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Hervé Castanet S.K.beau Les Essais Éditions de la Différence S.K.Beau.p65 5 25/11/2010, 09:47 L’ESCABEAU ET LA SUBLIMATION Le mot « S.K.beau » (à lire : escabeau) est inventé en 1975 par Jacques Lacan1 pour qualifier l’esthétique de James Joyce2. La sublimation, via la question de l’œuvre d’art et l’identification affirmée de l’écrivain irlandais à l’Artiste (Portrait de l’artiste en jeune homme est terminé vers 19143), y est impliquée. Dans L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Lacan avait donné une théorie complète de la sublimation qu’une affirmation résume : « Et la formule la plus générale que je vous donne de la sublimation est celle-ci – elle élève un objet […] à la dignité de la Chose4. » Cette Chose qui traduit das Ding freudienne est « cette réalité muette […] – à savoir la réalité qui commande, qui ordonne5 ». La sublimation est une élévation, une 1. Lacan, Jacques, « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 565. 2. Jacques Aubert a consacré un ouvrage à cette esthétique pour laquelle Joyce voulait rédiger un grand traité. Il aurait dû paraître en 1917. Joyce l’abandonnera et, à cette date, il est en train d’écrire Ulysse. Introduction à l’esthétique de James Joyce, études anglaises, n° 46, Didier, 1973. 3. Voir l’édition de Jacques Aubert parue en Folio classique, n° 2432, en 1992. 4. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 133. 5. Ibid., p. 68. S.K.Beau.p65 7 25/11/2010, 09:47 S.K.beau 8 « opération ascensionnelle6 » – une Aufhebung. Le mot « S.K.beau » est réemployé ici dans notre essai, avec sa typographie étonnante, pour dénuder ce réel auquel l’artiste se confronte et que les sublimations possibles voilent : au cœur du Beau (du vrai, du bon, du parfait, du sublime…), toujours ce S.K. énigmatique, hors sens. Voici le bougé entre 1960 et 1975. La Chose est présentée comme une sphère fermée, close sur ellemême, pur silence – la sphère céleste et Dieu ne sont pas loin. L’escabeau, lui, est beaucoup plus modeste – on s’y hisse mais pas bien haut ! Il est plutôt bricolé et relève du tordu et non du droit ou du rond. Ce n’est pas une métaphore mais une différence quant à la structure : « […] le réel du droit, c’est le tordu, […] le tordu l’emporte sur le droit, […] le droit n’est qu’une espèce du tordu7. » L’escabeau est le réel de la sphère, affirme Lacan : « Je dis ça pour m’en faire un, et justement d’y faire déchoir la sphère, jusqu’ici indétrônable dans son suprême d’escabeau. Ce pourquoi je démontre que l’S.K.beau est premier parce qu’il préside à la production de sphère8. » En 1960, la sublimation est montée vers les cieux ; en 1975, les cieux déchoient – un réel est dénudé ouvrant à un usage. Le corps des sujets parlants y est engagé. Comment ? « L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) 6. Miller, Jacques-Alain, « Notice de fil en aiguille », Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, 2005, p. 209. 7. Ibid. Lacan remarque : « Comment concevoir une droite qui à l’occasion se tord ? C’est évidemment un problème que soulève ma question du réel », ibid., p. 137. 8. Lacan, Jacques, « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 565. S.K.Beau.p65 8 25/11/2010, 09:47 L’ESCABEAU ET LA SUBLIMATION 9 autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là9. » Cette phrase résonne avec ce passage connu de « Radiophonie » (1970) : « Mais c’est incorporée que la structure fait l’affect, ni plus ni moins, affect seulement à prendre de ce qui de l’être s’articule, n’y ayant qu’être de fait, soit d’être dit de quelque part. Par quoi s’avère que du corps, il est second qu’il soit mort ou vif10. » Dans les années 1960, le symptôme freudien est, pour Lacan, vérité – il est métaphore. Avec l’escabeau, le sinthome devient « événement de corps11 ». Voilà des balises robustes tirées de la fin de l’enseignement lacanien. Tirons-en quelques conséquences… Cet essai convoque des créateurs. Certains créent des mots, d’autres des images, d’autres encore des fictions utopiques. L’image fait voir – elle montre en particulier ; le mot désigne – il est porteur d’universel. Le concept veut penser autrement le monde – il fait rupture. Une direction se dégage : l’image se construit à partir d’un trou qui a nom regard. C’est ce pas-tout visible qui pousse le peintre, le photographe ou le cinéaste à montrer. Pareillement pour l’écrivain, les mots ne disent pas tout. Ils sont aussi marques, traces, ratures de ce qui échappe à être dit. Les concepts ne se dérobent pas à cet impossible – un mi-dit demeure. À travers les exemples d’écrivains (Ovide, Rousseau, Poe, Klossowski), de peintres (Titien, Balthus, Picasso), de théoriciens de l’art (Constant, Jorn), de photographes (Witkin, Sylvander), de théologiens du christianisme ou de l’islam, se démontre que face à 9. Ibid. 10. Ibid., « Radiophonie », p. 409. 11. Ibid., « Joyce le Symptôme », p. 569. S.K.Beau.p65 9 25/11/2010, 09:47 S.K.beau 10 cette rencontre avec un réel, nommé ici S.K.beau, chaque artiste dénoue et renoue l’image ou le mot ou le concept pour en faire traitement. Ce traitement est sublimation. Avec son sinthome, soit la façon de bricoler singulièrement avec l’incurable du réel, chacun de ces créateurs veut grimper sur l’escabeau de l’œuvre – ils subliment. Pourquoi le font-ils ? Comment s’y prennent-ils ? Quels sont leurs usages, leurs pratiques, leurs impasses, leurs reprises, leurs arrêts, leurs réussites ? Au un par un, déplions, non sans surprises, leurs réponses. S.K.Beau.p65 10 25/11/2010, 09:47 LE MOT S.K.Beau.p65 11 25/11/2010, 09:47 S.K.Beau.p65 12 25/11/2010, 09:47 OVIDE « RIEN NE PEUT SE DIRE DE LA FEMME1 » Chacun se souvient de ses humanités, de ses versions latines et par là des Métamorphoses du poète Ovide. Chacun se souvient du mythe antique de Diane (Artémis) et Actéon2, tout au moins de cette scène centrale qui le rend à jamais présent à nos mémoires : Diane, déesse de la chasse, au bain, est surprise dans sa nudité (sine veste) par Actéon, le chasseur3. La nudité est métonymie du rapport sexuel possible. Ce regard de l’homme est viol d’une intimité inconnue des humains. Ovide vaut là pour toute la tradition orale et écrite qui le précède – il vaut pour avoir mis en vers ce savoir déjà présent et notamment dans les légendes grecques. Silence Cette scène centrale : voir (et donc violer par le regard) la déesse nue, qui fut l’un des passages obligés de la peinture et de la statuaire occidentales, est, 1. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, 1975, p. 75. 2. Pour les textes de référence grecs et latins voir, par exemple, les articles « Diane (Artémis) » et « Actéon » dans le Dictionnaire de mythologie grecque et romaine de Pierre Grimal, Presses universitaires de France, 1951. 3. Ovide, Les Métamorphoses, version bilingue, traduction de Danièle Robert, Thesaurus, Actes Sud, 2001, p. 121-127. S.K.Beau.p65 13 25/11/2010, 09:47 S.K.beau 14 dans le mythe, pur silence – entendre par là que cette scène à se réaliser vide d’un seul coup tout contenu de parole. C’est à ce titre que peinture et sculpture n’ont pas cessé de la montrer précisément comme silence. La scène se réduit à une vision : labra Dianae – mieux, à un éclair qui ne dure qu’un instant : fulguration aveuglante qui l’annule aussitôt comme visible pour celui qui voulait voir : nec videamus. L’instant où Actéon voit la déesse nue est l’instant même où il meurt, transformé en cerf déchiqueté par ses cinquante chiens (Cetera turba coit confertque in corpore dentes. / Jam loca vulneribus desunt). Telle est l’absolue volonté de la déesse vérifiant l’impossible du rapport sexuel, de la conjonction entre l’Un viril et l’Autre divin. La temporalité au cœur du mythe s’abîme dans l’intemporel. L’espace mental, ordonné par le temps pour comprendre, se convertit dans le retour éternel de l’instant : tout à la fois, inséparablement et inlassablement, Actéon voit Diane au bain, il devient cerf et meurt dévoré. Entre ces différentes postures, point de chronologie mais la réitération du même acte. La structure temporelle de cette scène : son temps s’y résumant à l’instant de voir, nous indique sa place dans le discours – la structure du mythe. Cette place est celle du fantasme pour suivre les remarques de Jacques-Alain Miller dans son Cours inédit de 19821983 (une des leçons étant consacrée à ce mythe). Place du fantasme, c’est-à-dire place du réel en tant qu’il se déduit des impasses du signifiant – « Le fantasme, dit Miller, répond à ce qui se manifeste de faille dans le champ du signifiant. » Diane et Actéon sont l’emblème de l’excellence du fantasme dans sa fixité, sa monotonie, sa résistance à l’interprétation signifiante – le fantasme comme unique fenêtre sur le réel. C’est parce qu’il chiffre, en silence, la jouissance de celui qui se S.K.Beau.p65 14 25/11/2010, 09:47 15 OVIDE fait pur regard, que ce fantasme est fascination. Voir la déesse nue est un fantasme de fascination qui porte en lui-même un caractère fascinant pour d’autres, puisqu’il est aujourd’hui encore trace vive d’une humanité disparue et dont on se demande comment elle a pu exister. Nous déplierons ce mythe, réduit en son cœur à ce fantasme de fascination, à l’aune d’une thèse construite par Lacan dans son Séminaire Encore du 13 mars 1973 : « La question est en effet de savoir, dans ce qui constitue la jouissance féminine pour autant qu’elle n’est pas tout occupée de l’homme, et même […] que comme telle elle ne l’est pas du tout, la question est de savoir ce qu’il en est de son savoir4. » Cette thèse se complète d’une autre formulation de Lacan faisant référence justement à l’Antiquité et à l’Autre divin : « C’est en tant que sa jouissance est radicalement Autre que la femme a davantage rapport à Dieu que tout ce qui a pu se dire dans la spéculation antique en suivant la voie de ce qui ne s’articule manifestement que comme le bien de l’homme5. » À cette question, le mythe de Diane et Actéon fait réponse emblématique sur le mode du fantasme. Actéon-le-fantasme, devrait-on dire. Comme l’on dit Joyce-le-sinthome, Rousseau-le-symbole ou Edgar Poe-la-lettre. Une lecture Notre thèse s’articule en quatre scansions : Premièrement : la rencontre (tuché) de la jouissance féminine, au sujet qui veut se l’approprier – lui donner consistance, nom et forme –, réserve une sur4. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 81. 5. Ibid., p. 77. S.K.Beau.p65 15 25/11/2010, 09:47 S.K.beau 16 prise « inassimilable6 » ; en tant que sujet, il est aboli, dépassé, laissé « entre une pure absence et une pure sensibilité7 ». Deuxièmement : le savoir du sujet ne peut prendre dans ses rets le savoir de ce qui constitue la jouissance féminine. Troisièmement : à s’acharner à cette prise par le savoir, le sujet – telle est la monstration du mythe – sera métamorphosé en objet. Cette présence de l’objet gravant l’armature de la fenêtre du fantasme. Quatrièmement : le mythe épure les deux valences de l’objet qu’est devenu Actéon. L’objet, condensateur de jouissance, est bouchon de la faille dans le signifiant : c’est Actéon-regard. Et l’objet comme déchet : c’est Actéon-corps animal mis en pièces. C’est Actéon castré. Soit d’un côté le plus-de-jouir incluant l’agalma phallique : le regard ; de l’autre, le morceau de chair bon à croquer pour les chiens. Cette thèse implique un outil de lecture : Actéon ne voit pas par hasard les lèvres infernales de Diane (labra Dianae) comme le supposent Ovide (sic illum fata ferebant) et la tradition (que l’on pense pour l’âge classique à Giordano Bruno). Au contraire, Actéon veut voir : il est celui qui viole par le regard les mystères de la déesse, ses secrets aussi contradictoires que provocants. Actéon, dans cette version du mythe, n’est pas la victime démunie de la fatalité divine. Il est celui, au prix de son propre sacrifice/castration, qui doit plaider coupable : la vocation d’Actéon se 6. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, p. 55. 7. Lacan, Jacques, « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Seuil, 1966, p. 733. S.K.Beau.p65 16 25/11/2010, 09:47 17 OVIDE réalise dans la scène finale. Ce n’est assurément pas « le bien de l’homme » qui est alors obtenu ! Cependant Actéon n’est pas Œdipe. Ici, point de pathos malgré le dépeçage (Undique circumstant mersisque in corpore rostris / Dilacerant falsi dominum sub imagine cervi ;) du corps du héros. La poésie baroque ne s’y est pas trompée qui dit Actéon le bonheur – où s’indique l’exceptionnelle fascination que chiffre ce fantasme qui recouvre le pathos. Une fascination qui est pur bonheur ; cette même poésie ajoute, pour Diane, l’inhumaine (Nec nisi finita plurima vulnera vita / Ira pharetratae fertur satiata Dianae). Mettons brièvement à l’épreuve cette thèse et son corollaire de lecture. D’abord l’Un : quant au sexe, dans l’Autre, rien ne répond à ces deux signifiants sous lesquels se rangent les parlêtres : homme, femme. Rien ne répond sinon ce signifiant, sans pair, qu’est le phallus. Il y a primat du phallus pour les deux sexes – c’est-à-dire que l’inconscient n’écrit pas, quant à la jouissance, la différence sexuelle. À ce titre, la jouissance dite sexuelle relève d’une logique du Un phallique et n’unit pas l’homme à sa partenaire. Ce Un phallique, Actéon le présentifie jusqu’à la caricature. Ovide dit sa puissance guerrière – Mons erat infectus variarum caede ferarum. Une version de la légende ne le présente-t-elle pas comme rivalisant avec Diane et tentant même de la surpasser à la chasse ? Actéon présentifie le Un aphligé, voire écrasé par le semblant phallique. Lacan précise : « Du fait qu’il est, si je puis dire, aphligé… à écrire comme ça… aphligé réellement d’un phallus qui est ce qui lui barre la jouissance du corps de l’Autre. Il lui faudrait un Autre de l’Autre pour que le corps de l’Autre ne soit pas pour le sien du semblant, pour que il ne soit pas si différent S.K.Beau.p65 17 25/11/2010, 09:47 S.K.beau 18 des animaux, que de ne pouvoir, comme tous les animaux sexués, faire de la femelle le Dieu de sa vie8. » Actéon c’est l’Un-tout-seul encombré de l’Un-en-plus qu’est le phallus. Après l’Un, l’Autre. Ce trou réel dans l’Autre amène à interroger le statut de ce hors-langage du « sexe corporel de la femme9 » et son efficience subjective. Ce sera notamment l’apport du Séminaire Encore de poser ce trou réel comme délimitant, en creux, l’Autre sexe. « L’Autre dans mon langage, dit Lacan, cela ne peut donc être que l’Autre sexe10 » – le sexe en tant qu’Autre absolu du signifiant. C’est l’Autre en tant qu’il aurait consistance réelle au-delà de sa dimension de langage. C’est l’Autre qui s’incarnerait comme sexué. La femme sera le nom de cette jouissance réelle faisant recel et que le sujet du signifiant, aphligé du phallus, ne peut évoquer que sur le mode de son défaut : castration – « Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots […]11 » Ce qui implique que La femme n’existe pas. Structuralement, Diane, dans le mythe, présentifie cette faille dans l’Autre signifiant. Elle est ce personnage par excellence qui se refuse, qui dit non au désir de l’Autre qui souhaite les mots de la rencontre12 : elle vit seule au milieu de ses nymphes. Elle est et sera celle qui, dans le savoir des mortels, s’inscrit comme absente : trou réel. Elle est vierge 8. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XXII, R.S.I., leçon du 11 mars 1975 (inédit). 9. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 13. 10. Ibid., p. 40. 11. Ibid., p. 68. 12. Miller, Jacques-Alain, Cours de 1982-1983, inédit. S.K.Beau.p65 18 25/11/2010, 09:47 19 OVIDE absolument. Diane c’est l’Autre-au-delà. Voilà strictement ce qui fascine Actéon, le brillant et beau chasseur. Il veut voir Diane, la déesse – la voir nue, au bain, après la fatigue. Il veut la voir, elle, la vierge éclatante et meurtrière. Il veut voir « cette elle qui n’existe pas et ne signifie rien13 ». C’est-à-dire qu’il veut voir ce qui n’a ni forme ni nom et que la nudité dévoile en couvrant : la jouissance du corps de l’Autre féminin. Actéon s’épuise à vouloir voir cet au-delà. Il bute sur ceci (et il l’apprendra à ses dépens) : « La femme a rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours Autre14. » Le voile Il faut saisir – à reprendre la fiction du mythe – que les formes de Diane ne sont qu’une représentation, un voile qui cache à la vue son être même qui la fait divinité. Mais en cachant ce qui est sans image, le voile donne consistance imaginaire ; par là aussi il révèle. La nudité de Diane est une image de son essence inviolée et inviolable, pour le dire en termes néoplatoniciens. La folie du fantasme d’Actéon est d’avoir cru ou voulu croire que ce qui représentait visiblement la déesse : son corps, sa course après ses proies, sa fatigue, sa transpiration, son repos au bain, était la déesse, d’avoir confondu la divinité et sa théophanie, d’avoir lâché la proie pour l’ombre des biens à venir. C’est cette impasse phallique qui 13. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 69. 14. Ibid., p. 75. S.K.Beau.p65 19 25/11/2010, 09:47 S.K.beau 20 fait la bêtise15 de notre chasseur. Autrement dit, Actéon a tendu un piège : Diane, la chasseresse, sera proie dans les rets de son regard. Mais la proie aussitôt saisie est un leurre – déjà elle s’est dérobée. Le rapport sexuel ne peut s’écrire. « C’est à cet objet insaisissable au miroir que l’image spéculaire donne son habillement. Proie saisie aux rets de l’ombre, et qui, volée de son volume gonflant l’ombre, retend le leurre fatigué de celle-ci d’un air de proie16 », comme l’écrit Lacan en 1960. Diane n’est pas la proie, tout au plus en a-t-elle l’air. Le piège se referme sur Actéon. Désormais, pris dans les nasses de Diane, il ne pourra plus parler : ce sera ou voir ou dire, ou la vision ou le mot. « Ce que je voyais je ne puis dire ce que c’était […] Actéon dans la légende voit parce qu’il ne peut dire ce qu’il voit : s’il pouvait dire, il cesserait de voir17. » Pierre Klossowski ira même jusqu’à poser que la déesse Diane est invisible : « Certes Diane invisible considérant Actéon en train de se l’imaginer, songe à son propre corps ; mais ce corps dans lequel elle va se manifester à elle-même, c’est à l’imagination d’Actéon qu’elle l’emprunte18. » Autrement dit, pour avoir un corps visible qui échauffe la tête des mortels, pour être visible comme femme nue, Diane doit en passer par le fantasme d’un homme. La contradiction, aussitôt ce dispositif spéculaire mis 15. C’est la même bêtise que l’on retrouve, dans le paradoxe de Zénon, chez Achille. « Achille, c’est bien clair, ne peut que dépasser la tortue, il ne peut pas la rejoindre », ibid., p. 13. La jouissance phallique est celle de l’idiot dans la masturbation – elle se passe de l’Autre et objecte au rapport sexuel, ibid., p. 75. 16. Lacan, Jacques, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 818. 17. Klossowski, Pierre, Le Bain de Diane, Gallimard, 1981, p. 69. 18. Ibid., p. 43. S.K.Beau.p65 20 25/11/2010, 09:47 21 OVIDE en place, se referme sur Diane : « Or, le désir de voir son propre corps implique le risque d’être souillée par le regard d’un mortel […]19 » L’Un et l’Autre demeurent incompatibles. Lorsque Diane découvre Actéon, qu’elle savait là de toute éternité, elle l’asperge d’eau, le transformant en cerf. Alors elle lui dit – ce seront les dernières paroles qu’il peut entendre : Nunc tibi me posito visam velamine narres / Si poteris narrare, licet. Où se lit l’incompatibilité non pas contingente mais structurale entre la jouissance du rapport sexuel et le signifiant : la jouissance de la Chose, le souverain bien, sont interdits à qui parle comme tel. Voilà la provocation (teintée d’ironie) de la déesse à l’endroit d’Actéon : Va donc dire – va décrire la nudité de Diane, va inscrire dans le savoir de l’Un la jouissance obtenue du corps de la déesse, Autre par définition ; va décrire mes appâts, donner nom à mon être – c’est là sans doute ce que tu attends, ce que tes semblables aimeraient savoir ! Si tu peux, libre à toi d’attribuer un prédicat d’existence à la jouissance féminine. Mais transformé en cerf, sa bouche devenue gueule, Actéon ne peut plus dire, ses pensées se troublent. Il s’englue dans le brouillard de l’animalité faisant l’épreuve mortelle que « rien ne peut se dire de la femme20 ». Aveugle Mais qu’aurait donc pu voir Actéon ? À quel moment précis la parole de la déesse qui métamorphose, surgit-elle ? Nec nos videamus labra Dianae. Lorsque 19. Ibid., p. 42. 20. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 75. S.K.Beau.p65 21 25/11/2010, 09:47 S.K.beau 22 Actéon se réduit à l’objet regard, d’une part il ne voit plus. Il devient aveugle ; d’autre part transformé en cerf, il ne peut dire – il s’annule comme sujet. Le sujet ne peut dire ni voir parce qu’en devenant regard, il est devenu ce qu’il cherchait si avidement, si intensément à voir. En devenant ce qu’il cherche à voir, il ne voit plus rien et l’objet qu’il prétendait saisir par la vision, lui échappe aussitôt. Au moment où l’objet se montre, il se fait équivaloir à cet objet qui donc s’évanouit. Le sujet se confond avec la cause qui le produit comme sujet. Mais identifié à ce reste du jeu signifiant, devenu équivalent de jouissance, il ne peut plus dire ni expliquer. Fasciné, il est bouche cousue effectivement. Actéon le bonheur – le bonheur de cette vision. La scène dénude un retournement subjectif : c’est à l’instant où Diane apparaît enfin nue, où elle pourrait être saisie, appropriée – possibilité du rapport sexuel – qu’elle échappe à son prédateur/voyeur. Elle échappe car elle transforme le prédateur/voyeur. C’est lui qui est devenu la proie. Celui qui voulait voir, lorsque se dévoilent enfin les lèvres secrètes, est transformé en objet regard. De voyeur qui au départ veut voir, il devient en bout de course fasciné, immobilisé, statufié par cet Autre qui désormais, au dehors et du dehors, le regarde. Actéon échoue, pour le dire en termes freudiens, à voir le phallus absent chez l’Autre féminin. Cet échec signe que la castration est du côté d’Actéon – Diane, elle, y objecte. La soumission d’Actéon à la Loi est affirmée : la conjonction de l’Un et de l’Autre, de la logique phallique et de la jouissance féminine, non complémentaire, est impossible. Diane n’est pas l’autre sexe, mais l’Autre absolu qui ne fait pas rapport : castration. Le sort final de notre héros : le déchet jeté aux chiens est la forme emblématique de la S.K.Beau.p65 22 25/11/2010, 09:47 23 OVIDE castration. En ce point le mythe devient aussi brillant que la nuit le croissant de lune – l’attribut de Diane. Et de ce point chaque sujet ne cesse pas d’être regardé par cette jouissance supplémentaire. Désormais les hommes – les sujets qui se placent sous le signifiant homme – doivent savoir « que les dames [les sujets qui se placent sous le signifiant dame] détestent qu’on mette en cause les principes, car leurs attraits doivent beaucoup au mystère du signifiant21 ». Mais la règle n’est-elle pas que cela précisément les hommes l’oublient et que les dames, une par une, cas par cas, sans mot dire, le leur rappellent ? Car à toucher au voile qui les fait phallus et où leur jouissance n’est pas-toute prise, le pire est certain. Les femmes sont-elles surprenantes ? Peut-être. Mais inhumaines assurément ! Actéon le bonheur, Diane l’inhumaine et, à nouveau, l’instant d’un regard, la scène se redéplie, réengourdissant ce Un qui lorgna d’un peu trop près du côté de la déesse toujours Autre. La fenêtre du fantasme s’ouvre et la fascination reprend ses droits ; mais déjà, au fond de la scène, se dessinent les crocs des chiens ; ils sont prêts, encore ! C’est un éternel retour. 21. Lacan, Jacques, « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, op. cit., p. 40. S.K.Beau.p65 23 25/11/2010, 09:47 DU MÊME AUTEUR Réel et éthique de la psychanalyse, coll. « Tuché », Z’Éditions, 1990. Regard et perversion, coll. « Tuché », Z’Éditions, 1993. Le Regard à la lettre, Anthropos-Economica, 1996. La Perversion, Anthropos-Economica, 1999 ; rééd. revue et augmentée, 2010. La Manipulation des images, coll. « Palimpseste », La Lettre volée, 2002. « Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas » – Entretiens avec Christian Prigent, coll. « David », Cadex, 2004. Le Choix de l’écriture (avec Alain Merlet), Himeros/Rumeur des Âges, 2004. Un monde sans réel – Sur quelques effets du scientisme contemporain, Himeros, 2006. Joel-Peter Witkin – l’angélique et l’obscène (suivi d’un entretien inédit avec le photographe), coll. « L’Impensé contemporain », Pleins Feux, 2006. Entre mot et image, Éditions Cécile Defaut, 2006. Pierre Klossowski – la pantomime des esprits (suivi d’un entretien de Pierre Klossowski avec Judith Miller), coll. « Psyché », Éditions Cécile Defaut, 2007. (Traduction espagnole, Nueva vision, Buenos Aires ; traduction anglaise en cours chez Peter Lang). « Ne devient pas fou qui veut » – Clinique psychanalytique des psychoses, coll. « L’Impensé contemporain », Pleins Feux, 2007. Le Savoir de l’artiste et la psychanalyse. Entre mot et image (suite), Éditions Cécile Defaut, 2009. Tricheur de sexe – L’abbé de Choisy : une passion du travesti au Grand Siècle, coll. « Essais-Documents », Max Milo Éditions, 2010. Pourquoi écrire ? – Artaud, Jouhandeau, Genet, Klossowski, (avec Alain Merlet), coll. « Les Essais », La Différence, 2010. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2011. S.K.Beau.p65 4 25/11/2010, 09:47