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Hervé Castanet
S.K.beau
Les Essais
Éditions de la Différence
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L’ESCABEAU ET LA SUBLIMATION
Le mot « S.K.beau » (à lire : escabeau) est inventé
en 1975 par Jacques Lacan1 pour qualifier l’esthétique de James Joyce2. La sublimation, via la question
de l’œuvre d’art et l’identification affirmée de l’écrivain irlandais à l’Artiste (Portrait de l’artiste en jeune
homme est terminé vers 19143), y est impliquée. Dans
L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Lacan avait
donné une théorie complète de la sublimation qu’une
affirmation résume : « Et la formule la plus générale
que je vous donne de la sublimation est celle-ci – elle
élève un objet […] à la dignité de la Chose4. » Cette
Chose qui traduit das Ding freudienne est « cette réalité muette […] – à savoir la réalité qui commande,
qui ordonne5 ». La sublimation est une élévation, une
1. Lacan, Jacques, « Joyce le Symptôme », Autres écrits,
Seuil, 2001, p. 565.
2. Jacques Aubert a consacré un ouvrage à cette esthétique
pour laquelle Joyce voulait rédiger un grand traité. Il aurait dû
paraître en 1917. Joyce l’abandonnera et, à cette date, il est en
train d’écrire Ulysse. Introduction à l’esthétique de James Joyce,
études anglaises, n° 46, Didier, 1973.
3. Voir l’édition de Jacques Aubert parue en Folio classique,
n° 2432, en 1992.
4. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la
psychanalyse, Seuil, 1986, p. 133.
5. Ibid., p. 68.
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« opération ascensionnelle6 » – une Aufhebung. Le mot
« S.K.beau » est réemployé ici dans notre essai, avec
sa typographie étonnante, pour dénuder ce réel auquel
l’artiste se confronte et que les sublimations possibles voilent : au cœur du Beau (du vrai, du bon, du
parfait, du sublime…), toujours ce S.K. énigmatique,
hors sens. Voici le bougé entre 1960 et 1975. La Chose
est présentée comme une sphère fermée, close sur ellemême, pur silence – la sphère céleste et Dieu ne sont
pas loin. L’escabeau, lui, est beaucoup plus modeste
– on s’y hisse mais pas bien haut ! Il est plutôt bricolé
et relève du tordu et non du droit ou du rond. Ce n’est
pas une métaphore mais une différence quant à la
structure : « […] le réel du droit, c’est le tordu, […]
le tordu l’emporte sur le droit, […] le droit n’est
qu’une espèce du tordu7. » L’escabeau est le réel de
la sphère, affirme Lacan : « Je dis ça pour m’en faire
un, et justement d’y faire déchoir la sphère, jusqu’ici
indétrônable dans son suprême d’escabeau. Ce pourquoi je démontre que l’S.K.beau est premier parce
qu’il préside à la production de sphère8. » En 1960, la
sublimation est montée vers les cieux ; en 1975, les
cieux déchoient – un réel est dénudé ouvrant à un
usage.
Le corps des sujets parlants y est engagé. Comment ? « L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez
l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être)
6. Miller, Jacques-Alain, « Notice de fil en aiguille », Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, 2005,
p. 209.
7. Ibid. Lacan remarque : « Comment concevoir une droite
qui à l’occasion se tord ? C’est évidemment un problème que
soulève ma question du réel », ibid., p. 137.
8. Lacan, Jacques, « Joyce le Symptôme », Autres écrits,
op. cit., p. 565.
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autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à
partir de là9. » Cette phrase résonne avec ce passage
connu de « Radiophonie » (1970) : « Mais c’est incorporée que la structure fait l’affect, ni plus ni moins,
affect seulement à prendre de ce qui de l’être s’articule, n’y ayant qu’être de fait, soit d’être dit de quelque part. Par quoi s’avère que du corps, il est second
qu’il soit mort ou vif10. » Dans les années 1960, le
symptôme freudien est, pour Lacan, vérité – il est
métaphore. Avec l’escabeau, le sinthome devient
« événement de corps11 ». Voilà des balises robustes
tirées de la fin de l’enseignement lacanien. Tirons-en
quelques conséquences…
Cet essai convoque des créateurs. Certains créent
des mots, d’autres des images, d’autres encore des
fictions utopiques. L’image fait voir – elle montre en
particulier ; le mot désigne – il est porteur d’universel.
Le concept veut penser autrement le monde – il fait
rupture.
Une direction se dégage : l’image se construit à
partir d’un trou qui a nom regard. C’est ce pas-tout
visible qui pousse le peintre, le photographe ou le cinéaste à montrer. Pareillement pour l’écrivain, les mots
ne disent pas tout. Ils sont aussi marques, traces, ratures de ce qui échappe à être dit. Les concepts ne se
dérobent pas à cet impossible – un mi-dit demeure. À
travers les exemples d’écrivains (Ovide, Rousseau,
Poe, Klossowski), de peintres (Titien, Balthus, Picasso), de théoriciens de l’art (Constant, Jorn), de
photographes (Witkin, Sylvander), de théologiens du
christianisme ou de l’islam, se démontre que face à
9. Ibid.
10. Ibid., « Radiophonie », p. 409.
11. Ibid., « Joyce le Symptôme », p. 569.
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cette rencontre avec un réel, nommé ici S.K.beau,
chaque artiste dénoue et renoue l’image ou le mot ou
le concept pour en faire traitement.
Ce traitement est sublimation.
Avec son sinthome, soit la façon de bricoler singulièrement avec l’incurable du réel, chacun de ces
créateurs veut grimper sur l’escabeau de l’œuvre –
ils subliment. Pourquoi le font-ils ? Comment s’y
prennent-ils ? Quels sont leurs usages, leurs pratiques, leurs impasses, leurs reprises, leurs arrêts, leurs
réussites ? Au un par un, déplions, non sans surprises, leurs réponses.
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« RIEN NE PEUT SE DIRE DE LA FEMME1 »
Chacun se souvient de ses humanités, de ses versions latines et par là des Métamorphoses du poète
Ovide. Chacun se souvient du mythe antique de Diane
(Artémis) et Actéon2, tout au moins de cette scène centrale qui le rend à jamais présent à nos mémoires :
Diane, déesse de la chasse, au bain, est surprise dans
sa nudité (sine veste) par Actéon, le chasseur3. La nudité
est métonymie du rapport sexuel possible. Ce regard de
l’homme est viol d’une intimité inconnue des humains.
Ovide vaut là pour toute la tradition orale et écrite qui
le précède – il vaut pour avoir mis en vers ce savoir
déjà présent et notamment dans les légendes grecques.
Silence
Cette scène centrale : voir (et donc violer par le
regard) la déesse nue, qui fut l’un des passages obligés de la peinture et de la statuaire occidentales, est,
1. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil,
1975, p. 75.
2. Pour les textes de référence grecs et latins voir, par exemple, les articles « Diane (Artémis) » et « Actéon » dans le Dictionnaire de mythologie grecque et romaine de Pierre Grimal,
Presses universitaires de France, 1951.
3. Ovide, Les Métamorphoses, version bilingue, traduction
de Danièle Robert, Thesaurus, Actes Sud, 2001, p. 121-127.
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dans le mythe, pur silence – entendre par là que cette
scène à se réaliser vide d’un seul coup tout contenu
de parole. C’est à ce titre que peinture et sculpture
n’ont pas cessé de la montrer précisément comme silence. La scène se réduit à une vision : labra Dianae
– mieux, à un éclair qui ne dure qu’un instant : fulguration aveuglante qui l’annule aussitôt comme visible
pour celui qui voulait voir : nec videamus. L’instant où
Actéon voit la déesse nue est l’instant même où il meurt,
transformé en cerf déchiqueté par ses cinquante chiens
(Cetera turba coit confertque in corpore dentes. / Jam
loca vulneribus desunt). Telle est l’absolue volonté
de la déesse vérifiant l’impossible du rapport sexuel,
de la conjonction entre l’Un viril et l’Autre divin. La
temporalité au cœur du mythe s’abîme dans l’intemporel. L’espace mental, ordonné par le temps pour
comprendre, se convertit dans le retour éternel de l’instant : tout à la fois, inséparablement et inlassablement,
Actéon voit Diane au bain, il devient cerf et meurt
dévoré. Entre ces différentes postures, point de chronologie mais la réitération du même acte.
La structure temporelle de cette scène : son temps
s’y résumant à l’instant de voir, nous indique sa place
dans le discours – la structure du mythe. Cette place
est celle du fantasme pour suivre les remarques de
Jacques-Alain Miller dans son Cours inédit de 19821983 (une des leçons étant consacrée à ce mythe). Place
du fantasme, c’est-à-dire place du réel en tant qu’il se
déduit des impasses du signifiant – « Le fantasme, dit
Miller, répond à ce qui se manifeste de faille dans le
champ du signifiant. » Diane et Actéon sont l’emblème
de l’excellence du fantasme dans sa fixité, sa monotonie, sa résistance à l’interprétation signifiante – le fantasme comme unique fenêtre sur le réel. C’est parce
qu’il chiffre, en silence, la jouissance de celui qui se
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fait pur regard, que ce fantasme est fascination. Voir la
déesse nue est un fantasme de fascination qui porte en
lui-même un caractère fascinant pour d’autres, puisqu’il
est aujourd’hui encore trace vive d’une humanité disparue et dont on se demande comment elle a pu exister.
Nous déplierons ce mythe, réduit en son cœur à ce
fantasme de fascination, à l’aune d’une thèse construite
par Lacan dans son Séminaire Encore du 13 mars 1973 :
« La question est en effet de savoir, dans ce qui constitue la jouissance féminine pour autant qu’elle n’est pas
tout occupée de l’homme, et même […] que comme
telle elle ne l’est pas du tout, la question est de savoir
ce qu’il en est de son savoir4. » Cette thèse se complète
d’une autre formulation de Lacan faisant référence justement à l’Antiquité et à l’Autre divin : « C’est en tant
que sa jouissance est radicalement Autre que la femme
a davantage rapport à Dieu que tout ce qui a pu se dire
dans la spéculation antique en suivant la voie de ce qui
ne s’articule manifestement que comme le bien de
l’homme5. » À cette question, le mythe de Diane et
Actéon fait réponse emblématique sur le mode du fantasme. Actéon-le-fantasme, devrait-on dire. Comme
l’on dit Joyce-le-sinthome, Rousseau-le-symbole ou
Edgar Poe-la-lettre.
Une lecture
Notre thèse s’articule en quatre scansions :
Premièrement : la rencontre (tuché) de la jouissance féminine, au sujet qui veut se l’approprier – lui
donner consistance, nom et forme –, réserve une sur4. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit.,
p. 81.
5. Ibid., p. 77.
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prise « inassimilable6 » ; en tant que sujet, il est aboli,
dépassé, laissé « entre une pure absence et une pure
sensibilité7 ».
Deuxièmement : le savoir du sujet ne peut prendre dans ses rets le savoir de ce qui constitue la jouissance féminine.
Troisièmement : à s’acharner à cette prise par le
savoir, le sujet – telle est la monstration du mythe –
sera métamorphosé en objet. Cette présence de l’objet gravant l’armature de la fenêtre du fantasme.
Quatrièmement : le mythe épure les deux valences de l’objet qu’est devenu Actéon. L’objet, condensateur de jouissance, est bouchon de la faille dans le
signifiant : c’est Actéon-regard. Et l’objet comme
déchet : c’est Actéon-corps animal mis en pièces.
C’est Actéon castré. Soit d’un côté le plus-de-jouir
incluant l’agalma phallique : le regard ; de l’autre, le
morceau de chair bon à croquer pour les chiens.
Cette thèse implique un outil de lecture : Actéon
ne voit pas par hasard les lèvres infernales de Diane
(labra Dianae) comme le supposent Ovide (sic illum
fata ferebant) et la tradition (que l’on pense pour l’âge
classique à Giordano Bruno). Au contraire, Actéon
veut voir : il est celui qui viole par le regard les mystères de la déesse, ses secrets aussi contradictoires
que provocants. Actéon, dans cette version du mythe,
n’est pas la victime démunie de la fatalité divine. Il
est celui, au prix de son propre sacrifice/castration,
qui doit plaider coupable : la vocation d’Actéon se
6. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, p. 55.
7. Lacan, Jacques, « Propos directifs pour un Congrès sur la
sexualité féminine », Écrits, Seuil, 1966, p. 733.
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réalise dans la scène finale. Ce n’est assurément pas
« le bien de l’homme » qui est alors obtenu ! Cependant Actéon n’est pas Œdipe. Ici, point de pathos
malgré le dépeçage (Undique circumstant mersisque
in corpore rostris / Dilacerant falsi dominum sub
imagine cervi ;) du corps du héros. La poésie baroque ne s’y est pas trompée qui dit Actéon le bonheur
– où s’indique l’exceptionnelle fascination que chiffre ce fantasme qui recouvre le pathos. Une fascination qui est pur bonheur ; cette même poésie ajoute,
pour Diane, l’inhumaine (Nec nisi finita plurima
vulnera vita / Ira pharetratae fertur satiata Dianae).
Mettons brièvement à l’épreuve cette thèse et son
corollaire de lecture.
D’abord l’Un : quant au sexe, dans l’Autre, rien
ne répond à ces deux signifiants sous lesquels se rangent les parlêtres : homme, femme. Rien ne répond
sinon ce signifiant, sans pair, qu’est le phallus. Il y a
primat du phallus pour les deux sexes – c’est-à-dire
que l’inconscient n’écrit pas, quant à la jouissance,
la différence sexuelle. À ce titre, la jouissance dite
sexuelle relève d’une logique du Un phallique et
n’unit pas l’homme à sa partenaire. Ce Un phallique, Actéon le présentifie jusqu’à la caricature. Ovide
dit sa puissance guerrière – Mons erat infectus
variarum caede ferarum. Une version de la légende
ne le présente-t-elle pas comme rivalisant avec Diane
et tentant même de la surpasser à la chasse ? Actéon
présentifie le Un aphligé, voire écrasé par le semblant
phallique. Lacan précise : « Du fait qu’il est, si je puis
dire, aphligé… à écrire comme ça… aphligé réellement d’un phallus qui est ce qui lui barre la jouissance du corps de l’Autre. Il lui faudrait un Autre de
l’Autre pour que le corps de l’Autre ne soit pas pour
le sien du semblant, pour que il ne soit pas si différent
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des animaux, que de ne pouvoir, comme tous les animaux sexués, faire de la femelle le Dieu de sa vie8. »
Actéon c’est l’Un-tout-seul encombré de l’Un-en-plus
qu’est le phallus.
Après l’Un, l’Autre. Ce trou réel dans l’Autre
amène à interroger le statut de ce hors-langage du
« sexe corporel de la femme9 » et son efficience subjective. Ce sera notamment l’apport du Séminaire
Encore de poser ce trou réel comme délimitant, en
creux, l’Autre sexe. « L’Autre dans mon langage, dit
Lacan, cela ne peut donc être que l’Autre sexe10 » – le
sexe en tant qu’Autre absolu du signifiant. C’est
l’Autre en tant qu’il aurait consistance réelle au-delà
de sa dimension de langage. C’est l’Autre qui s’incarnerait comme sexué. La femme sera le nom de cette
jouissance réelle faisant recel et que le sujet du signifiant, aphligé du phallus, ne peut évoquer que sur le
mode de son défaut : castration – « Il n’y a de femme
qu’exclue par la nature des choses qui est la nature
des mots […]11 » Ce qui implique que La femme
n’existe pas. Structuralement, Diane, dans le mythe,
présentifie cette faille dans l’Autre signifiant. Elle est
ce personnage par excellence qui se refuse, qui dit
non au désir de l’Autre qui souhaite les mots de la
rencontre12 : elle vit seule au milieu de ses nymphes.
Elle est et sera celle qui, dans le savoir des mortels,
s’inscrit comme absente : trou réel. Elle est vierge
8. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XXII, R.S.I., leçon du
11 mars 1975 (inédit).
9. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit.,
p. 13.
10. Ibid., p. 40.
11. Ibid., p. 68.
12. Miller, Jacques-Alain, Cours de 1982-1983, inédit.
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absolument. Diane c’est l’Autre-au-delà. Voilà strictement ce qui fascine Actéon, le brillant et beau chasseur. Il veut voir Diane, la déesse – la voir nue, au
bain, après la fatigue. Il veut la voir, elle, la vierge
éclatante et meurtrière. Il veut voir « cette elle qui
n’existe pas et ne signifie rien13 ». C’est-à-dire qu’il
veut voir ce qui n’a ni forme ni nom et que la nudité
dévoile en couvrant : la jouissance du corps de
l’Autre féminin. Actéon s’épuise à vouloir voir cet
au-delà. Il bute sur ceci (et il l’apprendra à ses dépens) : « La femme a rapport au signifiant de cet
Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester
que toujours Autre14. »
Le voile
Il faut saisir – à reprendre la fiction du mythe –
que les formes de Diane ne sont qu’une représentation, un voile qui cache à la vue son être même qui
la fait divinité. Mais en cachant ce qui est sans image,
le voile donne consistance imaginaire ; par là aussi
il révèle. La nudité de Diane est une image de son
essence inviolée et inviolable, pour le dire en termes
néoplatoniciens. La folie du fantasme d’Actéon est
d’avoir cru ou voulu croire que ce qui représentait
visiblement la déesse : son corps, sa course après
ses proies, sa fatigue, sa transpiration, son repos au
bain, était la déesse, d’avoir confondu la divinité et
sa théophanie, d’avoir lâché la proie pour l’ombre
des biens à venir. C’est cette impasse phallique qui
13. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit.,
p. 69.
14. Ibid., p. 75.
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fait la bêtise15 de notre chasseur. Autrement dit, Actéon
a tendu un piège : Diane, la chasseresse, sera proie dans
les rets de son regard. Mais la proie aussitôt saisie est
un leurre – déjà elle s’est dérobée. Le rapport sexuel ne
peut s’écrire. « C’est à cet objet insaisissable au miroir
que l’image spéculaire donne son habillement. Proie
saisie aux rets de l’ombre, et qui, volée de son volume
gonflant l’ombre, retend le leurre fatigué de celle-ci
d’un air de proie16 », comme l’écrit Lacan en 1960.
Diane n’est pas la proie, tout au plus en a-t-elle l’air.
Le piège se referme sur Actéon. Désormais, pris dans
les nasses de Diane, il ne pourra plus parler : ce sera ou
voir ou dire, ou la vision ou le mot. « Ce que je voyais
je ne puis dire ce que c’était […] Actéon dans la légende voit parce qu’il ne peut dire ce qu’il voit : s’il
pouvait dire, il cesserait de voir17. » Pierre Klossowski
ira même jusqu’à poser que la déesse Diane est invisible : « Certes Diane invisible considérant Actéon en
train de se l’imaginer, songe à son propre corps ; mais
ce corps dans lequel elle va se manifester à elle-même,
c’est à l’imagination d’Actéon qu’elle l’emprunte18. »
Autrement dit, pour avoir un corps visible qui échauffe
la tête des mortels, pour être visible comme femme
nue, Diane doit en passer par le fantasme d’un homme.
La contradiction, aussitôt ce dispositif spéculaire mis
15. C’est la même bêtise que l’on retrouve, dans le paradoxe
de Zénon, chez Achille. « Achille, c’est bien clair, ne peut que
dépasser la tortue, il ne peut pas la rejoindre », ibid., p. 13. La
jouissance phallique est celle de l’idiot dans la masturbation –
elle se passe de l’Autre et objecte au rapport sexuel, ibid., p. 75.
16. Lacan, Jacques, « Subversion du sujet et dialectique du
désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 818.
17. Klossowski, Pierre, Le Bain de Diane, Gallimard, 1981,
p. 69.
18. Ibid., p. 43.
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en place, se referme sur Diane : « Or, le désir de voir
son propre corps implique le risque d’être souillée par
le regard d’un mortel […]19 » L’Un et l’Autre demeurent incompatibles.
Lorsque Diane découvre Actéon, qu’elle savait là
de toute éternité, elle l’asperge d’eau, le transformant
en cerf. Alors elle lui dit – ce seront les dernières paroles qu’il peut entendre : Nunc tibi me posito visam
velamine narres / Si poteris narrare, licet. Où se lit
l’incompatibilité non pas contingente mais structurale entre la jouissance du rapport sexuel et le signifiant : la jouissance de la Chose, le souverain bien,
sont interdits à qui parle comme tel. Voilà la provocation (teintée d’ironie) de la déesse à l’endroit d’Actéon : Va donc dire – va décrire la nudité de Diane, va
inscrire dans le savoir de l’Un la jouissance obtenue
du corps de la déesse, Autre par définition ; va décrire mes appâts, donner nom à mon être – c’est là
sans doute ce que tu attends, ce que tes semblables
aimeraient savoir ! Si tu peux, libre à toi d’attribuer
un prédicat d’existence à la jouissance féminine. Mais
transformé en cerf, sa bouche devenue gueule, Actéon ne peut plus dire, ses pensées se troublent. Il s’englue dans le brouillard de l’animalité faisant l’épreuve
mortelle que « rien ne peut se dire de la femme20 ».
Aveugle
Mais qu’aurait donc pu voir Actéon ? À quel moment précis la parole de la déesse qui métamorphose,
surgit-elle ? Nec nos videamus labra Dianae. Lorsque
19. Ibid., p. 42.
20. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit.,
p. 75.
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Actéon se réduit à l’objet regard, d’une part il ne voit
plus. Il devient aveugle ; d’autre part transformé en
cerf, il ne peut dire – il s’annule comme sujet. Le
sujet ne peut dire ni voir parce qu’en devenant regard, il est devenu ce qu’il cherchait si avidement, si
intensément à voir. En devenant ce qu’il cherche à
voir, il ne voit plus rien et l’objet qu’il prétendait saisir par la vision, lui échappe aussitôt. Au moment où
l’objet se montre, il se fait équivaloir à cet objet qui
donc s’évanouit. Le sujet se confond avec la cause
qui le produit comme sujet. Mais identifié à ce reste
du jeu signifiant, devenu équivalent de jouissance, il
ne peut plus dire ni expliquer. Fasciné, il est bouche
cousue effectivement. Actéon le bonheur – le bonheur de cette vision. La scène dénude un retournement subjectif : c’est à l’instant où Diane apparaît
enfin nue, où elle pourrait être saisie, appropriée –
possibilité du rapport sexuel – qu’elle échappe à son
prédateur/voyeur. Elle échappe car elle transforme le
prédateur/voyeur. C’est lui qui est devenu la proie.
Celui qui voulait voir, lorsque se dévoilent enfin les
lèvres secrètes, est transformé en objet regard. De
voyeur qui au départ veut voir, il devient en bout de
course fasciné, immobilisé, statufié par cet Autre qui
désormais, au dehors et du dehors, le regarde.
Actéon échoue, pour le dire en termes freudiens,
à voir le phallus absent chez l’Autre féminin. Cet échec
signe que la castration est du côté d’Actéon – Diane,
elle, y objecte. La soumission d’Actéon à la Loi est
affirmée : la conjonction de l’Un et de l’Autre, de la
logique phallique et de la jouissance féminine, non
complémentaire, est impossible. Diane n’est pas
l’autre sexe, mais l’Autre absolu qui ne fait pas rapport : castration. Le sort final de notre héros : le déchet jeté aux chiens est la forme emblématique de la
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castration. En ce point le mythe devient aussi brillant
que la nuit le croissant de lune – l’attribut de Diane.
Et de ce point chaque sujet ne cesse pas d’être regardé par cette jouissance supplémentaire. Désormais
les hommes – les sujets qui se placent sous le signifiant homme – doivent savoir « que les dames [les
sujets qui se placent sous le signifiant dame] détestent qu’on mette en cause les principes, car leurs attraits doivent beaucoup au mystère du signifiant21 ».
Mais la règle n’est-elle pas que cela précisément les
hommes l’oublient et que les dames, une par une, cas
par cas, sans mot dire, le leur rappellent ? Car à toucher au voile qui les fait phallus et où leur jouissance
n’est pas-toute prise, le pire est certain.
Les femmes sont-elles surprenantes ? Peut-être.
Mais inhumaines assurément ! Actéon le bonheur,
Diane l’inhumaine et, à nouveau, l’instant d’un regard, la scène se redéplie, réengourdissant ce Un qui
lorgna d’un peu trop près du côté de la déesse toujours Autre. La fenêtre du fantasme s’ouvre et la fascination reprend ses droits ; mais déjà, au fond de la
scène, se dessinent les crocs des chiens ; ils sont prêts,
encore ! C’est un éternel retour.
21. Lacan, Jacques, « Le séminaire sur “La Lettre volée” »,
Écrits, op. cit., p. 40.
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DU MÊME AUTEUR
Réel et éthique de la psychanalyse, coll. « Tuché », Z’Éditions,
1990.
Regard et perversion, coll. « Tuché », Z’Éditions, 1993.
Le Regard à la lettre, Anthropos-Economica, 1996.
La Perversion, Anthropos-Economica, 1999 ; rééd. revue et
augmentée, 2010.
La Manipulation des images, coll. « Palimpseste », La Lettre
volée, 2002.
« Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas » – Entretiens
avec Christian Prigent, coll. « David », Cadex, 2004.
Le Choix de l’écriture (avec Alain Merlet), Himeros/Rumeur
des Âges, 2004.
Un monde sans réel – Sur quelques effets du scientisme
contemporain, Himeros, 2006.
Joel-Peter Witkin – l’angélique et l’obscène (suivi d’un entretien inédit avec le photographe), coll. « L’Impensé
contemporain », Pleins Feux, 2006.
Entre mot et image, Éditions Cécile Defaut, 2006.
Pierre Klossowski – la pantomime des esprits (suivi d’un entretien de Pierre Klossowski avec Judith Miller), coll.
« Psyché », Éditions Cécile Defaut, 2007. (Traduction
espagnole, Nueva vision, Buenos Aires ; traduction anglaise en cours chez Peter Lang).
« Ne devient pas fou qui veut » – Clinique psychanalytique
des psychoses, coll. « L’Impensé contemporain », Pleins
Feux, 2007.
Le Savoir de l’artiste et la psychanalyse. Entre mot et image
(suite), Éditions Cécile Defaut, 2009.
Tricheur de sexe – L’abbé de Choisy : une passion du travesti au Grand Siècle, coll. « Essais-Documents », Max
Milo Éditions, 2010.
Pourquoi écrire ? – Artaud, Jouhandeau, Genet, Klossowski,
(avec Alain Merlet), coll. « Les Essais », La Différence, 2010.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2011.
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