Quoi qu`il en soit, j`ai reçu une lettre du coordinateur du service des

Transcription

Quoi qu`il en soit, j`ai reçu une lettre du coordinateur du service des
Vénérable Maître,
En parcourant les pages nécrologiques du Soir, ou plus encore de la Libre Belgique,
nous sommes parfois perplexes devant ces annonces qui proclament la "joie" d'une famille
dont le cher défunt est, lisons-nous, "retourné à la Maison du Père".
Certes, nous savons que ces personnes ont une spiritualité qui, exprimée en deux mots,
se fonde sur la foi en Dieu, incluant un au delà
qui s'inscrit quelque part dans un coin inexploré de ciel.
Tout en gardant notre scepticisme sur l'objet même de cette joie,
nous respectons la sincérité de leur ferveur.
D'un point de vue moins grandiose,
plus intime, mais, même s'il demeure inavoué, tout aussi respectable,
une joie de cette nature a des vertus thérapeutiques
en ce qu'elle aide des humains, plongés dans la tristesse, le désarroi, le doute,
à tenter de donner un sens à l'absurde.
Et Martine dans tout ça?
Et nous dans tout ça?
Pour nous, le doute était issu d'une nécessaire ambiguïté médicale (1) dont je vous fais grâce
et fut alors entretenu par une irrationalité obsédante (2)
qui remonte aux sources de l'humanité et aux mythes des ensevelis vivants (3) :
Martine était-elle encore un peu à mes cotés quand je fus sa voix auprès des médecins?
Martine était-elle effectivement déjà loin quand, une heure ou deux plus tard,
les prélèvements ont eu lieu?
Durant ce laps de temps, Nathan, mon fils, est resté longuement auprès d'elle.
Et il exprime ce doute et cette ambiguïté :
(Je cite)
[...], je suis resté dans la chambre de Martine. Je ne sais plus très bien combien de temps. Je ne sais
plus très bien si j'étais seul avec elle ou seul avec moi même.
Je l'ai secouée. Elle respirait. Je l'ai serrée dans mes bras, son cœur battait.
(Fin de citation)
Quoi qu'il en soit, j'ai reçu une lettre du coordinateur du service des transplantations d'organes
de l'UCL.
Elle m'apprend que le foie de Martine a été reçu par un monsieur de 48 ans.
Vous savez qu'il n'y a actuellement pas de foie artificiel et, dans ce cas,
seule une greffe permettait de sauver la vie de cet homme.
(1) la seule situation où un service de soins intensifs donne des soins à un mort : maintien de la respiration, du rythme cardiaque, de la température, du teint, etc, après une mort cérébrale et dans l'attente d'un éventuel prélèvement des organes.
(2) la pudeur des équipes médicales inhibant l'énoncé du diagnostic morbide.
(3) la conséquence des notes (1) et (2) supra pour les proches amenés à mesurer eux­même l'urgence (risque d'infection) et à prendre eux­même les initiatives. Elle m'apprend qu'un de ses reins a été reçu par un monsieur de 58 ans.
Voilà un homme qui a peut-être encore un quart de siècle à vivre
et qui échappe ainsi à la prison du rein artificiel ou à l'esclavage de la dialyse.
Elle m'apprend enfin que l'autre rein a été reçu par une "dame"-comme dit la lettre- de 31 ans.
A ce point, j'ai toujours beaucoup d'émotion quand je relis ce message de l'UCL,
car pour moi, à 31 ans, on ne parle pas encore d'une dame,
c'est presque encore une jeune fille, c'est une toute jeune femme, à l'aube de sa vie.
Échappée à son tour de la prison ou de l'esclavage, voilà une jeune femme qui peut gouter
maintenant à la même vie que la plupart des jeunes femmes de son âge et de notre époque :
s'installer avec son copain, avoir des enfants, vivre.
Elle a en outre appris la solidarité, dans le plus profond de sa chair.
Il me plait parfois de rêver qu'elle a rattrapé les années perdues et,
qu'à l'heure qu'il est, elle est déjà enceinte. Ce n'est qu'un rêve bien sûr
puisque l'identité des donneurs et des receveurs est soigneusement tenue secrète.
Mais ce n'est pas un rêve irréaliste.
C'est simplement la vie normale qui reprend, la vie qui reprend ses droits.
Quoi qu'il en soit, c'est magnifique.
Et c'est ce que Martine voulait.
Pour nous, Maçons dont la spiritualité, exprimée en deux mots,
se fonde sur une quête de l'humain, incluant un au delà
qui s'inscrit quelque part dans un coin inexploré d'humanité,
pour nous, Maçons,
la résurrection de cette jeune femme - et celle de ses deux camarades masculinsest une source de joie.
Vénérable Maître et vous tous mes Frères et mes Sœurs,
de tous les Orients et de toutes les Obédiences,
- à qui je voudrais joindre en pensée de nombreux profanes,
dont certains proches de nous et à qui on peut répéter la teneur de mon message (4) vous avez, dès ce jour de juillet où Martine s'est écroulée pour la première fois,
été formidables de fraternité.
Vous avez partagé mes angoisses, et celles de Martine,
vous avez partagé les espoirs de Martine et les miens,
et puis, vous avez partagé mon deuil, et celui de Bernard;
il n'est que juste que nous partagions aussi cette joie que Martine nous a léguée.
J'ai dit, Vénérable Maître.
Marc
Liberté, Bruxelles
Tenue funèbre du 23/4/2009
(4) si cette intervention devait être lue par des "profanes", que ceux­ci sachent
­ que le terme profane signifie simplement non­initié et n'a aucune connotation péjorative;
­ que certains franc­maçons peuvent avoir une autre spiritualité que celle que nous évoquons;
­ que la spiritualité que nous évoquons n'est pas l'apanage des seuls franc­maçons.