La liberté d`établissement des sociétés dans l
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La liberté d`établissement des sociétés dans l
Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 LA PROPOSITION DE CRÉATION D’UNE SOCIÉTÉ FERMÉE EUROPÉENNE La liberté d’établissement des sociétés dans l’Union Européenne (jurisprudence récente de la Cour de justice des Communautés européennes) M. Yves CHAPUT, Directeur scientifique du CREDA Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) L’Union européenne se présente comme un vaste marché, un « espace économique », au sein duquel circulent librement les entreprises, les marchandises et les capitaux. Les personnes morales constituées en conformité à la législation d’un État membre y bénéficient, en principe comme les personnes physiques, d’un droit d’établissement et de libre prestation de services. Ces entreprises disposent de deux formes d’établissement possibles : l’une, principale, consiste pour une société, lors de sa création, à se constituer selon la législation de l’un des États européens ; l’autre, secondaire, se réalise par des créations d’agences ou de succursales, restant rattachée à la législation d’origine de l’établissement principal de la société. Or, s’il demeure dans les droits de l’Union européenne de nombreuses disparités d’une législation à une autre, leur coordination devrait se généraliser, en droit et en fait, à défaut d’une unification simpliste. Le droit européen de la concurrence en est une illustration exemplaire par sa prohibition des ententes, des positions dominantes ou des concentrations d’entreprises qui fausseraient le jeu de la concurrence entre les États membres puisqu’il se coordonne avec des dispositions nationales mais de portée locale. Dans cette perspective, le droit des sociétés européen présente d’indéniables originalités méthodologiques. Certes, de nombreuses directives européennes ont posé un socle minimal que tous les États doivent respecter. En revanche, bien des particularités locales demeurent, qu’il s’agisse du régime juridique applicable à une société ou a fortiori à la nature et aux conséquences de la personnalité morale. C’est qu’il n’existe pas une scission tranchée entre un droit national applicable aux sociétés à activité locale et un droit européen ne régissant que les sociétés « multinationales » européennes, même avec la reconnaissance en droit positif de sociétés à statut européen. Lorsqu’une société s’est constituée régulièrement selon le droit d’un État membre, ce droit s’impose dans toute l’Union européenne, s’agissant des conditions de constitution, de fonctionnement ou de liquidation de cette entité. Il en est spécialement ainsi des pouvoirs de représentation des dirigeants sociaux. C’est la lex societatis qui fixe la capacité de la société à contracter et qui délimite les pouvoirs de ses organes et leur responsabilité. Lorsque la société Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 1 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 accomplit des opérations dans d’autres pays, se produit donc une intrusion de sa « lex societatis » dans des systèmes juridiques étrangers. Par conséquent, un cocontractant local a l’obligation de se renseigner et de vérifier les pouvoirs des organes sociaux d’une société constituée dans un autre État puisqu’ils peuvent être différents de ceux de son propre système ( 1 ). Ainsi dans le commerce franco-espagnol, des partenaires doivent connaître leurs droits respectifs, pour savoir quelle est la compétence du dirigeant de la société française et celle du dirigeant de la société espagnole ( 2 ). Difficultés accrues par le fait que s’il existe bien des directives européennes d’harmonisation et des catégories génériques communes : sociétés ouvertes et fermées, à responsabilité illimitée ou limitée, etc. Dans la multiplicité des formes sociales locales des spécificités ponctuelles se révèlent, qui se transforment en pièges pour les cocontractants. Que l’on songe à des conventions interdites à certains dirigeants ou simplement réglementées en raison de conflits d’intérêts ! Sans que soit à ce stade envisagées les infractions pénales et les subtilités du droit international pénal ( 3 ) ! Aussi, a fortiori, les professionnels du droit (juges, avocats, administrations) doivent s’ouvrir aux autres droits européens qui s’entrecroisent dans le commerce international. Et si des ressemblances se multiplient heureusement, comme par exemple entre la France et l’Espagne en matière de création de PME, des différences, à l’inverse, s’accentuent notamment entre nos deux pays et l’Angleterre ou les Pays-Bas en matière d’immatriculation et de reconnaissance des sociétés : au siège social réel s’opposent l’incorporation et le siège statutaire. Or l’élargissement de l’Union européenne met désormais en concurrence non plus seulement 15 mais, dans un très proche avenir, 25 législations offrant aux entreprises leurs diverses formes sociales à libre choix. Sans compter l’attraction des sociétés européennes, ouvertes et fermées, et sans oublier que d’autres adhésions se profilent à l’horizon européen. Chaque législation nationale, espagnole, anglaise, française, etc. a donc vocation à s’appliquer par la mobilité des sociétés dans tous les autres États de l’Union et à devoir être prise en considération par les juridictions et autorités locales. Chaque entreprise, quel que soit le lieu de ses agences ou succursales en Europe, peut donc adopter au sein de chaque « arsenal » national, la forme sociale qui lui convient et se soumettre à son système législatif. Même si son activité économique s’est développée sur un ou plusieurs autres territoires. Concrètement, la question posée est simple. Au-delà des théories abstraites, à quoi servent des formalités d’immatriculation d’une société à un registre national unique ? S’il ne s’agissait que d’informer le public de la création d’une nouvelle entreprise, le débat tournerait autour des intérêts comparés entre un registre européen unifié, universellement consultable, mais éloigné de la réalité des situations et la juxtaposition actuelle de registres locaux, proches des réalités, facilitant la vérification de la véracité des déclarations mais isolés. Les brillants exposés qui nous ont été présentés sur l’informatisation des immatriculations (1) V. notamment en langue française, M. Menjucq, Droit international et européen des sociétés, coll. Domat, Montchrestien, Paris 2001 ; en espagnol, Sociedades mercantiles, Memento pràtico Edersa, F. Lefebvre. (2) V. P. Alfredo, Implantations des entreprises en Espagne, JCP ed. N 1991, doc., p. 12. (3) V. colloque ESCP-EAP/CREDA sur l’Abus de bien sociaux, le particularisme français à l’épreuve de l’Europe, 2 avril 2003 (à paraître). Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 2 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 espagnoles montrent qu’une extension et une coordination des inscriptions sont possibles. Le cumul des deux systèmes s’impose. La simplification des formalités est un objectif louable et incontestablement utile à la multiplication des créations de PME. Encore faut-il que les informations soient fiables et la consultation universelle. Le droit comparé enseigne, nous allons le voir, que de tels progrès sont même incitatifs des investissements. Reste à savoir si ces registres doivent être mis en réseau, en fonction de normes communes minimales. L’enjeu devient ainsi celui de la mise en concurrence, en temps réel, des droits nationaux auprès des acteurs économiques, le marché des droits se superposant aux marchés des marchandises et des services. Concurrence qui conduit les États, s’ils veulent attirer les entreprises dans leur orbite, à leur offrir des droits « séduisants ». En prolongement de l’adoption d’une loi, ce sont aussi des juridictions nationales qui peuvent devenir compétentes et par conséquent des professionnels du droit ne manqueront pas d’en tirer profit en cas de litige. Se pose alors une question complémentaire mais fondamentale, celle des intérêts à protéger : intérêts individuels et égoïstes, intérêts généraux d’ordre public : de protection, de direction. À quelles conditions, les fondateurs d’une société ont-ils la faculté de la soumettre de leur seule appréciation à un système législatif national donné ? Les abus les plus criants étant évidemment évités grâce au droit cadre européen. Mais au-delà, les influences culturelles locales maintiennent de nombreuses disparités. Les statuts des salariés en sont un exemple caractéristique. Il y en a d’autres que la fiscalité exacerbe. Les États qui bénéficient de l’élargissement de l’Union européenne deviennent des concurrents redoutables. C’est ainsi que l’Estonie ne soumettrait les sociétés à aucun impôt sur les bénéfices lorsqu’elles sont établies sur son territoire, à l’imitation de l’État du Delaware aux États-Unis. À Chypre, le taux d’imposition est de 10 % et de 15 % en Lituanie ( 4 ). Pourtant, à la base du droit international privé des sociétés, c’est une logique simple qui va s’appliquer. Elle repose sur la dualité des propositions. En droit comparé, on le sait, deux critères de rattachement sont dominants : soit le système de l’incorporation, soit celui du siège réel. Dans le premier cas, en droit anglais ou hollandais, les associés déterminent librement le lieu où leur société sera immatriculée par une localisation purement formelle, une mention statutaire. Incorporée en Angleterre, elle sera soumise au droit anglais ; aux Pays-Bas, ce sera le droit néerlandais. Et ce, quel que soit le pays où l’entreprise (magasins, usines…) exerce son activité. On le sait, historiquement, la solution avait l’avantage d’offrir aux Anglais qui s’éparpillaient dans l’Empire britannique d’emporter le droit anglais à la semelle de leurs souliers, avec le five o’clock et de le proposer à l’imitation des indigènes. Dans le second cas, comme en Allemagne, en Espagne ou en France, une société pour s’immatriculer doit non seulement adopter un siège statutaire dans le pays de l’immatriculation, mais y avoir son siège réel. Siège réel qui est défini, il est vrai, comme le lieu où se réunissent les organes de direction, mais non pas nécessairement celui des ateliers et des usines. Une telle exigence revient cependant à insister sur la nécessité d’un enracinement économique de l’entreprise dans son pays d’immatriculation et de ne pas la faire bénéficier de son droit national (4) La Tribune, 23 mars 2004, source Merril Lynch. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 3 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 sur une simple formalité. Dans ce domaine aussi, entre Espagnols et Français, la vérité est la même de part et d’autre des Pyrénées ! En droit positif européen, les deux systèmes sont conjointement admissibles. La loi de la constitution qu’elle soit attribuée par simple incorporation ou par exigences cumulées du siège statutaire et du siège réel a une portée universelle dans l’Union européenne. Toutefois, le réalisme s’accentue, lorsque des menaces pèsent sur la solvabilité de la société. L’économie locale est solidaire de la bonne santé des établissements. Le droit européen de l’insolvabilité fait alors une distinction entre l’établissement (principal ou secondaire) d’une société. La « faillite » d’autre part bouleverse la logique trop formelle du droit européen des sociétés, ce que la jurisprudence récente de la Cour de justice des Communautés européennes nous permettra d’illustrer, en distinguant la loi de la société (lex societatis) et la loi de l’insolvabilité (lex concursus). I – La loi constitutive d’une société : du premier au second établissement Aux termes de l’article 48 du Traité : « Les sociétés constituées en conformité de la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de la Communauté sont assimilées aux personnes physiques ressortissants des États membres ». Sur la base de ce texte, chaque État a la faculté d’exiger d’une société pour qu’elle relève de son système juridique soit qu’elle choisisse simplement un siège statutaire dans son champ de compétence, soit qu’elle justifie d’une adéquation entre son siège statutaire et son siège réel. Dès lors qu’une société s’est constituée régulièrement selon l’un ou l’autre des systèmes, les autres États doivent respecter son choix. La société peut s’y prévaloir de son rattachement à la lex societatis initiale. Mais alors que les législations admettant l’incorporation entrent parfaitement dans la logique du texte, celles qui imposent en outre l’établissement du siège réel ne provoquent-elles pas des contradictions insolubles ? La réponse sera plus nuancée. 1. L’incorporation et le siège statutaire Où l’on voit qu’avec le système de l’incorporation, si les entreprises peuvent se livrer à des « aller et retour », elles risquent de se faire piéger. Ce que les décisions récentes de la Cour de justice des Communautés européennes illustreront. A) L’aller et le retour 1) La première espèce est connue : l’affaire Centros, c’est-à-dire l’arrêt de la Cour de justice du 9 mars 1999 ( 5 ). (5) Aff. C-212/97, concl. A. La Pergola. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 4 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 Deux époux danois, ayant l’intention de créer une entreprise au Danemark, mais ne voulant pas souscrire le capital minimum imposé par le droit danois, décident, lors d’un séjour à Londres, d’y constituer leur société, qui, relevant alors du droit anglais, n’est pas soumise à des exigences de capital minimum. N’exerçant aucune activité en Angleterre, ils ouvrent une succursale, mais au Danemark, laquelle est l’établissement principal de la société. L’État danois refuse de reconnaître la régularité de cette succursale. Saisie d’une question préjudicielle, la Cour de justice des Communautés européennes affirme : « Les articles 42 et 48 du Traité interdisent, même dans les circonstances de l’espèce, à un État de refuser d’immatriculer une succursale d’une société valablement constituée dans un autre État membre ». La Cour estime que les fondateurs d’une société peuvent profiter des opportunités que leur offre chacune des législations de l’Union européenne. Elle réserve cependant l’abus caractérisé et la fraude, lesquels cependant ne s’induisent pas de la simple habileté permise par le « law shopping » ! Par conséquent, en l’état de la jurisprudence de la Cour, la réserve n’est que « lettre morte ». La loi de l’incorporation va donc régir universellement non seulement la constitution d’une société mais surtout son régime juridique comme la reconnaissance d’une personnalité morale comprise au sens de la loi locale, ainsi que le fonctionnement et les pouvoirs des dirigeants. Étant entendu que les variations des législations locales ne sont admissibles par les autorités européennes ou nationales que dans les limites posées par les règlements et les directives européennes et autres textes dérivés du Traité, notamment la directive du 9 mars 1968 tendant à coordonner les garanties qui sont exigées des États membres pour protéger les intérêts des associés et des tiers dans les sociétés de capitaux. S’agissant de l’ouverture d’une succursale, un État membre ne saurait valablement imposer à une société établie dans l’un des États de l’Union européenne « des conditions discriminatoires » sous prétexte qu’elle a été incorporée dans un autre État. 2) La deuxième espèce significative est l’affaire Inspire Art Ltd, soumise à la Cour de justice des Communautés européennes le 30 septembre 2003 ( 6 ). Une société de droit anglais, Inspire Art Ltd, avait voulu ouvrir une succursale aux Pays-Bas. Or la législation néerlandaise impose, à l’imitation des qualificatifs de « pseudo foreign companies » américaines de l’État du Delaware, aux succursales de sociétés formellement immatriculées à l’étranger, de préciser qu’elles ne sont que des « sociétés étrangères de pure forme » y compris lors de leurs relations d’affaires. La Cour condamne ces restrictions, en constatant d’une part qu’une législation nationale ne peut, en application de la directive du Conseil du 21 décembre 1989, mettre à la charge de la succursale d’une société constituée en conformité avec la législation d’un autre État membre, des obligations de publicité non prévues par ladite directive ; d’autre part, que les articles 43 et 48 du Traité s’opposent à une législation nationale qui soumet l’exercice de la liberté d’établissement à titre secondaire par une société constituée en conformité de la législation d’un autre État membre, à des conditions prévues en droit interne pour la constitution de sociétés et non pas des seules succursales et relatives au capital minimum et à la responsabilité des administrateurs. (6) C-167/01. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 5 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 3) Dans la troisième espèce, en prolongement, s’agissant non plus de l’établissement secondaire d’une société, mais simplement de l’exercice de son activité dans un autre État membre, sous forme de prestations de services, la Cour de justice, le 11 décembre 2003, a rendu une décision doctrinalement analogue ( 7 ). L’obligation, imposée à une entreprise établie dans un État membre et qui souhaite, en tant que prestataire de services, exercer une activité artisanale dans un autre État membre, de s’inscrire au registre des métiers de ce dernier État, constitue une restriction au sens de l’article 49 du Traité CE, dès lors qu’elle retarde, complique ou rend plus onéreuse, la prestation de services dans l’État membre d’accueil ( 8 ). 4) La logique commune à ces décisions est la suivante. L’intérêt général local qui permettrait d’invoquer la loi du siège réel n’est pas un obstacle juridique reconnu. L’incorporation n’est pas frauduleuse ou fictive. Dès lors, on ne saurait recourir à la technique artificielle des lois de police ou s’abriter derrière une prétendue fraude pour limiter les effets universels de la loi du siège statutaire. La concurrence encouragée entre les systèmes normatifs nationaux autorise l’adoption par des sociétés des régimes les plus libéraux pour les « exporter ». Est-elle loyale ? L’égalité de traitement passerait par d’autres voies : l’unification progressive du droit des sociétés par une multiplication des formes européennes ouvertes et fermées, qui l’emporteraient par leurs avantages sur les formes locales. En outre, demeurent les dispositions de l’article 46 du Traité qui permettent aux États membres d’adopter des restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants étrangers en adoptant des dispositions législatives, réglementaires et administratives dans la mesure où elles sont justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique ( 9 ). Mais il s’agit d’une autre question. De principe, la liberté d’établissement secondaire est affirmée, comme l’est celle de l’établissement principal. La succursale n’est pas juridiquement assimilable à une société filiale, laquelle, en revanche, étant une société à part entière, doit répondre aux conditions exigées par la législation de son immatriculation. Par conséquent, une ou plusieurs sociétés du groupe peuvent relever de législations différentes. Toutefois, dès lors que l’on n’est pas entre « européens », et s’agissant de l’établissement secondaire dans d’autres États que celui de l’incorporation, cette jurisprudence de la Cour de justice trouve des limites. Elle ne remet pas en cause la distinction entre les sociétés liées à l’économie européenne et celles d’initiative extra-européenne bien que constituées dans l’un des États de l’Union. La liberté d’établissement secondaire suppose, on le sait, « un lien effectif et continu avec l’économie d’un État membre ». Cette exigence du Conseil des communautés, (7) V. CJCE, 11 décembre 2003, aff. C-215/01, Schmitzer ; cf. CJCE, 3 oct. 2000, aff. C-58/98, Consten : Rec. CJCE I, p. 7919. (8) V. les conclusions de l’avocat général Damaso Ruiz-Jaravo Colomer sur le site www.europa.eu.int/eur-lex/fr. (9) V. conclusion de l’Avocat général Jean Misho, 26 juin 2003, Com. / République française, Aff. C-496/01 à propos de l’obligation faite par la législation française aux laboratoires d’analyses de biologie médicale établis dans d’autres États membres d’avoir leur siège d’exploitation sur le territoire français. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 6 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 dans un programme général de 1961, a pour objet d’éviter que des sociétés sans lien autre que l’incorporation avec l’Union européenne puissent se parer d’une apparence européenne par une simple incorporation pour s’établir ensuite dans d’autres États. Étaient visées, notamment, les entreprises américaines ou japonaises… Mais à l’époque, les 6 États du Marché commun étaient tous, même les Pays-Bas, attachés au critère du siège réel ! B) Le piège de l’incorporation La société peut être piégée par une incorporation intangible. La logique juridique comme l’efficience économique voudraient qu’une société puisse en cours de vie sociale se placer à son gré et par simple changement d’immatriculation, sous l’égide d’une autre loi nationale, avec ou sans transfert de siège réel. Elle n’aurait à respecter que les seules exigences de son nouvel État d’accueil. La liberté d’établissement, pour les personnes morales, devrait se traduire par un simple changement de système juridique. Or, un premier obstacle juridique apparaît, tenant aux inconvénients d’une discontinuité de la personnalité de la société. Elle menace le droit de gage général de ses créanciers si le transfert entraîne disparition de la personne avec laquelle ils ont traité, sans transfert universel du patrimoine à la nouvelle personne morale. Le risque aurait sans doute été surmonté, serait-ce par une coordination des opérations de radiation et d’immatriculation subséquente, si les États n’avaient pas brandi l’arme fiscale. Le droit positif reste fixé par l’arrêt de la Cour de justice du 27 septembre 1988 ( 10 ), selon lequel : « les dispositions du Traité ne confèrent aucun droit à une société constituée conformément à la législation d’un État membre et y ayant son siège statutaire de transférer son siège de direction dans un autre État membre ». Mais, au-delà de la question de la dissociation de la direction au sens fiscal, celle du changement d’incorporation n’est pas non plus facilitée. De façon anachronique, on considère qu’une société pour modifier son incorporation initiale doit se dissoudre et être liquidée dans son État d’origine pour se reconstituer dans l’État de son choix… si elle surmonte le coût prohibitif fiscalement. C’est que sa dissolution relève aussi de la lex societatis, comme la constitution. Certes, une proposition de quatorzième directive relative au transfert du siège statutaire des sociétés de capitaux prévoit que le transfert n’opèrera ni dissolution, ni création d’une personne morale nouvelle. Mais pas plus que pour la societas europaea, bien que le transfert de son siège social soit facilité, n’est réglée la question des conséquences fiscales locales d’une telle opération de désinvestissement ( 11 ). Bien que portant sur une autre contestation, une décision plus récente de la Cour de justice sera citée pour montrer que la souveraineté fiscale des États ne saurait être considérée comme une atteinte nécessairement légitime aux prescriptions européennes. La Cour a condamné le 11 mars 2004 les dispositions fiscales françaises moralisatrices qui avaient pour but de lutter contre l’évasion fiscale des contribuables qui transféraient leur domicile (et leur fortune) à l’étranger avant de céder des valeurs mobilières et ainsi échapper à (10) Aff. Daily Mail and General Trust plc, C-81/87, la solution de principe demeure, malgré la modification de la législation fiscale anglaise désormais favorable. (11) V. CCI de Paris, Faciliter le transfert des sièges sociaux au sein de l’UE, in JCP ed. G, 1999, n° 44, actu. p. 1961, obs. G. Chastenet de Géry. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 7 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 la taxation des plus-values. Cette disposition est considérée comme incompatible avec l’article 43 du Traité : « Elle est disproportionnée par rapport à l’objectif recherché… ». Inspirera-t-elle la jurisprudence sur les transferts de sièges sociaux ? En revanche, il serait hasardeux d’affirmer que désormais, avec la jurisprudence Centros, une attaque décisive a été portée contre le critère du siège réel ( 12 ). 2. La capacité juridique et le siège réel C’est la lex societatis, on l’a vu, qui détermine les pouvoirs des organes sociaux et notamment des dirigeants, serait-ce à l’égard des tiers (fournisseurs ou clients). La solution s’étend aux opérations réalisées sur d’autres territoires, notamment ceux du siège réel s’il est différent du pays d’incorporation. Ce qui introduit des éléments étrangers dans un système local, même s’il applique l’immatriculation au lieu du siège réel. La Cour de justice, le 5 novembre 2002, dans l’affaire Überseering BV / Nordic Construction Company Baumanagement GmbH ( 13 ), a dû préciser la portée de la loi de l’incorporation quant à la capacité de la personne morale dont le siège réel est situé dans un autre État. En l’espèce, la société Überseering, incorporée aux Pays-Bas, avait acheté un terrain en Allemagne sur lequel elle avait fait construire un motel. Une société allemande en avait assuré la rénovation. La société Überseering de droit néerlandais donc, assigna la société allemande en invoquant des malfaçons dans les travaux de rénovation. Or, la totalité de ses parts sociales avait été cédée à de nouveaux associés, établis en Allemagne, ce qui provoquait l’apparition d’un siège réel dans ce pays. La capacité de la société Überseering ne devait-elle pas s’apprécier désormais au lieu de son siège effectif, comme en dispose le droit allemand ? Le droit néerlandais est bien celui de l’incorporation initiale, mais le droit allemand détermine la capacité en coïncidence avec la loi du siège réel. Sur question préjudicielle, la Cour de justice affirme : « l’État membre sur le territoire duquel la société exerce sa liberté d’établissement doit respecter la capacité juridique que lui confère le droit de l’État membre selon lequel elle est constituée ». Autrement dit, si l’État d’origine n’exige pas que la société personnalisée y ait en outre son siège réel, la société est valablement et définitivement constituée à l’égard de tous. Son existence doit être reconnue par tous les autres États de l’Union européenne. Autre étant la question du changement d’État d’immatriculation en cours de vie sociale ( 14 ). Est-ce le triomphe absolu du siège statutaire sur le siège réel ? La réponse, en l’état du droit positif, ne saurait être affirmative. Certes le siège réel n’est plus un critère nécessaire de détermination de la lex societatis. En revanche, n’a pas été tranchée la question fondamentale suivante. Une société dont le siège réel est fixé sur le (12) V. J. Bgasedaw, La libre circulation des sociétés en Europe, Développements récents, intervention au colloque Institut de droit comparé de Paris, 2 avril 2001. (13) CJCE, 5 novembre 2002, aff. C-208/00. (14) V. supra. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 8 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 territoire d’un autre État, peut-elle imposer aux autorités françaises ou espagnoles, de l’immatriculer et de lui reconnaître une capacité de droit français ou espagnol sur la seule base d’un siège statutaire localisé sur leur territoire ? La réponse doit être négative. La société requérante ne remplit pas les conditions exigées par la loi de constitution, à savoir d’y disposer d’un siège réel conforme au siège statutaire. Il ne s’agit plus de conflit de lois en droit international privé, mais d’une loi de police, destinée à prendre en considération des intérêts généraux locaux, loi qui est conforme aux dispositions cadres européennes qui parlent d’une constitution de la société « conformément à la législation d’un État membre ». Or sur ce point les exigences cumulatives, siège statutaire et siège réel, subsistent. Un argument de texte en confirme la pertinence puisqu’une nouvelle affirmation normative européenne de l’importance du siège réel s’impose avec le règlement 2157/2001 portant statut de la société européenne qui exige que le siège statutaire et l’administration centrale de la société européenne se situent toujours dans un même État membre ! Pour résumer, une législation nationale ne peut ignorer la personnalité morale et la capacité d’une société valablement incorporée dans un autre État de l’Union mais elle peut n’admettre d’immatriculer sur son territoire que les sociétés qui y ont leur siège réel : 1. Une société valablement immatriculée dans un pays appliquant le système de l’incorporation reste soumise à la loi nationale d’immatriculation, quel que soit le lieu de situation de son siège réel, serait-ce dans un État n’immatriculant que les sociétés qui y ont établi leur siège réel. 2. Une législation nationale peut exiger des sociétés qui souhaitent s’immatriculer sur son territoire et se rattacher à son droit qu’elles y établissent leur siège réel pour que leur soient reconnus la personnalité morale et une capacité selon ce système local. Reconnaissance qui s’impose à tous les autres États de l’Union européenne. L’opposition apparaît donc en théorie tranchée mais les pays ayant choisi l’incorporation ne sont-ils pas avantagés dans la concurrence normative ? En réalité, tout dépendra de la définition même que l’on donnera au siège réel. À s’en tenir au lieu où se réunissent les organes de direction, la multiplicité des moyens de communication et spécialement des réunions « virtuelles », multi-sites, conduisent à en affaiblir la portée et à annihiler l’obstacle. La force du siège réel devrait donc décliner en pratique. Un autre concept, caractérisant les liens de la société avec une économie nationale ne s’y substituera-t-il pas ? Une notion s’affirme, mais lorsque la société connaît des difficultés financières. Le centre des intérêts principaux se substitue au siège social statutaire, ce qui relance la problématique. En effet, les conflits les plus nombreux et les plus lourds de conséquences n’apparaissent-ils pas avec les menaces de faillite ? Dans le cadre de ce colloque, en prolongement du thème principal, cet aspect ne sera donc que signalé puisqu’il relève à lui seul d’un exposé complet. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 9 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 II – La loi sur l’insolvabilité des sociétés : le centre des intérêts principaux et le siège social Lorsqu’une société est insolvable, il convient de savoir quelle est la juridiction compétente pour ouvrir une procédure de faillite et de déterminer ensuite quelle sera la loi applicable. Intellectuellement deux systèmes ont été confrontés : celui de la territorialité et celui de l’universalité d’une procédure de faillite ouverte par une juridiction nationale. Dans le premier cas, une entreprise peut avoir un établissement principal par pays où elle exerce des activités et y être soumise à autant de procédures collectives autonomes, dans le second, elle n’a qu’un établissement principal dans un seul État d’ouverture d’une unique procédure qui s’étend aux établissements secondaires localisés dans d’autres États. Désormais, pour les entreprises établies dans l’un ou l’autre des États de l’Union européenne, le règlement européen du Conseil du 29 mai 2000 a fixé des critères unifiés de compétences juridictionnelles et législatives, reposant sur une unique procédure européenne. Aux termes de l’article 3 de ce règlement : « les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur sont compétentes pour ouvrir la procédure d’insolvabilité ». Cette juridiction du centre des intérêts principaux applique sa propre loi nationale qui détermine les conditions et le déroulement de la procédure collective ainsi que les pouvoirs des « syndics » ainsi que les restrictions apportées aux pouvoirs du débiteur, des organes de la faillite ainsi qu’aux droits des créanciers et des tiers. Sa portée est universelle et doit être reconnue dans tous les autres États de l’Union européenne ( 15 ). Ce centre des intérêts principaux, s’agissant d’une société ou d’une personne morale, est présumé, jusqu’à preuve contraire, être le lieu du siège statutaire. Mais, puisque ce n’est que de présomption qu’il s’agit, la preuve peut être rapportée que le centre des intérêts principaux est différent du siège statutaire. Il n’y a donc plus d’adéquation avec le lieu de l’incorporation. À la pure formalité constitutive se substitue l’enracinement de l’entreprise dans un secteur économique national. C’est qu’une procédure de faillite met en jeu, notamment à travers le classement des créanciers et des sûretés, des intérêts généraux. Le trésor public d’un État n’est pas celui d’un autre et son privilège général devient inefficace au-delà des frontières nationales. De cette prise en considération du centre des intérêts principaux, deux difficultés nouvelles apparaissent. L’une pratique, l’autre théorique. D’une part, plusieurs juridictions d’États différents peuvent prétendre souverainement que le principal établissement d’une société se trouve dans leur ressort territorial et ouvrir chacune une procédure à portée universelle et par conséquent, incompatible avec les autres. Ne s’agit-il pas d’une question de droit et de fait ? Au cas de litispendance, la Cour de justice des Communautés, qui n’est pas une cour de cassation régulatrice, ne peut que répondre à une question préjudicielle sur la notion de centre des intérêts principaux mais non pas décider directement de la solution. Or les règles classiques de règlement des questions de litispendance, en donnant la préférence à la juridiction la première saisie ou qui a rendu la première décision ( 16 ) ne sont pas satisfaisantes puisqu’elles mésestiment le problème de droit (15) À l’exception du Danemark, mais les 10 États qui vont rejoindre l’U.E y seront soumis. (16) V. exposé des motifs du règlement du 29 mai 2000. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 10 Les petites et moyennes entreprises Et les réformes du droit des sociétés dans l’Union européenne Madrid - 4 et 5 février 2004 international privé et ignorent l’environnement économique réel de l’entreprise. En outre, par la diversité des rattachements selon les branches du droit concernées, il est stratégiquement possible de soumettre à des lois nationales différentes : la société, sa procédure de faillite, l’établissement et les salariés qui y sont employés. Le droit des sociétés, le droit de la faillite et le droit du travail applicables respectivement n’appartiendront donc pas aux mêmes systèmes législatifs et relèveront de juridictions indépendantes les unes des autres ! Le correctif de la « faillite secondaire » est impuissant à en écarter les contradictions et les inégalités ( 17 ). D’autre part, lorsque l’entreprise est constituée sous la forme d’un groupe de sociétés, chaque société non seulement dépendra de sa propre lex societatis, mais, au cas d’insolvabilité, sera soumise à la compétence juridictionnelle et législative du centre des intérêts principaux du groupe, lequel peut être différent de celui des sociétés qui le composent, ce qui provoque un écartèlement de l’entreprise entre des systèmes nationaux. À moins qu’écartant la référence au siège statutaire, le juge estime souverainement que toutes les sociétés se rattachent, en fait, à un seul centre, qui sera souvent celui de la société-mère. L’unité de l’entreprise sera sauvegardée aux dépens du droit des sociétés. Leur harmonisation est donc hasardeuse pour tenter de mettre sur pied des solutions économiquement planifiées. En outre, au cas d’action en extension des procédures ou des sanctions d’une filiale à une autre ou vers la société mère, les actions vont s’enchevêtrer et se contrarier inextricablement. Ainsi, au-delà de la logique abstraite, la réalité fait apparaître des situations complexes que même le subtil loup, expert en règlement de compétence du Libro del buen amor de Juan Juiz, serait dans l’incapacité de résoudre. Toutefois, la culture de la gouvernance qui se développe en Europe ouvre des perspectives nouvelles, notamment grâce à la création de réseaux de juristes et d’économistes qui, par une réflexion interdisciplinaire, dépasseront, dans l’intérêt général, les obstacles dressés par des lois trop abstraites. Le colloque d’aujourd’hui, que nos amis espagnols ont su pertinemment organiser avec le Centre de recherche sur le droit des affaires de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, en est une illustration prometteuse. Il doit être salué puisqu’il est pragmatiquement dans le droit fil de la coopération transfrontalière franco-espagnole des collectivités locales dans l’utilisation des fonds européens. Avec les accords de Schengen, en 1992, la frontière politique qui séparait la France de l’Espagne, depuis le Traité des Pyrénées de 1659, s’est estompée. Désormais n’est-on pas fondé à espérer que les disparités artificielles économiques et juridiques vont se résorber, grâce à des solutions harmonieuses, préservant les spécificités nationales positives, utilement ouvertes aux choix rationnels des entreprises ? (17) V. Vers un droit de la faillite européenne ? Le règlement du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, in Faillite et concordat judiciaire : un droit aux contours incertains et aux interférences multiples, Bruylant, Bruxelles, 2002, p. 571. Ce document provient du site internet du CREDA, http://www.creda.ccip.fr. Les droits de reproduction sont réservés et strictement limités. 11