Les formations en travail social : l`avenir du modèle français
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Les formations en travail social : l`avenir du modèle français
LNA#59 / cycle quel devenir pour le travail social ? Les formations en travail social : l’avenir du modèle français Par Marcel Jaeger Professeur titulaire de la Chaire de Travail social et d’intervention sociale du Conservatoire National des Arts et Métiers En conférence le 7 février À l’image du secteur social et médico-social pour lequel elle a été conçue, la formation des travailleurs sociaux a été percutée par de profonds bouleversements de différentes natures et n’a cessé de s’émietter. H istoriquement, le paysage paraît assez simple : 14 diplômes de travail social identifiés par le Code de l’action sociale et des familles, une organisation de la formation centrée sur l’adaptation à l’emploi et sur l’ajustement aux besoins des personnes en difficulté, dans une logique strictement professionnelle : alors qu’il n’en est pas ainsi dans la plupart des pays européens, le législateur français a pris le parti de maintenir un espace de formation autonome vis-à-vis de l’Éducation nationale et de l’université, en laissant à chacun la possibilité de développer ou non des partenariats plus ou moins serrés. Les professionnels comme les parlementaires se sont retrouvés, même s’ils ne l’ont pas énoncé explicitement, autour de la préférence pour des formations sociales donnant des garanties sur au moins trois registres : - la finalité (singularité des sujets vulnérables nécessitant des savoirs spécifiques), - la nature des savoirs requis (savoirs pratiques, apports de l’alternance et des stages), - la démographie des professions (des personnes ayant eu des difficultés scolaires, voire en démarche d’insertion, devenant elles-mêmes des accompagnateurs, en particulier dans la filière éducative). Cela ne devait pas empêcher des collaborations favorisant aussi bien la qualité de la formation des travailleurs sociaux que la prise en compte des réalités professionnelles par l’université. Mais chaque partenaire a fait comme il l’entendait, sans véritable régulation. Sur ce point, rien n’a changé. Ce système de qualification hétérogène a été consolidé en 2002 au nom de la défense des droits des « usagers », avec l’idée que les « prestations » délivrées par les établissements et services sociaux et médico-sociaux devaient être réalisées par des « équipes pluridisciplinaires qualifiées ». Cette référence à la notion de qualification a été d’une grande importance pour un secteur qui utilise encore un grand nombre de non diplômés et de « faisant fonction ». Elle manifeste le souci de traduire, dans la loi, les exigences de qualité du service rendu, en se préoccupant des acteurs professionnels censés en être les initiateurs et les porteurs. Cependant, le paysage s’est beaucoup transformé ces der- 16 nières années. Au-delà des modifications introduites par la décentralisation des formations sociales (2004), de la mise en place de référentiels, mais aussi sous la pression des impératifs budgétaires, les frontières entre professionnels qualifiés, professionnels non qualifiés et non professionnels (aidants familiaux, bénévoles, militants…) sont devenues plus floues. De même, la distinction entre qualification et non qualification se double, sur fond de précarisation des personnes et des liens sociaux, d’une disqualification touchant l’ensemble des acteurs. La déstabilisation va plus loin, car les formations initiales des professions codifiées ont été touchées, par rebond, dans leurs propres fondements : alors que les évolutions réactivent le débat entre qualification et compétence, on a vu, dans le processus de qualification, le « domaine de compétences » devenir l’unité d’œuvre de la formation. Il s’agit d’une nouveauté puisqu’elle suppose que, d’emblée, soit interrogée la capacité de la personne en formation à intégrer les situations dans lesquelles elle se trouve et à faire appel à des connaissances, un savoir-faire, des attitudes en référence à de « bonnes pratiques professionnelles » labellisées par des organismes tiers (l’ANESM ou l’HAS 1). Deux autres changements sont particulièrement importants à prendre en considération : 1. L’émergence de la notion « d’intervention sociale », à côté de celle de « travail social », a accompagné un élargissement des possibles pour les formations. Elle a permis de sortir du cadre étroit des corps professionnels dits canoniques : désormais, les intervenants sociaux incluent les animateurs, les psychologues, les médiateurs, les conseillers en insertion, les chefs de projet... Avec eux se déclinent des fonctions portées, dans le champ de l’action sociale, par des professionnels qui ne sont pas stricto sensu des « travailleurs sociaux ». 2. Un autre phénomène se développe avec la place croissante des « aidants » dans le contexte du vieillissement de la population. Il s’agit de personnes qui consacrent une grande partie de leur temps personnel à aider un proche rendu dépendant Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), Haute Autorité de Santé (HAS). 1 cycle quel devenir pour le travail social ? / LNA#59 Le travail social est-il évaluable ? Par Michel CHAUVIÈRE 1 Directeur de recherche au CNRS, Centre d’Études et de Recherches de Science Administrative (CERSA), Université Paris 2 En conférence le 21 février par la maladie, le handicap ou le grand âge. Selon l’UNAF 2, elles sont deux millions à être « aidant principal », à côtoyer, voire à remplacer des aidants professionnels. Les appellations ne manquent pas : « aidant naturel », notion introduite par la loi du 11 février 2005, « aidant informel », expression retenue par le Conseil de l’Europe, caregiver aux ÉtatsUnis… La question n’est plus la délimitation d’un champ de compétences entérinée par un statut, mais celle de la proximité (on entend même parler de « proximologie ») qui, à l’époque du rappel des valeurs philanthropiques et/ou de la priorité donnée à la notion de qualité, remet en cause les impératifs de mise à distance supposée fonder la professionnalité. Cela veut dire aussi qu’un nouveau marché de la formation tend à prendre le pas sur les formations initiales des professionnels. Pour autant, l’actualité de ces formations ne cesse de s’enrichir par de nouvelles perspectives. Tout d’abord, au moment où les Orientations nationales pour les formations sociales 2011-2013 insistent sur les liens avec l’université, l’UNAFORIS 3 promeut les « Hautes écoles professionnelles en action sociale et de santé ». D’autre part, le secteur social et médico-social, aujourd’hui durement touché par de nouvelles exigences en termes d’évaluation et de contrôle, défend de plus en plus l’existence de « savoirs d’intervention » spécifiques, une expertise et une légitimité à produire de la recherche. Ainsi, le projet de création d’un doctorat en travail social est très avancé. D’autre part, la Direction générale de la cohésion sociale engage un état des lieux dans le domaine de la coopération entre les établissements de formation préparant aux diplômes de travail social et les universités. Des propositions devraient en résulter pour l’été 2012. Cela suffira-t-il à prévenir les effets de la disqualification ? Rien n’est moins sûr. Mais cela signifie que plusieurs logiques sont à l’œuvre, que les formations en travail social reposent sur un équilibre fragile – mais qui peut évoluer – entre la professionnalisation, l’ancrage dans des référents théoriques, l’affirmation de valeurs fortes et la valorisation de leur utilité sociale. P areille1question, pour contemporaine qu’elle soit, est discutable sur deux points au moins. De quel travail social s’agit-il ? De quel type d’évaluation parlons-nous ? On devrait d’ailleurs y ajouter deux autres questions : pourquoi cette interrogation s’impose-t-elle aujourd’hui et quels rapports entretient-elle avec le dit droit des usagers ? S’agissant du travail social, on essaiera de montrer qu’il s’agit, en réalité, de la partie la plus professionnalisée et donc forcément la plus coûteuse pour les finances publiques, d’une fonction beaucoup plus large : la production et les corrections du « vivre ensemble » dans un cadre républicain. S’agissant de l’évaluation, l’intervention cherchera à situer ce type d’intervention normative dans l’histoire des sciences sociales et dans l’histoire des fonctions régulatrices et de contrôle dont l’État garde le monopole. Enfin, l’actualité de l’évaluation obligera à distinguer les formes anciennes d’évaluation et la néo-évaluation imposée par le New public management, dont les acteurs de terrain sont les principales cibles, eu égard à leur masse salariale. Enfin, on montrera que le droit des usagers, loin de justifier la passion évaluative, n’est en réalité qu’une fable. Il ne faut pas l’aborder frontalement, car l’évaluation n’est pas en soi réfutable quand elle reste dans certaines limites techniques et démocratiques. Ce qui est le plus préoccupant en l’espèce, ce sont les usages administratifs et politiques qui en sont faits ces derniers temps, d’où émergent plus d’enjeux de pouvoir que d’enjeux de savoir, plus de volonté d’exiger que d’ambition de développement, de coopération ou de formation. C’est bien « un pouvoir supposé savoir » 2. Elle signe, en effet, une nouvelle tentative d’instrumentalisation directe des praticiens et, pour cela, d’asservissement, voire même d’étouffement des langages de la pratique et des professions, comme institutions intermédiaires 3. C’est aussi un déni organisé du politique et un fort déplacement du social (par métonymie). Celui-ci devrait rester une 1 Chauvière Michel, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, éd. La Découverte, Paris, 2007 ; L’Intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, éd. La Découverte, Paris, 2011. Zarka Yves-Charles, « L’évaluation : un pouvoir supposé savoir », Cités. Philosophie, Politique, Histoire, n° 37, Paris, éd. PUF, mars 2009, 192 p. (« L’idéologie de l’évaluation, la grande imposture »). 2 Union nationale des associations familiales. 2 Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale. 3 3 Amado Gilles, Enriquez Eugène. (dir.), « La passion évaluative », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 8, éd. Érès, automne 2009. 17