lire un extrait - La Librairie de la Toile

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Je suis assis à la table de la cuisine. Le néon jette une lumière
blafarde sur la pièce. Ma cuisine est standard et tout ce qu'il y a
de plus banale. Placards blancs, évier en inox, une cuisinière, un
frigo et c'est tout. Je ne l'ai jamais vraiment décorée. J'aime le
côté pratique des choses et ne m'encombre pas de fantaisie.
Je suis un homme simple. Âgé de 43ans, célibataire, je me
prénomme Walter. Je travaillais dans la finance jusqu'à ce matin.
Mon patron m'a envoyé un sms pour m'informer qu'il n'était plus
nécessaire de venir travailler. Treize ans de bons et loyaux
services balayés en une fraction de seconde et quelques mots
froids affichés sur l'écran de mon téléphone portable. J'ai quand
même été autorisé à venir chercher mes affaires personnelles à
la réception de Nordmann & Grey, société pour laquelle j'ai mis
mon talent à profit. J'ai pris le carton que me tendait le vigile et
je suis ressorti dans l'air glacial des rues de New-York en cette
matinée de fin d'automne.
Je n'ai pas pu dire au revoir à mes collègues mais je ne m'en
inquiète guère. Je sais que je serai peu regretté. Je suis le genre
de collègue que l'on ne remarque pas quand il est absent. Le
genre de personne qui fait partie du décor mais que personne ne
voit. Il faut dire que je n'ai pas l'attitude typique du jeune trader
à succès. Je suis extrêmement réservé, presque timide maladif.
Toujours habillé de la même façon, chemise crème à manche
courte, pantalon en toile noir et cravate à rayure, je suis devenu
au fil des années aussi éphémère qu'une ombre. Mes lunettes
sont d'un style démodé, le même modèle depuis que ma myopie
a été diagnostiquée le jour de mes 23 ans. Je me suis contenté de
faire changer les verres à mesure que ma vue baissait, encore une
fois guidé par le côté pratique de la chose. Je sais au fond de moi
que je suis un peu monsieur tout le monde mais surtout monsieur
personne.
Je regarde le néon en me disant que cet éclairage correspond
bien à l'ensemble de ma vie. Mon regard dérive sur la bouteille
d'eau minérale qui est posée sur la table juste devant moi. Elle
est accompagnée d'une lignée de petites boites rondes en
plastique. Chacune étiquetée soigneusement. Cette fois c'est
décidé, je vais mettre fin à mes jours ! Ça fait bien longtemps
que l'idée me trotte dans la tête mais j'ai encore pris la matinée
pour être certain de ma décision.
L'idée s'est immiscée dans un coin de ma tête depuis la mort
de mes parents dans un accident de voiture pour être tout à fait
exact. C'était il y a trois ans. Ils avaient croisé la route d'un
camion par une chaude soirée pluvieuse d'été. Le pneu avant
gauche du camion avait explosé et il avait dévié de sa trajectoire
originale. La collision frontale n'avait laissé aucune chance aux
deux occupants de la vieille Ford Mustang rouge de 1967. Mes
parents s'en sont allés en même temps que la tôle se froissait dans
une longue et déchirante complainte. Une seconde de plus et les
deux véhicules se seraient évités de justesse mais la vie
n'accorde que trop rarement une seconde de répit sur le chemin
de la destinée.
Je n'ai pas pleuré lorsque les médecins du Brooklyn Hospital
Center m'ont appris l'inéluctable nouvelle. Le choc avait été trop
brutal et les larmes avaient refusé de couler. J'étais reparti hagard
et avais ensuite enchainé les démarches administratives, calé sur
pilote automatique. Toute ma famille avait prédit que
j'épancherai mon chagrin plus tard mais il n'en avait rien été. J'ai
de l'amour pour mes parents bien sûr mais ma peine s'était
exprimée autrement, de manière plus intime et j'avais alors
continué à m'éloigner encore un peu plus des autres en me
renfermant sur moi-même.
Une grosse lassitude m'avait frappé depuis environ six mois.
Je fais les choses parce que j'y suis obligé mais toute forme de
plaisir a disparu. Il devient de plus en plus difficile de me lever
le matin et je reste souvent dans mon lit une bonne partie du
samedi et du dimanche à m'abrutir devant la télévision.
J'ai alors commencé à surfer sur des sites spécialisés afin
d'explorer les différentes façons de me soustraire à la vie. J'ai été
surpris par l'abondance de page traitant du problème. En tapant
le mot "suicide" dans Google, le site avait retourné 48'600'000
pages. J'ai ensuite tapé les mots "rester en vie" mais le moteur
de recherche n'a retourné que 3'820'000 pages. Etait-ce un
signe ?
Après de longues heures de recherche, j'ai opté pour la
méthode médicamenteuse. C'est la méthode la plus propre, la
plus ordonnée et c'elle qui me ressemble le plus. J'ai donc fait
l'inventaire de ma pharmacie que j'ai complété en allant acheter
des médicaments en vente libre pour étoffer le cocktail puis j'ai
précieusement stocké mon passeport pour l'autre monde en
attendant le jour J.
Et ce jour est finalement arrivé! La perte de mon travail a été
le coup de grâce. Je débouche lentement la bouteille d'eau
minérale, mets soigneusement la première pilule dans ma
bouche et l'avale avec une gorgée d'eau. Je mets ensuite la
deuxième et recommence avec la troisième, puis la quatrième, la
cinquième, la sixième...
J'ai pris le temps de m'arrêter au Madison Square Park en
rentrant chez moi ce matin après avoir récupéré mon carton. Je
me suis assis sur un banc et j'ai cherché, vainement, une raison
de modifier mes plans. Je venais souvent dans ce parc lors de
mon adolescence. C'était l'époque où j'hésitais à suivre des
études d'architecture. On pouvait voir trois des quatre plus beaux
immeubles de Manhattan en fonction du banc que l'on
choisissait. Le Flatiron Building tout d'abord, sorte de gros fer à
repasser qui s'expose au croisement de la 5ème avenue et de
Broadway. Le Met-Life building ensuite, majestueusement
moderne du haut de ses 59 étages. Beaucoup de new-yorkais ne
l'aimaient pas mais j'ai toujours été attiré par la force brute de
cet édifice. Et l'Empire State Building, enfin, figure de proue de
New-York depuis la disparition des Twin Towers. Cet immeuble
était indissociable du paysage de Manhattan. Il était encore plus
beau de nuit, illuminé de mille feux multicolores.
Seul le Chrysler Building manquait à ce tableau idyllique.
Haute tour surmontée d'une flèche d'argent, c'était sans conteste
le plus beau gratte-ciel de la ville. J'avais toujours été
particulièrement fasciné par ce chef-d'œuvre architectural qui
regorge d'une multitude de détails pour qui prenait le temps de
vraiment l'observer. Comme ces huit aigles aux coins extérieurs
du 61ème étage. Ou encore les deux ailes rappelant les bouchons
de radiateur des voitures Chrysler des années 1930 au 31ème
étage. Et les ananas du 24ème étage. Et les arches de la flèche,
décorées d'un soleil rayonnant à l'aide de multiples fenêtres
triangulaires.
Il n'était malheureusement pas visible depuis le parc à mon
grand désespoir. C'était la 4ème merveille de New York et
j'aurais tant souhaité pouvoir admirer les quatre bâtiments du
même endroit.
Mais je ne suis pas venu pour admirer les immeubles en cette
fin de matinée. Je suis venu chercher une beauté à la vie. Une
raison de continuer à me battre contre mes pulsions
destructrices. J'ai longuement observé des pigeons picorant des
miettes au gré de la générosité de quelques vieillards. J'ai
observé les écureuils faisant la course de branche en branche.
Mais tout ça est vain. Il n'y a plus d'espoir. Il y a pourtant bien
eu cette petite fille qui est passée dans sa poussette. Petite blonde
aux yeux bleus, âgée de deux ans, peut-être trois, elle était
poussée par une jeune femme à l'air triste en raison de ses yeux
soulignés au mascara noir et de la pâleur de sa peau. La jeune
femme portait un bonnet de laine rayé rose et blanc. Des jeans
noirs et une chemise à carreaux bleus et gris foncés ouverte sur
un t-shirt qui venaient compléter le tableau. Je les ai regardées
passer en pensant que l'habit ne faisait décidément pas le moine
tant cette femme n'avait pas le look d'une mère de famille.
La petite fille m'a regardé et pendant un bref instant, elle m'a
captivé. Elle a esquissé un sourire. Elle avait quelque chose
d'angélique et alors que le temps ralentissait sa course, comme
suspendu, j'ai cru trouver mon mobile, la raison de me battre.
Mais la poussette a continué sa route et la magie s'est évanouie.
Je les ai observées, encore un instant, puis elles se sont
engouffrées dans l'entrée d'un petit immeuble juste à côté du bar
et restaurant Live Bait.
Les boites vides de médicaments sont toujours
soigneusement alignées sur la table. Je n'ai plus qu'à attendre que
le temps passe et que la mort m'invite enfin à la suivre.
La pendule de la cuisine égrène le temps au rythme de sa
petite trotteuse rouge et je ne ressens toujours rien. Une pointe
de déception commence à apparaitre. J'espérais que les
médicaments feraient effet plus vite. Après un instant, je me lève
et me dirige vers le salon.
J'allume machinalement la télévision tout en me laissant
tomber dans le fauteuil. Un présentateur débordant de
compassion interroge une femme sur ses déboires amoureux. Il
remplit son rôle à merveille et sait appuyer là où ça fait mal afin
que le public ait son lot d'émotions. Il ressemble un peu trop à
certains de mes anciens amis, compatissants en façade mais
terriblement charognards à l'intérieur alors mon doigt appuie
automatiquement sur le bouton de la télécommande et une autre
chaine s'affiche à l'écran.
Je zappe au gré de mon humeur et je me laisse doucement
emporter par la torpeur, les médicaments commençant à faire
effet. Je m'arrête soudain, littéralement médusé par ce que je
vois. Elle est là, me fixant de son regard bleu azur, l'innocence
même étalée en 16:9. Je reste bouche bée et je tente de reprendre
quelque peu mes esprits. La petite fille du parc est affichée sur
mon écran géant. Un texte défile, en bas de l'image, sur un
bandeau rouge.
Elle s’appelle Mélissa et a été enlevée ce matin. Un numéro
de téléphone s'affiche, invitant toutes personnes susceptibles
d'avoir des renseignements, à contacter l'inspecteur Fitzgerald
au 14ème arrondissement du NYPD. J'attrape le premier stylo
qui est disponible et je note le numéro au creux de ma paume
avec précipitation. Je vais peut-être pouvoir faire quelque chose
d'utile avant de m'en aller. Une bonne action avant le jugement
dernier.
Ma tête tourne terriblement lorsque je me mets debout.
J'essaye de m’appuyer sur le canapé mais je perds l'équilibre et
m'étale de tout mon long. Mon crâne heurte la table basse dans
ma chute. Mon arcade éclate instantanément, projetant des
dizaines de gouttelettes pourpres sur le parquet tout en
m'arrachant un cri de douleur. Je gis à terre, groggy et incapable
de bouger.