Jean-Marc Lofficier : Et pourtant, elle tourne…

Transcription

Jean-Marc Lofficier : Et pourtant, elle tourne…
Le génie de P.-J. Hérault est de nous permettre de réagir contre la stupidité et l’injustice humaine en nous
offrant à chaque fois l’exutoire de sa prose et de ses personnages. Gageons que n’importe quel élève du cours
élémentaire a éprouvé un sentiment d’impuissance et de colère à entendre pour la première fois l’histoire de
Galilée, forcé de renier ses thèses par l’Église. Grâce à Cal, et la magie de P.-J. Hérault, il en est, bien sûr, allé
différemment sur Vaha…
Jean-Marc Lofficier : Et pourtant, elle tourne…
De sa cellule, Palando Palandei pouvait voir Chagar illuminer le ciel. Dans quelques heures à peine, les
séides du pontife Klari viendraient le tirer de sa misérable prison pour le traîner, enchaîné, sur la place centrale
de Blirod où le bûcher était déjà dressé et n’attendait plus que sa victime.
Selon les formes de la Loi de Frahal, le pontife l’exhorterait à renoncer publiquement à ses théories
sacrilèges. Si Palandei s’exécutait, il serait alors garrotté de main de maître, c’est à dire sans douleur, par le Frère
Exécuteur. Sinon, ce serait la mort horrible, brûlé vif aux yeux de tous, une leçon salutaire pour les autres
savantistes de Blirod.
Palandei avait pris la décision de refuser de dénoncer ses recherches, le fruit d’une vie entière passée à
observer les astres. L’Église de Frahal avait eu beau saisir et détruire tous les exemplaires de son traité Sideralus
Nuncia, imprimé par le malheureux Rogar, étripé par les bourreaux de Klari, quelques copies devaient
néanmoins avoir survécu et certaines pouvaient même atteindre Pandria. Son œuvre survivrait et cela suffisait
pour que Palando Palandei, ex-astronome émérite de la Seigneurie de Blirod, attende la mort l’œil serein.
Soudain, il entendit une clé tourner dans la serrure. L’aube ne poindrait pas avant deux heures encore.
L’heure de l’exécution n’était pas encore venue. Palando Palandei se demanda qui pouvait ainsi risquer sa vie à
vouloir s’entretenir avec un sacrilège notoire dont les seules paroles pouvaient conduire un innocent dans les
donjons du pontife.
Deux hommes pénétrèrent sans bruit dans la cellule. Du moins, l’astronome pensa-t-il qu’il s’agissait
d’hommes car les deux nouveaux venus étaient enveloppés de longs manteaux gris dont les capuches relevées
cachaient les visages.
Le premier des deux fit tomber son capuchon, dévoilant un visage ouvert, aux traits volontaires, énergiques
et aux yeux emplis de détermination et d’une sagesse centenaire qui parut à l’astronome en contradiction avec
l’apparente jeunesse de l’inconnu.
– Il est de mon devoir de vous avertir que votre présence ici peut attirer sur vous les foudres de la Question
Pontificale, dit l’astronome, faisant référence au sinistre tribunal ecclésiastique du pontife Klari.
– Rassurez-vous, Maître Palandei, personne n’aura connaissance de notre visite, répondit l’inconnu en
souriant.
– Mais alors… qu’attendez-vous de moi ?
L’inconnu sortit de dessous son manteau un exemplaire de Sideralus Nuncia.
– Vous êtes l’auteur de cette remarquable publication ?
L’astronome sourit. Même aux portes de la mort, une vanité bien compréhensible de savant le fit se
rengorger modestement.
– Je suis honoré que mes modestes travaux aient trouvé grâce à vos yeux, Seigneur… Seigneur… ? dit-il,
essayant de percer l’identité de son visiteur qu’il devinait être de noble sang.
L’autre ignora la question et continua :
– Et c’est votre théorie que Vaha n’est qu’un corps céleste parmi d’autres, orbitant autour de son étoile
Oma, qui elle-même n’est qu’un soleil parmi des milliards, hébergeant eux aussi leur propres Vaha, qui vous a
valu d’être condamné à périr sur le bûcher ?
– En effet. La Question Pontificale a jugé sacrilège la notion que Vaha ne serait ni unique, ni le centre du
monde céleste. Pourtant, mes observations sont irréfutables. Il suffit de…
– Point besoin d’argumenter votre thèse, Maître Palandei. L’Église a tort et vous avez raison, dit l’inconnu
avec une telle certitude dans la voix que l’astronome lui-même en fut ébranlé.
– Vraiment Seigneur… ? Mais comment pouvez-vous… ?
– Je le sais parce que je viens moi-même de l’un de ces lointains points de lumière dans le ciel nocturne, un
astre nommé Sol, dont la troisième planète, Ter, me vit naître. Car mon nom est Cal de Ter.
L’astronome éclata alors en sanglots. Il avait eu, jusqu’alors, foi en ses observations, produit de milliers de
nuits éreintées sur un télescope à user sa vue à repérer le mouvement des astres, foi en ses calculs, faits et refaits
des milliers de fois, couvrant des carnets entiers de pages méticuleusement annotées, foi enfin en l’organisation
rationnelle du Cosmos. Mais c’était tout autre chose que de s’en voir administrer la preuve massive et irréfutable
par la présence d’un étranger tombé du ciel.
– Seigneur Cal… murmura-t-il enfin. Vous venez vraiment d’une autre étoile ?
– Oui.
– Le ciel est donc peuplé d’autres mondes, comme Vaha ?
– Oui.
– Et les hommes voyagent entre les astres comme nos marins sur les océans de Vaha ?
– Oui.
Palandei essuya ses larmes.
– Seigneur Cal… Je n’ai jamais connu de plus grande joie de ma vie. Je peux désormais mourir en paix. La
morsure des flammes ne sera rien comparée à la vision céleste que vous venez de m’offrir… Des hommes
naviguant entre les astres… Merci, Seigneur Cal, merci !
– Je ne suis pas venu pour vous laisser dévorer par les flammes du bûcher de Klari, Maître Palandei, dit
Cal, souriant.
– Que voulez-vous dire ?
Cal fit un geste de la main et le second visiteur fit tomber sa capuche.
L’astronome poussa un cri d’horreur en découvrant le visage du second inconnu.
Car c’était le sien !
Compte-rendu de Cal consigné dans les mémoires d’HI
Après la création des Bâtisseurs du Monde, j’avais laissé à Lou des instructions pour surveiller les
développements de la recherche scientifique vahussie. C’est ainsi que la publication de Sideralus Nuncia a attiré
tout de suite son attention, ainsi que la condamnation à mort de son auteur, maître Palando Palandei.
L’injustice de cette dernière motiva Lou à m’extraire temporairement de mon hibernation.
Je pris tout de suite la décision de faire évader l’astronome, mais une projection heuristique établie par HI à
ma demande démontra que s’il venait à se savoir que Palandei s’était évadé, quelles qu’en soient les
circonstances, cela aurait pour conséquence de discréditer ses théories scientifiques et retarderait d’autant
l’évolution de Vaha.
Pour que les thèses de l’astronome prennent racine, sa mort en martyre sur le bûcher était nécessaire. Ainsi
sa « défaite » serait sa plus grande victoire.
Refusant de sacrifier ce noble savant, je demandai donc à HI de fabriquer un proto-androïde à sa
ressemblance, aux synapses partiellement désactivées, sans intelligence artificielle mais uniquement des
automatismes primaires, dont l’existence suffirait à satisfaire les bourreaux du pontife.
Quant au vrai Palandei, il poursuivrait ses recherches sous une autre identité sur l’île de Psorda, en toute
sérénité, après que je l’eus emmené en navette dans l’espace pour qu’il puisse de ses propres yeux contempler ce
que seuls les mathématiques de son grand esprit lui avait jusqu’alors permis d’appréhender : l’univers.