Argentine : mécanique de la crise
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Argentine : mécanique de la crise
REPÈRES ET TENDANCES FINANCE Argentine : mécanique de la crise MICHEL AGLIETTA* L L’expérience argentine des années 90 – Currency Board, dollarisation et libéralisation accélérée sous la houlette du FMI – a fragilisé l’économie en accentuant sa dépendance : la surévaluation du peso, entraînant la dégradation des comptes extérieurs et le gonflement de la dette, s’est conjuguée à la méfiance croissante des investisseurs. Après la rupture en catastrophe de la parité dollar-peso, le plan du gouvernement organise un partage raisonnable des pertes entre déposants et emprunteurs, mais les banques restent très vulnérables. La sortie de crise et le retour de la confiance exigeront une ferme politique de limitation des dépenses publiques, mais aussi une aide active de la communauté internationale. L ’Argentine a connu deux crises monétaires en dix ans. En 1991, l’hyper-inflation a provoqué le rejet de la monnaie nationale. En 2001, la déflation a entraîné la pénurie de monnaie et la paralysie des transactions intérieures. C’est la réforme monétaire instaurée pour mettre fin à l’hyper-inflation qui a inoculé la fragilité financière. Latente * Professeur à l’université de Paris X. et invisible pendant la première partie des années 90, période de prospérité, la fragilité a été aggravée par les contrecoups des crises financières extérieures qui se sont succédé à partir de la crise mexicaine de décembre 1994. L’Argentine a été une terre d’expérimentation des politiques ultra- libérales prônées par le G7 et mises en œuvre par le Fonds monétaire international au début des années 90. Les ingrédients de cet ajustement structurel sont connus : ancrage monétaire dur, rigueur budgétaire, privatisation massive et ouverture généralisée de tous les secteurs aux capitaux étrangers. Ainsi, le secteur financier et les services publics sont passés sous contrôle étranger. La libéralisation et la dollarisation forcenées, en quelques années, ont été la double conséquence de l’instauration du Currency Board en 1991. La contrainte monétaire empêchant le financement interne de la dette publique, celle-ci a été financée de manière externe, par la privatisation des entreprises. Tant que les capitaux entraient sous forme d’investissements directs, l’économie argentine a connu une croissance rapide. Mais la crise mexicaine a montré à quel point l’économie était devenue vulnérable aux fluctuations internationales, alors même que les équilibres politiques internes n’étaient pas compatibles avec cette dépendance. D’un côté, l’onde de choc de la crise mexicaine a entraîné une réévaluation des risques qui a fortement ralenti les investissements directs. De l’autre, le président Menem a laissé les Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 29 REPÈRES ET TENDANCES Graphique 1 : LA MÉFIANCE DES INVESTISSEURS 6000 5000 4000 3000 2000 1000 31-Dec-97 18-Mars-98 2-Jun-98 14-Aug-98 29-Oct-98 15-Janv-99 1-Apr-99 16-Jun-99 30-Aug-99 15-Nov-99 37-Janv-00 13-Apr-00 28-Jun-00 12-Sept-00 27-Nov-00 12-Sept-00 27-Nov-00 12-Feb-01 27-Apr-01 12-Jul-01 28-Sept-01 14-Dec-01 04-Mars-02 0 Spread sur la dette souveraine argentine Graphique 2 : LA CONTRACTION MONÉTAIRE 60000 50000 40000 30000 20000 oct-01 janv-02 avr-01 juil-01 oct-00 dépôts en pesos janv-01 avr-00 juil-00 oct-99 janv-00 avr-99 juil-99 janv-99 10000 dépôts en dollars 30000 25000 25000 20000 20000 Dès l’été 2001, la perte de confiance s’est traduite par un accroisement rapide de la « prime de risque » exigée par les investisseurs, tandis que la contraction monétaire reflétait l’effondrement de l’activité. 15000 15000 10000 10000 5000 5000 0 Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 30 oct-01 avr-01 juil-01 janv-01 juil-00 oct-00 avr-00 janv-00 oct-99 juil-99 avr-99 janv-99 0 réserves de change en millions de dollars masse monétaire (M1) en millions de pesos (éch. de droite) gouvernements des provinces dépenser librement pour assurer sa réélection. Le résultat a été une progression rapide de l’endettement extérieur. A partir de cette époque, l’entêtement des autorités argentines à conserver le Currency Board a été un piège mortel. Le peso s’est trouvé de plus en plus surévalué au FINANCE fur et à mesure que les crises qui ont secoué l’Asie, la Russie et le Brésil provoquaient des dévaluations en chaîne.Après la dévaluation brésilienne de janvier 1999, la surévaluation réelle du peso devint intolérable. Elle s’était aggravée de 30 % depuis 1995, déclenchant un cercle vicieux. L’économie a glissé alors dans la récession. L’augmentation simultanée de la dette publique par la baisse des recettes fiscales et de la dette extérieure par le déficit de la balance courante (plus de 4 % du PIB chaque année depuis 1995) a suscité les doutes des investisseurs sur la soutenabilité des dettes. L’aggravation du risque-pays, les interrogations sur la viabilité du Currency Board et l’étranglement des liquidités à cause des fuites de capitaux se sont conjugués pour faire monter les taux d’intérêt, aussi bien en dollars qu’en pesos. LA COURSE À L’ABÎME A près la première crise de confiance de l’automne 2000, la montée inexorable des taux d’intérêt et les efforts désespérés des autorités argentines pour la stopper ont donné le tempo de la course à l’abîme. En raison de l’inquiétude des investisseurs étrangers sur la capacité du pays à servir la dette extérieure en 2001, l’accès au marché international des capitaux s’est fermé à l’Argentine en octobre 2000. Sur le marché intérieur, le taux des bons du Trésor bondit de 8 à 14,5 % en deux mois. Seule une aide d’urgence de 21,5 milliards de dollars, montée par les institutions publiques internationales (dont 13,7 milliards pour le seul FMI), donna un répit de courte durée. Dès le mois de mars 2001, le spread de l’Argentine sur le marché euro-obligataire dépassait 1 000 points de base. Il atteignait 2 800 points en fin d’année (graphique 1). La source de l’endettement extérieur étant complètement tarie, le gouvernement aux abois se tourna vers le marché interne des capitaux en dollars. Mais rien n’y fit. L’engagement de ARGENTINE : MÉCANIQUE DE LA CRISE parvenir à un déficit zéro, demandé par le FMI en juillet, comportant une baisse de 13% des salaires des fonctionnaires, tout comme la tentative d’allonger les échéances de la dette publique, ne furent pas crédibles. Les marchés évaluaient les dettes comme s’ils étaient convaincus que le pays était devenu insolvable. plus de 10 000 dollars d’espèces et de retirer plus de 1000 dollars par mois sur les comptes bancaires. FIN DU CURRENCY BOARD ET PLAN DUHALDE E n novembre, la rareté du peso dans les provinces, du fait de la faiblesse des banques locales, multipliait les arriérés de paiement. Dans les derniers mois de 2001, le Pour éviter une rupture de la chaîne système monétaire du Currency Board des paiements, les gouvernements a transformé la crise financière en de plusieurs provinces décidaient crise sociale et politique. En effet, la la création de monnaies diminution des dépenses d’appoint. Ces papiers publiques a accentué la La ruée ont été acceptés par récession et amputé les les commerçants locaux, recettes fiscales, au point des déposants précipitant ainsi le fracque le déficit s’est creusé était autotionnement monétaire au lieu de se réduire. Les réalisatrice, du pays et la perte totale taux d’intérêt ont bondi de confiance dans le et les charges financières parce qu’elle pouvoir central. Le méont fait boule de neige. détruisait la contentement social fut La défiance des épargnants liquidité qui aggravé par les coupes a déclenché la fuite des sombres dans les décapitaux. Les dépôts garantissait penses publiques, interbancaires en dollars et le régime rompant la fourniture de en pesos avaient diminué de change. services publics essentiels. pendant toute l’année 2001. Mais, à partir du 1er La fin du Currency Board fut entérinovembre, la fuite devint une ruée, née par le FMI lorsqu’il refusa de avec une hémorragie de 1,3 milliard débloquer une tranche de crédit de dollars pour la seule journée le 5 décembre 2001. Mais, déjà, le du 30 novembre. Dans cette même gel des comptes bancaires, hormis journée, les réserves de la banque centrale fondirent de 1,7 milliard une autorisation de tirage très limide dollars et la base monétaire se tée, avait commencé à déclencher contracta d’autant (graphique 2). l’explosion sociale qui emporta l’exécutif politique. Après une Le 1er novembre fut un tournant : courte période de vacuité du poule gouvernement tenta d’imposer voir et de confusion, le parlement un moratoire partiel, en demandant désigna un président intérimaire, à tous les créanciers d’accepter Duhalde, hostile au Currency Board des taux d’intérêt plus bas et des et aux politiques ultra-libérales mises échéances plus longues sur 95 en œuvre par Menem et poursuivies milliards de dette obligataire. Il par son successeur De la Rua. devenait alors très clair que l’Argentine ne pourrait éviter le défaut Au début de février 2002, après un sur sa dette souveraine, et que le mois de transition au cours duquel Currency Board ne pourrait être le blocage des comptes bancaires conservé. La ruée des déposants était maintenu, tandis qu’un double était auto-réalisatrice, parce qu’elle marché des changes était établi, le détruisait la liquidité qui garantissait nouveau gouvernement argentin ce régime de change. Le 2 décembre, présenta un plan d’urgence : le Curle gouvernement se résolut à des rency Board était aboli et remplacé mesures drastiques de contrôle des par un flottement libre du peso (au changes, en interdisant d’exporter 20 février, ce dernier était coté à 0,50 dollar environ, soit une division par deux par rapport à la parité instaurée en 1991) ; une partie des créances et dettes en dollars était convertie en pesos ; les prêts bancaires ne dépassant pas 100 000 dollars, dont les titulaires étaient des consommateurs et des entreprises, étaient convertis au taux de 1 pour 1 (cette mesure concernait un tiers des 50 milliards de prêts bancaires libellés en dollars) ; les dépôts ne dépassant pas 30 000 dollars étaient convertis au taux de 1,4 pour 1 ; les dépôts de montants supérieurs à ce seuil étaient, au choix, convertis dans les mêmes conditions ou transformés en obligations du Trésor libellées en dollars. Les actifs convertis en pesos seront ultérieurement indexés sur l’indice du coût de la vie pour préserver le pouvoir d’achat des épargnes et fixer ainsi les dépôts « dédollarisés ». Pour compenser l’écart des taux de conversion entre les deux côtés du bilan des banques, une obligation spéciale en dollars est créée. Cette opération fait passer la part de la dette publique dans l’actif des banques de 25 à 40 %. La restriction du retrait des salaires sur les comptes de dépôts dans les banques est levée, mais d’autres formes de contrôle des capitaux sont maintenues. Les entreprises publiques aux mains des capitaux étrangers devront naturellement facturer leurs services en pesos. Une taxe de 20 % sur les exportations pétrolières est introduite. Enfin le gouvernement confirme l’orientation très restrictive de la politique budgétaire, dans l’espoir de conclure un accord avec le FMI. FRAGILITÉ DES BANQUES Q uels sont les mérites et les périls de ce plan ? Sociétal N° 36 La dédollarisation, couplée à la très forte dévaluation du peso, est un processus complexe. Le gouvernement cherche à empêcher que les 2e trimestre 2002 31 REPÈRES ET TENDANCES énormes changements dans la valeur des actifs ne provoquent des transferts aveugles dans les flux de revenus. Le souci prépondérant est d’éviter qu’un trop grand montant d’actifs donne lieu à défaut de paiement, ce qui pourrait avoir des incidences systémiques. Mais il faut également se garder des mesures de circonstance, uniquement motivées par des intérêts sectoriels, risquant de provoquer des transferts de richesse contraires à l’équité. Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 32 Car de sérieuses menaces pèsent sur les banques : elles subissent un risque très élevé de détérioration sévère de la qualité de leurs actifs, surtout si la récession s’aggrave et provoque une rupture des paiements. En effet, les bilans des entreprises sont loin d’être dédollarisés. Les plus vulnérables sont celles qui n’ont pas accès à des recettes en dollars. Elles sont menacées à la fois par la baisse de la demande intérieure en pesos et par la pratique des crédits fournisseurs en dollars. En décidant une double conversion pour les deux côtés du bilan des Menacées par la détérioration de banques, le gouvernement recherche la situation des entreprises, les un compromis sur les pertes, entre banques le sont aussi par les risques les emprunteurs et les déposants. provenant du secteur public et Cette solution distribue des ménages. Elles ont les coûts de la dévaluation Il faut éviter 31 milliards de prêts et plus équitablement que si titres publics libellés en que la l’on avait retenu un choix dollars. Cette catégorie extrême. Une conversion « dédollarisation » de titres couvre les oblià 1 pour 1 des deux côtés n’entraîne une gations internationales du bilan aurait été entièémises à leur passif, dépression et rement favorable aux déqui se montent à 26 biteurs. Une conversion une inflation milliards de dollars, dont au taux de change flottant trés élevée. 14 milliards de créances aurait occasionné des directes et 12 milliards L’autorité gains et des pertes, selon d’autres créances et le niveau de l’inflation ul- politique est dettes (qui comprennent térieure. Elle aurait donc le seul rempart. le solde des montants à pu exacerber le retour payer et à recevoir sur des indexations croisées qui avait dérivés). La situation des banques alimenté la très haute inflation dans conduirait donc à ne pas dédollariles années 80. Enfin, le refus de déser la dette publique. Mais les goudollariser aurait été unilatéralement vernements de province y sont, au favorable aux créanciers, à condition contraire, très favorables. En outre, toutefois que les débiteurs fussent la distribution des créances et des capables de payer. dettes en dollars entre les banques est inégale, ce qui rend très difficile Le gouvernement semble donc l’évaluation de la solvabilité de avoir été bien inspiré en concevant chaque banque individuellement. un plan de partage qui implique Enfin, les ménages font peser le les déposants. L’augmentation de risque d’une liquidation massive des la dette publique pour compenser dépôts s’ils sont mis en alerte par l’écart des taux de conversion entre les difficultés de certaines banques. les deux côtés du bilan des banques En principe, une liquidation massive serait limitée à 6 milliards de dollars : en pesos peut être financée par il y a, en effet, une contraction simull’intervention du prêteur en dernier tanée, bien qu’asymétrique, de l’actif ressort. Mais le danger, dans ce cas, et du passif. En outre, un mérite de est celui d’une fuite vers le dollar, si la dédollarisation est de redonner à les retraits de dépôts ne sont pas la banque centrale la capacité de restreints : c’est alors le taux de l’action en dernier ressort pour change qui pourrait s’effondrer. soutenir les banques en difficulté. FINANCE QUELLE SORTIE DE CRISE ? L ’analyse conduit ainsi au talon d’Achille du plan : la politique macroéconomique capable de stabiliser le change dans un régime de change flottant et dans les conditions extrêmes d’une crise multiforme. Il faut éviter que la dédollarisation ne provoque une démonétisation qui entraînerait une dépression, accompagnée d’une inflation très élevée. On peut en prévoir les conséquences : perte totale de confiance dans le gouvernement et chaos social. La dollarisation intégrale apparaîtrait comme l’ultime recours, mais elle signifierait la ruine du pays et la perte de sa dignité nationale. L’autorité politique est le seul rempart pour éviter cette issue. C’est sur elle que repose la combinaison d’une limitation des dépenses publiques et d’une amélioration de la collecte des impôts. Pour réaliser cet objectif et ainsi affermir la confiance dans la monnaie nationale, l’aide de la communauté internationale est indispensable. Elle passe par un accord avec le FMI le plus tôt possible. Dans ce scénario optimiste, les anticipations de change et de prix seraient contenues.Comme le Brésil en 1999, l’Argentine bénéficierait d’une stabilisation du change après sa très forte baisse initiale. Elle pourrait alors rétablir sa compétitivité extérieure. L’amélioration de la balance commerciale pourrait se faire sans effondrement de la production, grâce à une forte augmentation de la demande extérieure. Si la stabilisation est acquise avant la fin 2002, des réformes institutionnelles, telles que l’indépendance de moyens pour la banque centrale et l’introduction d’une politique monétaire visant une cible d’inflation, peuvent être envisagées.l