Le salaire de Johnny Hallyday et celui d`un RMiste
Transcription
Le salaire de Johnny Hallyday et celui d`un RMiste
Forum @ Jacques Garello Le salaire de Johnny Hallyday et celui d’un RMiste Les écarts de salaires: au détriment de la justice sociale? La crise, les responsabilités portées par les dirigeants, les bonus et les stock-options ont réveillé le débat sur les écarts de salaires. Le rapport Cotis a désamorcé certaines tensions. Mais la justice sociale y trouve-t-elle son compte ? P eu ou prou, nous sommes tous attachés à la justice, et la justice sociale est un concept auquel nous nous référons volontiers. Le problème, c’est que chacun peut avoir son idée de la justice sociale. Elle est davantage source d’émotion que d’analyse scientifique. Elle peut provoquer de salutaires et admirables élans de solidarité, et elle inspire des sentiments et des comportements tout à fait nobles. Mais pour autant il n’y a aucune mesure scientifique qui permettrait de savoir si une société est plus ou moins “juste”. Ce n’est pas nouveau. Aristote opposait déjà la justice commutative (à chacun selon son apport) à la justice distributive (à chacun selon ses besoins). Plus récemment Hayek distinguait la justice de résultat (l’argent des uns comparé à celui des autres) et la justice de procédure (la façon dont l’argent a été gagné). Pourtant, quelles que soient les ambiguïtés du concept de justice sociale, je soutiendrai que les écarts de salaires ne mesurent que très imparfaitement les inégalités de revenus, et que l’égalité des revenus n’est pas en soi l’objectif de la justice sociale. 48 The Lion n° 613 juin 2009 L’évolution des salaires et des revenus en France Monsieur Cotis, directeur de l’Insee, a été chargé par le gouvernement d’une enquête sur l’évolution des salaires en France. Le rapport final devait établir comment la valeur ajoutée par les entreprises françaises s’est partagée entre le “capital” et le “travail”. La part consacrée au pouvoir d’achat des salariés ne se seraitelle pas érodée au bénéfice des actionnaires ? La question était déjà mal posée au départ, reposant sur la dichotomie capital - travail, hérésie héritée des classiques anglais du XIXe siècle*. Passe encore, vive la lutte des classes ! Toujours est-il que la réponse a déçu ceux qui voulaient s’entendre dire que les actionnaires s’en étaient mis plein les poches. Le rapport Cotis a conclu à un partage des profits pour 36 % sous forme de rémunération des actionnaires, 57 % pour l’investissement dans l’entreprise, et 7 % pour la participation des salariés. De plus ce partage, même s’il a connu de légères fluctuations conjoncturelles, a été d’une “grande stabilité” depuis la fin des années 1980. Toutefois, le rapport relève aussi que les écarts de sa- Distinguer salaires, revenus par personne ou par ménage On y apprend que le revenu moyen disponible par ménage est en France de 32 550 euros et le revenu médian de 27 150 euros. Où est le problème ? C’est que les salaires (et leurs écarts) ne mesurent pas le pouvoir d’achat des Français. Il y a d’un côté les salaires : ce que touche une personne en contrepartie de son travail. Il peut être brut ou net, avant ou après impôt : cela donne des chiffres différents. Mais surtout il est radicalement différent du revenu et on peut très bien avoir un salaire de 1 500 et un revenu de 3 000 ! D’abord, il y a souvent (dans 80 % des cas au moins pour les couples) deux salaires dans un ménage. Donc le revenu d’une famille n’a pas grand-chose à voir avec le seul salaire du chef de famille. Ensuite, il y a tous les revenus de transferts : les transferts positifs, ceux qui augmentent les revenus, surtout pour les faibles salaires, c’est-à-dire les diverses prestations sociales, et les transferts négatifs, ceux qui diminuent le revenu, comme par exemple l’impôt sur le revenu. Parler de 1 500 euros porte sur un salaire ; parler de 3 000 euros porte sur les revenus, après prise en “ Les écarts de salaires ne mesurent que très imparfaitement les inégalités de revenus, et l’égalité des revenus n’est pas en soi l’objectif de la justice sociale “ laires se sont creusés, avec notamment une forte accélération dans la dernière décennie pour les 1 % ou les 1 pour 1 000 les mieux payés. Ce seul fait, dit le rapport, a été de nature à provoquer un “sentiment de déclassement”. De là à conclure que la justice sociale est violée, il y a loin - et le rapport s’en garde bien d’ailleurs. En effet, après le rapport Cotis, je voudrais citer un autre nouveau rapport de l’Insee Revenus et patrimoine des ménages donnant les résultats pour 2006. compte des prestations sociales et des impôts directs. Le revenu moyen des ménages français est donc bien, après ces corrections, ou plutôt était en 2006, de 32 550 euros par an. Encore faudrait-il distinguer les ménages d’une seule personne, puis les familles monoparentales, de celles où il y a un couple, donc en général deux salaires : pour cette dernière catégorie, le revenu du ménage est sensiblement plus élevé et pour les deux autres, avec un seul salaire, sensiblement plus faible. Il y a aussi la différence sensible, entre moyenne et médiane. Le revenu moyen est de 32 550 euros : il peut être tiré vers le bas s’il y a certains revenus très faibles ou vers le haut s’il y a certains revenus très élevés. En revanche, avec le revenu médian (27 150 euros), il y a 50 % des ménages en dessous et 50 % au dessus, mais on ne sait quel est l’écart : cela coupe simplement en deux la population, autant en dessous qu’au dessus. La différence, on le voit, n’est pas négligeable. Quels écarts ? Quant aux écarts de revenus, ils ne sont pas si élevés qu’on le croit généralement : un ménage cadre ou profession intellectuelle supérieure gagne en moyenne (revenu disponible) 56 060 euros par an, un ménage profession intermédiaire 35 590, un ménage agriculteur 33 510, un ménage ouvrier 28 430 : on est loin du gouffre annoncé entre groupes sociaux… Plus sensibles sont les écarts entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches (écarts entre déciles extrêmes). Mais, comme le montre aussi le rapport Cotis, ces écarts n’ont cessé de se réduire et ils sont aujourd’hui, s’agissant des revenus, de l’ordre de The Lion n° 613 juin 2009 49 Forum Jacques Garello “ C’est le sens du devoir, de l’honnêteté, de la générosité volontaire, de l’initiative créatrice qui fait l’harmonie sociale “ 1 à 3. Pourquoi dit-on le contraire (les écarts n’auraient cessé de croître) et pourquoi pense-t-on le contraire ? Parce que l’on compare les revenus des 10 % les plus pauvres aux 1 % les plus riches, voire aux 0,1 % les plus riches. Là, il est vrai que les écarts se sont accrus. Symboliquement et sentimentalement, cela peut avoir son importance ; mais scientifiquement, on ne peut comparer un cas marginal (0,1 %, soit par exemple 10 000 ou 20 000 salariés) et 10 % du total, soit un à deux millions de personnes. L’écart est évidemment encore plus saisissant lorsqu’on compare un smicard et un patron qui gagne plusieurs milliers de fois cette somme. On peut trouver cela étonnant, voire choquant, surtout si c’est dû à un manque de concurrence ou à des relations privilégiées, ou encore à des métiers très particuliers (certains sportifs ou artistes), mais cela relève de l’accessoire, ou du symbolique, même si le symbolique a son importance. On ne se fait pas une idée des écarts sociaux en comparant Johnny ou Zidane avec un RMiste. Égalitarisme ou promotion ? Si beaucoup de nos compatriotes sont choqués par les écarts de revenus, ou de fortunes, c’est qu’ils sont persuadés, en toute bonne foi, que la justice sociale ne peut être satisfaite que par l’égalité. L’envie peut être à l’origine de cette croyance : au XIXe siècle, Tocqueville dépeignait déjà la France comme le pays des envieux, un pays où l’on est persuadé que s’il y a des riches, c’est qu’ils ont dépouillé des pauvres (on dit en termes savants que le jeu économique serait à somme nulle). Pourtant l’égalitarisme est un mirage, et Aristote (encore) proclamait:“Il n’y a pas de 50 The Lion n° 613 juin 2009 pire injustice que de traiter également des choses inégales.” Assigner comme objectif de justice sociale le même résultat pour tous, quel que soit le mérite, le travail, le service rendu, le talent, c’est détruire la créativité et anéantir la personnalité des êtres humains : les expériences collectivistes l’ont amplement prouvé, hélas. John Rawls et Armentya Sen, pourtant aux antipodes du libéralisme d’Hayek, ont établi qu’on ne saurait dépasser un seuil de redistribution des revenus sans s’exposer à un effondrement de la croissance et à un appauvrissement général. Réduire les écarts sans mesure est donc une mauvaise affaire pour ceux-là même qui sont en bas de l’échelle. Hélas, ces auteurs ne nous ont jamais expliqué quelle devait être la “bonne mesure” : on ne la connaît en réalité que lorsqu’on l’a dépassée - mais il est trop tard ! Enfin, et à mes yeux c’est un élément essentiel, les écarts mesurés aujourd’hui n’ont aucune signification profonde. Ce qui importe, ce n’est pas qu’il y ait des riches et des pauvres : en termes relatifs, si on élimine l’égalitarisme forcené, il y en aura toujours. C’est que les pauvres puissent s’enrichir, qu’il y ait des perspectives de promotion pour tous ceux qui comptent sur leur travail, leur épargne, leur initiative pour améliorer leur vie et celle de leur famille. De ce point de vue, il faut se libérer d’une image d’Épinal qui fait des États-Unis la patrie de l’injustice. Certes, il y a des personnes “exclues” et vivant dans la misère, et des milliardaires par centaines. Mais on doit savoir que sur une génération (vingt-cinq ans) seuls 5 % de ceux qui étaient dans la catégorie la plus pauvre n’y sont plus, et que 20 % d’entre eux ont franchi tous les échelons de la société pour appartenir maintenant au “top”. J’ajoute que les conditions de vie des plus pauvres se sont elles-mêmes améliorées grandement. Ce n’est donc pas en termes statiques et figés qu’il faut apprécier les écarts, c’est dans une perspective, à la mesure d’une vie entière. Nous devrions donc être bien plus prudents dans notre approche de la justice sociale, et nous rappeler qu’il n’est pas de justice sociale sans justice personnelle. C’est le sens du devoir, de l’honnêteté, de la générosité volontaire, de l’initiative créatrice qui fait l’harmonie sociale. Et l’harmonie a tous les accents de la justice. * Cette dichotomie ignore le rôle de l’entrepreneur, dont la fonction créatrice est différente à la fois de celle des salariés qui apportent leur travail et de celle des bailleurs de fonds qui apportent leur capital. The Lion en français N°604.