13 Poète, écrivain, dramaturge, réalisateur

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13 Poète, écrivain, dramaturge, réalisateur
Région
Q DIMANCHE 24 JUILLET 2016
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MUSIQUE À OBERNAI
Q Le festival de musique de chambre
d’Obernai a débuté vendredi soir sur une
note très originale avec deux chanteurs
d’oiseaux sur scène. Aujourd’hui, les
spectacles sont gratuits. P.16
CULTURE Les Pataphysiciens à Strasbourg
Arrabal sur les
traces de Duchamp
Poète, écrivain, dramaturge, réalisateur, Fernando Arrabal, 83 ans, accumule les casquettes. Dont celles de Satrape du Collège
de ‘Pataphysique et de redoutable joueur d’échecs. Tout comme le fut Marcel Duchamp qui participa, en 1924, à Strasbourg, au
championnat de France d’échecs. En septembre, les Pataphysiciens lui rendront hommage dans la capitale alsacienne.
«I
l était bien meilleur que
moi. Mais il m’arrivait de le
battre. Comme il était déjà
âgé, cela rééquilibrait un
peu les forces. » Ses légendaires lunettes de soleil empilées sur le front, le
regard pétillant de vie, Fernando Arrabal évoque de bonne grâce Marcel Duchamp avec lequel il jouait régulièrement aux échecs à l’orée des années
soixante. « Un homme extrêmement
intelligent », ajoute-t-il, mais sans trop
s’étendre sur son compte.
À qui espérerait quelques confidences
post-mortem de Duchamp, monument
de l’art du XXe siècle dont l’influence
demeure manifeste en ce début du
troisième millénaire, Fernando Arrabal explique simplement : « On analysait surtout les parties jouées par de
grands maîtres. »
Fernando Arrabal
en quelques dates
Comment Fernando
Arrabal voulut assassiner
le général Franco…
Un entretien avec Arrabal, c’est voir
défiler André Breton, Topor, Tristan
Tzara, Dali et tant d’autres figures qui
ont marqué la vie intellectuelle et artistique du siècle dernier. C’est aussi
convoquer, dans un autre genre, Staline (« Un génie et un monstre ! ») ou le
général Franco, fossoyeur de la République espagnole, qu’Arrabal, alors jeune écrivain, voulut assassiner en 1966.
« Je savais que Franco vouait une véritable dévotion à sainte Thérèse d’Avila.
J’avais l’intention de lui envoyer un
livre en français consacré à la sainte.
Mon ami, le physicien Christophe Tzara, le fils de Tristan Tzara, devait le
piéger avec une substance radioactive
planquée dans le dos du livre. Mais
Christophe, en communiste discipliné,
sollicita auparavant le feu vert du Parti
qui s’opposa à un tel acte. Il jugeait le
moment inopportun… »
À défaut de l’assassiner, Arrabal adresse cinq ans plus tard au dictateur une
lettre publique dans laquelle il l’interpelle sur le cas de son père, arrêté
durant la guerre d’Espagne et mystérieusement disparu en tentant de
s’évader. « On me parle beaucoup de
UN COLLÈGE
« SANS UTILITÉ »
Inspiré du personnage fictif du Dr Faustroll,
créé en 1897 par Alfred Jarry, le Collège de
‘Pataphysique (avec apostrophe de rigueur) a été fondé en 1948 « de l’ère vulgaire ». Il connaîtra de 1 975 à 2 000, un arrêt
de ses activités – période dite de « l’Occultation ». Son sujet d’étude : « La plus vaste
et la plus profonde des sciences, celle qui
d’ailleurs les contient toutes en elle-même, qu’elles le veuillent ou non : la ‘Pataphysique ou science des solutions imaginaires. » Étymologiquement, la
‘Pataphysique se définit comme « ce qui
est sur la métaphysique », poussant Aristote dans les orties. Un vice-curateur veille
attentivement à ce que le Collège « n’ait
aucune utilité ». Dans la hiérarchie de
cette société, le Satrape « n’est soumis à
aucune règle et ne s’en donne aucune ».
Conditions auxquelles ont souscrit, outre
Duchamp, Prévert, Queneau, Vian, Miro,
Ernst, Ionesco, Dario Fo, Umberto Eco…
Mathilde Reumaux et Fernando Arrabal au café Broglie où Duchamp joua aux échecs en 1924. PHOTO JEAN - LOUIS HESS
cette histoire. Mais je ne suis pas responsable de qui s’est passé durant ma
petite enfance. Et d’ailleurs je ne vois
pas en quoi elle m’aurait marqué artistiquement », dit-il, avant de reconnaître qu’un film comme Viva la muerte
(1971), qu’il réalisa en 1971, n’aurait
certainement pas vu le jour sans ce
douloureux passé – un garçon de dix
ans s’y mettait en quête de son père
emporté par la guerre civile.
Réfutant les termes qui lui sont habituellement accolés d’anarchiste et de
provocateur, Arrabal veut bien assumer celui d’apôtre de la dérision, dénominateur commun de nombreux artistes de la planète surréaliste et postdadaïste qu’il a longuement pratiquée.
« Dérision ? Le mot est même faible ! »,
s’esclaffe-t-il. Et de raconter comment
le passage à une émission très populai-
re de la télévision espagnole, en état
d’ébriété, à beaucoup contribué à sa
notoriété dans son pays natal.
Dérision aussi avec le Collège de ‘Pataphysique dont il est le volubile Satrape. Tout comme Duchamp l’avait été
avant lui. C’est d’ailleurs pour rendre
hommage à l’inventeur du ready-made, que la « société de recherches savantes et inutiles » fêtera à Strasbourg, son prochain Nouvel An, le
8 septembre – jour anniversaire de la
naissance d’Alfred Jarry, père spirituel
de la 'Pataphysique.
Deux événements, l’un strasbourgeois,
l’autre américain, seront célébrés à
cette occasion. À savoir la participation dans la capitale alsacienne, en
1924, de Duchamp au championnat de
France d’échecs. « Il s’était déroulé au
café Broglie. Une table avec un échi-
quier gravé y sera inaugurée», annonce Mathilde Reumaux.
Figure familière du monde de l’édition
à Strasbourg, la jeune femme est associée à l’organisation de ce Nouvel An
du Collège de 'Pataphysique. Et un peu
plus même, puisqu’elle a participé activement au deuxième événement qui,
lui, s’est déjà tenu lundi soir : un remake de la célèbre photographie prise
par Julian Wasser, en 1963, lors de la
rétrospective Duchamp au Pasadena
Art Museum (États-Unis). L’artiste y
joua, dans l’une des salles de son exposition, une partie d’échecs avec la jeune auteure Eve Babitz complètement
nue. Avec son côté décalé, la photo est
l’une des plus célèbres de l’art occidental du XXe siècle – rien de moins que
« l’une des principales images documentaires de l’art moderne améri-
MARCEL DUCHAMP, UN SATRAPE RÉVOLUTIONNE L’ART !
Si le XXe siècle est dominé par la stature d’un Picasso, il suffit
pourtant de faire le tour des écoles d’art d’aujourd’hui pour
constater combien les élèves qui en sortent seraient bien plus
les lointains héritiers de Marcel Duchamp (1887-1968) que du
maître espagnol. Celui qui hésita un temps entre la peinture
et le dessin satirique (il publia dans Le Rire et Le Courrier
français) pratiqua toute sa vie un humour décalé avec une
prédilection pour les jeux de mots, désacralisant l’art tout en
se posant de vraies questions de plasticien. En témoigne son
Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même),
chef-d’œuvre du musée de Philadelphie auquel se sont confrontées des générations d’historiens d’art sans jamais parvenir à en épuiser le sens.
L’univers de Duchamp, c’est une constante oscillation entre
l’humour potache (une reproduction de la Joconde affublée
d’une moustache, baptisée LHOOQ), la provocation (l’urinoir
renversé, devenu une Fontaine, sculpture signée par un hypothétique Richard Mutt, qui scandalisa l’Amérique de 1917),
l’expérimentation visuelle (ses Rotoreliefs), le jeu sur l’identité (il crée le personnage d’Rrose Sélavy) et le questionnement
du statut de l’œuvre d’art – il conçoit ainsi le “ready-made”,
objet manufacturé (porte-bouteilles ou roue de bicyclette)
qui accède au rang de création artistique dès lors que change
le contexte dans lequel il est présenté.
Compagnon de route des surréalistes, frère de cœur et d’esprit des dadaïstes, Duchamp incarne une rupture dans l’art et
- 1932 : naissance à Melilla (Maroc
espagnol)
- 1941 : disparition mystérieuse de
son père, opposant au régime de
Franco
- 1955 : bourse d’études en France
- 1959 : Pique-nique en campagne,
première pièce donnée à Paris
- 1962 : fonde le mouvement Panique avec Topor et Jodorowsky ;
fréquente les surréalistes
- 1967 : arrêté lors d’un séjour en
Espagne, puis libéré sous la pression internationale
- 1971 : réalise Viva la muerte ;
écrit sa Lettre au général Franco. À
la mort du dictateur (1975), Arrabal
figure sur la liste des six Espagnols
les plus dangereux
- 1982 : prix Nadal (équivalent du
Goncourt en Espagne) pour La tour
prend garde (Grasset)
- 1983 : réalise Le Cimetière des
voitures avec Alain Bashung
- 1990 : Satrape du Collège de
‘Pataphysique
- 1991 : dénonce devant la Communauté européenne les massacres en Yougoslavie
- 1992 : réalise Adieu Babylone !
avec Spike Lee
- 2005 : Légion d’honneur
- 2015 : médaille d’honneur de la
Société des auteurs et des compositeurs dramatiques (SACD).
cain » d’après les Archives of Americ a n A r t . D e v a n t l ’o b j e c t i f d u
photographe strasbourgeois JeanLouis Hess, Fernando Arrabal et Mathilde Reumaux ont ainsi respectivement tenu les rôles de Duchamp et
Babitz au café Broglie dans ce qui se
voulait une performance artistique
doublée d’un « télescopage spatiotemporel ». Télescopage destiné à être
accroché dans l’établissement en septembre prochain lors du Nouvel An
pataphysicien. Près de 50 ans après la
mort de Duchamp, Arrabal, à sa manière, adressera ainsi un fraternel salut à
son ancien adversaire aux échecs.
SERGE HARTMANN
R
Photo prise au café Broglie à Strasbourg, en 1924, à
l’occasion du championnat de France d’échecs.
Duchamp est au dernier rang, au fond, à droite. DR
surtout dans la façon dont celui-ci se représente dans la
société. Avec lui, l’art conceptuel prend son envol.
Mais quand il ne secouait pas le cocotier de l’art, Marcel
Duchamp jouait aux échecs. Qu’il pratiquait à un très haut
niveau puisqu’il fut membre de l’équipe de France aux Olympiades de La Haye (1928), de Hambourg (1930), de Prague
(1931) et de Folkestone (1933). La rigueur des échecs n’excluait pas, on l’a vu, un sens aigu de la dérision. Qu’il exerça
au Collège de ‘Pataphysique où il est élu Satrape, en 1953.
S.H.
L’affiche du championnat de France
d’échecs en 1924. DOCUMENT BNUS.

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