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LE 'BON' PAUVRE Extrait de La guerre aux pauvres, Jean-Michel Bruyère et Issa Samb, ed sens&tonka Bonjour. Nous sommes Issa Samb et Jean Michel Bruyère, artistes sans qualité. Nous venons de Dakar, Sénégal, où, hors le temps de nos travaux personnels, nous nous préoccupons de l’errance de quelque 3000 enfants laissés à survivre dans les rues de Dakar, définitivement livrés à eux-mêmes. […] La concentration en milieu urbain de la majorité de la population s’est faite de manière fulgurante au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, au cours des 20 dernières années. Les familles paysannes, poussées par un désir de prospérité purement fantasmé que leur a injecté la grande imagerie marchande internationale (c’est sa fonction), se sont agglutinées par millions à la banlieue de Dakar, perdant là leurs ressources anciennes et se découvrant incapables d’en créer de nouvelles. Sous l’effet de cette soudaine impuissance, les règles culturelles ancestrales qui organisaient les familles et le lien aux autres ont explosé sans avoir eues le temps de la mutation et rien ne les a remplacées. Arrivés très jeunes ou nés dans les quartiers d’immigration, certains enfants de ces milieux ruinés dans leur identité comprennent tôt que leur avenir sera définitivement contraint par leurs origines et le refusent. Ils sont fascinés par la ville, la « vraie » ville comme ils disent –Dakar et son centre, si proches et jamais connus, qu’ils sont persuadés de comprendre tandis qu’ils confondent Dakar, New York, Los Angeles dans une seule vision de téléfilm. Amoureux de la vie urbaine, ils désespèrent de la capacité parentale à s’y développer dignement. Frustrés, ils décident de fuir pour rejoindre le cœur actif de la ville.[…] Le plus souvent, les fugueurs n’ont que 6 ou 7 ans, mais leur choix est cependant délibéré et conscient. Ils sont tous des enfants à très forte personnalité et souvent d’une grande intelligence.[…] Sitôt enfuis, les enfants sont confrontés à des lois aberrantes qui régissent le monde de la rue. Ils sont d’abord systématiquement mis en esclavage par d’autres gosses des rues plus âgés et plus expérimentés. […] Ils deviennent objets sexuels également de gardiens d’immeubles et de boutiques, de mendiants infirmes et autres. Non consentants, les novices sont violés, risquent d’être blessés dans l’acte et d’en mourir.[…] La honte et l’horreur immédiatement endurées par tous les enfants, le traumatisme subi, l’innommable de leur expérience font qu’ils coupent définitivement avec leur milieu d’origine et toute forme de sociabilité normale.[…] Par périodes, des milices civiles s’organisent et, la nuit, traquent les enfants pour « nettoyer » les rues et « sécuriser » le tourisme. […] Le piège est total et, dans l’immense majorité des cas, un enfant qui passe une semaine dans les rues ne les quittera plus que pour y avoir trouvé la mort ou pour rejoindre des prisons déjà surpeuplées d’enfants.[…] A travers l’association Man-Keneen-Ki, fondée en 1997, nous prenons en charge intégrale trente enfants et adolescents récupérés dans la rue et en aidons une centaine d’autres chaque mois. Autant dire que, devant l’ampleur du phénomène, ce que nous faisons ne compte pas, ne change rien. Alors, pourquoi le faisons-nous ? Nous le faisons parce que nous ne pouvons pas ne pas le faire. Nous voyons la part d’inadmissible que notre société urbaine contient et que le quotidien du commun, fait d’un mélange d’égoïste courage et de résignation, ne remarque plus. Nous voyons les mendiants, les infirmes, les araignées poliomyélitiques, les fous, les adolescentes prostituées à touristes, les enfants de la rue, fantômes sans nom, errant, confinés aux pires conditions de l’inexistence. L’aberrant, l’insensé se remarque toujours davantage chez les autres que chez soi. Pourtant qui a vu et qui peut croire que 600 enfants errent dans les rues de Marseille ? Ce sont pourtant les chiffres donnés par l’association marseillaise Jeunes Errants. Qui imagine qu’un pays comme la France compte près de 16 000 enfants des rues ? Ce sont pourtant les chiffres produits en 1998 par la Fondation pour l’enfance. Mais une fois que votre regard a croisé celui de ces gosses, lorsque vous avez compris de quoi est faite leur vie sans destin, il devient impossible de passer votre chemin comme tout le monde, sans rien faire, sinon au risque de ne jamais plus pouvoir vous dire : « j’appartiens à l’humanité ».[…] L’enfer subi par des millions de gosses à travers le monde est la conséquence des choix opérés par une politique mondiale surpuissante. Et les ONG, avec les préceptes moraux de leur fameuse « lutte contre la pauvreté », nous font bien rire. La « lutte contre la pauvreté », parlons-en : il est à présent sur Terre 3 personnes les plus riches qui ‘’possèdent’’ ensemble davantage que 600 000 000 d’autres, les plus pauvres. « Un tel écart impressionne », peut-on lire dans les journaux.[…] La lutte contre la pauvreté est engagée, depuis longtemps. L’on aurait pu choisir de lutter contre les plus riches, ils ne sont que trois. A quelques bons gaillards, la victoire était facile. On a préféré donner la guerre aux pauvres, qui sont six cents millions, et la bataille, forcément, traîne en longueur.[…] La lutte contre la pauvreté ‘’couvre’’ une myriade d’entreprises vertigineusement variées, de la plus sophistiquée à la plus farfelue : toutes, cependant, échappent à la critique. La lutte contre la pauvreté est certifiée impeccable, légitime par essence. Sur tous les fronts, la pauvreté constamment progresse, mais il n’est pas permis de douter pour autant des moyens et des capacités de quoi la combat. [..] Qui se pose cette question : qu’est-ce qu’un pauvre ? La pauvreté est le manque de quoi la richesse est l’abondance, d’accord. Mais quoi ? Quel est ce quoi manquant ou abondant sur lequel riches et pauvres du monde entier veulent bien s’accorder ? Parlant de richesse et de pauvreté, les sociétés matérialistes et marchandes qui nous dominent et se propagent n’y comptent pas les valeurs d’ordre intellectuel et spirituel. De ceux d’entre nous qu’elles disent riches et qu’elles placent en haut de leur pyramide, elles ne considèrent la richesse qu’en ce qu’ils accumulent ou ont accumulé des biens matériels et de l’argent, en très grande quantité. Etre riche, c’est avoir beaucoup d’argent, beaucoup de terres, de maisons, de voitures, de bateaux, d’avions, de bijoux, de vêtements. Mais, beaucoup…Combien ?![…] Est-on riche dès que l’on possède davantage que notre vie n’a de besoins objectifs ? Certainement, non. Les besoins vitaux humains ne sont pas grand chose, et posséder plus que pas grand chose n’est pas assez à la richesse. C’est relativement à la fortune d’autrui qu’elle peut se désigner. La richesse, c’est posséder plus que d’autres. Mais ce n’est pas encore suffisant. Il faut encore que tous se soient accordés sur la place que l’on donne à la possession matérielle. Dans une société dont la majorité des membres se contreficherait d’accumuler des biens, celui qui en aurait fait son but principal ne pourrait être tenu pour riche et passerait seulement pour quelque excentrique collectionneur. Pour que la chose que je possède en grande quantité me fasse riche, il faut que la quantité que j’en ai soit désirée par la majorité des autres qui l’ont en moins ou n’en ont rien. La richesse est la possession d’une quantité de biens matériels que la majorité n’a pas et qui lui manque.[…] Degré zéro de l’être social, le pauvre n’est rien, il est seulement là, avec une envie d’être riche. Mais ce sont sa présence et son désir qui stabilisent entièrement la définition de richesse sur laquelle nos sociétés sont fondées. Pourtant la lutte contre la pauvreté est engagée par la richesse. Les quartiers riches, les pays riches, mènent un combat contre la pauvreté des quartiers, des pays pauvres. Mais comment la richesse peut-elle être ennemie efficace de la pauvreté ? Considérant le besoin qu’elle en a pour exister, peut-on la croire lorsqu’elle dit souhaiter la disparition de la pauvreté ? Que peut être la lutte contre la pauvreté imaginée par des riches alors qu’être riche, idéal de vie sociale, dépend entièrement de la constance d’une capacité à posséder sans partage ?[…] N’est-elle pas plutôt un entretien, un maintien de la pauvreté dans une position telle qu’elle ne puisse menacer nulle part la satisfaction que les riches trouvent dans la richesse ? Que peut vouloir la richesse à la pauvreté si ce n’est, seulement, qu’elle lui reste supportable ? Qu’elle lui reste, et supportable ? La richesse ne souhaite pas voir la pauvreté s’échapper par le haut. Elle craint seulement qu’elle ne s’échappe par le bas, qu’elle déchoit encore et encore et, s’effondrant, ne déséquilibre l’organisation entière d’un monde duquel les riches tiennent le haut.[…] Au moindre signe avant-coureur d’une déchéance trop grande du pauvre, le riche s’inquiète, s’affole et se précipite. Mais on aurait tort d’y voir une quelconque détermination altruiste, la moindre résolution au partage, un élan humaniste minimum. Celui qui fait le voyage, celui qui va concrètement vers l’autre, sur le terrain, celui-là, l’activiste humanitaire, peut-être est sincère. Mais ce n’est pas lui qui finance son « transport » et son geste. C’est la richesse qui l’engage et le paie, la richesse qui ne paie jamais que pour être riche, pour prolonger son enrichissement. Ce qui se fera sur le terrain est sans importance. Elle en laisse volontiers et sans remords la responsabilité à ceux qui s’y rendent et coordonnent comme ils peuvent leurs initiatives. Car il ne s’agit pas véritablement de combattre efficacement, il s’agit seulement de montrer que l’on combat. Cette intervention est essentiellement d’ordre symbolique. Il faut craindre que le pauvre déchu trop bas en vienne à ne plus croire en la possibilité d’une amélioration de son état social, c’est-à-dire son possible enrichissement. Le ‘’bon’’ pauvre de notre système est celui qui croit à la richesse, à ses valeurs, qui l’espère et l’admire, et éprouve continuellement le désir de tendre vers elle. S’il venait à ne plus y croire, il risquerait d’inventer d’autres formes et valeurs, établissant un autre système absolument différent et qui, peut-être, pourrait ridiculiser le riche et sa volonté maniaque de possession. Lui, le riche qui connaît de l’intérieur la vanité des possessions et sait combien est fragile la chimère qui l’a placé si haut, cette hypothèse la terrorise. Il lui faut donc rester exemplaire : montrer de l’attention et de la compassion à ceux qui ne parviennent pas à lui ressembler et faire en sorte qu’ils soient tous bien convaincus que la responsabilité de l’échec leur revient. Le pauvre doit penser que s’il n’est pas riche, c’est de sa faute, que son manque d’intelligence, de compétence, de méthode, de capacités en somme, en est seule cause. Reste cependant à justifier l’échec permanent du riche dans son combat contre la pauvreté du pauvre. Pour cela, l’affirmation des différences culturelles, que chacun est désormais convaincu de respecter ou de défendre, est une formidable astuce. Puisque derrière l’inattaquable assertion « les différences culturelles sont la richesse du monde » se cache cette autre affreuse et pernicieuse : « les différences d’un peuple à l’autre, font qu’ils sont plus ou moins aptes à la modernité, c’est-à-dire à la richesse matérielle. » Les pauvres sont merveilleusement typiques, mais quand même assez cons… Une lutte contre la pauvreté serait possible. Pas celle que nous avons décrite ici et dont le cynisme fait vomir, non, une lutte véritable. Elle lutterait contre la pauvreté d’un mot, richesse, auquel a été retranché l’essentiel de son sens. La vraie richesse humaine, plutôt que dans l’accumulation individuelle ou collective délirante d’argent et de biens matériels, n’est-elle pas dans une capacité constante à acquérir et partager de la connaissance, de la sagesse, des sciences, de l’intelligence, de l’imaginaire, de la beauté, de la puissance poétique, une haute conscience de l’autre ? Si tout à coup c’était bien cela la richesse, on verrait qu’elle est mieux répartie, mieux partagée que ce que l’on croit, comment chacun en a mais aussi en est un morceau. Mais ne rêvons pas, aucun changement radical n’est à attendre. La domination exercée sur le monde par les marchands richissimes est une formidable puissance que rien ne sait plus arrêter et la constante critique de leur mondialisation est une ridicule tarte à la crème jetée sur une organisation sans visage. Nous ne nous occupons plus que de quelques gosses parmi les milliers que ce système, absurdement, abandonne. Et nous concentrons nos efforts sur une utilisation de la création artistique, propre à transformer durablement le regard porté sur eux. Nous entendons montrer et affirmer leurs capacités, leur potentiel de richesse, leur intelligence et leur sensibilité inaltérées, alors qu’ils ont d’abord été laissés déchets par une société mondiale qui prône la réussite individuelle et l’enrichissement personnel comme valeurs essentielles et droits primordiaux. […] les œuvres que notre association s’attache à diffuser ne mettent pas en avant la misère du monde, mais la richesse d’un monde d’enfants oubliés, méprisés, niés avant que d’avoir existé. Une richesse des enfants dont le destin s’est arrêté le jour même où il a commencé.