Document 5096096

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http://revel.unice.fr
Pour citer cet article :
Ghislaine Jay-Robert,
" L’imagination aérienne d’Euripide vue par Aristophane ",
Loxias, Loxias 45.,
mis en ligne le 15 juin 2014.
URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7807
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L’imagination
Aristophane
aérienne
d’Euripide
vue
par
Ghislaine Jay-Robert
Ghislaine Jay-Robert, maître de conférences HDR en langue
et littérature grecques à l’université de Perpignan ViaDomitia, est membre du VECT EA 2983 et du GDR 3279 (Groupe
de Recherche THEATRE). Elle est spécialiste de la comédie
ancienne et plus spécifiquement d’Aristophane. Elle a
écrit un livre sur ce sujet intitulé L’invention comique.
Enquête
sur
la
poétique
d’Aristophane,
Presses
Universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2009 et a
récemment coordonné un numéro de la revue des Cahiers des
Études Anciennes (Université Laval à Québec) autour de la
représentation du regard et de la vision dans la comédie
antique.
L’étude
de
l’imagination
aérienne
d’Euripide
chez
Aristophane consiste essentiellement en une analyse des
passages où le poète comique met en rapport l’auteur
tragique avec l’Éther. Ce rapprochement est une façon de
stigmatiser la poésie d’Euripide et d’insister sur sa
légèreté, son inconsistance et sa trop grande subtilité.
Il permet également de mettre en valeur l’amalgame que
ferait Euripide entre le style élevé et le trivial. Ce
point soulève alors le problème de la différence entre
l’art d’Euripide et celui d’Aristophane qui fonde en
partie
l’aspect
comique
de
ses
pièces
sur
cette
juxtaposition.
Aristophane, Euripide, éther
Ve siècle av. J.-C.
Athènes, espace aérien
On connaît l’importance de la présence d’Euripide dans les comédies
d’Aristophane : le nom de l’auteur tragique y est attesté à 52 reprises1, il est luimême mis en scène dans trois pièces (Acharniens, Thesmophories et Grenouilles)
sur les onze conservées et il tient l’un des rôles principaux dans deux d’entre elles
(Thesmophories et Grenouilles)2. On sait par ailleurs que, parmi les pièces perdues,
le Proagôn, datant de 422, représentait un « Avant-Concours » grotesque dans lequel
Aristophane devait critiquer l’art et les idées d’Euripide3, « peut-être à travers une
confrontation parodique du poète et de ses rivaux4 » ; les Phéniciennes, quant à elles,
parodiaient la pièce du même nom écrite par Euripide en 410 ou en 409 av. J.-C. 5.On
sait également que l’attitude d’Aristophane vis-à-vis du poète tragique est beaucoup
1
Voir Otis Johnson Todd, Index Aristophaneus, Hildesheim, Georg Olms, 1962.
Dans les Thesmophories, c’est en effet Euripide qui est à l’origine de l’intrigue en envoyant
parmi les femmes célébrant la fête de Déméter un homme qui lui est dévoué pour plaider sa cause ;
dans les Grenouilles, c’est pour ramener sur terre le poète tragique que Dionysos descend aux Enfers.
3
Voir Scholie Guêpes, 61 c (= Test. IV).
4
Jean-Claude Carrière, « L’Aristophane perdu. Une introduction aux trente-trois comédies
disparues avec un choix de fragments traduits et commentés », in Le théâtre grec antique : la
comédie, Cahiers de la villa Kérylos, n° 10, Paris, 2000, p. 228. Voir aussi Rudolf Kassel et Colin
Austin, Poetae comici graeci, vol. III 2, Berlin, Walter de Gruyter, 1984, p. 253-257.
2
1
plus complexe qu’il ne veut bien le faire croire et que le ridicule dont il le couvre
doit être lu à plusieurs niveaux. Cratinos, déjà, avait forgé l’adjectif
εὐριπιδαριστοφανίζων6 pour traduire tout ce que l’art d’Aristophane peut avoir de
commun avec celui de son prétendu rival et la critique moderne a bien montré « les
aspects finalement euripidéens des comédies d’Aristophane lui-même, dans un
contexte politique et intellectuel identique ; comme si en définitive, en critiquant les
procédures poétiques d’Euripide, Aristophane ne faisait que défendre pour la
comédie des pratiques analogues, dans la transgression des règles de genre7 ».
C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’analyser ce qui fait ici
l’objet de ce recueil : l’imagination aérienne d’Euripide. En relevant les allusions
faites à ce thème, nous essaierons de comprendre leur signification et leur rôle à
l’intérieur de la comédie d’Aristophane, nous poserons la question de savoir ce
qu’elles peuvent nous apprendre de la façon dont le poète comique présente Euripide
et nous nous demanderons ce qu’elles ont à nous dire d’Aristophane lui-même.
I- Indices chez Aristophane de l’imagination aérienne
d’Euripide
1. Vocabulaire utilisé
Comme ses contemporains, Aristophane établit une distinction très nette entre
l’aèr et l’aithèr. L’air est ce qui est en contact avec la terre8 : formé de particules très
fines, selon la doctrine exposée par Diogène d’Apollonie et reprise par Aristophane 9,
il est censé maintenir la terre, qui est plate, en suspension10. L’air est donc l’espace
qu’on atteint dès qu’on quitte le sol. C’est la raison pour laquelle le poète emploie ce
terme pour désigner la position de Socrate, dans les Nuées, lorsqu’il est suspendu
dans sa corbeille11, ou celle de Trygée, dans la Paix, lorsqu’il s’élève au-dessus de
son logis, à cheval sur son bousier12. C’est aussi à cet espace que se rattachent les
nuages, puisqu’il est qualifié de περινέφελος (« très nuageux » ou « enveloppé de
5
Voir Jean-Claude Carrière, « L’Aristophane perdu. Une introduction aux trente-trois comédies
disparues avec un choix de fragments traduits et commentés », p. 234.
6
Cratinos, fr. 342 = Test. III : P. C. G., vol. III 2, p. 6.
7
Claude Calame, « Introduction », in Claude Calame (dir.), Poétique d’Aristophane et langue
d’Euripide en dialogue, Lausanne, Études de Lettres, 2004, pp. 6, 7.
8
Voir Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane », Quaderni di
storia 18, 1983, p. 11.
9
Sur ce sujet, voir Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées
d’Aristophane », Ktêma 22, 1997, pp. 179-180. Pour les allusions d’Aristophane à la doctrine de
Diogène d’Apollonie, voir par exemple Nuées, v. 230.
10
Ainsi, quand Socrate, dans les Nuées, invoque l’Air, il a ces mots :Ὦ δέσποτ᾿ ἄναξ, ἀμέτρητ᾿
Ἀήρ, ὃς ἔχεις τὴν γῆν μετέωρον (« Maître souverain, Air infini, toi qui maintiens la terre en
suspension ») : Nuées, v. 264. Cette idée se retrouve chez Anaxagore et chez Anaximène (voir le
commentaire au vers 264 des Nuées par Alan H. Sommerstein). Pour le texte grec, l’édition utilisée
est celle de Nigel Guy Wilson, Aristophanis Fabulae, Oxford, Oxford University Press, 2007. La
traduction est personnelle, sauf indication contraire.
11
« Je marche dans les airs », dit-il à Strepsiade (Ἀεροβατῶ, Nuées, v. 225).
12
Le serviteur s’exclame : ὁ δεσπότης γάρ μου μετέωρος αἴρεται / ἱππηδὸν ἐς τὸν ἀέρ᾽ἐπὶ τοῦ
κανθάρου. (« Mon maître s’élève en suspension dans l’air, à cheval sur son scarabée ») : Paix, vv. 80,
81.
2
nuages13 ») et c’est donc très logiquement ce lieu que conquièrent les oiseaux, dans
la pièce du même nom, pour en faire leur domaine et y établir leur empire. Situé
entre la terre et le ciel14 (la demeure des dieux), il constitue l’endroit idéal pour
bloquer la fumée des sacrifices et couper toute relation entre les hommes et les
dieux. Pisthétaire ne s’y trompe pas et c’est bien là qu’il conseille à ses alliés de
construire une immense ville fortifiée15.
L’éther, lui, fait partie des régions supérieures de l’atmosphère 16 : placé au-dessus
de l’air, il touche le ciel ; situé loin du monde des mortels, il se rapproche du divin 17
et reçoit le qualificatif de ἱερός 18. Chez Aristophane, « l’œil de l’Éther » désigne le
Soleil19 et il est censé être le Père des Nuées20. C’est de là que la lumière et les coups
de vent tirent leur origine21, là que demeurent les étoiles22.
Entre l’air et l’éther s’établit donc essentiellement une distinction topographique.
À cette première différence s’en ajoute une autre, d’ordre stylistique, puisque le mot
aithèr fait partie du vocabulaire philosophique et poétique : Aristophane ne l’utilise
en effet que dans des passages où il parodie la poésie tragique23 ou dithyrambique24,
dans les morceaux lyriques25, dans l’invocation en anapestes qu’il prête à Socrate au
début des Nuées, quand le philosophe s’adresse aux divinités qu’il adore26 et dans le
discours qu’il fait tenir à Euripide, dans le prologue des Thesmophories, sur les
origines du monde27.La troisième différence se présente comme une conséquence
logique de ce constat et elle est pour nous fondamentale : quand Aristophane fait
allusion à l’imagination aérienne d’Euripide, c’est à travers un rapprochement entre
13
Oiseaux, v. 1191. Sur les deux sens possibles de l’adjectif, voir le commentaire à ce vers de Nan
Dunbar, Aristophanes Birds, Oxford, Oxford University Press, 1997.
14
Pisthétaire propose à la Huppe de faire périr les dieux en occupant l’espace aérien : Ἐν μέσῳ
δήπουθεν ἀήρ ἐστι γῆς (« Entre eux [les dieux] et la terre, je suppose, il y a l’air ») : Oiseaux, v. 187.
N. Dunbar, Aristophanes Birds, p. 196, explique : « in the middle of, i.e. between (them and) the
earth ». Le ciel (οὐρανός) est identifié à la demeure des dieux : c’est le mot utilisé dans la Paix pour
désigner le but du voyage de Trygée qui veut se rendre chez Zeus (par exemple, Paix, v. 56).
15
Oiseaux, vv. 551, 837, 1140, 1173, 1515.
16
Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane », p. 11.
17
Alan H. Sommerstein, Clouds, p. 174.
18
Thesmophories, v. 1068.
19
Nuées, v. 285 : ὄμμα αἰθέρος. Pour l’importance du soleil chez Aristophane et son rapport avec
Empédocle, voir Rossella Saetta Cottone, « Aristophane et le théâtre du soleil. Le dieu d’Empédocle
dans le chœur des Nuées », in André Laks & Rossella Saetta Cottone (dir.), Comédie et philosophie.
Socrate et les « Présocratiques » dans les Nuées d’Aristophane, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2013,
pp. 61-85.
20
Nuées, vv. 569, 570.
21
Thesmophories, vv. 43, 1050. Voir à ces vers les commentaires de Colin Austin et S. Douglas
Olson, Aristophanes Thesmophoriazusae, Oxford, Oxford University Press, 2004.
22
Dans les Thesmophories, le Parent, imitant l’Andromède d’Euripide, parle de « la voûte étoilée
de l’éther sacré » (ἀστεροειδέα νῶτααἰθέρος ἱερᾶς : vv. 1067, 1068).
23
Thesmophories, vv. 43, 51, 272, 1050, 1068, 1099 ; Oiseaux, v. 1183 ; Grenouilles, vv. 100,
311, 892.
24
Oiseaux, v. 1400. Quand le poète dithyrambique Cinésias annonce le sujet de son chant, il
emploie le terme τὸν ἀέρα (v. 1392), mais dans le cours de son chant, il passe au mot αἰθέρος
(v. 1400).
25
Nuées, vv. 285, 286, 570.
26
Nuées, v. 265. Pour ces occurrences, voir Colin Austin et S. Douglas Olson, Aristophanes
Thesmophoriazusae, p. 56.
27
Thesmophories, v. 14.
3
le poète tragique et l’éther ; aucune des occurrences du terme aèr ne s’inscrit dans
cette perspective28. Cette spécificité s’explique sans doute par l’usage important
qu’Euripide fait lui-même, dans son œuvre, du mot aithèr.
2. Passages concernés
Les occasions trouvées par Aristophane pour tourner en ridicule Euripide sont
multiples et son goût immodéré pour l’Éther ne forme qu’un sujet de moquerie
parmi d’autres29 : sur toutes les mentions d’Euripide, assez peu finalement renvoient
directement à son imagination aérienne. En revanche, si on regarde du côté des
occurrences de aithèr, on constate que sur seize emplois du mot, neuf font référence
à Euripide ; ils se concentrent tous dans deux pièces : les Thesmophories et les
Grenouilles.
Les Thesmophories s’ouvrent sur la mise en scène d’Euripide et de son Parent :
tous deux courent dans les rues d’Athènes, le poète tragique traînant à sa suite le
vieux Mnésiloque. Ce dernier, haletant et excédé par cette course dont il ne connaît
pas le but, s’arrête et demande des explications. La réponse d’Euripide a de quoi le
surprendre : « Mais tu n’as pas besoin d’entendre tout ce que bientôt tu verras en
personne30 ». Pour convaincre son Parent, incrédule devant une telle affirmation,
Euripide entreprend alors de lui démontrer que la vision est « naturellement » (ἡ
φύσις : v. 11) distincte de l’ouïe et que cette différence remonte aux origines de leur
création :
L’Éther, en effet, lorsqu’au début, il devint une entité séparée
et enfanta, en lui-même, des êtres vivants, doués de mouvement,
commença
par
fabriquer
l’instrument
de
la
vue,
l’œil,
à
l’image
du
disque
du
soleil,
et, comme entonnoir pour l’ouïe, il fit le trou des oreilles.
Αἰθὴρ
γάρ,
ὅτε
τὰ
πρῶτα
διεχωρίζετο
καὶ
ζῷ’
ἐν
αὑτῷ
ξυνετέκνου
κινούμενα,
ᾧ
μ ὲν
βλέπειν
χρή,
πρῶτ’
ἐμηχανήσατο
ὀφθαλμὸν
ἀντίμιμον
ἡλίου
τροχῷ,
ἀκοῆς δὲ χοάνην ὦτα διετετρήνατο31.
Ces quelques vers se présentent comme la parodie d’un récit cosmogonique
détaillant le processus de création des êtres vivants ; il est mis dans la bouche
d’Euripide afin de tourner en ridicule ses spéculations philosophiques et son intérêt
pour les phénomènes de la perception et de la connaissance. Ce pastiche est construit
à partir d’allusions plus ou moins clairement identifiées aux théories développées
28
Au contraire de ce qui se passe pour Socrate aussi bien associé à l’Air qu’à l’Éther dans les
Nuées. Le terme μετέωρος, qui a trait lui aussi à l’aérien (Daniella Ambrosino, « Nuages et sens.
Autour des Nuées d’Aristophane », p. 9-11), n’est jamais employé non plus au sujet d’Euripide.
29
Parmi les autres sujets, citons l’attitude et les écrits d’Euripide au sujet des femmes.
30
Ἀλλ᾿ οὐκ ἀκούειν δεῖ σε πάνθ᾿ὅσ᾿ αὐτίκα / ὄψει παρεστώς (v. 5). Pour une étude de cette
mise en scène parodique d’Euripide, voir Christine Mauduit & Rossella Saetta Cottone, « Voir ou
entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des
Thesmophories », in Ghislaine Jay-Robert (dir.), Vision et regard dans la comédie antique, Cahiers
des Études Anciennes 51, Québec, Université Laval, 2014 (à paraître).
31
Thesmophories, vv. 14-18. Nous empruntons la traduction à Christine Mauduit & Rossella
Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le
prologue des Thesmophories ».
4
par les Présocratiques : les commentateurs le rapprochent de la pensée
d’Anaxagore32 et de celle de Diogène d’Apollonie 33 ; plus récemment, ils se sont
attachés à montrer l’importance, dans ce passage, des théories d’Empédocle 34,
notamment pour la formation des organes sensoriels. Sans entrer dans le détail de
ces rapprochements, nous nous contenterons ici de noter les deux étapes ponctuant
ce récit cosmogonique : l’Univers trouverait son origine dans une séparation entre
l’Éther et la Terre, un phénomène qui rappelle celui mentionné par Hésiode dans sa
Théogonie35. En substituant l’Éther à Ouranos, le Ciel, Euripide fait du premier une
entité primordiale ; ce statut évolue ensuite, quand l’Éther est envisagé non plus
seulement comme un être originel capable « d’enfanter en lui-même » d’autres
créatures, mais comme une sorte d’artisan susceptible de modeler ces créatures et de
leur « fabriquer » des organes. À ce compte, l’Éther apparaît comme une sorte de
divinité universelle capable à la fois de donner la vie et de l’entretenir36 : c’est à elle
qu’Euripide fait référence quand il jure par son nom37.
Les autres occurrences du terme aithèr en lien avec Euripide se situent dans la
deuxième partie de la pièce, au cours des scènes paratragiques, et notamment
pendant le pastiche d’Andromède : Euripide, sous les traits de Persée, et le vieux
Parent, contrefaisant la jeune fille éplorée, enchaînée à un rocher, mentionnent le
terme à trois reprises38.
Les Thesmophories offrent enfin deux autres références à ce mot, mais
Aristophane les met en rapport, cette fois, avec Agathon, le jeune auteur tragique
qu’Euripide va voir, en compagnie de Mnésiloque, pour tenter de le persuader
d’intervenir en sa faveur auprès des femmes qui veulent le condamner à mort pour le
punir de ses propos à leur égard39.
32
Voir le commentaire à ce passage fait par Colin Austin et S. Douglas Olson, Aristophanes
Thesmophoriazusae, p. 55.
33
C’est l’avis de Peter Rau, Paratragodia. Untersuchung einer komischen Form des
Aristophanes, Münich, C. H. Beck’sche, 1967, p. 159.
34
Ainsi en est-il de Patrizia Mureddu, « La ‘incomunicabilità’ gorgiana in una parodia di
Aristofane? Nota a Thesm. 5-21 », Lexis 9-10, 1992, pp. 115-120 ; Stavros Tsitsiridis,
« ‘Euripideische’ Kosmogonie bei Aristophanes (Thesm. 14-18) », Hellenika 51, 2001, p. 43-67 ;
Marwan Rashed, « The Structure of the Eye and Its Cosmological Function in Empedocles
(Reconstruction of Fragment 84 D.-K.) », in Suzanne Stern-Gillet & Kevin Corrigan (dir.), Reading
Ancient Texts, vol. I : Presocratics and Plato, Essays in honour of Denis O’Brien, Leiden-Boston,
Brill, 2007, pp. 21-39 ; Christine Mauduit & Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il
choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories ».
35
Hésiode raconte comment Ouranos fut séparé de Gaia : Théogonie, vv. 160-210.
36
Voir le qualificatif que le chœur des Nuées lui attribue : Αἰθέρα σεμνότατον, βιοθρέμμονα
πάντων (« Éther très auguste, qui entretient la vie universelle », Nuées, v. 570 – trad. Van Daele).
37
Thesmophories,v. 272 : Ὄμνυμι τοίνυν αἰθέρ᾿, οἴκησιν Διός (« Je jure par l’Éther, maison de
Zeus ») qui reprend le fr. 487 d’Euripide : Ὄμνυμι δ’ἱερὸν αἰθέρ᾿, οἴκησιν Διός. Pour le
rapprochement entre l’Éther et la maison, voir plus loin.
38
Thesmophories, v 1050 : le Parent-Andromède souhaite périr sous les coups de « l’astre porteur
de feu de l’éther » (πυρφόρος αἰθέρος ἀστήρ). Cet « astre enflammé » pourrait représenter la foudre :
voir le commentaire à ce vers de Colin Austin et S. Douglas Olson, Aristophanes
Thesmophoriazusae, p. 320. Thesmophories, v. 1068 : le Parent invoque ensuite la Nuit qui parcourt
sur son char « la voûte étoilée de l’Éther sacré » (ἀστεροειδέα νῶτα αἰθέρος ἱερᾶς). Enfin,
Thesmophories, v. 1099 : Euripide-Persée fait référence à son voyage « en plein milieu de l’Éther »
(διὰ μέσου αἰθέρος).
5
L’expression qu’utilise Euripide dans les Thesmophories, lorsqu’il prête serment
en prenant à témoin « l’Éther, maison de Zeus » (αἰθέρ´, οἴκησιν Διός : v. 272), se
retrouve dans les Grenouilles par deux fois, légèrement modifiée, sous cette forme :
« l’Éther, chambrette de Zeus » (αἰθέρα Διὸς δωμάτιον : v. 100 et v. 311). Le terme
δωμάτιον, construit avec le suffixe de diminutif en -μάτιον, est étranger au
vocabulaire tragique, il désigne très exactement la chambre à coucher. La tournure
est d’abord mise dans la bouche de Dionysos qui s’extasie devant Héraclès de cette
prouesse stylistique40 et qui s’en sert pour justifier son désir de ressusciter le poète.
Elle est reprise ensuite par Xanthias ou par Dionysos lui-même 41, au moment où le
fils de Zeus, tremblant de peur devant Empuse, se demande quel dieu il peut accuser
de vouloir le perdre : « L’Éther, chambrette de Zeus ou le pied du Temps ?42 ».
La parodie d’Euripide se fait plus insistante quand est mis en scène le débat qui
l’oppose à Eschyle. Le terme aithèr est alors employé deux fois. Eschyle y fait
référence lorsqu’il tourne en dérision les monodies de son rival et qu’il chante avec
grandiloquence les malheurs d’une femme dont le coq, subtilisé par la voisine,
« s’est envolé vers l’Éther » (ἀνέπτατ᾽ ἐς αἰθέρα : v. 1351). Mais l’importance de
ce mot se lit surtout à l’emploi qu’en fait Euripide au début de la confrontation,
lorsque, pour répondre au désir de Dionysos qui demande à chacun de faire une
prière, le poète entame cette invocation :
Éther,
ma
nourriture,
pivot
de
la
Langue,
Intelligence,
Narines
au
bon
odorat
accordez-moi de réfuter correctement les arguments que je toucherai.
αἰθὴρ
ἐμὸν
βόσκημα
καὶ
γλώσσης
στρόφιγξ
καὶ
ξύνεσι
καὶ
μυκτῆρες
ὀσφραντήριοι,
ὀρθῶς μ᾽ ἐλέγχειν ὧν ἂν ἅπτωμαι λόγων43.
L’ensemble forme ce que Dionysos appelle « les dieux particuliers » à Euripide
(ἴδιοί τινές σοι : v. 890 ; τοῖσιν ἰδιώταις θεοῖς : v. 891) ; ils constituent pour lui
« une monnaie nouvelle » (κόμμα καινόν : v. 890). En fait, la métaphore se retrouve
dans les Nuées44 et elle rend évident le rapprochement entre les dieux d’Euripide et
ceux de Socrate. Le philosophe se réfère en effet lui aussi à l’Éther 45, qu’il joint,
pour sa part, à l’Air et aux Nuées 46 et dont il fait la nourriture 47 des intellectuels et
autres charlatans qui se gargarisent de discours sur les phénomènes célestes 48.
L’Éther est donc indissociable de la Langue qu’Euripide et Socrate invoquent tour à
39
Thesmophories, v. 43 : c’est le serviteur d’Agathon, imitant le style de son maître, qui parle du
« calme Éther » (νήνεμος αἰθήρ). Puis c’est le Parent qui tourne en ridicule l’expression (v. 51).
40
Selon Dionysos, l’expression est « osée », « risquée » (παρακεκινδυνευμένον : v. 99), mais il en
raffole (v. 103).
41
Les différents éditeurs et traducteurs hésitent dans l’attribution du vers : Wilson et Dover le
rapportent à Xanthias, Thiercy à Dionysos (Pascal Thiercy, Aristophane. Théâtre complet, Paris,
Gallimard, 1997). L’hésitation se retrouve dans les manuscrits : voir Kenneth Dover, Aristophanes.
Frogs, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 45.
42
Grenouilles, v. 311 : αἰθέρα Διὸς δωμάτιον ἢ χρόνου πόδα; « Le pied du Temps » (χρόνου
πόδα) est aussi une reprise parodique d’Euripide : Bacchantes, v. 888.
43
Grenouilles, vv. 892-894.
44
Socrate contredit Strepsiade qui veut jurer par les dieux : « D’abord, les dieux sont une monnaie
qui n’a pas cours chez nous » (Πρῶτον γὰρ θεοὶ ἡμῖν νόμισμ᾿ οὐκ ἔστι : Nuées, vv. 248, 249).
45
Nuées, v. 265 : λαμπρός τ᾿ Αἰθήρ.
46
Nuées, vv. 264-266.
47
Euripide, dans les Grenouilles, utilise le substantif βόσκημα, tandis que Socrate emploie par
deux fois le verbe βόσκουσι : Nuées, vv. 331, 334.
6
tour49 et vénèrent pour les possibilités qu’elle offre de « tourner » les arguments dans
tous les sens et de « rouler » ceux qui les écoutent50. La mention des « Narines
pleines de flair51 » paraît, quant à elle, plus surprenante, mais elle rejoint sans doute
l’invocation de Socrate à la « Respiration52 » et se réfère apparemment à la finesse et
à la subtilité de la perception53. Comme le souligne D. Ambrosino, ces allusions à la
Langue et aux Narines peuvent aussi caractériser un discours « parlé, oral, fait de
souffle et de voix54 ».
Dans l’œuvre d’Aristophane, Euripide n’est donc pas seul à être associé à l’Éther
et au champ lexical que cette notion suggère : flanqué de Socrate, d’Agathon et du
poète dithyrambique Cinésias55, il forme avec eux une sorte de constellation qui
réunit tous ces intellectuels, adeptes des idées nouvelles56, qu’Aristophane prend
pour cibles dans ses comédies.
La question pour nous est de savoir ce que le poète fait de ces allusions, et ce
qu’elles ont à nous dire d’Euripide et, peut-être, d’Aristophane lui-même.
II- Une stigmatisation de la poésie d’Euripide
1. Légèreté et inconsistance
Les références d’Aristophane à l’imagination aérienne d’Euripide constituent à
l’évidence une façon de caractériser et de stigmatiser sa poésie. Insérées dans des
vers où le poète comique reprend et parodie explicitement des formulations de
l’auteur tragique, ces mentions établissent un rapport entre le caractère vaporeux de
l’Éther et la légèreté de la poésie euripidéenne. Cette particularité pourrait être
considérée comme une qualité et c’est d’ailleurs bien ainsi que le présente Euripide,
lorsque, dans les Grenouilles, il se défend contre Eschyle en affirmant avoir mis la
poésie à la diète pour la faire maigrir et la débarrasser des boursouflures
emphatiques dont l’avait affublée son rival57. Mais Aristophane en use autrement et
Ceux qu’Aristophane appelle les ἄνδρας μετεωροφένακας, les « astronomenteurs », comme
traduit P. Thiercy (Nuées, v. 333).
49
Nuées, v. 424 : Socrate jure par le Chaos, les Nuées et la Langue (τὸ Χάος τουτ ὶ κα ὶ τ ὰς
Νεφέλας καὶ τὴν Γλῶτταν).
50
Le substantif στρόφιγξ désigne en effet le « pivot », le « gond d’une porte » et il est de la même
famille que le verbe στροφεῖν (« tourner », « rouler ») que l’on retrouve dans le mot forgé par
Aristophane : γλωττοστροφεῖν et utilisé par Strepsiade lorsqu’il est renvoyé de l’école de Socrate et
qu’il se désespère de ne pouvoir apprendre à « tourner sa langue » (Nuées, v. 792).
51
Pour reprendre la traduction que donne P. Thiercy.
52
Nuées, v. 627 : Socrate jure « par la Respiration, par le Vide, par l’Air » (Μὰ τὴν Ἀναπνοήν,
μὰ τὸ Χάος, μὰ τὸν Ἀέρα).
53
Voir le commentaire à ce vers de K. Dover.
54
Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane », p. 16.
55
Dans les Oiseaux, le poète dithyrambique Cinésias est en effet lui aussi associé à l’Éther :
vv. 1393, 1400. Dans la Paix, Trygée feint d’avoir rencontré dans les airs, pendant son voyage
jusqu’à chez Zeus, « deux ou trois âmes de poètes dithyrambiques » (v. 829) en train de « voltiger »
(ποτώμεναι : v. 830) pour tenter de « collecter des préludes qui nagent rapidement à travers les airs »
(ξυνελέγοντ᾽ ἀναβολὰςτὰς ἐνδιαεριαυρινηχέτους τινάς : vv. 830, 831).
56
Sur ce sujet, voir Marie-Pierre Noël, « Aristophane et les intellectuels : le portrait de Socrate et
des ‘Sophistes’ dans les Nuées », in Le théâtre grec antique : la comédie, Cahiers de la villa Kérylos
10, Paris, 2000, p. 111-128.
57
Grenouilles, vv. 937-944.
48
7
la scène, où le poète comique imagine de placer les vers d’Euripide et d’Eschyle sur
les deux plateaux d’une balance afin de les peser58, donne raison à Eschyle :
systématiquement en effet, le plateau où sont les vers d’Euripide reste en haut, car
ses formules n’ont pas assez de force pour le faire descendre. Tantôt, il y met « un
vers ailé » (τοὔπος ἐπτερωμένον : v. 1388) qui chante la façon dont la nef Argo s’est
« envolée » (διαπτάσθαι : v. 1382) vers sa destination59, tantôt il y place des
références à la Parole et à la Persuasion qui, comme lui dit Dionysos, est
« chose légère, dépourvue de bon sens » (κοῦφόν καὶ νοῦν οὐκ ἔχον : v. 1396).
Face à la puissance que recèle la poésie d’Eschyle, celle d’Euripide, encombrée – il
l’affirme lui-même ! - de « versiculets » (ἐπυλλίοις : v. 942) et de « bavardages »
(στωμυλμάτων : v. 943), manque de poids ; gonflée d’air, elle est inconsistante.
Les allusions à l’imagination aérienne d’Euripide et ce qu’elles traduisent de la
vacuité de sa poésie trouvent, dans les Acharniens, une autre forme d’expression qui
apporte un certain nombre d’éléments nouveaux. Comme dans les Thesmophories et
dans les Grenouilles, le poète tragique intervient directement sur scène : Dicéopolis
vient le trouver, parce qu’il voudrait obtenir de lui la défroque de l’un de ses
personnages, Télèphe, célèbre pour ses malheurs et ses dons de beau parleur sans
scrupules60 ; muni de ce costume, Dicéopolis pense pouvoir, en effet, apitoyer le
chœur qui veut sa mort et « l’embobiner par ses petites phrases61 ». Le choix de la
mise en scène est remarquable : Euripide, qui est en train de composer une tragédie,
ne veut pas être dérangé ; il reste donc chez lui et apparaît sur scène, amené par
l’eccyclème, couché sur un lit, dans la position dans laquelle le trouverait le
spectateur, s’il pouvait pénétrer chez lui62. Cette séquence est d’autant plus
intéressante qu’elle se retrouve, selon les mêmes modalités, dans les Thesmophories,
pour l’entrée en scène d’Agathon, qui, lui aussi, se fait transporter par l’eccyclème,
alors qu’il est en train de composer une tragédie 63. Le parallèle ainsi opéré entre les
deux figures de poète tragique est évident. Or, dans les Thesmophories, Agathon
soutient la thèse, largement étudiée par ailleurs 64, selon laquelle un poète ne peut
composer qu’en suivant sa nature : c’est sa théorie de la mimèsis fondée sur une
identité nécessaire entre l’apparence du poète, sa beauté, sa façon d’être, son
comportement, ses préférences sexuelles et sa création artistique65. Un tel
rapprochement nous invite donc à lire dans l’attitude adoptée par Euripide dans les
Acharniens une mise en images de sa poésie elle-même66.
58
Grenouilles, vv. 1365-1410. Cette pesée des vers est une parodie de la pesée des destins chez
Homère (voir Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées
d’Aristophane », p. 180, n. 38).
59
Aristophane reprend le premier vers de la Médée d’Euripide.
60
Acharniens, vv. 404-479.
61
Acharniens, v. 444.
62
Acharniens, v. 409. L’utilisation de l’eccyclème repose sur une convention scénique selon
laquelle tout ce qui y est représenté est censé se trouver à l’intérieur d’une pièce ou d’un palais.
63
Thesmophories, v. 96.
64
Pour une synthèse des articles importants parus sur ce sujet, nous renvoyons à la note 38 de
l’article de Christine Mauduit & Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une
analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories ».
65
Thesmophories, vv. 148-167 et tout particulièrement le vers 167 : Ὅμοια γὰρ ποεῖν ἀνάγκη τῇ
φύσει (« c’est une nécessité que de créer des œuvres semblables à sa nature »).
66
Voir aussi ce que dit F. Jouan : « L’extraordinaire faculté d’Aristophane de transformer des
idées en images, les métaphores en tableaux concrets, s’exerce à plein dans l’épisode, où le
8
Le lien entre la position d’Euripide, vautré sur un lit, et la nature de sa création
est d’ailleurs fait par Dicéopolis lui-même qui, en le voyant ainsi, s’exclame : « Pas
étonnant que tu crées des boiteux67 ! ». Apparaissant, selon les termes de F. Jouan,
comme une sorte de « pur intellectuel […] qui, à force de rester couché pour
composer ses drames, a perdu l’usage de ses jambes 68 », Euripide ne peut
nécessairement qu’être l’auteur d’une poésie claudicante et mal équilibrée. C’est
bien l’image qu’en donnent Eschyle et Aristophane dans les Grenouilles, lorsqu’ils
s’amusent à « démolir69 » ses prologues en réussissant systématiquement à insérerà
la fin de ses trimètres iambiques l’expression ληκύθιον ἀπώλεσεν (« perdit un
flacon70 »), de manière à ce que ces deux mots se substituent à la phrase composée
par Euripide et lui ôtent ainsi tout son sens71.
Dans l’attitude qui lui est prêtée, un détail prend toute son importance : non
seulement en effet, le poète est couché sur son lit, mais Aristophane prend soin de
noter qu’il a « les pieds en l’air » (ἀναβάδην : vv. 399, 410). La signification de
ἀναβάδην, au premier abord, n’est pas très claire et l’emploi de cet adverbe, qui
insiste sur la position en hauteur du poète, pourrait signifier qu’il se trouve à l’étage
dans sa maison. Un parallèle avec un passage du Ploutos, où Hermès utilise ce terme
sans équivoque possible72, interdit cependant une telle interprétation et laisse peu de
doute sur le fait qu’Euripide « enters at 410 reclining on a couch ‘with his feet
up’73 ». Cette précision, souvent laissée de côté par les commentateurs, peut
vraisemblablement être interprétée d’abord comme une allusion à la nonchalance du
poète tragique qui, sous couvert d’écrire ses drames, passe son temps à ne rien faire.
Dans le Ploutos, en effet, le terme ἀναβάδην est mis en relation directe avec
ἀναπαύομαι (« je me repose »), de sorte qu’il semble rejoindre à peu près le sens de
notre expression « les pieds en éventail ». Mais en qualifiant l’attitude d’Euripide,
cet adverbe fait certainement aussi référence, de façon parodique, à l’imagination
aérienne du poète, sauf que, dans cette posture, les pieds ont remplacé la tête…
Cette variante ne tourne pas seulement en ridicule les prétentions d’Euripide, elle
affirme le caractère anormal d’une poésie qui va à rebours de ce qui devrait être.
personnage d’Euripide s’identifie complètement avec son théâtre » (François Jouan, « La
paratragédie dans les Acharniens », Cahiers du G. I. T. A., vol. 5, 1980, p. 23).
67
Acharniens, v. 413 : οὐκ ἐτὸς πτωχοὺς ποιεῖς.
68
F. Jouan, « La paratragédie dans les Acharniens », p. 22.
69
διαφθερῶ : Grenouilles, v. 1200.
70
Cf. K. Dover : « λήκυθος is a small pot with a narrow neck and spout, which we may translate
‘flask’, usually containing oil for rubbing on the skin, but also scent and cosmetics » (Aristophanes.
Frogs, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1993, p. 337).
71
Grenouilles, vv. 1200-1247.
72
Hermès essaie de trouver du travail chez Chrémyle, car après l’avènement de Ploutos, il n’a
plus rien à faire : « Maintenant, affamé, les pieds en l’air, je me repose » (νυνὶ δὲ πεινῶν ἀναβάδην
ἀναπαύομαι : Ploutos, v. 1123).
73
S. Douglas Olson, Aristophanes. Acharnians, Oxford, 2004, p. 178. Le terme ἀναβάδην appelle
son contraire, καταβάδην (Acharniens, v. 411 : Dicéopolis pense qu’il vaudrait mieux pour Euripide
écrire ses tragédies en ayant les pieds posés par terre) et il doit être mis en relation également avec le
verbe καταβαίνειν (Acharniens, v. 409 : Euripide décline l’invitation qui lui est faite de
« descendre »).
9
2. Contre-pied et finasseries
C’est bien ainsi qu’Aristophane la présente dans les Grenouilles : au cours du
débat qui l’oppose à Eschyle, Euripide apparaît, en effet, comme celui qui fait tout le
contraire de son prédécesseur et qui, de cette manière, va à l’opposé de tous les
principes sur lesquels se fondent l’art et la mission du poète. Est remis en cause
d’abord le choix qu’il fait des sujets pour ses pièces : en montrant le vice au lieu de
la vertu, en faisant de ses rois des mendiants en haillons, il est accusé de dégrader le
modèle héroïque et de pervertir les spectateurs, alors qu’il devrait contribuer à les
éduquer74. Ses invocations à l’Éther vont dans le même sens ; en affichant des
croyances religieuses qui ne sont pas celles de la cité 75, il porte atteinte à l’ordre des
choses, au point qu’Aristophane peut faire dire à l’un de ses personnages : « Mais
voilà que ce type qui œuvre dans les tragédies a fini par persuader les gens que les
dieux n’existent pas76 ! » Cette accusation d’athéisme77 se présente comme la
conséquence nécessaire d’une démarche poussée au bout de sa logique : à vouloir
prendre systématiquement le contre-pied des idées reçues, on finit par détruire
l’ensemble du système.
Ce raisonnement, applicable dans le domaine de la morale, du social et de la
politique, l’est également dans celui de la création artistique. À la faveur de ses
allusions à l’Éther, Aristophane présente, en effet, la poésie d’Euripide comme un
assemblage d’arguties tellement subtiles, confuses et alambiquées qu’elle en devient
incompréhensible et aboutit au résultat inverse du but recherché au théâtre, en
passant à côté de l’essentiel : le rapport avec le spectateur et son adhésion au
spectacle. Le prologue des Thesmophories apporte sur ce point un témoignage
édifiant. Comme l’ont montré récemment C. Mauduit et R. Saetta Cottone, le récit
d’Euripide sur la fabrication de l’œil et de l’oreille par l’Éther 78 est porteur d’une
« réflexion sur les mécanismes de la connaissance dans l’expérience théâtrale79 » :
elle recèle des allusions très précises aux théories d’Empédocle 80 et se construit sur
une mise en rapport du processus de création artistique avec les moyens cognitifs
qui président à sa réception par les spectateurs-auditeurs. Le paradoxe, c’est qu’au
moment où Euripide expose sa théorie sur le phénomène de la réception au théâtre,
Aristophane prend soin de mettre en face de lui son vieux Parent à qui il donne le
rôle de spectateur et qui, précisément, ne comprend rien à ce qui lui est dit. Ce n’est
pourtant pas faute de demander des explications81. Mais aux interrogations du
vieillard Euripide réplique : Ἀλλ´ οὐκ ἀκούειν δεῖ σεπάνθ´ ὅσ´αὐτίκα / ὄψει
74
Grenouilles, vv. 1008-1012 ; 1030-1056. Nous ne faisons que mentionner ces éléments,
puisqu’ils n’ont pas de rapport direct avec l’Éther.
75
Face à Eschyle qui, avant son débat avec son rival, prie Déméter (Grenouilles, vv. 886, 887),
Euripide, lui, préfère invoquer des dieux « autres » (ἕτεροι, Grenouilles, v. 889), qui lui sont
« particuliers » (ἴδιοι, Grenouilles, v. 890).
76
Thesmophories, vv. 450, 451 (trad. P. Thiercy).
77
Nous ne dirons rien de plus sur « l’athéisme » d’Euripide qui peut être mis en rapport avec celui
qu’Aristophane prête à Socrate dans les Nuées : c’est un sujet à part entière qui nous entraînerait trop
loin de notre thème initial.
78
Pour la présentation de ce passage, voir le début de cet article.
79
Christine Mauduit & Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse
de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories ».
80
fr. 84. 9 DK.
81
Thesmophories, vv. 1-4.
10
παρεστώς (« Mais tu n’as pas besoin d’entendre tout ce que, dans un instant, tu
verras en personne82 »). Cette première proposition est suivie, quelques vers plus
loin, par sa symétrique, énoncée par le Parent lui-même et Euripide : Οὐδ´ ἆρ´
ὁρᾶν δεῖ μ´; / Οὐχ ἅ γ´ ἂν ἀκούειν δέῃ (« Donc, il ne faut pas que je voie… ?
Non, pas ce que tu dois entendre83 »). Imperméable aux finesses philosophiques qui
sous-tendent ces deux propositions84, le Parent ne retient de la démonstration que les
négations (celle du vers 5 : il ne faut pas entendre et celle du vers 8 : il ne faut pas
voir) et aboutit ainsi à cette conclusion : Οὐ φῂς σὺ χρῆναί μ´ οὔτ´ ἀκούειν οὔθ´
ὁρᾶν (« Tu dis que je ne dois ni entendre, ni voir 85 »). Intégrée à ses préoccupations,
cette proposition équivaut alors à l’affirmation selon laquelle un spectateur qui
assiste à une pièce d’Euripide, de fait, ne voit ni n’entend rien. La logique utilisée
par Aristophane est redoutable et réduit à néant les efforts déployés par l’auteur
tragique pour apprendre à ceux qui l’écoutent comment on voit.
Lorsqu’un peu plus tard dans la pièce, Euripide se tourne vers les femmes et leur
joue des scènes de sa composition pour les amener à libérer son Parent qu’elles
retiennent prisonnier, l’échec est encore plus cuisant. C’est qu’il voudrait pouvoir
façonner leur regard à sa convenance, de manière à ce qu’elles croient à la réalité de
ce qu’il leur fait voir et qu’elles se laissent ainsi abuser par le déguisement féminin
de son parent et les différentes situations paratragiques qu’il leur présente 86. Mais, en
s’obstinant à ne rien voir comme Euripide le voudrait 87, les femmes sanctionnent son
apparente incapacité à créer les conditions nécessaires pour que se mette en place
une performance théâtrale réussie. À force de se perdre dans ce qu’Aristophane
présente comme des raisonnements compliqués et spécieux, Euripide, tel qu’il est
mis en scène dans les Thesmophories, aboutit ainsi au contraire de ce qu’il voulait et
« rate » sa pièce.
82
Thesmophories, vv. 5-6 (trad. Christine Mauduit & Rossella Saetta Cottone).
Thesmophories, v. 8 (trad. Christine Mauduit & Rossella Saetta Cottone).
84
Voir l’article cité de Christine Mauduit & Rossella Saetta Cottone.
85
Thesmophories, v. 10.
86
Thesmophories, vv. 846-1132.
87
Par exemple Thesmophories, vv. 852, 853, 854. Au Parent, qui regarde désespérément pour voir
si Euripide va bientôt venir pour le délivrer et qui prend le rôle d’Hélène pour attirer vers lui
Euripide-Ménélas, la femme qui l’a en sa garde répond : Τί αὖ σὺ κυρκανᾷς; Τί κοικύλλεις ἔχων; /
Πικρὰν Ἑλένην ὄψει τάχ´, εἰ μὴ κοσμίως / ἕξεις (« Qu’est-ce que tu manigances encore ? Qu’as-tu
à ouvrir de grands yeux, là ? Tu en verras bientôt une coriace d’Hélène, si tu ne te tiens pas comme il
faut »). À aucun moment les femmes n’adhèrent aux mises en scène d’Euripide et de son parent. Ici,
l’emploi de la 2e personne du singulier (ὄψει) souligne la différence irréductible entre le regard du
parent et celui de son interlocutrice. Aristophane joue sur cet écart dans tout le passage qui suit
(vv. 858-923) : il fait en sorte que les femmes, intégrées à la fiction comique, restent étrangères à la
fiction paratragique. Pour une analyse de ces scènes paratragiques, voir Froma I. Zeitlin, « Travesties
of gender and genre in Aristophanes’Thesmophoriazousae », in Helene P. Foley (dir.), Reflections of
Women in Antiquity, New York-Londres-Paris, Gordon & Breach, 1981, pp. 183-194. Voir aussi Peter
Rau, Paratragödia. Untersuchungen zu einer komischen Form des Aristophanes ; Maria Grazia
Bonanno, « Paratragodia in Aristofane », Dioniso 57, 1987, pp. 135-167 ; Michael Stephen Silk,
« Aristophanic paratragedy », in Alan. Η. Sommerstein (dir.), Tragedy, Comedy and the Polis, Bari,
Levante, 1993, pp. 477-504 ; Ghislaine Jay-Robert, L’invention comique. Enquête sur la poétique
d’Aristophane, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009, p. 114-124 ; Christine
Mauduit & Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception
théâtrale dans le prologue des Thesmophories ».
83
11
Un des termes qui caractérise sa poésie, dans les Grenouilles, est celui de λεπτός88
qu’on retrouve également dans le composé verbal καταλεπτολογεῖν 89 associé lui
aussi à Euripide. Cet adjectif désigne tout ce qui est « fin », « menu », « léger » et il
s’emploie par exemple pour parler de l’air. Dans l’étude qu’elle fait du vocabulaire
utilisé par Aristophane dans les Nuées, M.-P. Noël90 analyse cette famille de mots et
la rattache à la doctrine de Diogène d’Apollonie : pour lui, en effet, « l’air est un
dieu et il est λεπτομερέστατον, la plus fine de toutes les substances, l’âme ellemême, qui est λεπτότατον, étant composée d’air. La pensée est produite par l’air pur
et sec, qui se trouve le plus éloigné du sol91 ».C’est ainsi qu’elle explique la position
de Socrate dans les Nuées, suspendu dans une corbeille pour que sa « pensée
subtile » puisse s’amalgamer avec « l’air similaire92 ».Rapportée à Euripide, la
notion de λεπτότης fait naturellement référence à son imagination aérienne et peut
expliquer également la façon dont le poète tragique apparaît dans les Acharniens,
couché sur un lit, les pieds en l’air : l’emploi de ce même champ sémantique dans
les deux cas rapproche les deux personnages ; il permet également à Aristophane de
développer le même type d’analyse : la λεπτότης exprime, en effet, à la fois la
« subtilité » et la « petitesse », si bien que le poète comique peut jouer « sur la
polysémie du mot, dont il fait tout à la fois la marque de l’invention sophistique et
l’instrument de sa critique93 ». De même que l’emploi de cette notion dénonce la
finesse excessive et ridicule des démonstrations de Socrate 94, de même il stigmatise
le caractère vain de la poésie d’Euripide fondée sur un souci excessif du détail 95,
l’application de règles trop subtiles96 et l’examen de raisonnements artificieux97.
3. Grandiloquence et trivialité
Les allusions à l’imagination aérienne d’Euripide constituent aussi un moyen
pour Aristophane de tourner en ridicule ce qu’il présente comme une autre
caractéristique de sa poésie : l’amalgame entre le sublime et le trivial.
Le procédé se lit clairement dans le pastiche de ses monodies qu’il prête à
Eschyle, dans les Grenouilles98. Alors que ces chants étaient jusque là confiés au
Chœur, Euripide avait innové en les mettant dans la bouche d’un personnage : c’est
le cas, par exemple, dans Oreste, où un esclave phrygien entame une longue
monodie pour raconter son effroi devant le coup de force imaginé par Oreste et
Grenouilles, v. 956 : λεπτῶν.
Grenouilles, v. 828 : καταλεπτολογήσει (« il détruira par des subtilités »).
90
« Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », Ktêma 22, 1997, pp. 173184.
91
Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane »,
pp. 179-180.
92
Nuées, vv. 229-230.
93
Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », p. 177.
94
Par exemple, Nuées, vv. 144-152 : Socrate et ses disciples mesurent les pattes d’une puce et
essaient de calculer la longueur de ses sauts.
95
Voir Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane »,
p. 180, n. 38.
96
Grenouilles, v. 956 : λεπτῶν τε κανόνων.
97
Grenouilles, vv. 957-958, 973-974.
98
Grenouilles, vv. 1331-1363.
88
89
12
Pylade contre Hélène et Hermione99. Ses nombreuses apostrophes, les
exclamations100, les invocations aux dieux101, les répétitions102 traduisent le trouble
du personnage et donnent à ce passage une grande intensité dramatique. Ces
procédés stylistiques se retrouvent dans le pastiche d’Eschyle 103 et ils donnent à cette
tirade des accents tragiques. Le ridicule, c’est que, comme dans Oreste, ils sont mis
dans la bouche d’un personnage qui n’a rien d’un héros – une femme pauvre et
acariâtre – et qu’ils sont intégrés à un récit portant sur le vol d’un coq ! Le mélange
des deux registres fait alors ressortir le caractère grandiloquent d’un style devenu
grotesque. Les allusions à l’Éther soulignent ce décalage : mentionné par l’esclave
phrygien comme étant l’un des seuls refuges possibles contre la mort 104, cet espace
devient, avec Aristophane, le lieu de séjour du coq, lorsqu’il s’envole loin de chez sa
propriétaire105.
Pour le poète comique, ce jeu sur la différence de registres est l’occasion
privilégiée de parodier les métaphores d’Euripide : l’amalgame entre le style
soutenu et les allusions triviales prend alors la forme d’une juxtaposition de
l’abstrait et du concret. Dans les Grenouilles, Aristophane sélectionne deux
métaphores issues de l’œuvre d’Euripide : « l’Éther, chambrette de Zeus » (αἰθέρα
Διὸς δωμάτιον) et « le pied du Temps » (χρόνου πόδα)106.Ces expressions figurent
bien chez l’auteur tragique : la première, sous une forme à peine différente, dans la
Mélanippe, dont on a justement conservé ce fragment (ὄμνυμι δ’ἱερὸν αἰθέρ’
οἴκησιν Διός)107 et la deuxième, telle quelle, dans les Bacchantes108. Elles illustrent
une tendance avérée d’Euripide à vouloir créer des métaphores qui visualisent
l’abstrait et donnent corps à ce qui n’en a pas 109. « L’Éther, substance invisible par
définition, est présenté comme un espace clos […], lieu familier susceptible d’être
représenté. Le Temps, entité impalpable, est visualisé puisqu’il est doté d’une forme
extérieure110 ». Replacées dans leur contexte, ces expressions prennent tout leur
sens : la première, qui semble être inspirée d’Homère 111, rappelle les liens existant
entre l’Éther et les dieux ; la deuxième, qui, dans les Bacchantes, est énoncée par le
chœur, sonne comme une mise en garde contre l’infaillibilité de la puissance divine :
« elle dérobe à l’impie par mille ruses la marche du temps et le suit à la piste »
99
Oreste, vv. 1369-1502.
Par exemple, Oreste, vv. 1381 sq.
101
Oreste, v. 1453.
102
Par exemple, Oreste, vv. 1395, 1456.
103
Invocations aux dieux : Grenouilles, vv. 1331, 1341, 1359, 1361 ; exclamations : vv. 13421343, 1355 ; répétitions : vv. 1351, 1354.
104
Oreste, v. 1376.
105
Grenouilles, v. 1351 : ὁ δ᾽ ἀνέπτατ᾽ ἀνέπτατ᾽ ἐς αἰθέρα (« Mais lui s’est envolé, envolé vers
l’Éther »).
106
Grenouilles, vv. 100 et 311. Pour la présentation des passages, voir le début de l’article.
107
Fr. 487 : « je jure par l’Éther sacré, demeure de Zeus ».
108
Bacchantes, v. 888.
109
Voir Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les
Grenouilles d’Aristophane », in Claude Calame (dir.), Poétique d’Aristophane et langue d’Euripide
en dialogue, Études de Lettres, Lausanne, Études de Lettres 4, 2004, p. 97.
110
Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les
Grenouilles d’Aristophane », p. 101.
111
Carlo Ferdinando Russo, Storia delle Rane di Aristofane, Padova, Antenore, 1961, p. 45 cite
l’expression homérique : Ζεὺς αἰθέρι ναίων.
100
13
(Κρυπτεύουσιν δὲ ποικίλως / δαρὸν χρόνου πόδα καὶ / θηρῶσιν τὸν ἄσεπτον)112.
Dans ce contexte, le mot πούς ne doit naturellement pas être compris au sens propre,
mais au sens figuré : traduit par le mot « marche », il suggère l’imminence de la
colère divine qui va s’abattre sur Penthée.
Si Aristophane parvient à rendre ces métaphores grotesques, c’est parce qu’il
caricature le principe sur lequel elles sont construites. Ainsi, pour la citation de
Mélanippe, prend-il soin de substituer à οἴκησιν le mot δωμάτιον, un changement
apparemment négligeable et pourtant fondamental. Οἴκησιν, en effet, peut se
comprendre comme un terme général désignant non pas la « maison » de Zeus, mais
son « lieu de séjour » ; δωμάτιον, en revanche, est un terme beaucoup plus précis
qui, en désignant une pièce particulière de la maison (la chambre à coucher), garde
nécessairement un sens concret qui se situe à l’opposé de l’idée abstraite qu’on se
fait de l’Éther ; d’autre part, l’emploi du diminutif insiste sur le caractère exigu du
lieu et se place là encore en contradiction avec l’infini que représente la substance
éthérée. Poussée au bout de sa logique, la volonté de juxtaposer des termes
contradictoires mène à l’absurde.
C’est une démarche similaire qui sous-tend l’exploitation de la deuxième
métaphore : placé en dehors du contexte qui éclaire son emploi, le mot πούς ne peut
être pris qu’en son sens propre et ne peut ainsi désigner que « le pied », une partie
du corps bien définie, qui n’est pas forcément très noble, en contact avec le sol et en
totale opposition avec l’évocation d’une entité abstraite comme le Temps,
représentatif du changement continuel de l’univers.
L’amalgame entre le noble et le trivial, l’abstrait et le concret constitue également
un des principes de composition adoptés par Aristophane dans la suite de sa
comédie. Au cours de la joute qui oppose Eschyle à Euripide, « l’art poétique, les
vers, les mots et les poètes sont en effet présentés comme des animaux (vv. 804, 818,
821-25, 924-25, 929), des êtres humains qui consomment de la nourriture (vv. 898,
939-43), ils sont apparentés à des instruments géométriques (vv. 799-801, 882, 9024), des armes (vv. 818-25, 828, 854-55), des parties du corps(vv. 862, 826-27) ou
des objets (vv. 797, 882, 903)113 ». L’utilisation d’un « flacon » pour « démolir » les
prologues d’Euripide (vv. 1198-1248) et « l’entrée en scène d’une balance sur
laquelle sont déposés les vers poétiques (1365-7) indiquent qu’on ne se situe plus au
niveau du virtuel, mais sur l’échelle du visible et du concret 114 ». Sans doute ce choix
peut-il être imputé à la volonté de poursuivre la caricature commencée, mais si on
prend en compte l’ensemble de l’œuvre d’Aristophane, on s’aperçoit qu’il va bien
au-delà des Grenouilles et que, tout en stigmatisant une caractéristique de la poésie
d’Euripide, il est en fait également représentatif de l’art d’Aristophane lui-même.
Tous les hellénistes s’accordent sur le fait que le poète comique construit son
propre langage à partir d’un jeu sur les mots, sur les techniques stylistiques et sur les
112
Bacchantes, vv. 888-890.
Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les
Grenouilles d’Aristophane », p. 107.
114
Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les
Grenouilles d’Aristophane », p. 107. Voir aussi la note 27 p. 107, où l’auteure discute sur le fait de
savoir si le flacon et la balance étaient réellement représentés sur scène. Selon elle, en tout cas, les
protagonistes agissent comme si c’était le cas.
113
14
niveaux de langue115. M. S. Silk analyse, à titre d’exemple, un chant du chœur
adressé à la Muse, dans la Paix, où Aristophane utilise simultanément – d’un vers à
l’autre, ou même, d’un mot à l’autre – un style élevé parodiant un chant choral de
Stésichore et un style ordinaire, voire familier 116. « Sa méthode consiste alors à créer
ce que l’on pourrait appeler des ‘alliances de tons’ ou des ‘alliances de styles’, à la
faveur desquelles il juxtapose, sans ménager de transitions, les différents types de
discours utilisés. Alors qu’en effet, il pourrait passer graduellement d’un mode
énonciatif à un autre, il interrompt au contraire brutalement le premier pour le
confronter au second117. C’est ce qui donne au lecteur ou au spectateur cette
impression de ‘pêle-mêle118’, où Aristophane rapproche et fait coexister ce qui n’était
pas destiné à être ensemble119. »
Ses métaphores sont construites sur un principe similaire, car, elles aussi,
présentent la particularité de donner corps à l’image évoquée et de mêler, de cette
façon, l’abstrait au concret120. « Prises au mot121 », elles sont directement mises en
scène et c’est dans ce jeu entre ce qui est dit et ce qui est montré que le comique
prend sa source122.
*
Les allusions à l’imagination aérienne d’Euripide constituent donc un moyen
pour Aristophane à la fois de présenter la façon qu’a le poète tragique de composer
une pièce et de définir en contre-point sa propre démarche. Profitant en effet des
diverses connotations afférentes au milieu aérien, il caractérise d’abord, à sa
manière, l’art d’Euripide et le compare à celui de ses contemporains. À la puissance
115
Monique Trédé, par exemple, parle de « jeux sur le langage » conçus de telle sorte que « les
mots s’émancipent » (Monique Trédé, « À propos du ‘réalisme’ d’Aristophane », in Pascal Thiercy,
Michel Menu (dir.), Aristophane : la langue, la scène, la cité, Actes du colloque de Toulouse 17-19
mars 1994, Bari, Levante, 1997, pp. 182, 183) ; Pavlos Sfyroeras insiste, lui, sur « le pouvoir créatif
du mot »( Pavlos Sfyroeras, « The creative power of the word [...] may even constitute one of its
foundational principles » : « Silence and comic language in Aristophanes », in Siegfried Jäkel, Asko
Timonen (dir.), The Language of silence, vol. I, Turku, Turun Yliopisto, 2001, p. 50) et Dominique
Arnould fait de cette caractéristique l’une des principales sources du comique (Dominique Arnould,
« Le rire selon Aristophane : vocabulaire et images », in Pascal Thiercy, Michel Menu (dir.),
Aristophane : la langue, la scène, la cité, pp. 99, 100). Quant à M. S. Silk, il affirme : « Words
certainly occupy a position of dominance within Aristophanes’ creative world »(Aristophanes and the
Definition of Comedy, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 98).
116
Paix, vv. 774-795 : Michael Stephen Silk, Aristophanes and the Definition of Comedy, pp. 111113.
117
Voir Michael Stephen Silk, Aristophanes and the Definition of Comedy, pp. 136, 137.
118
Monique Trédé, « À propos du ‘réalisme’ d’Aristophane », p. 184.
119
Ghislaine Jay-Robert, L’invention comique, p. 112.
120
Le chœur des Guêpes offre un exemple de l’utilisation qu’Aristophane fait sur scène de la
métaphore : le rapprochement établi entre le dard des insectes et le stylet employé par les dicastes
pour condamner les accusés aboutit à la représentation d’un groupe de vieillards, férus de procès,
affublés d’aiguillons, irascibles et dangereux. Voir Ghislaine Jay-Robert, L’invention comique,
pp. 136 sq.
121
Hans-Joachim Newiger, Metapher und Allegorie. Studien zu Aristophanes, Zetemata 16, 1957,
p. 122 : « wörtlich genommen ». Frank Müller (« Vers armés et ‘perte de fiole’ : transactions tragicomiques de mots et d’objets dans les Grenouilles d’Aristophane », in Claude Calame (dir.),
Poétique d’Aristophane et langue d’Euripide en dialogue 4, Lausanne, Études de Lettres, 2004,
p. 52) dit d’Aristophane qu’il prend les métaphores « à la lettre ».
122
Pascal Thiercy, Aristophane : fiction et dramaturgie, Paris, Les Belles Lettres, 1986, pp. 103,
104 parle « d’images dramatisées » et note que « cette technique appartient au plus pur grotesque ».
15
et à la force de la poésie d’Eschyle s’opposent ainsi la légèreté et l’inconsistance de
celle d’Euripide ; sa subtilité est présentée comme un souci excessif du détail
manifestant un goût délétère pour les raisonnements spécieux et vains. Assimilé de
cette manière aux intellectuels de la nouvelle génération, Euripide se voit
disqualifié. Mais le processus ne s’arrête pas là et les allusions à l’Éther permettent
aussi à Aristophane de réfléchir sur les différences ou les similitudes existant entre la
tragédie d’Euripide et sa propre comédie. L’insistance qu’il met à dénoncer chez son
rival l’habitude de juxtaposer des registres contradictoires et de mêler le noble au
trivial traduit tout ce que peut avoir de gênant une démarche qui rejoint sa propre
manière d’envisager le phénomène de la représentation au théâtre et l’alliance du
sublime et du grotesque.
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