La fascination ou la passion de l`image

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La fascination ou la passion de l`image
Le Bulletin Freudien n°25-26
Juin 1995
La fascination ou la passion de l’image :
un itinéraire pour Ulysse qui se garde
du cyclope comme personne
Didier de BROUWER
(63)Se pencher sur la fascination est un retour au coeur même de questions fondatrices de la psychanalyse.
Le concept, s’il en est un – et ce travail tentera d’établir qu’il ne peut en être au sens strict –, n’est pourtant
pas analytique ; on pourrait dire que l’obscur qu’il recèle, sa part d’indicible, présente aussitôt qu’on
l’évoque, éloigne de la psychanalyse, de sa direction résolument rationnelle et scientifque dans laquelle
Freud voulait la diriger. Cependant, c’est en partant des découvertes recueillies par l’hypnose que Freud a
bâti son nouveau savoir. Ce dernier identifera explicitement hypnose et fascination dans la Psychologie des
masses et analyse du moi tout en clamant bien haut sa viscérale aversion pour un procédé d’assujettissement
respectant si peu son idéal de philosophe des lumières. Il n’est par ailleurs pas anodin de relever que Freud a
construit, élaboré la psychanalyse en différant sa propre fascination pour les grandes questions culturelles : «
Après un détour, une vie durant, par les sciences de la nature, mon intérêt était retourné à ces problèmes
culturels qui jadis avaient fasciné le jeune homme (64)à peine éveillé à la pensée » 1. Que cet intérêt ait
retrouvé toute sa vigueur dans l’événement d’une rencontre que l’on peut qualifer de fascinante, celle de
Wilhelm Fliess et de sa science paranoïaque, marque un deuxième temps du destin de Freud. Le troisième,
capital pour l’invention de la psychanalyse, étant sans conteste cet « ombilic du rêve », ce lieu vertigineux
qu’il découvre au fond de la bouche de cette jeune femme qui lui est chère, dans son rêve interprété de
« l’injection faite à Irma ». Dans ces trois moments surgit ce qui fascine, avec l’effroi ou la séduction qui
l’accompagne. C’est bien en s’armant du bouclier que constitua pour lui l’élaboration de la psychanalyse que
Freud, tel un Persée, part affronter le vertige des questions de sa jeunesse, l’ombilic de ses rêves et en même
temps sa propre névrose de transfert (ce savoir qu’il prête à l’Autre jusqu’à se mettre à son écoute tel le
déchiffreur d’oracle). La réalité psychique ne put se réféchir que dans le miroir conceptuel qu’il eut à
longuement polir.
L’origine du temps, le temps recommencé
Le propos que je voudrais tenir est que la fascination nous concerne tous, de quelque manière, par ce qu’elle
borde la « matière » même du réel, ce contre quoi nous nous butons, ce qui nous laisse sans voix et sans
mots. Elle s’étend du sublime jusqu’à l’effroi en passant par les passions déclenchées dans la rencontre des
amants. Qui prétend y avoir toujours échappé s’est sans doute trop laissé captiver, à son insu, par sa propre
image, pour autant qu’il en ait toujours évité la part de ténèbres.
Nous naissons fascinés par le regard maternel, première altérité sur laquelle nous anticipons notre
image fondatrice. Dans le Séminaire II, Lacan fait appel à la fable du paralytique et de l’aveugle, de la
fascination du premier pour le regard du second : « La moitié subjective d’avant l’expérience du miroir, c’est
le paralytique, qui ne peut pas se mouvoir seul si ce n’est de façon incoordonnée et maladroite. Ce qui le
maîtrise, c’est l’image du moi, qui est aveugle et qui le porte. [...] Et le paralytique, à partir duquel se
construit cette perspective, ne peut s’identifer à son unité que dans la (65)fascination dans l’immobilité
fondamentale par quoi il vient correspondre au regard sous lequel il est pris, le regard de l’aveugle. Une
autre image est celle du serpent et de l’oiseau, fasciné par le regard. La fascination est absolument essentielle au
phénomène de constitution du moi. C’est en tant que fascinée que la diversité incoordonnée, incohérente, du morcelage
1
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Cité de P-L. ASSOUN, Freud et les sciences sociales, Paris, A. Colin, 1993, p. 27.
primitif prend son unité. » 2
C’est dans le regard modulé par une voix au sens encore incompréhensible que nos besoins vitaux se
transforment en désir. Désormais le but n’y correspond plus en la simple satisfaction vitale, la pulsion trouve
sa part de satisfaction dans la répétition même de son circuit. Temps zéro de la constitution du moi, le temps
de la fascination c’est le temps de « l’absence de temps. C’est le temps où rien ne commence, où l’initiative
n’est pas possible, où avant l’affrmation, il y a déjà retour de l’affrmation. » 3 Plutôt qu’un mode purement
négatif c’est un temps sans négation, sans décision, quand ici est aussi bien nulle part, que chaque chose se
retire en son image et que le « je » que nous sommes se reconnaît en s’abîmant dans la neutralité d’un « il »
sans fgure.
Temps de l’origine et de sa question lancinante, de son retour même. Nietzsche appelait sa grande
pensée, celle de l’Eternel Retour, sa « tête de méduse », expérience où son identité même se bouleversait.
Pure contemplation d’un cercle, oeil mimétique semblable à ces leurres que le génie de la Nature a conçu sur
les ailes de certains papillons, qui le regardait et le fgeait plus qu’il ne le contemplait lui-même. Dans cette
pensée « abysmale », extatique, du monstrueux se profle : vouloir le Retour Eternel c’est vouloir le retour
éternel de sa mère et de sa soeur. Ces deux femmes le persécutaient, l’une d’entre elles ira jusqu’à falsifer
son oeuvre posthume. Cette idée du retour l’accablait, aurait-il la force de la supporter ? La contemplation
quasi mystique du philosophe dévoile un mauvais oeil, celui d’une mère dévorante, insatiable.
La fascination c’est le temps du regard suspendu, temps où le geste (66)s’achève, il y a butée : « Qu’estce que c’est que cette butée, ce temps d’arrêt du mouvement ? Ce n’est rien d’autre que l’effet fascinatoire, en
ceci qu’il s’agit de déposséder le mauvais oeil du regard, pour le conjurer. Le mauvais oeil c’est la
fascination, c’est ce qui a pour effet d’arrêter le mouvement et littéralement de tuer la vie. Au moment où le
sujet s’arrête suspendant son geste, il est mortifé. La fonction anti-vie, anti-mouvement, de ce point
terminal, c’est la fascination. » 4 La fascination, c’est le charme, le maléfce, le mauvais oeil, ce qui est mis en
travers du chemin (dia ballein en grec, d’où vient diabolique, c’est jeter à travers ou de côté). Le regard est le
vecteur du trouble : quelqu’un ou quelque chose de la réalité vous perce du regard, « cela » vous regarde. Le
sens est double : on y constitue la proie du regard de l’autre mais l’on y est aussi intimement concerné,
comme dans un mouvement de retrouvaille. La fascination c’est l’aliénation dans ce qu’elle a de violence
extrême et originaire, événement mythique initial où l’être ne se constitue que dans son rapport à l’Autre.
Ce visage qui dans l’autre miroir ne peut se voir : l’entre deux miroirs
L’aliénation comme Lacan en développe le thème est le mouvement de la constitution du moi dans son
rapport à l’Autre. Pas de moi sans exclusion : l’identifcation passe par l’image de l’Autre et pour que le
mouvement d’identifcation se poursuive, il faut que cette image offerte par l’Autre soit trouée, manquante,
incomplète. Quelque chose dans le corps vivant, corps parlant de la mère est absent. Cette perception de
l’enfant se fait dans la stupeur nous dit Freud, sinon dans le déni. Ce dommage narcissique est fondateur du
complexe de castration : le réel de l’absence, de l’horreur qu’elle signife, sera voilé par la fction d’une
« théorie sexuelle infantile ». Si « cela » manque c’est qu’il y a eu punition. Le réel de la castration est
recouvert par la fction de la loi de l’interdit, l’énigme se maintient, humanisant par la parole et son pouvoir
de fction un constat autrement insoutenable. Cette opération identifante ne se joue pas une fois pour toutes,
(67)l’adolescence en témoigne. L’imaginaire de l’enfance ne peut plus donner consistance au corps de
l’adolescent, les mots lui manquent pour le maintenir intact face à cette génitalité qui s’impose à son corps
défendant. Certes le réel de la jouissance, du plaisir, interdit pour en atténuer la puissance désubjectivante,
lui signife sa métamorphose mais il me semble que le regard de l’autre le lui signife tout autant, l’obligeant
à partir d’une réalité insistante de prendre en compte ce qui lui compliquera singulièrement l’existence. Le
mouvement en avant de l’enfance se conclut sur ce qui peut devenir le fascinum. S’installe alors le règne du
regard, ce regard que l’adolescent supporte si mal et qui provoque chez lui des symptômes orientés dans son
champ (qu’il suffse d’évoquer ici la recherche du style vestimentaire, cachant souvent la personnalité voir le
sexe de celui qui s’en affuble ; ou encore l’éreutophobie généralement très mal tolérée). La peur du regard se
transforme rétorsivement en passion du voir, en passion de l’image.
L’adolescence est un temps logique, temps où il s’agit de conclure dans la hâte pour se constituer dans
l’après-coup de l’enfance. Ce temps de conclure ne se fait pas sans peur et sans hésitation. A la hâte
identifcatoire peut succéder le suspens, la butée du mouvement, et c’est en quoi la fascination concerne
particulièrement l’adolescence. Se répètent alors les étapes logiques du temps de l’action, séquence dans
laquelle tout sujet trouve sa vérité : temps de voir, temps de comprendre, temps de conclure. A la différence
qu’ici le sujet peut rester en panne dans un premier temps indéfniment répété : temps de voir où c’est un
insaisissable mauvais oeil qui regarde en miroir et révèle une faille identitaire où le sujet s’engouffre.
Narcisse « charmé » par un regard qui l’appelle d’un lieu qu’il reconnaît trop tard comme le sien. S’ensuit
l’horreur de la confusion du soi et de l’autre.
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J. LACAN, Le Séminaire Livre II, Paris, Seuil, 1978, pp. 66-67. Souligné par nous.
M. BLANCHOT, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, Idées.
J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973. p. 105.
Le faisceau, le récolement du moi et la logique de la masse
Le temps de l’adolescence c’est aussi le temps de la fascination pour le meneur (le führer comme l’appelle
Freud), fgure aux limites de l’imaginaire et du symbolique, de l’incarnation de la loi, mais ici comme grande
Mère non castrée exhibant les trophées de son invincibilité. Le fascisme dans son sens (68)et sa racine se
rapproche de la fascination. Le « fascies », le faisceau, était le symbole de la république romaine. Paquet de
verges de bouleaux nouées ensemble il symbolise bien cet effet de rassemblement sans faille de la masse que
le totalitarisme recherche. Plus d’espace entre le moi et l’autre. Dans une totale aliénation à l’autre, le poids
de l’inconscient et de son inhérente culpabilité s’allège. Dans un lien inaltérable à l’Autre, celui qui pourrait
infailliblement dicter ce qu’il faut désirer, le fasciste évite le doute, la faille, le manque dans l’Autre. Le
fascisme comme projet politique prétend répondre à la diffcile question de la séparation des sexes, de leur
rôle. Point de discours ancré dans la culture ou le mythe pour y répondre, le recours au naturalisme sufft
comme discours social. La question des déterminants symboliques de l’identité sexuée est rayée, de même
que l’homosexualité pourtant latente, vouée à la persécution paranoïaque. Tout ce discours ne se soutient
que d’une seule image, celle d’un « petit père des peuples », père imaginaire mettant au service de son projet
la sexualité humaine devenue pur système de reproduction. Ce père imaginaire, apparemment protecteur, il
nous en coûterait de croire que sa séduction ne puisse encore opérer. Une génération sans références le
retrouve vite sur sa route après avoir pourtant raillé l’autorité de ses propres pères.
Ce que le totalitarisme fasciste propose, ce qui lui procure son attrait toujours renouvelé consiste en la
possibilité, à une échelle individuelle, de pouvoir réaliser une identifcation qui supprime la question de
l’Autre.
Il est intéressant de confronter les sources étymologiques de « fascisme » avec le concept utilisé par
Lacan dans Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je. Précisant la nature anticipatrice sur fond de
prématuration de la constitution d’une image rassemblante d’un morcellement archaïque, il a alors cette
phrase : « Ainsi la rupture du cercle de l’Innenwelt à l’Umwelt engendre-t-elle la quadrature inépuisable des
récolements du moi ». » Nous opposerons franchement la notion de récolement 5 à l’imaginaire du faisceau.
Autant la notion de récolement implique une authentifcation juridique d’inventaire avec comme autre sens
plus ancien celui de (69)« faire répéter son rôle à un acteur » 6, autant le terme de faisceau élimine la mise
ensemble dans la parole reconnue par l’autre puisqu’il s’agit d’un assemblage de choses liées ensemble, hors
de toute dimension temporelle ; la diachronie du récolement disparaît au proft de la synchronie de l’image.
Dans le récolement il y a l’autorité juridiquement établie là où il y a ce qui fait force de loi par le seul pouvoir
d’une masse confondue avec son idéal dans le second. Dans son schéma optique de la constitution du moi,
Lacan fait le commentaire suivant : « A prendre effet de parabole, il (un tel modèle) nous permettra de
pointer le peu de naturel qui est impliqué dans la prise d’une encolure, imaginaire de surcroît, sur des
éléments, les tiges, dont le faisceau 7, tout à fait indéterminé dans son lien, ne l’est pas moins dans sa
diversité. » 8 Le lien déterminé, le faisceau, c’est bien au niveau du moi qu’il est à chercher (l’encolure du
vase), sa nature est imaginaire et veut ignorer l’insaisissable de ce qui fait lien pour le sujet face à la diversité
de ses objets : le phallus dans sa dimension symbolique.
Le fascinus : épiphanie du phallus
« Le caractère principal de l’organisation génitale infantile, nous dit Freud, est en même temps ce qui la
différencie de l’organisation génitale défnitive de l’adulte. Il réside en ceci que, pour les deux sexes, un seul
organe génital, l’organe mâle, joue un rôle. Il n’existe donc pas un primat génital, mais un primat du phallus » 9.
On sait le destin réservé par Lacan au terme de phallus : simulacre, « partie manquante à l’image désirée »,
ne pouvant jouer son rôle que voilé ; pur signifant que toute chaîne signifée cherche à atteindre dans
l’énonciation de son désir. Que le « fascinus » latin soit le mot pour dire le phallus dans notre langue, Lacan
ne l’ignorait pas puisqu’il évoque la Villa des Mystères à Pompéi dans son texte des Ecrits sur (70)« La
signifcation du phallus ». Le voile couvrant le « fascinus » au centre de la fresque est sur le point de se lever
dans un décor de satyres, de ménades, de silènes et autres divinités orgiaques au centre desquelles trône
Dionysos, provoquant l’effroi et la terreur de femmes spectatrices. Que « fascinus » ait la même racine
étymologique que « fascination » nous place sur un cercle un peu plus proche de ce que tente de cerner cette
recherche.
Revenons à l’adolescence, ce que Freud nous dit est que « l’organisation génitale défnitive de l’adulte »
ne peut se réaliser qu’à partir du moment où l’enfance a été placée sous le primat du phallus. Sortir de
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Notre attention sur ce mot a été attirée par Ch. Dubois lors de son séminaire en 91-92 sur l’Identifcation.
Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1992.
C’est nous qui soulignons.
J. LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 676.
S. FREUD, « L’organisation génitale infantile », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 114.
l’enfance c’est quitter son inhérente bisexualité : l’adolescent en reste largement marqué et c’est ce en quoi il
fascine les adultes. Son corps androgyne revient sans cesse dans les mythes grecs et romains sous forme
divinisée : Dionysos, Apollon, Eros, la liste est longue. Sa séduction troublante dépasse le monde grec et
romain puisque sa fgure se retrouve si fréquemment dans le roman moderne et la peinture.
Echapper à la sexuation c’est représenter sous la forme la plus parfaite ce qui pourrait combler un
narcissisme toujours errant, qui tel Isis, est en quête de la part manquante pour reconstituer le corps de son
amour. Que le phallus soit de nature essentiellement symbolique, qu’il soit pétri de logos c’est l’épreuve
initiatique de l’adolescent. Du constat de son manque, ou plutôt de cette frustration imaginaire, s’originera
une demande ; demande d’amour où se reconnaît l’autre comme en étant le possible représentant.
Le bouclier de Persée, métaphore du corps de la mère
La psychose dans sa phase initiale exemplarise l’emprise fascinatoire. Dans un très bel article intitulé Le
bouclier de Persée ou psychose et réalité, Francis Pasche compare Persée à l’adolescent qui doit s’initier à une
nouvelle réalité : celle de la division des sexes et des rôles qu’elle entraîne. Si la prise en compte de cette
réalité ne se fait pas, nous dit-il, c’est parce que l’adolescent n’a pas de bouclier, ce fameux bouclier qui lui
est donné par la déesse vierge Athéna, immaculée conception. Ce bouclier lui permet d’affronter Méduse en
la regardant dans son refet, dans sa seule représentation. Sans lui, la réalité (71)fait irruption, envahit le sujet
au point de le déposséder de lui-même 10. Le bouclier pourrait être une métaphore du corps de la mère,
premier miroir : « Pourquoi ces représentations de corps sans tête si ce n’est parce qu’il signife ainsi qu’il (le
psychotique) en fut réduit à se regarder sans l’aide du miroir, sans l’aide du corps de la mère le regardant ? »
Corps désirant de la mère devrait-on ajouter, corps marqué par un désir qui fait énigme puisqu’il déborde
largement l’enfant en lui permettant de devenir sujet d’une question sur cette énigme. Si l’adolescent est mis
en place d’objet, sans énonciation possible face à ce regard de l’altérité radicale qu’est devenu l’autre sexe
depuis l’avènement de la génitalité, c’est l’abîme qui s’ouvre, le soutien narcissique minimum qui manque.
Une « inquiétante étrangeté » se manifeste, « les primitives convictions surmontées de l’enfance
réapparaissent » 11. On sait ce que Freud entend par là : déni de la castration (au sens large) qui est d’abord
celle du premier Autre, l’autre maternel.
Le talisman, le philtre, le déchet
Mais je reviendrai sur Persée qui me semble être un mythe particulièrement fécond. Mythe dont la lecture,
telle une création artistique précède l’élaboration théorique de la psychanalyse et peut en indiquer le chemin.
Il ne me semble d’ailleurs pas pouvoir être lu dans le seul sens d’une élaboration sur la psychose mais aussi
dans le sens de la constitution du « fétiche ». Une fois tranchée, la tête de Méduse devient un redoutable et
infaillible fétiche que Persée ne manque pas d’utiliser, puisqu’elle lui permet de terrasser le monstre marin
auquel est sacrifée Andromède, sa future épouse. L’écart entre l’objet fétiche et le phallus est mince. Cette
tête coupée est un « apotropaîon », nous dit Freud, et il nous explique que cela se disait dans le monde
antique « d’une divinité ou d’une action détournant le mauvais oeil » 12. L’apotropaïon, c’est le fascinus latin,
celui qui le possède ou plutôt croit le (72)posséder met en échec le mauvais oeil, l’invidia 13, l’envie. Le regard
de l’autre, au-delà de ce que l’oeil perçoit dans l’apparence, a un réel pouvoir séparateur, nous dit Lacan, il
fait vaciller, éclater ce « moi » qu’une imaginarisation, certes nécessaire, nous présente comme une totalité
fermée. La conscience comme voyant se voir. La pulsion scopique est celle qui élude le mieux la castration,
mais sa rétorsion est ce qui la présentife jusqu’à la déréalisation, le « trouble de conscience ». Le regard de
l’autre est lié à ce fond d’angoisse qui nous occupe : nos ressources de symbolisation et d’imaginarisation
laissent toujours un reste. Une plage du réel, celui qui nous constitue, non pas cette réalité qui nous est
extérieure, est laissée intacte, inentamée. Cet impossible à nommer, cette butée étroitement nouée au sexe
(sectus : tranché, coupé, divisé) est ce « fons origo » ce fond orignaire face auquel nos comportements
varient : élaboration du sublime, culte de l’horreur ou de l’abjection, éblouissement de la rencontre
amoureuse. Les frontières ne sont pas si nettes, laissez-moi citer Rilke 14 :
Car le beau n’est que le commencement du terrible,
ce que tout juste nous pouvons supporter
et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne
de nous détruire.
10
. F. PASCHE, Le bouclier de Persée ou psychose et réalité, R.F.P., nº 5-6, 1971.
. S. FREUD, L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, Folio Essais nº 93, 1985, p. 209.
12
. S. FREUD, « La tête de Méduse », in Oeuvres complètes, XVI, p. 164, Paris, PUF.
13
. Sur l’invidia, cf. J. LACAN, Séminaire XI, p. 105 : « L’invidia la plus exemplaire pour nous analystes, est celle que j’ai
depuis longtemps relevée dans Saint Augustin pour lui donner tout son sort, à savoir celle du petit enfant regardant son frère pendu
au sein de la mère, le regardant d’un regard amer qui le décompose et fait sur lui-même l’effet d’un poison. »
14
. R.M. RILKE, « Première Elégie », in Poésie – Oeuvres 2, Paris, Seuil p. 3.
11
Ou encore dans le Faust de Goethe lors de la rencontre foudroyante de Marguerite :
MÉPHISTOPHÉLÈS : Laisse cela ! personne ne s’en trouve bien. C’est une fgure magique, sans vie, une idole. Il
n’est pas bon de la rencontrer ; son regard fxe engourdit le sang de l’homme et le change presque en pierre.
As-tu déjà entendu parler de Méduse ? [...] C’est de la magie pauvre fou, car chacun croit y retrouver celle
qu’il aime.
FAUST : Quels délices !... et quelles souffrances ! je ne puis m’arracher à (73)ce regard. Qu’il est singulier, cet
unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou... pas plus large que le dos d’un couteau !
MÉPHISTOPHÉLÈS : Fort bien ! je le vois aussi ; elle, elle peut bien porter sa tête sous son bras ; car Persée la lui a
coupée. Toujours cette chimère dans l’esprit ! 15
Le philtre d’amour est aussi philtre de mort. Tristan et Yseult boivent un pharmakon, cette substance aux
propriétés doubles qui comme le sang de Méduse devient le plus puissant remède d’Asclépios (dieumédecin), ou le pire des poisons qui engendre les serpents.
A la fascination des amants ou à la beauté sublime peut se substituer le culte de l’effroi, du laid ou de
l’horreur. Il y a quelque chose de mystique dans l’abjection, épreuve de soi comme pure souillure.
Identifcation à l’objet d’une perte originaire, celle du temps du refoulement fondateur du narcissisme
primaire. L’expérience de certains grands mystiques telle que Jeanne Guyon exprime la jouissance de n’être
rien 16, ou plutôt Le Rien, ce petit « a », dirait Lacan, qui à s’y identifer consacre l’existence d’une
irréductible mais totale altérité, auréolée de la plus pure lumière. Il n’est évidemment pas donné à tout le
monde de pouvoir soutenir une telle contemplation face à ce non-représentable, à cette place vide, désertée
par ce qui nous « regarde » tous, pourrait-on dire.
Le laid c’est ce qui fait souffrir (même racine que le leiden germanique), rebute. Avant d’être pris dans le
sens esthétique qui l’oppose au beau, il est le sentiment d’horreur qu’inspire une personne. Difformité d’un
corps blessant le regard. Athéna affolée par la laideur de son visage, gonfé, grimaçant, comparable à celui
de Gorgô, lorsqu’elle joue de la fûte. Elle rejette aussitôt sa propre invention. Cet instrument dont le son est
comparé à l’épouvantable cri de la Méduse, le satyre Marsyas se l’approprie. On sait ce qu’il adviendra de
lui après une joute musicale avec Apollon : sa peau écorchée deviendra le trophée de la victoire du dieu
solaire. Victoire du divin sur l’animalité, de l’apollonien sur la pulsion animale. Cette laideur du satyre
(74)qui écorche la vue devient ce à quoi la perfection divine ne peut que la destiner, un objet abject et
effrayant.
Les formes de l’horreur et du laid sont multiples dans l’état actuel de notre culture et ses manifestations
artistiques. Ces images marquent par leur effet fascinant (l’art n’a jamais autant fasciné les foules, le cinéma
nous abreuve en effroi), une certaine déliaison du nouage entre l’imaginaire le symbolique et le réel que
Lacan représentait par son noeud borroméen. Si l’imaginaire du corps ne peut plus consister par l’étayage
qu’il trouve dans les traits unaires, traits idéaux, appartenant au symbolique, le cercle du réel a tendance à se
détacher des deux autres et à faire retour sous le mode de spectres fascinants. C’est là que je situe Méduse et
je pense qu’elle n’aura de cesse de nous regarder, de ce regard si constamment frontal à travers l’histoire.
Le Caravage et le miroir
Comment éviter que ce réel que constitue la castration ne fasse pas ravage, cela passe par la sublimation. Le
seul destin d’une pulsion qui évite le refoulement, la régression. Pourtant le sublime pose question, il n’est
pas le seul effet du beau et Freud n’en a sans doute pas résolu l’aporie : « Le sublime est à son tour de forme
variée », nous dit Kant, « son expérience s’accompagne parfois d’horreur ou de gravité sombre, dans
quelques cas d’admiration silencieuse, dans d’autres encore d’une beauté qui se déploie dans un champ
sublime. » 17 Et pour citer Goethe : « Le meilleur de l’homme gît dans l’effroi. » 18 La perversion elle aussi
cherche le sublime, prétend même parfois y atteindre (Sade l’inaugure dans la littérature moderne jusqu’à
un Bataille plus proche de nous). Quoi que l’on y fasse le réel reste source de sublime, de fascination,
d’horreur sacrée, présence du divin. Un des premiers grands peintres à nous montrer l’horreur mêlée
inextricablement au sublime c’est Caravage, le peintre d’une des plus belles Méduse de l’histoire (75)de l’art.
Cette représentation d’un thème mythologique fait exception dans son oeuvre. Son premier souci était de
peindre la réalité, sans reculer devant ses obscurités, voire ce qu’elle soulève d’effroi. Mettre à plat toute
idéalité, accueillir le spectacle du réel par la seule vertu de la lumière donnant substance aux corps, était son
unique règle. « Son respect obstiné du vrai peut même avoir renforcé sa croyance ingénue que c’était
“l’objectif de la chambre noire” qui regardait pour lui et lui suggérait tout [...] et ce qui le surprit le plus fut
de s’apercevoir que l’homme n’est nullement nécessaire au miroir si, une fois qu’il est sorti du champ, le
15
. GOETHE, Faust et le second Faust, Paris, Garnier Frères, 1969, pp. 167-168.
. J. KRISTEVA, Histoires d’amour, Paris, Denoël, 1983, p. 283.
17
. E. KANT, Essai sur les maladies de la tête – Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, GarnierFlammarion, p. 83.
18
. Das beste der Mensch liegt in Schaudern.
16
miroir continue à reféter le sol incliné, l’ombre sur le mur, le ruban tombé à terre. » 19 Comment ne pas
rappeler ici la petite histoire de Lacan pour illustrer ce qu’il entend par phénomène de conscience 20. Il nous
fait imaginer un miroir dont la particularité serait de reféter des images capables d’entraîner certains types
de réactions dans un monde pourtant désertifé de toute présence humaine. Cette petite fable savante met le
fonctionnement de la conscience au niveau de celui d’une machine. La conscience, cette unité sans faille
célébrée par des générations de penseurs, est contingente d’une série de phénomènes dont l’avènement est
dépendant de formations d’images. Ces images ne trouvent leur récolement, pour utiliser le terme de Lacan
dans son texte sur le stade du miroir, c’est-à-dire leur authentifcation et leur consistance pour un sujet
donné, que dans l’Autre qui seul en établit la vérité. Dans la parole, le « Je » qui s’énonce, l’Autre est présent
et pas seulement de par l’adresse concrète qui y est faite. Le sujet est d’abord l’Autre intériorisé, il est tissé
d’intersubjectivité et la meilleure métaphore qui puisse en rendre compte est celle d’un regard aveugle
(aveugle par ce qu’il ne peut voir pour lui-même) interne à l’économie du sujet. Caravage illustre à sa
manière cette étrange machine à penser mise en scène par Lacan, ce qu’« il » reste son travail une fois
accompli, l’impression d’un regard aveugle, celui d’un miroir. Sa fascination pour ce qu’il voit, ce qu’il peint,
l’emporte aux frontières d’un monde Autre. Les yeux du peintre deviennent ce que voit le miroir.
Contrairement à beaucoup de ses contemporains, Caravage évitait les (76)thèmes mythologiques, cela
rend sa Méduse d’autant plus importante. Est-ce un hasard si Narcisse captivé par son image et surtout par
ce regard qu’il identife trop tard comme étant le sien et Bacchus-Dyonisos, qui lui aussi connaît le pouvoir
terrible du miroir (voir le morcellement de Dyonisos par les Titans), ont constitués les autres sujets de la
mythologie antique peints par ce maître ? A lui qui voulait que ses tableaux deviennent des « morceaux de
réalité », on prête d’avoir peint ses modèles dans l’image réféchie d’un miroir. Il attribuait à celui-ci le
pouvoir de donner une unité inatteignable autrement. Ce à quoi Caravage aspirait était de rendre ce qu’un
pur regard, un regard sans moi, pourrait percevoir. Comme si l’homme n’était pas nécessaire au miroir,
« l’oeil de la chambre » se substituant à l’oeil du peintre. Celui-ci devient un outil comparable au ciseau du
sculpteur, il tranche dans la matière du visible pour en dégager ce « morceau » comme il se plaisait à dire. La
coupure, sous la représentation de la décapitation revient sans cesse dans cette oeuvre : la décollation de
saint Jean-Baptiste, Judith tranchant la tête d’Holopherne, David présentant la tête coupée de Goliath, et
enfn la tête de Méduse en auto-portrait. Le regard du peintre mettait décidément en scène ce que Freud
attribuait au voir (une des modalités les plus insistantes de l’activité pulsionnelle) et par la même occasion
du réel sur lequel il bute, c’est-à-dire la castration. Nous ne sommes pas loin de cette matière primitive que
Lacan nommait en boutade la « voyure », matière première du peintre, matière première du monde dont
nous nous extrayons.
Caravage, c’est Persée et Méduse : il fait face à l’objet d’effroi et le maîtrise par l’usage de son miroirbouclier. Il disait : « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur.
Tout peintre est Persée » (Persée est aussi nommé le « maître de l’effroi » dans le récit mythologique). Paroles
à rapprocher de celles d’Alberti, un des inventeurs de la perspective à la Renaissance avec Brunelleschi,
évoquant la parenté de tout tableau avec le portrait de Narcisse.
Le culte du voile, le Tableau
(77)Dernier cas de fgure, en dehors de l’issue psychotique qui refuse l’impossible manque face au réel, c’est
la constitution d’un fétiche, un fascinum repoussant le regard d’invidia, ou plutôt l’apprivoisant. Je ne pense
pas que le fétiche soit propre au seul fétichiste qui ne supporte l’existence qu’à répéter un inlassable rituel où
l’objet divinisé du plaisir, tel une tête tranchée, dégouline de vie médusée, fgée dans la mort. La perversion
polymorphe de l’enfance ne nous abandonne jamais, et nombre de ses objets substitutifs se portent très bien
dans l’usage culturel ; encore faudrait-il en nuancer ici les modes de moins en moins sublimés. La fascination
est entrée dans les moeurs et d’abord dans le langage où sa banalité ne nous surprend même plus. On en
repère l’usage dans notre langue à partir des XV e et XVIe siècle pour le mot fascination lui-même et sous sa
forme adjective, « fascinant », à partir du XIXe siècle chez Balzac. J’oserai ici un rapprochement, éveillé par la
lecture de Lacan, avec la naissance de la peinture ou plutôt du tableau à la Renaissance.`
Le quadro du tableau découpe l’espace, en circonscrit une partie consacrée, il est fenêtre sur un
« temple » 21. Contempler, c’est regarder la partie qui sera occupée par le temenos (Temenos = temple). Dans
le verbe temno, il y a le concept de coupure, de section. Cette découpe de l’espace perspectif a ses règles,
l’espace devient géométral, un milieu abstrait parcouru de lignes qui l’ordonnent comme un édifce. Le
visible devient une idéalité, une pyramide parfaite ayant pour sommet le centre de vision du spectateur. Ce
centre est unique, il n’est pas dédoublé comme dans la vision physiologique. La perspective est un trompel’oeil, un « dompte-regard » nous dit Lacan. Le spectateur s’évanouit en un point théorique qui l’inclut dans
le tableau, il voit sans être vu en quelque sorte. La réalité est rendue dans le seul registre du visible,
harmonisée ; le regard peut se laisser fasciner sans danger, y déposer pour un moment sa quête insatiable. Il
19
. R. LONGHI, cité de Caravage, Paris, A. Chastel – Flammarion, 1967.
. J. LACAN, Le Séminaire, Livre II, pp. 62 à 65 et p. 67.
21
. Cité de J. CLAIR, Méduse, Paris, Gallimard, 1989, p. 96.
20
est bon de rappeler ici que regarder est construit à partir de « garder », d’avoir l’oeil sur, tenir en respect
dans un mouvement de retour mais aussi de réitération. Le lien avec le mythe de Persée est étroit,
l’apparition tardive du miroir dans le mythe (78)apparaît liée aux efforts des peintres contemporains pour
donner l’illusion de la perspective, aux réfexions des philosophes sur la mimésis, l’imitation, et au
démarrage des recherches qui d’Euclide à Ptolémée, conduiront à une science optique » 22. Ce dont le tableau
nous garde, un impossible à voir, peut cependant faire retour et provoquer la stupeur. Il suffra de reprendre
ici le célèbre exemple de la tête de mort en anamorphose dans Les Ambassadeurs de Holbein. Lacan compare
le dessin anamorphique à l’érection du fascinus ; l’anamorphose convoque le mouvement reconstructeur du
regard puis l’arrête, le fait buter dans la stupeur devant l’objet découvert.
La question du narcissisme et la fascination pour le meneur
C’est dans la Psychologie des masses et analyse du moi que Freud utilise à plusieurs reprises le concept de
fascination : fascination de l’individu perdu dans la masse « sous l’infuence de l’hypnotiseur », fascination
des individus les uns pour les autres, confondus dans une infuence contagieuse, fascination dans l’amour
où « l’objet a pour ainsi dire consommé le moi » 23. Il faut relever le terme fort de consommation qui nous
renvoie à la relation d’objet primaire : celle de la dévoration, de l’ômophagie, dévoration de chair crue. La
fascination pour le meneur a ceci de commun avec la passion amoureuse qu’elle mène au don ultime de soi.
Il y a là comme le désir de répondre à la demande d’amour d’une mère originaire insatiable : « Le trou béant
de la tête de Méduse est une fgure dévorante que l’enfant rencontre comme issue possible dans sa recherche
de la satisfaction de la mère » 24. L’incorporation cannibalique est à la base même de l’identifcation, comme
le mythe freudien du meurtre du père et de sa manducation par les fls le (79)développe. Pour ne pas tomber
dans la bouche dévorante d’une mère archaïque, céder à sa fascination, il faut être commis dans le meurtre
de celui qui la rend interdite, s’incorporer l’objet du désir de la mère dans un rituel de culpabilité des frères
vis-à-vis du père symbolique, le père mort. « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que
l’amour » 25, dit Freud à propos du désir originaire du moi de s’incorporer l’objet et ainsi de le détruire.
L’invidia, que Lacan attribue au mauvais oeil et à la fascination, est intimement nouée à la question de
l’antériorité de la haine sur l’amour dont nous entretient Freud.
L’incorporation, la pulsion orale, est à la base de toute relation d’objet. A la passion que ce dernier
entraîne le fantasme de dévoration réapparaît. Cette oralité est déjà une métaphore à l’oeuvre car ce qu’elle
fait passer sous la barre du refoulement, c’est qu’avant qu’il y ait objet à s’incorporer, je suis moi-même pur
objet d’un regard venant d’un oeil cyclopéen, unique comme une bouche. Etre médusé ou incorporé
s’équivaut. Narcisse est un héros parallèle à Persée, c’est à un regard redoutable qu’il s’affronte, ce n’est pas
de sa simple image qu’il s’agit. Narcisse est englouti par une scène primitive, la matière même de son
origine. L’eau de la source dans laquelle il sombre est à l’origine de la rivière Liriopé, sa mère, nymphe
violée par le feuve Céphyse. La surestimation amoureuse est évidemment toute puissante à l’adolescence :
la clinique quotidienne abonde d’exemples et la littérature y trouve un de ses plus beaux thèmes. Je
n’insisterai pas là-dessus car je voudrais revenir à l’autre aspect de la « psychologie des masses ». D a n s
le
phénomène de la « masse » constituée par un meneur (par ailleurs fasciné lui-même ajoute Freud, suscitant
notre méfance) celui-ci est mis en place d’idéal du moi par tous les individus qu’il mène. Un schéma quasi
optique 26 succède à cette démonstration, ajoutez-y un miroir concave et un miroir plan et le schéma de
Freud se transforme en schéma optique de (80)Lacan, celui du bouquet renversé 27.
22
.
.
24
.
25
.
26
.
27
.
23
J-P. VERNANT, L’individu, l’amour, la mort – Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p.126.
S. FREUD, « Psychologie des masses et analyse du moi », in Oeuvres complètes, Vol. XVI, op. cit., p. 51.
J. LACAN, La relation d’objet, Le Séminaire, livre IV, Paris, Seuil, 1994, p. 195.
S. FREUD, « Pulsions et destins de pulsions », in Oeuvres complètes, Vol. XIII, op. cit.
S. FREUD, Oeuvres complètes, Vol. XVI, op. cit., p. 54.
J. LACAN, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit., p. 674.
Dans ce schéma, Freud montre la constitution de la masse par son mécanisme d’identifcation
réciproque de tous les « moi » qui la constitue, à partir d’un objet extérieur mis en place d’idéal-du-moi. La
sexuation n’intervient pas, le schéma reste sur un plan imaginaire, il fonctionne comme un système optique
(la fonction du regard est soulignée par Freud). Ce « moi » pluriel de la masse évoque la fgure utilisée par
Lacan pour illustrer la constitution imaginaire du moi, sa dépendance par rapport à un autre moi. (81)Si l’on
veut pousser l’analogie avec le schéma de Freud, on peut situer le miroir concave comme la représentation
du mouvement qui va du moi à l’objet dans le schéma freudien, ce compris dans l’ajustement à l’objet
extérieur. Le miroir plan serait équivalent au mouvement de rebroussement de la fèche aboutissant à l’idéaldu-moi à partir du point de mise en contact des deux objets (l’objet du moi et l’objet extérieur). L’objet
interne et l’objet externe ne se distinguent pas chez Lacan puisque la nature foncièrement intersubjective
(Autre) de l’objet, tissé de langage, est première. Par ailleurs, la fonction de totalisation de cet objet (l’objet
partiel) que représente le moi se fait dans une méconnaissance (« le peu d’accès que le sujet a à la réalité du
corps »), une division, que l’élaboration freudienne ne fait pas apparaître sinon dans la multiplication des
moi de son schéma : « La masse peut acquérir secondairement les propriétés d’un individu ». Cette division,
cette fracture constitutive du narcissisme est ce que le meneur aurait pour effet de faire oublier.
Si « l’exclusion des tendances sexuelles inhibées quant au but » permettent des liaisons plus durables
des hommes entre eux elle est aussi ce qui empêche la satisfaction. Le concept lacanien de phallus vient,
dans une certaine mesure, répondre à cette aporie. Le rapport au phallus réintroduit l’identifcation sexuelle,
là où il n’y avait plus que l’économie narcissique dans son rapport à l’objet. A défaut de ce concept Freud est
renvoyé dans le registre infni de l’Autre : « Il y a encore beaucoup de choses en elle (l’hypnose) dont il faut
reconnaître qu’elles sont incomprises, qu’elles sont mystiques. » 28
Ce qui me paraît important à relever est que d’une part la constitution d’une masse implique le
refoulement de la pulsion dans son caractère sexuel (Freud ne parle pas ici de sublimation de la pulsion) et
d’autre part la fragilité de la distinction entre le moi et l’idéal du moi. Cette indistinction qui cycliquement
fait retour est ordonnée dans la culture antique par des fêtes libérant la part sexuelle refoulée « quant au
but ».
Qu’il s’agisse des bacchanales ou des saturnales, l’ordre social est (82)bouleversé, transgressé. L’image
du dieu Bacchus s’installant dans la ville du roi Penthée (subitement fasciné par le dieu) provoque un accès
de manie. Sa dévoration par les Ménades et sa propre mère s’en suivra.
Freud évoque après le schéma évoqué les deux grandes masses artifcielles : l’Armée et l’Eglise. Sur
l’Eglise, il n’ose pas trop se prononcer, lui reconnaît une valeur morale supérieure puisqu’elle permet une
réelle identifcation avec le Christ et exige l’amour. La sublimation se profle et l’on aurait pu croire qu’à ce
stade il taxe la religion d’un certain pouvoir de réussite mais dans L’avenir d’une illusion son scepticisme
s’affrme : la religion est comparable à une névrose obsessionnelle : un culte inlassable voué au père mort
contenant mal l’angoisse de culpabilité et les pulsions sexuelles refoulées.
Le mythe du héros et la question du père
Il y a ensuite dans le dernier chapitre baptisé « Supplément » une reprise du mythe dit scientifque du père de
la horde primitive. Freud problématise sa conception initiale du père de la horde primitive, reconnaît sa
nature fctive en évoquant le mythe du héros : celui qui a amené l’individu à se détacher de la masse fut le
28
. S. FREUD, Oeuvres complètes, Vol. XVI, op. cit., p. 53.
premier poète épique : « Le premier mythe fut à coup sûr le mythe psychologique, le mythe du héros » 29,
nous dit-il, peut-être le héros divinisé était-il antérieur au dieu-père, précurseur du retour du père originaire
sous forme de divinité : « La série s’ordonnerait alors chronologiquement ainsi : déesse mère-héros-dieu père
». Le père originaire sous sa forme divinisée est une production après-coup qui doit son existence au héros,
alors que dans son être, il lui resterait antérieur. Voila qui problématise ce qu’est un père. Le héros dramatise
en réalisant dans la langue ce que Freud nomme un « mensonge », le fruit d’une fantaisie. L’acte héroïque
fondateur advient par le mythe qu’il édife, ce que je traduirai en terme lacanien, comme la vérité a la
structure d’une fction. Le réel du père est insaisissable puisqu’il passe par l’opérateur qu’est le mythe
constitué par le héros-fls. D’abord fls de la mère nous dit Freud puisqu’il est son dernier-né (83)« le protégé
de la jalousie paternelle ».
Pour Lacan, « le père réel n’est pas autre chose qu’un effet du langage, et n’a pas d’autre réel ». Celui
qui témoigne qu’il y a un « père réel » ce n’est pas le père de la réalité (« Le pâle type » comme l’appelle
parfois Lacan) mais le héros, ce qui n’exclut pas qu’il soit père lui-même.
Persée et la confrontation au réel
Mon souci est de restituer le mythe de Persée-Méduse dont Freud isole une partie pour les besoins d’un
symbolisme rapide. Il en est d’ailleurs parfaitement conscient par les doutes qu’il émet à la fn de cet essai. Il
faudra donc que j’en dise un peu plus sur le mythe tel qu’il nous est rapporté par Ovide dans ses
Métamorphoses. Fils de la nymphe Danaé, Persée a été conçu secrètement dans une chambre souterraine aux
parois de bronze, à l’abri de tout regard. Le père de Danaé, le roi Polydectès, craignait de voir se réaliser
l’oracle lui prédisant que la mort lui serait donnée des mains d’un petit-fls. Danaé isolée par son père reçoit
la visite amoureuse de Zeus qui l’étreint sous la forme d’une nuée scintillante d’or aux fns de parvenir
jusqu’à elle. De cette union naîtra le héros dont Polydectès fnit par entendre les vagissements. L’enfant et sa
mère seront tous deux enfermés dans un coffre de bois et livrés aux fots. Celui-ci aboutit miraculeusement
sur l’île de Seriphos. Les deux rescapés seront recueillis chez un pêcheur, frère du roi de l’île. Au moment où
Persée atteint l’adolescence, le roi jette son dévolu sur Danaé et désire la séduire. Convoqué comme toute la
jeunesse de l’île à un banquet du roi, Persée doit accomplir, comme le veut la coutume, un geste d’offrande
envers le roi. Dans son ardent désir de défer le prétendant de sa mère et de l’éloigner d’elle, il se propose de
lui rapporter la tête tranchée de Méduse. Celle-ci gardant tout son pouvoir pétrifant pour qui la regarde,
même morte (n’est-elle pas l’objet partiel parfait), il réaliserait en la lui offrant le régicide libérateur. Sur le
chemin de son exploit, il rencontre d’abord les trois Grées, déesses infernales, qui lui barrent l’accès aux
nymphes, desquelles il pourra obtenir les instruments de sa victoire. Les Grées n’ont qu’un oeil et une dent
qu’elles se passent à tour de rôle. Persée les leur subtilisera au moment même où elles se les échangent (déjà
ici la fonction (84)du regard prévaut). Une fois nantis des sandales ailées d’Hermès, de la besace et du casque
d’Hadès (père du monde de l’enfer) qui « l’encapuchonne de ténèbres » comme les trépassés, et enfn du
bouclier d’Athéna qu’il polira comme un miroir, il va affronter Méduse en ne la regardant que dans son
image réféchie. Méduse sera elle-même médusée par son refet sans pouvoir même apercevoir le visage de
qui l’affronte. Toute la complexe transitivité du regard, sa réfexivité semblable à la conscience elle-même (cf.
la fable de Lacan évoquée plus haut) est comprise dans ce mythe : on peut se voir regardé, il est déjà plus
diffcile de se voir ou de s’entendre parler. Il faut interpréter le jeu du regard dans le mythe comme une
véritable métaphore de la pensée (étymologiquement, Méduse se rapporte au verbe medein : songer, être
préoccupé) ; Persée se garde du danger mortel parce qu’il le réféchit dans les deux sens du terme. Dans la
réfexion, le mouvement de la pensée, il y a du retour, une notion de visée sur un objet antérieur. Ce que
Persée donne à voir est la virtualité de sa mort (son casque lui donne l’aspect d’un mort), et ceci va de pair
avec l’usage qu’il fait des lois de la réfexion. Sa ruse, c’est l’usage de la représentation, de l’image de l’objet
qui lui permet de voir, d’être ainsi dans ce que nous défnissions plus haut comme le premier temps logique
de l’action du sujet. Le refet de la chose n’est pas la chose, elle en est déjà la perte, l’horreur de l’absence du
phallus, l’altérité dans sa radicalité, peuvent être symbolisées et donc soutenues.
J’ajouterai que si Persée peut réaliser son exploit c’est parce qu’il réfère son acte à ce qui fait loi, à un
interdit transmis dans l’événement même de son origine : il est interdit de regarder puisque Danaé est
soustraite à tout regard et que son amant l’étreint sous une forme quasi immatérielle, le dieu est invisible.
N’est-ce pas là ce qui a été transmis au héros dans l’histoire même de sa conception ? Il est interdit à Danaé
de voir Zeus et pour Persée, le père réel, comme le Dieu des Juifs, ne peut être regardé.
Persée comme tout adolescent est dans un moment de solitude radicale, son épreuve initiatique est une
confrontation à l’altérité que son enfance maintenait voilée. De Méduse, l’helléniste Jean-Pierre Vernant,
dans son beau livre La mort dans les yeux, nous dit : « La face de Gorgô est l’autre, le double de vous-même,
l’étrange, en réciprocité avec votre fgure, comme une (85)image dans le miroir » et plus loin : « Les cadres
ordinaires, les classifcations usuelles apparaissent brouillés et syncopés. Le masculin et le féminin, le jeune
et le vieux, le beau et le laid, l’humain et le bestial, le céleste et l’infernal, le haut et le bas [...], le dedans et le
dehors [...], bref, toutes les catégories de cette face interférent, se recoupent et se confondent. »
Freud tente d’élaborer la différence des sexes en positions par rapport à la castration, « le petit garçon
29
. S. FREUD, « Psychologie des masses et analyse du moi », op. cit., pp. 75-76.
placé devant l’organe génital féminin voit bien quelque chose, mais ce qu’il voit n’est pas un sexe féminin,
c’est la castration » 30. L’envie du pénis qui est le roc sur lequel il fait buter la féminité met en échec son
savoir. L’envie, l’invidia, ce mauvais oeil attribué à la sorcière, il n’a jamais pu vraiment le conjurer. La
question « que veut la femme » est ce continent noir que le héros-explorateur ne pourra jamais vraiment
pénétrer. En parcourir le bord sera le trajet de son Odyssée. L’horreur de Méduse vient de ce qu’il croit y
percevoir le sexe béant de la mère. Ce sexe que Méduse symbolise n’est pas celui de n’importe quelle mère, il
est celui d’une mère incestueuse, « Si la tête de Méduse remplace la présentation de l’organe féminin, elle
isole son effet excitant l’horreur de celui excitant le plaisir-désir » écrit Freud. Si ce sexe est horrible, c’est
parce qu’il est littéralement bisexuel, il n’est pas humain. Freud se trompe lorsqu’il nous dit que les serpents
sur la tête de Méduse en atténuent l’horreur puisqu’ils représentent le pénis en quelque sorte halluciné et
démultiplié. Des textes anciens nous disent pourtant que l’épouvante de l’aspect de Méduse est amplifée
par les cris insupportables de serpents, joints à son propre cri, ces clameurs, les Grecs les rapprochent de la
klaggè, le cri aigu et inarticulé qui précède souvent la mort. Le mot est quasi le même, la plainte criarde des
gorgones, c’est l’eriklagktès 31. Dans le texte La tête de Méduse, il y a une équivalence entre castration et
représentation des organes génitaux féminins même si l’effet excitant l’horreur est distingué du plaisir-désir.
Cette problématisation de la castration et de son lien à la féminité gagne à être rapportée à un mythe
apparenté : celui de Démétèr et sa rencontre de Baubô qui n’a pas échappé à Freud puisqu’il s’y réfère dans
un texte antérieur (1916). (86)De quoi s’agit-il ? Démétèr, la Perséphone des Romains, erre dans une tristesse
inconsolable depuis le rapt de sa flle par Hadès, dieu des ténèbres et du domaine des morts. L’emprise de ce
deuil se desserrera par une exclamation dans un éclat de rire libérateur devant la vieille Baubô. Cette
dernière afn de dérider la mère éplorée, relève le pan de sa tunique à hauteur de son sexe et ce faisant laisse
apparaître, en émergeant, le visage grimaçant d’un jeune enfant. Son nom, Iacchos, évoque le cri des mystes.
Le rictus monstrueux et souvent grotesque tel qu’il apparaît dans les représentations de Méduse devient le
sexe-enfant indécent balayant toute pudeur. La vue du sexe féminin délivre ici de la mort, castration ultime,
puisqu’elle renvoie à l’altérité vivante de l’enfant, enfant qui curieusement ne se distingue pas, comme son
nom l’indique du cri de délivrance de la déesse. Ce cri « qui est aussi rapproché de choîros, le porcelet et
également bien sûr, le sexe féminin » 32. Le cri témoigne d’une relance de la symbolisation là où elle était en
échec devant un réel dévastateur – et la mort est une des fgures du réel, comme le souligne S. André 33.
Le sexe n’est pas visible comme tel, il fait masque. C’est ce que, tant la gorgone que Baubô, laissent
clairement apparaître et en cela le féminin seul ne peut faire voir la castration que comme masque ; derrière
lui, il n’y a rien à voir.
La référence de Freud au sujet de Baubô est amenée à propos d’un symptôme obsessionnel
particulièrement absurde. Il s’agit d’un jeune homme qui ne pouvait s’empêcher de se représenter l’image
du « cul de son père » (Vaterarsch) chaque fois que celui-ci entrait dans sa chambre. Un rapprochement
signifant s’opère avec le mot « patriarche ». Freud dit ensuite de cette image obsessionnelle : « Elle fait
penser à d’autres représentations qui, dans une intention ravalante, remplacent la personne entière par un
seul organe, par exemple par les organes génitaux, ou bien à des fantasmes inconscients conduisant à
l’identifcation de l’être entier à ses parties génitales, ou encore à des manières de parler plaisantes comme
lorsqu’on dit « Je suis tout oreille » et Freud poursuivant sa pensée l’étaye par sa récente découverte
(87)d’une fguration antique à l’image obsessionnelle de son patient. Il cite alors l’étrange artifce de Baubô,
son simulacre de dévoilement du sexe de l’enfantement, celui de la mère. Le mouvement d’exposi tion du
sexe de Baubô se dit en grec anasurma, comme pour Priape ce dieu pourvu d’un pénis démesuré. L’organe
sexuel de l’Autre en tant qu’il est représenté, dans un corps (et c’est un corps sans tête ou décapité dans les
représentations traditionnelles de Baubô et de Méduse comme Lacan fait du sujet une sorte de corps
acéphale), voilà bien en quoi les mythes de Persée-Méduse et de Démétèr-Baubô se rejoignent. C’est dans la
rencontre du réel que la réponse diffère, dans les deux cas le surgissement du sexe de l’Autre, la castration,
ne peut se voir en tant que tel car il est masque auquel correspond en refet l’expression du héros ou de la
divinité (Persée et Perséphone sont de même racine étymologique et remontent au masque mortuaire
étrusque, ce que les Romains après eux nommeront les imagines, moules du visage des défunts). L’épreuve
de Persée est une épreuve initiatique, elle est quête d’une identité 34. Rite de passage ou le meurtre du père
sous-tendant la vie fantasmatique de l’adolescent se réalise. Le nom de Persée vient de l’étrusque, « Phersu »,
qui signife masque. C’est le personna latin. Qu’il s’agisse d’une interprétation du sens des deux mythes (de
Méduse et de Baubô) dans la représentation de l’organe de la mère-femme, suscitant l’horreur, ou du
père – c’est la castration du père qui provoque le ravalement obsessionnel et l’identifcation de Baubô à son
sexe l’évoque tout en s’en distinguant –, l’enjeu véritable est dans l’organe imputé à l’Autre, le Phallus. Il n’y
a d’inceste réel avec la mère que si celle-ci représente le phallus pour l’enfant, en cela Méduse symbolise
surtout l’absence de cet organe unique jouant un rôle pour les deux sexes, cet organe que Freud a bien soin
30
.
.
32
.
33
.
34
.
31
S. ANDRÉ, Que veut une femme, Paris, Navarin, 1986, p. 27
J-P. VERNANT, La mort dans les yeux, p. 53
Ibidem.
S. ANDRÉ, Que veut une femme ?, op. cit., p. 60.
R. CAILLOIS, Méduse et compagnie, Paris, Gallimard, 1960, p.131.
de distinguer du pénis, puisque sa réalité est de nature entièrement symbolique. Il faut cependant que le
phallus soit considéré comme objet détachable, séparable comme la phobie nous l’enseigne (cf. Le petit Hans).
S’il se confond avec la personne de la mère celle-ci devient incapable de signifer une castration symbolique à
l’enfant. La castration ne peut plus être que réelle, faire retour sous la forme du réel, soit dans notre fable une
divinité monstrueuse. Le monstre, en latin monstrum, c’est le prodige, un signe divin à déchiffrer. (88)Dans
ce cas déchiffrer c’est pouvoir trancher, comme Persée. Persée le héros tranche avec sa serpe (la même que
celle utilisée par Cronos pour émasculer son père) et ainsi se positionne avant tout par rapport au couple
antinomique actif/passif plutôt que masculin/féminin. Assumer la fonction phallique c’est sortir de la
passivité constitutive, se déprendre ou être dépris du miroir sans bords que serait une femme-mère errante
dans l’irrésoluble altérité de son sexe. Le Persée de Benvenutto Cellini, ce sculpteur de la Renaissance, fait
face au Palazzo Vecchio de Florence et brandit comme un apotropaïon la tête tranchée de Méduse. Cellini ne
s’y trompait pas lorsqu’il a façonné les traits du visage de la gorgone en ressemblance à ceux de son Persée.
C’est ce rien, cet abîme fascinant au centre de sa propre image et qui est aussi celui de l’Autre, qui fait
l’épreuve du héros.