par le biais d’ONG locales,
telles que le Joint Council for the Welfare
of Immigrants ou JWCI3 (Conseil mixte
pour le bien-être des immigrants)
au Royaume-Uni ; d’autres ont été
coordonnées par des associations non
professionnelles, des organisations issues
des communautés de migrants et des
collectifs. En mai 2006, plus d’un million
de personnes ont arrêté de travaillé et sont
descendues dans les rues des villes des
États-Unis pour participé aux protestations
contre la situation de quelque 12 millions
de migrants sans papiers qui, si une
nouvelle loi était approuvée, risqueraient
d’être criminalisés, sans qu’ils aient
aucun moyen d’acquérir la citoyenneté.
Ces protestations américaines se faisaient
l’écho d’événements similaires, quoique
d’envergure plus modeste, à travers
l’Europe. En mai 2007, un rassemblement
public a eu lieu au Royaume-Uni, sous
le nom de « From Strangers to Citizens »
(« Pour que les étrangers deviennent
citoyens »), qui demandait la régularisation