LES DROITS DES PEUPLES EN AFRIQUE par Mutoy MUBIALA

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LES DROITS DES PEUPLES EN AFRIQUE par Mutoy MUBIALA
LES DROITS DES PEUPLES
EN AFRIQUE
par
Mutoy MUBIALA
Administrateur au Haut-Commissariat
aux droits de l’homme des Nations Unies
Introduction
Lors des négociations pour l’adoption de la Charte africaine des
droits de l’homme et des peuples (ci-après : la Charte) ( 1), deux pays
appartenant au groupe dit progressiste, en l’occurrence la Guinée et
Madagascar, ont obtenu des autres Etats parties que les droits des
peuples soient consacrés aux côtés des droits de l’homme ( 2). En faisant cette proposition, les deux Etats avaient en vue les relations
internationales africaines avec les autres régions du monde mais
tout particulièrement avec l’Occident, impliquant ainsi que les
droits des peuples étaient des droits des Etats. L’explication officielle toutefois donnée à cette adjonction des droits des peuples
consista à légitimer ceux-ci sur le droit traditionnel africain, d’essence communautaire ( 3).
Cette approche a été soutenue par une grande partie de la doctrine africaniste en particulier. Des auteurs ont toutefois remis en
(1) Voy. K. Mbaye, Les droits de l’homme en Afrique, 2 e éd., Paris, Pedone, 2002,
p. 172.
(2) La Charte consacre en effet le droit des peuples à l’égalité et à la non-discrimination (art. 19); le droit des peuples à l’existence et à l’assistance (art. 20) ; le droit
des peuples à la libre disposition de leurs ressources naturelles (art. 21) ; le droit des
peuples au développement économique, social et culturel (art. 22) ; le droit des
peuples à la paix et à la sécurité (art. 23) ; et le droit des peuples à un environnement
satisfaisant (art. 24).
(3) Comme le souligne le juge Kéba Mbaye : « En Afrique, la communauté est un
sujet privilégié de droit, quelle que soit sa forme (clan, ethnie, tribu, etc.). Ce concept
renforce la solidarité entre les membres de la même communauté. La Charte africaine
des droits de l’homme et des peuples reflète cette solidarité. Ceci explique l’importance qu’elle accorde aux droits collectifs et d’une manière générale justifie ses dispositions relatives à la solidarité nationale et internationale. » (K. Mbaye, « Le concept
africain des droits de l’homme », Bulletin africain des droits de l’homme, vol. 3 (6),
p. 3).
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cause l’approche « étatiste » des droits des peuples et préconisé que
ceux-ci devraient également être envisagés dans la sphère « infraétatique ».
La présente contribution se propose d’examiner les deux
approches « étatiste » et « infra-étatique » des droits des peuples afin
d’évaluer leur pertinence respective, à la lumière de la pratique
nationale des Etats africains, des travaux de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et des activités pertinentes d’organisations internationales à vocation régionale et universelle auxquelles ces Etats participent. Avant de procéder toutefois à cette analyse, il convient de cerner au préalable le concept de
peuple dans la réalité contemporaine africaine.
I. — La notion de peuple en Afrique
Dans le discours officiel et populaire africain, le concept de peuple
est utilisé pour désigner principalement trois réalités, dans une perspective comparative avec d’autres entités.
Premièrement, le terme « peuple » s’impose dans le langage courant lorsqu’il s’agit d’identifier les populations africaines par rapport aux populations des autres régions du monde (Amérique, Asie,
Europe et Océanie). On parle ainsi de « peuple africain ». C’est la
dimension régionale du concept de peuple.
Deuxièmement, les dirigeants et les populations d’un pays se réfèrent souvent à la terminologie « peuple » pour se distinguer des
populations des autres pays africains et étrangers. Ainsi, l’on parlera, au Cameroun, du « peuple camerounais » pour distinguer les
populations camerounaises, par exemple, des populations du Gabon,
du Congo, de la Guinée équatoriale, du Nigéria ou de la France.
Cette étymologie est du reste largement utilisée dans la plupart des
Constitutions des Etats africains sous la formule consacrée : « Nous,
peuple de [tel pays],... » ( 4). C’est cette dimension nationale qui a
prévalu dans le cadre de la décolonisation et dans celui de l’affirmation de l’Etat-nation post-colonial.
Enfin, troisièmement, dans le cadre national ou interne des Etats
africains, plusieurs communautés ont eu recours à la dénomination
(4) Voy. M. Kamto, « Constitutions et principe de l’autonomie constitutionnelle »,
in : Constitutions et droit international, Recueil des cours, vol. 8, Académie internationale de droit constitutionnel, Tunis, Centre de publication universitaire, 2000,
pp. 142-143.
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de « peuple » pour marquer leur différence avec les autres composantes de la population du pays. Cette approche « infra-étatique »
s’oppose à la notion de peuple telle qu’appréhendée dans le cadre de
l’Etat-nation postcolonial, comme on le verra dans l’examen de la
mise en œuvre respective des droits qui font l’objet de leurs revendications.
II. — La mise en œuvre
des droits des peuples en Afrique
Bien que l’approche étatique soit privilégiée dans la mise en
œuvre des droits des peuples, la pratique des Etats et des organisations internationales, notamment africaines, témoigne de la pertinence de la dimension « infra-étatique » de ces droits.
A. — La dimension internationale
des droits des peuples
C’est la dimension retenue par les tenants de la thèse « étatiste »
et qui s’exprime avec force dans le cadre de la décolonisation africaine et de la protection de l’environnement (en particulier contre
l’importation des déchets dangereux).
1. La décolonisation africaine
Proclamé par la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale des
Nations Unies du 14 décembre 1960 sur l’octroi de l’indépendance
aux pays et aux peuples coloniaux, le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes a été consacré par la Charte constitutive de l’O.U.A.
et l’Acte constitutif de l’Union africaine et a été consolidé par la
règle du respect des frontières héritées de la colonisation ( 5). C’est
pour assurer sa pérennité dans l’ère post-coloniale que les Etats africains ont notamment adopté la Convention de Libreville de 1977
sur l’élimination du mercenariat en Afrique, pratique mettant en
danger l’indépendance des nouveaux Etats. L’approche africaine du
mercenariat s’est imposée à l’O.N.U., qui, se fondant sur l’expérience africaine en la matière, a nommé un rapporteur spécial sur
(5) Voy. I. Fall, Contribution à l’étude du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
en Afrique, thèse, Paris, 1972.
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l’utilisation du mercenariat comme moyen d’empêcher l’exercice du
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ( 6).
La fonction décolonisatrice du droit des peuples à disposer d’euxmêmes est soulignée par la Charte africaine des droits de l’homme
et des peuples au paragraphe 9 de son préambule, aux termes
duquel les Etats parties s’engagent :
« à libérer totalement l’Afrique dont les peuples continuent à lutter pour l’indépendance véritable et leur dignité et [...] à éliminer
le colonialisme, l’apartheid, le sionisme, les bases militaires
d’agression et toutes formes de discrimination, notamment celles
fondées sur la race, l’ethnie, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’opinion publique. »
2. L’interdiction de déverser des déchets dangereux en Afrique
Comme l’a noté le professeur Guillaume Pambou-Tchivounda :
« Après la découverte d’un stock de déchets d’origine italienne sur un terrain privé situé près du port de Koko dans
l’Etat méridional de Bendel, les autorités fédérales (nigérianes)
ont rappelé leur ambassadeur à Rome en signe de protestation ;
une commission d’experts a procédé à l’évaluation de la toxicité de déchets et, malgré l’organisation des opérations ultérieures de désintoxication du site, le Nigéria envisagera de saisir la Cour internationale de Justice par voie de requête unilatérale d’une action contre l’Italie en réparation des dommages
causés par le déversement de déchets toxiques sur son territoire.
Dans une certaine mesure, l’attitude adoptée par la Guinée
est comparable à celle du Nigéria [...]. En décidant notamment
de l’arrestation du Consul général de Norvège, les autorités guinéennes entendent réagir contre un déversement qui aurait
empiété sur la souveraineté de la Guinée » ( 7).
En plus de ces réactions isolées, l’O.U.A. s’est emparée de la question du déversement des déchets dangereux en Afrique et a adopté,
le 23 mai 1988, la résolution 1153 (XLVIII) qui considère cet acte
(6) Nations Unies, L’impact du mercenariat sur le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, Genève/New York, Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de
l’homme (fiche d’information n o 28), 2002.
(7) G. Pambou-Tchivounda, « L’interdiction de déverser des déchets toxiques
dans le Tiers-Monde : le cas de l’Afrique », A.F.D.I., vol. 34, 1988, pp. 715-716.
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comme un « crime contre l’Afrique et les populations africaines ». Le
Conseil des ministres de l’O.U.A. condamne cette pratique et la tendance de certains Etats africains à conclure des accords la facilitant.
La résolution condamne également toutes les entreprises et sociétés
transnationales impliquées sous une forme ou sous une autre dans
ce genre d’opérations. Elle recommande en outre aux Etats africains
qui auraient conclu ou seraient en voie de conclure de tels accords
de les dénoncer ou d’en suspendre la négociation. Enfin, la résolution les invite à organiser des campagnes d’information du grand
public et à instituer des mécanismes de contrôle dans ce
domaine ( 8).
La Convention de Bamako, adoptée en 1990, proclame, dans son
préambule, « le droit souverain des Etats d’interdire l’importation
et le transit de déchets et substances dangereux sur leur territoire
pour des raisons liées à la protection de la santé humaine et de l’environnement » ( 9).
L’approche africaine dans ce domaine s’est imposée au sein de la
Commission des droits de l’homme de l’O.N.U. qui, aux termes de
sa résolution 1995/81, a institué le mandat de rapporteur spécial
chargé de :
« a) Rechercher et examiner les conséquences du déversement illicite de produits et déchets toxiques et nocifs dans les
pays africains et autres pays en développement pour la jouissance des droits de l’homme, en particulier des droits de chacun
à la vie et à la santé ;
b) Contrôler, surveiller, examiner et recevoir des communications et rassembler des renseignements sur le trafic et le déversement illicites de produits et déchets toxiques et nocifs dans
les pays africains et autres pays en développement ;
c) Formuler des recommandations et des propositions sur les
mesures qui s’imposent pour contrôler, réduire et éliminer le
trafic, le transfert et le déversement illicites de produits et
(8) C. Mahalu, « The OAU Council of Ministers’ Resolution on Dumping of
Nuclear and Industrial Waste in Africa and the Basel Convention of 1989 »,
R.A.D.I.C., vol. 2, 1990, p. 67.
(9) Pour plus de details sur la Convention, voy. M. Mubiala, « La contribution de
l’Afrique et du Tiers-Monde aux développements récents du droit international de
l’environnement », R.A.D.I.C., vol. 5, 1993, pp. 768-780 ; F. Ouguergouz, « La
Convention de Bamako sur l’interdiction d’importer en Afrique des déchets dangereux et sur le contrôle des mouvements transfrontaliers et la gestion des déchets dangereux produits en Afrique », A.F.D.I., vol. 38, 1992, pp. 871-884.
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déchets toxiques et nocifs dans les pays africains et autres pays
en voie de développement ;
d) Dresser chaque année la liste des pays et des sociétés
transnationales qui se livrent au déversement illicite de produits et déchets toxiques et nocifs dans les pays africains et
autres pays en développement, et recenser le nombre d’êtres
humains tués, mutilés ou blessés [...] du fait de cette pratique
odieuse » ( 10).
B. — La dimension « infra-étatique »
des droits des peuples
La pratique des Etats africains et les travaux de la Commission
africaine des droits de l’homme et des peuples et des Nations Unies
attestent de la prise en compte de la dimension « infra-étatique » des
droits des peuples, avec toutefois des limites inhérentes à l’ordre
constitutionnel de ces Etats et à certains principes fondamentaux
régissant les relations internationales africaines.
1. La pratique des Etats
La pratique des Etats varie selon qu’il s’agit du droit des peuples
à l’autodétermination dans le cadre national, de la reconnaissance
des droits culturels de certaines communautés ou des droits économiques et sociaux de communautés habitant des zones d’exploitation de ressources stratégiques (matières précieuses, pétrole et ressources forestières).
a) Le droit à l’autodétermination
La Constitution éthiopienne reconnaît aux différentes ethnies qui
composent l’Ethiopie le droit à l’indépendance conformément à une
procédure bien établie ( 11);
Dans le cadre du processus de paix en cours au Soudan, les populations du Sud-Soudan, principalement chrétiennes et animistes,
pourront exercer leur droit à l’autodétermination dans le cadre d’un
(10) E/CN.4/1996/17, paragraphes 42 à 48.
(11) Voy. F. Nahum, « Ethiopia : Constitution for a Nation of Nations », Revue de
la Commission internationale de juristes, n o 60, 1998, p. 94.
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référendum devant être organisé à l’issue d’une période transitoire
de 6 ans après la signature d’un accord de paix ( 12).
b) Les droits culturels
Plusieurs Etats africains se sont engagés à respecter et à promouvoir les valeurs culturelles des communautés qui les composent.
C’est le cas de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe ( 13). En Algérie et
au Maroc, les communautés berbères se sont vues reconnaître le
droit, en tant que minorités linguistiques, d’enseigner dans leur langue ( 14).
c) Les droits économiques et sociaux
Le domaine foncier (sol, sous-sol et forêts) constitue une ressource
communautaire partagée par les populations qui l’occupent au titre
des droits successoraux ancestraux et ce, en dépit de la souveraineté
et du contrôle y exercés par les pouvoirs publics ( 15). Certaines
terres habitées par une ou plusieurs communautés recèlent de ressources dont l’exploitation contribue de façon substantielle à la
richesse du pays tout entier. Il s’ensuit que, pour des raisons économiques et/ou écologiques (cas des bois tropicaux précieux ( 16) et des
hydrocarbures ( 17)), les communautés concernées réclament une gestion autonome de ces ressources ou un traitement préférentiel dans
la redistribution de revenus tirés de leur exploitation. Très souvent,
la non satisfaction de ces revendications les pousse à adopter des
positions irrédentistes ( 18).
(12) Jeune Afrique/L’Intellligent, n o 2228, 21-27 septembre 2003, p. 34 et n o 2244,
11-17 janvier 2004, p. 14.
(13) B.G. Ramcharan, « The Protection of Minorities in Africa », in : G. Alfredsson, et M. Stavropoulos (eds.), Justice Pending : Indigenous Peoples and other Good
Causes, Mélanges Erica Daes, La Haye, Kluwer Law International, 2002, pp. 109113.
(14) Voy., en ce qui concerne le Maroc, A. Bonfour, « La résurgence culturelle
berbère », Vivant Univers, n o 460, juillet-août/septembre-octobre 2002, pp. 34-36.
(15) G.A. Kouassigan, L’homme et la terre, Paris, Berger-Levrault, 1966.
(16) Voy. F. Verbelen, « Le pillage de la forêt équatoriale », Vivant Univers,
n o 449, septembre-octobre 2000, pp. 17-20 et R. Brisson, « Quel avenir pour les Pygmées? », ibid., pp. 24-27.
(17) Voy. Perouse de Monclos, « Guerres du pétrole : le delta du Niger s’enflamme », ibid., n o 442, juillet-août 1999, pp. 14-16.
(18) Voy., par exemple, O.C. Okwu-Okafor, « Selef-Determination and the
Struggle for Ethno-Cultural Autonomy in Nigeria : The Zangan-Kataf and Ogonis
Problems », in : Société africaine de droit international et compare (SADIC), Actes du
sixième Congrès annuel (Kampala, Ouganda, 5-8 septembre 1994), Londres, 1995,
→
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Certains gouvernements centraux ont répondu à des revendications communautaires, généralement sous la pression d’organisations non gouvernementales des droits de l’homme et de protection
de l’environnement. Ainsi, dès son accession au pouvoir en 1999, le
gouvernement du président Olusegun Obasanjo a pris un certain
nombre de mesures correctives, dont la teneur a été communiquée
à la Commission africaine des droits de l’homme, qui rapporte ainsi
que :
« L’Etat défendeur a envoyé une note verbale énonçant les
actions prises par le gouvernement de la République fédérale
du Nigéria eu égard à toutes les communications introduites
contre lui, y compris la présente. En ce qui concerne la communication en cours, la note verbale a admis le fondement de l’action intentée par les plaignants, mais a poursuivi en énonçant
les mesures correctives que la nouvelle administration était en
train de prendre, notamment :
— Créer, pour la première fois dans l’histoire du Nigéria, un
ministère fédéral de l’Environnement, doté de ressources
suffisantes pour aborder les problèmes relatifs à l’environnement qui existent au Nigéria, et de manière prioritaire dans
la vallée du delta du Niger ;
— Donner force de loi à l’instauration de la Commission pour
le développement du delta du Niger et les autres zones
pétrolières du Nigéria ;
— Inaugurer la Commission judiciaire d’enquête chargée d’étudier la question des violations des droits de l’homme. En
outre, les représentants du peuple Ogoni ont soumis des
requêtes à la Commission d’enquête au sujet de ces questions. Celles-ci sont actuellement examinées en priorité au
Nigéria » ( 19).
De même, après plusieurs péripéties, le gouvernement tchadien a
consenti, sous la pression internationale, à faire adopter par le parlement national la loi n o 001/PR/99 du 11 janvier 1999 portant gestion des revenus du pétrole, qui alloue une proportion de 5 % de
←
pp. 88-118 ; J.-H. Bedoume, Indigenous and Minority Rights in Cameroon : The CDC
Bakweri Land Case, mémoire de maîtrise, Gratz, European University for Peace Studies, année académique 2001-2002 (dactylographié).
(19) Union africaine, « Quinzième rapport annuel d’activités de la Commission
africaine des droits de l’homme et des peoples, 2001-2002 », Banjul, 2003, pp. 33-34
(polycopié).
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revenus tirés de l’exploitation du pétrole du bassin de Doba aux
communautés locales ( 20).
2. Les travaux de la Commission africaine des droits de l’homme et
des peuples
La contribution de la Commission africaine des droits de l’homme
et des peuples à l’interprétation des droits des peuples sera abordée
au triple niveau du traitement des communications, de l’examen des
rapports et de la fonction consultative.
a) L’examen des communications
Aux termes des articles 47 et 49 de la Charte africaine, la Commission a pouvoir de recevoir des communications émanant des
Etats parties et d’autres communications. On range dans cette dernière catégorie les communications introduites par les organisations
non gouvernementales et les particuliers. La Commission a dû aborder la question des droits des peuples dans le cadre interne au moins
dans trois cas qui lui ont été soumis.
Dans l’affaire ayant opposé le « Congrès du peuple katangais » à
la République du Zaïre, actuellement République démocratique du
Congo (communication 75/92), les plaignants demandaient à la
Commission de condamner ce pays pour avoir violé leur droit à l’autodétermination tel que garanti par l’article 20, paragraphe 1, de la
Charte. Bien que la Commission ait rejeté le bien-fondé de cette
demande dans le cas d’espèce, elle a toutefois estimé que, dans le
cadre de la Charte, le droit des peuples à l’autodétermination pouvait s’exercer de plusieurs manières, notamment par l’indépendance, l’autonomie ou le fédéralisme. L’exercice de ce droit devait,
en revanche, être subordonné au respect de la souveraineté et de
l’intégrité des Etats ( 21). La position de la Commission s’explique au
regard du droit international africain, qui consacre le principe de
l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation (« uti possidetis juris »), hérité du droit latino-américain. Cette règle, consacrée
(20) Voy. le dossier « Pétrole tchadien : les enjeux du développement », Tchad et
Culture n o 209/210 (special), septembre-octobre 2002, 64 p.
(21) F. Ouguergouz, « La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples »,
in Recueil des cours de l’Institut international des droits de l’homme (Strasbourg), 1999,
p. 21 (miméo) ; pour plus de détails voy., du même auteur, The African Charter on
Human and Peoples’s Rights. A Comprehensive Agenda for Human Dignity and Sustainable Democracy in Africa, Leiden/Boston, Martinus Nijhoof/BRILL, 2003,
pp. 249-263.
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par l’article II, paragraphe 3 de la Charte et confirmée par l’article 4 (b) de l’Acte constitutif de l’Union africaine, procède d’un
souci lié à la stabilité des nouveaux Etats et des relations internationales africaines. Ainsi, dans le rapport de la mission de bons
offices qu’elle a effectuée au Sénégal en 1996, à la suite de plusieurs
plaintes émanant de Casamance, la Commission, tout en reconnaissant la réalité des frustrations des populations locales, a rejeté le
bien-fondé de leur revendication d’indépendance, aux motifs que
celle-ci n’irait pas seulement à l’encontre de l’intégrité du pays mais
ouvrirait la voie à la séparation d’autres entités de celui-ci ( 22).
Dans une autre affaire portant sur plusieurs plaintes jointes,
introduites notamment par des organisations non gouvernementales
au nom et pour le compte des personnes appartenant à la communauté négro-mauritanienne contre la Mauritanie (communications
51/91, 61/91, 98/93, 164/97 et 210/98), la Commission, dans sa décision, a fait expressément référence à la Déclaration des droits des
personnes appartenant aux minorités nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques adoptée par l’O.N.U. en 1992 ( 23). Ce faisant, la Commission a interprété l’article 2 de la Charte (droit à
l’égalité et à la non-discrimination) dans une perspective inter-communautaire, reconnaissant implicitement l’existence de droits du
peuple négro-mauritanien distinct des autres composantes ethniques
et/ou linguistiques de Mauritanie.
Dans l’affaire The Social and Economic Rights Action Centre et The
Centre for Economic and Social Rights c. Nigéria, concernant la violation des droits économiques, sociaux et culturels des populations
Ogonis du delta du Niger (communication 155/96), la Commission a
conclu à la violation du droit des peuples à disposer de leurs ressources naturelles, dans sa double dimension nationale (paragraphe 55) et internationale (paragraphe 56), en ces termes :
« 55. Les plaignants allèguent [...] une violation de l’article 21 de la Charte africaine par le gouvernement nigérian. Ils
allèguent en outre que le gouvernement militaire du Nigéria
était impliqué dans l’exploitation du pétrole et n’a donc pas
(22) R. Murray et S. Wheatley, « Groups and the African Charter on Human
and Peoples’Rights », Human Rights Quarterly, vol. 25, 2003, pp. 233-234.
(23) Nations Unies, « Les droits des peuples en Afrique : vers une reconnaissance
et une protection des particularismes ethniques, religieux et linguistiques ? », rapport
préparé par Samia Slimane pour le séminaire sur le multiculturalisme en Afrique
(Kidal, Mali, 8-13 janvier 2001), E/CN.4/Sub.2/ac.5/2001/WP. 2, 20 février 2001,
p. 11 ; du même auteur, Reconnaître l’existence des minorités ethniques, Bulletin d’information, Londres, Minority Rights Group International, mai 2003, p. 4.
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contrôlé ou réglementé les activités des compagnies pétrolières,
et de ce fait, a ouvert la voie aux consortiums pétroliers pour
exploiter les réserves de pétrole à Ogoniland. Le rôle destructeur et égoïste joué par les sociétés d’exploitation de pétrole à
Ogoniland étroitement lié aux tactiques répressives du gouvernement nigérian ainsi que l’absence d’avantages matériels, tout
cela subi par la population locale, peut être bien considéré
comme une violation de l’article 21.
L’article 21 prévoit :
1. Les peuples ont la libre disposition de leurs richesses et de leurs
ressources naturelles. Ce droit s’exerce dans l’intérêt exclusif
des populations. En aucun cas, un peuple ne peut en être privé.
2. En cas de spoliation, le peuple spolié a droit à la légitime récupération de ses biens ainsi qu’à une indemnisation adéquate.
3. (...)
4. (...)
5. Les Etats parties à la présente Charte s’engagent à éliminer
toutes les formes d’exploitation économique étrangère, notamment celle qui est pratiquée par des monopoles internationaux,
afin de permettre à la population de chaque pays de bénéficier
pleinement des avantages provenant de ses ressources nationales.
56. L’origine de cette disposition peut remonter au colonialisme, période durant laquelle les ressources matérielles et
humaines de l’Afrique ont été largement exploitées au profit de
puissances extérieures, créant ainsi une tragédie pour les Africains eux-mêmes, les privant de leurs droits inaliénables et de
leurs terres. Les conséquences de l’exploitation coloniale ont
laissé les populations et les ressources précieuses de l’Afrique
encore vulnérables au détournement étranger. Les rédacteurs
de la Charte africaine voulaient manifestement rappeler aux
gouvernements africains l’héritage douloureux du continent et
ramener le développement économique coopératif à sa place
traditionnelle, c’est-à-dire au cœur de la société africaine » ( 24).
b) L’examen des rapports
En vertu de l’article 62 de la Charte africaine, la Commission
reçoit et examine les rapports des Etats sur les mesures législatives,
(24) Op. cit. (note 19), pp. 38-39.
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administratives, judiciaires et autres qu’ils ont prises pour donner
effet aux dispositions de la Charte. Afin de faciliter la tâche aux
Etats et d’aboutir à une présentation rationnelle des rapports, la
Commission a élaboré des directives relatives à la forme et au
contenu de ceux-ci. Concernant les dispositions de la Charte relatives aux droits des peuples, la Commission requiert des Etats de
rapporter sur la politique globale et les mesures spécifiques adoptées
pour promouvoir « l’identité culturelle, en tant que facteur qui suscite une appréciation mutuelle entre individus, groupes, nations et
régions » et des mesures et programmes destinés à « promouvoir une
prise de conscience de l’héritage culturel des groupes ethniques
nationaux, des minorités, et des secteurs autochtones de population. ». D’après l’auteur d’un rapport susmentionné, la pratique de
la Commission dans ce domaine n’est pas concluante quant à la clarification des rares renseignements fournis dans ce cadre par quelques Etats parties ( 25).
c) L’activité consultative
La Commission s’est longtemps refusée à aborder, par exemple, la
question du statut des populations autochtones et des minorités,
s’alignant ainsi sur la thèse des Etats qui soutiennent que toutes
leurs populations constituent des citoyens à part entière et qu’il n’y
a pas lieu ou besoin d’accorder un statut spécial à l’une ou l’autre
des composantes du pays. Toutefois, à la demande de l’OUA agissant sous la pression d’organisations de protection des droits des
populations autochtones, la Commission a créé en son sein un
groupe de travail sur les peuples/communautés autochtones, chargé
des misions suivantes :
« — Examiner le concept de peuples et communautés indigènes
en Afrique ;
— Etudier les implications de la Charte africaine des droits
de l’homme et des peuples ainsi que du bien-être des communautés indigènes, notamment en ce qui concerne :
➢ Le droit à l’égalité (art. 2 et 3) ;
➢ Le droit à la dignité (art. 5) ;
➢ La protection contre la domination (art. 19) ;
➢ L’autodétermination (art. 20) et
(25) Op. cit. (note 23), pp. 8-9.
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➢ La promotion du développement culturel et de l’identité (art. 22) ;
— Réfléchir aux recommandations appropriées sur le contrôle
et la protection des communautés indigènes » ( 26).
Dans le rapport qu’il a soumis à la Commission africaine à sa
33 e session en mai 2003 à Niamey (Niger), le Groupe de travail a,
d’une part, reconnu l’existence des peuples autochtones en Afrique
et, d’autre part, établi que les articles 19 à 24 de la Charte africaine
leur étaient applicables ( 27). Le Groupe de travail est arrivé à cette
conclusion en se référant notamment à la pratique des Etats africains, dont plusieurs participent, aux côtés de représentants de
communautés autochtones africaines, aux travaux effectués par les
Nations Unies dans ce domaine ( 28).
3. Les travaux des Nations Unies
Dans le cadre de ses activités, l’O.N.U. accorde une attention spéciale à la protection des droits des personnes appartenant à des
groupes à risques. Parmi ceux-ci, il convient de mentionner les
minorités et les populations autochtones, pour lesquelles la Commission des droits de l’homme a créé des mécanismes de suivi, à
savoir ( 29) :
— pour les minorités : le Groupe de travail sur les minorités, chargé
du suivi de la mise en œuvre de la Déclaration de l’ONU sur les
droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou
ethniques, religieuses ou linguistiques, créé en 1995 ;
— pour les populations autochtones :
(26) Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, « Résolution sur
les droits des peuples/communautés indigènes en Afrique », Cotonou, 6 novembre
2000, p. 1 (dactyl.).
(27) Id., « Rapport du Groupe de travail d’experts de la Commission africaine des
droits de l’homme et des peuples sur les populations/communautés autochtones, présenté en vertu de la résolution sur les droits des populations/communautés autochtones en Afrique, adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des
peuples lors de sa 28 e session ordinaire », Banjul, 2003, p. 39.
(28) Ibid., p. 40.
(29) Voy. J.-B. Marie, « Normes internationales relatives aux populations
autochtones et aux minorités », rapport au séminaire sous-régional sur « Le rôle de
la société civile d’Afrique centrale dans la promotion et la protection des droits des
personnes appartenant à des groupes vulnérables, organisé par le Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la démocratie en Afrique centrale, à N’Djaména (Tchad), 22-24 juillet 2003, p. 10 (polycopié).
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➢ le Groupe de travail de la Sous-Commission pour la promotion et la protection des droits de l’homme, chargé de la
rédaction du projet de Déclaration sur les droits des personnes appartenant aux populations autochtones ;
➢ le Rapporteur spécial de la Commission des droits de
l’homme sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales des populations autochtones, nommé en 2001 ; et
➢ le Forum permanent des populations autochtones, créé en
2000.
Dans les activités relatives aux droits des minorités et des populations en l’Afrique, en particulier le Groupe de travail sur les minorités met l’accent sur le multiculturalisme comme facteur d’intégration. Cela ressort des travaux et des recommandations adoptées
notamment aux séminaires organisés respectivement à Arusha, Tanzanie (13-15 mai 2000) ( 30), à Kidal, Mali (8-13 janvier 2001) ( 31), à
Durban, Afrique du Sud (1-2 et 5 septembre 2001) ( 32) et à Gaborone, Botswana (18-22 février 2002) ( 33).
Les participants à ces séminaires, y compris les délégués gouvernementaux des Etats africains, ont recommandé à ceux-ci de reconnaître la réalité des minorités et des populations autochtones et de
leur garantir des droits égaux à l’éducation, à la santé et aux autres
services de base, ainsi qu’aux structures, processus et institutions
politiques. Ils leur ont en outre recommandé de ratifier la Convention n o 169 de l’O.I.T. relative aux peuples indigènes et tribaux
dans les pays indépendants et de se conformer à la Déclaration des
droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques.
L’ensemble des travaux susmentionnés révèle que l’accent est
particulièrement mis sur les droits économiques, sociaux et culturels. En effet, comme le mentionne le rapport du séminaire de Kidal
susmentionné :
« M. José Bengoa [membre du Groupe de travail sur les minorités de l’ONU] a fait observer que la question de l’autonomie
était une question très compliquée qui faisait l’objet d’un examen dans différentes instances à travers le monde, y compris
dans des parlements nationaux. Il a fourni des exemples de
(30)
(31)
(32)
(33)
E/CN.4/Sub.2/AC.5/2000/WP. 3, 18 mai 2000.
E/CN.4/Sub.2/AC.5/2001/3, 2 avril 2001.
E/CN.4/2002/92, 30 janvier 2002.
E/CN.4/Sub. 2/AC.4/2002/4, 17 juin 2002.
999
Mutoy Mubiala
revendications formulées par des peuples autochtones et des
minorités en vue d’un plus large contrôle sur les ressources et
la culture dans le respect de l’unité de l’Etat. Il a évoqué les
dangers de toute autonomie conçue isolément et ne tenant pas
compte des besoins de l’ensemble de la société ainsi que de sa
diversité. A ce titre, il rejetait toute conception de l’autonomie
pouvant servir de base à la ‘politique des réserves ’ qui permettait à un groupe d’exercer une domination larvée sur un autre
ou autorisait la séparation d’un groupe du reste de la société.
Il a souligné que l’interculturalisme et le multiculturalisme
constituaient des concepts essentiels pour aborder les problèmes des groupes et des communautés exclus et marginalisés,
compte tenu notamment de la mosaïque de communautés et de
peuples vivant dans les pays africains » ( 34).
Conclusion
De tout ce qui précède, il convient de conclure à la pertinence de
la double dimension, étatique et « infra-étatique », des droits des
peuples en Afrique. Toutefois, la tendance des Etats africains et des
organisations internationales et de leurs organes subsidiaires, y
compris la Commission africaine des droits de l’homme et des
peuples, est de privilégier les aspects économique, social et culturel
de ces droits, au détriment de leur dimension politique. Compte
tenu de la situation prévalant sur le continent ( 35), le moment n’est
peut-être pas venu de mettre l’accent sur cette dernière. Bien au
contraire, l’approfondissement des aspects économique, social et
culturel des droits des peuples est susceptible de contribuer au développement d’un climat de tolérance et de coopération intercommunautaires favorables à l’exercice futur du droit à l’autodétermination politique.
Quoi qu’il en soit, le mérite des articles 19 à 24 de la Charte africaine est d’avoir contribué, sur le plan du droit international des
droits de l’homme, au développement progressif des droits des
(34) Op. cit. (note 30), pp. 14-15.
(35) Voy., à ce sujet, P.-F. Gonidec, « Conflits internes et question nationale en
Afrique : le droit à l’autodétermination interne », R.A.D.I.C., vol. 9, 1997, pp. 543572; et M.O. Abie, « Droits des peuples dans la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples : quelle réalité dans le contexte africain ? », in : Société africaine de droit international et comparé, Actes du dixième Congrès annuel (Addis-Abéba,
3-5 août 1996), Glasgow, Bell and Bain Ltd, p. 236.
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peuples tels que consacrés par l’article premier commun ( 36) au
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
adoptés le 16 décembre 1996.
✩
(36) Cet article dispose :
« 1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils
déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel.
2. Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs
richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de
la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du
droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens
de subsistance.
3. Les Etats parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit,
conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies ».