LES DROITS DES PEUPLES EN AFRIQUE par Mutoy MUBIALA
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LES DROITS DES PEUPLES EN AFRIQUE par Mutoy MUBIALA
LES DROITS DES PEUPLES EN AFRIQUE par Mutoy MUBIALA Administrateur au Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies Introduction Lors des négociations pour l’adoption de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après : la Charte) ( 1), deux pays appartenant au groupe dit progressiste, en l’occurrence la Guinée et Madagascar, ont obtenu des autres Etats parties que les droits des peuples soient consacrés aux côtés des droits de l’homme ( 2). En faisant cette proposition, les deux Etats avaient en vue les relations internationales africaines avec les autres régions du monde mais tout particulièrement avec l’Occident, impliquant ainsi que les droits des peuples étaient des droits des Etats. L’explication officielle toutefois donnée à cette adjonction des droits des peuples consista à légitimer ceux-ci sur le droit traditionnel africain, d’essence communautaire ( 3). Cette approche a été soutenue par une grande partie de la doctrine africaniste en particulier. Des auteurs ont toutefois remis en (1) Voy. K. Mbaye, Les droits de l’homme en Afrique, 2 e éd., Paris, Pedone, 2002, p. 172. (2) La Charte consacre en effet le droit des peuples à l’égalité et à la non-discrimination (art. 19); le droit des peuples à l’existence et à l’assistance (art. 20) ; le droit des peuples à la libre disposition de leurs ressources naturelles (art. 21) ; le droit des peuples au développement économique, social et culturel (art. 22) ; le droit des peuples à la paix et à la sécurité (art. 23) ; et le droit des peuples à un environnement satisfaisant (art. 24). (3) Comme le souligne le juge Kéba Mbaye : « En Afrique, la communauté est un sujet privilégié de droit, quelle que soit sa forme (clan, ethnie, tribu, etc.). Ce concept renforce la solidarité entre les membres de la même communauté. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples reflète cette solidarité. Ceci explique l’importance qu’elle accorde aux droits collectifs et d’une manière générale justifie ses dispositions relatives à la solidarité nationale et internationale. » (K. Mbaye, « Le concept africain des droits de l’homme », Bulletin africain des droits de l’homme, vol. 3 (6), p. 3). 986 Rev. trim. dr. h. (60/2004) cause l’approche « étatiste » des droits des peuples et préconisé que ceux-ci devraient également être envisagés dans la sphère « infraétatique ». La présente contribution se propose d’examiner les deux approches « étatiste » et « infra-étatique » des droits des peuples afin d’évaluer leur pertinence respective, à la lumière de la pratique nationale des Etats africains, des travaux de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et des activités pertinentes d’organisations internationales à vocation régionale et universelle auxquelles ces Etats participent. Avant de procéder toutefois à cette analyse, il convient de cerner au préalable le concept de peuple dans la réalité contemporaine africaine. I. — La notion de peuple en Afrique Dans le discours officiel et populaire africain, le concept de peuple est utilisé pour désigner principalement trois réalités, dans une perspective comparative avec d’autres entités. Premièrement, le terme « peuple » s’impose dans le langage courant lorsqu’il s’agit d’identifier les populations africaines par rapport aux populations des autres régions du monde (Amérique, Asie, Europe et Océanie). On parle ainsi de « peuple africain ». C’est la dimension régionale du concept de peuple. Deuxièmement, les dirigeants et les populations d’un pays se réfèrent souvent à la terminologie « peuple » pour se distinguer des populations des autres pays africains et étrangers. Ainsi, l’on parlera, au Cameroun, du « peuple camerounais » pour distinguer les populations camerounaises, par exemple, des populations du Gabon, du Congo, de la Guinée équatoriale, du Nigéria ou de la France. Cette étymologie est du reste largement utilisée dans la plupart des Constitutions des Etats africains sous la formule consacrée : « Nous, peuple de [tel pays],... » ( 4). C’est cette dimension nationale qui a prévalu dans le cadre de la décolonisation et dans celui de l’affirmation de l’Etat-nation post-colonial. Enfin, troisièmement, dans le cadre national ou interne des Etats africains, plusieurs communautés ont eu recours à la dénomination (4) Voy. M. Kamto, « Constitutions et principe de l’autonomie constitutionnelle », in : Constitutions et droit international, Recueil des cours, vol. 8, Académie internationale de droit constitutionnel, Tunis, Centre de publication universitaire, 2000, pp. 142-143. 987 Mutoy Mubiala de « peuple » pour marquer leur différence avec les autres composantes de la population du pays. Cette approche « infra-étatique » s’oppose à la notion de peuple telle qu’appréhendée dans le cadre de l’Etat-nation postcolonial, comme on le verra dans l’examen de la mise en œuvre respective des droits qui font l’objet de leurs revendications. II. — La mise en œuvre des droits des peuples en Afrique Bien que l’approche étatique soit privilégiée dans la mise en œuvre des droits des peuples, la pratique des Etats et des organisations internationales, notamment africaines, témoigne de la pertinence de la dimension « infra-étatique » de ces droits. A. — La dimension internationale des droits des peuples C’est la dimension retenue par les tenants de la thèse « étatiste » et qui s’exprime avec force dans le cadre de la décolonisation africaine et de la protection de l’environnement (en particulier contre l’importation des déchets dangereux). 1. La décolonisation africaine Proclamé par la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1960 sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été consacré par la Charte constitutive de l’O.U.A. et l’Acte constitutif de l’Union africaine et a été consolidé par la règle du respect des frontières héritées de la colonisation ( 5). C’est pour assurer sa pérennité dans l’ère post-coloniale que les Etats africains ont notamment adopté la Convention de Libreville de 1977 sur l’élimination du mercenariat en Afrique, pratique mettant en danger l’indépendance des nouveaux Etats. L’approche africaine du mercenariat s’est imposée à l’O.N.U., qui, se fondant sur l’expérience africaine en la matière, a nommé un rapporteur spécial sur (5) Voy. I. Fall, Contribution à l’étude du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en Afrique, thèse, Paris, 1972. 988 Rev. trim. dr. h. (60/2004) l’utilisation du mercenariat comme moyen d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ( 6). La fonction décolonisatrice du droit des peuples à disposer d’euxmêmes est soulignée par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples au paragraphe 9 de son préambule, aux termes duquel les Etats parties s’engagent : « à libérer totalement l’Afrique dont les peuples continuent à lutter pour l’indépendance véritable et leur dignité et [...] à éliminer le colonialisme, l’apartheid, le sionisme, les bases militaires d’agression et toutes formes de discrimination, notamment celles fondées sur la race, l’ethnie, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’opinion publique. » 2. L’interdiction de déverser des déchets dangereux en Afrique Comme l’a noté le professeur Guillaume Pambou-Tchivounda : « Après la découverte d’un stock de déchets d’origine italienne sur un terrain privé situé près du port de Koko dans l’Etat méridional de Bendel, les autorités fédérales (nigérianes) ont rappelé leur ambassadeur à Rome en signe de protestation ; une commission d’experts a procédé à l’évaluation de la toxicité de déchets et, malgré l’organisation des opérations ultérieures de désintoxication du site, le Nigéria envisagera de saisir la Cour internationale de Justice par voie de requête unilatérale d’une action contre l’Italie en réparation des dommages causés par le déversement de déchets toxiques sur son territoire. Dans une certaine mesure, l’attitude adoptée par la Guinée est comparable à celle du Nigéria [...]. En décidant notamment de l’arrestation du Consul général de Norvège, les autorités guinéennes entendent réagir contre un déversement qui aurait empiété sur la souveraineté de la Guinée » ( 7). En plus de ces réactions isolées, l’O.U.A. s’est emparée de la question du déversement des déchets dangereux en Afrique et a adopté, le 23 mai 1988, la résolution 1153 (XLVIII) qui considère cet acte (6) Nations Unies, L’impact du mercenariat sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Genève/New York, Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (fiche d’information n o 28), 2002. (7) G. Pambou-Tchivounda, « L’interdiction de déverser des déchets toxiques dans le Tiers-Monde : le cas de l’Afrique », A.F.D.I., vol. 34, 1988, pp. 715-716. Mutoy Mubiala 989 comme un « crime contre l’Afrique et les populations africaines ». Le Conseil des ministres de l’O.U.A. condamne cette pratique et la tendance de certains Etats africains à conclure des accords la facilitant. La résolution condamne également toutes les entreprises et sociétés transnationales impliquées sous une forme ou sous une autre dans ce genre d’opérations. Elle recommande en outre aux Etats africains qui auraient conclu ou seraient en voie de conclure de tels accords de les dénoncer ou d’en suspendre la négociation. Enfin, la résolution les invite à organiser des campagnes d’information du grand public et à instituer des mécanismes de contrôle dans ce domaine ( 8). La Convention de Bamako, adoptée en 1990, proclame, dans son préambule, « le droit souverain des Etats d’interdire l’importation et le transit de déchets et substances dangereux sur leur territoire pour des raisons liées à la protection de la santé humaine et de l’environnement » ( 9). L’approche africaine dans ce domaine s’est imposée au sein de la Commission des droits de l’homme de l’O.N.U. qui, aux termes de sa résolution 1995/81, a institué le mandat de rapporteur spécial chargé de : « a) Rechercher et examiner les conséquences du déversement illicite de produits et déchets toxiques et nocifs dans les pays africains et autres pays en développement pour la jouissance des droits de l’homme, en particulier des droits de chacun à la vie et à la santé ; b) Contrôler, surveiller, examiner et recevoir des communications et rassembler des renseignements sur le trafic et le déversement illicites de produits et déchets toxiques et nocifs dans les pays africains et autres pays en développement ; c) Formuler des recommandations et des propositions sur les mesures qui s’imposent pour contrôler, réduire et éliminer le trafic, le transfert et le déversement illicites de produits et (8) C. Mahalu, « The OAU Council of Ministers’ Resolution on Dumping of Nuclear and Industrial Waste in Africa and the Basel Convention of 1989 », R.A.D.I.C., vol. 2, 1990, p. 67. (9) Pour plus de details sur la Convention, voy. M. Mubiala, « La contribution de l’Afrique et du Tiers-Monde aux développements récents du droit international de l’environnement », R.A.D.I.C., vol. 5, 1993, pp. 768-780 ; F. Ouguergouz, « La Convention de Bamako sur l’interdiction d’importer en Afrique des déchets dangereux et sur le contrôle des mouvements transfrontaliers et la gestion des déchets dangereux produits en Afrique », A.F.D.I., vol. 38, 1992, pp. 871-884. 990 Rev. trim. dr. h. (60/2004) déchets toxiques et nocifs dans les pays africains et autres pays en voie de développement ; d) Dresser chaque année la liste des pays et des sociétés transnationales qui se livrent au déversement illicite de produits et déchets toxiques et nocifs dans les pays africains et autres pays en développement, et recenser le nombre d’êtres humains tués, mutilés ou blessés [...] du fait de cette pratique odieuse » ( 10). B. — La dimension « infra-étatique » des droits des peuples La pratique des Etats africains et les travaux de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et des Nations Unies attestent de la prise en compte de la dimension « infra-étatique » des droits des peuples, avec toutefois des limites inhérentes à l’ordre constitutionnel de ces Etats et à certains principes fondamentaux régissant les relations internationales africaines. 1. La pratique des Etats La pratique des Etats varie selon qu’il s’agit du droit des peuples à l’autodétermination dans le cadre national, de la reconnaissance des droits culturels de certaines communautés ou des droits économiques et sociaux de communautés habitant des zones d’exploitation de ressources stratégiques (matières précieuses, pétrole et ressources forestières). a) Le droit à l’autodétermination La Constitution éthiopienne reconnaît aux différentes ethnies qui composent l’Ethiopie le droit à l’indépendance conformément à une procédure bien établie ( 11); Dans le cadre du processus de paix en cours au Soudan, les populations du Sud-Soudan, principalement chrétiennes et animistes, pourront exercer leur droit à l’autodétermination dans le cadre d’un (10) E/CN.4/1996/17, paragraphes 42 à 48. (11) Voy. F. Nahum, « Ethiopia : Constitution for a Nation of Nations », Revue de la Commission internationale de juristes, n o 60, 1998, p. 94. Mutoy Mubiala 991 référendum devant être organisé à l’issue d’une période transitoire de 6 ans après la signature d’un accord de paix ( 12). b) Les droits culturels Plusieurs Etats africains se sont engagés à respecter et à promouvoir les valeurs culturelles des communautés qui les composent. C’est le cas de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe ( 13). En Algérie et au Maroc, les communautés berbères se sont vues reconnaître le droit, en tant que minorités linguistiques, d’enseigner dans leur langue ( 14). c) Les droits économiques et sociaux Le domaine foncier (sol, sous-sol et forêts) constitue une ressource communautaire partagée par les populations qui l’occupent au titre des droits successoraux ancestraux et ce, en dépit de la souveraineté et du contrôle y exercés par les pouvoirs publics ( 15). Certaines terres habitées par une ou plusieurs communautés recèlent de ressources dont l’exploitation contribue de façon substantielle à la richesse du pays tout entier. Il s’ensuit que, pour des raisons économiques et/ou écologiques (cas des bois tropicaux précieux ( 16) et des hydrocarbures ( 17)), les communautés concernées réclament une gestion autonome de ces ressources ou un traitement préférentiel dans la redistribution de revenus tirés de leur exploitation. Très souvent, la non satisfaction de ces revendications les pousse à adopter des positions irrédentistes ( 18). (12) Jeune Afrique/L’Intellligent, n o 2228, 21-27 septembre 2003, p. 34 et n o 2244, 11-17 janvier 2004, p. 14. (13) B.G. Ramcharan, « The Protection of Minorities in Africa », in : G. Alfredsson, et M. Stavropoulos (eds.), Justice Pending : Indigenous Peoples and other Good Causes, Mélanges Erica Daes, La Haye, Kluwer Law International, 2002, pp. 109113. (14) Voy., en ce qui concerne le Maroc, A. Bonfour, « La résurgence culturelle berbère », Vivant Univers, n o 460, juillet-août/septembre-octobre 2002, pp. 34-36. (15) G.A. Kouassigan, L’homme et la terre, Paris, Berger-Levrault, 1966. (16) Voy. F. Verbelen, « Le pillage de la forêt équatoriale », Vivant Univers, n o 449, septembre-octobre 2000, pp. 17-20 et R. Brisson, « Quel avenir pour les Pygmées? », ibid., pp. 24-27. (17) Voy. Perouse de Monclos, « Guerres du pétrole : le delta du Niger s’enflamme », ibid., n o 442, juillet-août 1999, pp. 14-16. (18) Voy., par exemple, O.C. Okwu-Okafor, « Selef-Determination and the Struggle for Ethno-Cultural Autonomy in Nigeria : The Zangan-Kataf and Ogonis Problems », in : Société africaine de droit international et compare (SADIC), Actes du sixième Congrès annuel (Kampala, Ouganda, 5-8 septembre 1994), Londres, 1995, → 992 Rev. trim. dr. h. (60/2004) Certains gouvernements centraux ont répondu à des revendications communautaires, généralement sous la pression d’organisations non gouvernementales des droits de l’homme et de protection de l’environnement. Ainsi, dès son accession au pouvoir en 1999, le gouvernement du président Olusegun Obasanjo a pris un certain nombre de mesures correctives, dont la teneur a été communiquée à la Commission africaine des droits de l’homme, qui rapporte ainsi que : « L’Etat défendeur a envoyé une note verbale énonçant les actions prises par le gouvernement de la République fédérale du Nigéria eu égard à toutes les communications introduites contre lui, y compris la présente. En ce qui concerne la communication en cours, la note verbale a admis le fondement de l’action intentée par les plaignants, mais a poursuivi en énonçant les mesures correctives que la nouvelle administration était en train de prendre, notamment : — Créer, pour la première fois dans l’histoire du Nigéria, un ministère fédéral de l’Environnement, doté de ressources suffisantes pour aborder les problèmes relatifs à l’environnement qui existent au Nigéria, et de manière prioritaire dans la vallée du delta du Niger ; — Donner force de loi à l’instauration de la Commission pour le développement du delta du Niger et les autres zones pétrolières du Nigéria ; — Inaugurer la Commission judiciaire d’enquête chargée d’étudier la question des violations des droits de l’homme. En outre, les représentants du peuple Ogoni ont soumis des requêtes à la Commission d’enquête au sujet de ces questions. Celles-ci sont actuellement examinées en priorité au Nigéria » ( 19). De même, après plusieurs péripéties, le gouvernement tchadien a consenti, sous la pression internationale, à faire adopter par le parlement national la loi n o 001/PR/99 du 11 janvier 1999 portant gestion des revenus du pétrole, qui alloue une proportion de 5 % de ← pp. 88-118 ; J.-H. Bedoume, Indigenous and Minority Rights in Cameroon : The CDC Bakweri Land Case, mémoire de maîtrise, Gratz, European University for Peace Studies, année académique 2001-2002 (dactylographié). (19) Union africaine, « Quinzième rapport annuel d’activités de la Commission africaine des droits de l’homme et des peoples, 2001-2002 », Banjul, 2003, pp. 33-34 (polycopié). Mutoy Mubiala 993 revenus tirés de l’exploitation du pétrole du bassin de Doba aux communautés locales ( 20). 2. Les travaux de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples La contribution de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples à l’interprétation des droits des peuples sera abordée au triple niveau du traitement des communications, de l’examen des rapports et de la fonction consultative. a) L’examen des communications Aux termes des articles 47 et 49 de la Charte africaine, la Commission a pouvoir de recevoir des communications émanant des Etats parties et d’autres communications. On range dans cette dernière catégorie les communications introduites par les organisations non gouvernementales et les particuliers. La Commission a dû aborder la question des droits des peuples dans le cadre interne au moins dans trois cas qui lui ont été soumis. Dans l’affaire ayant opposé le « Congrès du peuple katangais » à la République du Zaïre, actuellement République démocratique du Congo (communication 75/92), les plaignants demandaient à la Commission de condamner ce pays pour avoir violé leur droit à l’autodétermination tel que garanti par l’article 20, paragraphe 1, de la Charte. Bien que la Commission ait rejeté le bien-fondé de cette demande dans le cas d’espèce, elle a toutefois estimé que, dans le cadre de la Charte, le droit des peuples à l’autodétermination pouvait s’exercer de plusieurs manières, notamment par l’indépendance, l’autonomie ou le fédéralisme. L’exercice de ce droit devait, en revanche, être subordonné au respect de la souveraineté et de l’intégrité des Etats ( 21). La position de la Commission s’explique au regard du droit international africain, qui consacre le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation (« uti possidetis juris »), hérité du droit latino-américain. Cette règle, consacrée (20) Voy. le dossier « Pétrole tchadien : les enjeux du développement », Tchad et Culture n o 209/210 (special), septembre-octobre 2002, 64 p. (21) F. Ouguergouz, « La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples », in Recueil des cours de l’Institut international des droits de l’homme (Strasbourg), 1999, p. 21 (miméo) ; pour plus de détails voy., du même auteur, The African Charter on Human and Peoples’s Rights. A Comprehensive Agenda for Human Dignity and Sustainable Democracy in Africa, Leiden/Boston, Martinus Nijhoof/BRILL, 2003, pp. 249-263. 994 Rev. trim. dr. h. (60/2004) par l’article II, paragraphe 3 de la Charte et confirmée par l’article 4 (b) de l’Acte constitutif de l’Union africaine, procède d’un souci lié à la stabilité des nouveaux Etats et des relations internationales africaines. Ainsi, dans le rapport de la mission de bons offices qu’elle a effectuée au Sénégal en 1996, à la suite de plusieurs plaintes émanant de Casamance, la Commission, tout en reconnaissant la réalité des frustrations des populations locales, a rejeté le bien-fondé de leur revendication d’indépendance, aux motifs que celle-ci n’irait pas seulement à l’encontre de l’intégrité du pays mais ouvrirait la voie à la séparation d’autres entités de celui-ci ( 22). Dans une autre affaire portant sur plusieurs plaintes jointes, introduites notamment par des organisations non gouvernementales au nom et pour le compte des personnes appartenant à la communauté négro-mauritanienne contre la Mauritanie (communications 51/91, 61/91, 98/93, 164/97 et 210/98), la Commission, dans sa décision, a fait expressément référence à la Déclaration des droits des personnes appartenant aux minorités nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques adoptée par l’O.N.U. en 1992 ( 23). Ce faisant, la Commission a interprété l’article 2 de la Charte (droit à l’égalité et à la non-discrimination) dans une perspective inter-communautaire, reconnaissant implicitement l’existence de droits du peuple négro-mauritanien distinct des autres composantes ethniques et/ou linguistiques de Mauritanie. Dans l’affaire The Social and Economic Rights Action Centre et The Centre for Economic and Social Rights c. Nigéria, concernant la violation des droits économiques, sociaux et culturels des populations Ogonis du delta du Niger (communication 155/96), la Commission a conclu à la violation du droit des peuples à disposer de leurs ressources naturelles, dans sa double dimension nationale (paragraphe 55) et internationale (paragraphe 56), en ces termes : « 55. Les plaignants allèguent [...] une violation de l’article 21 de la Charte africaine par le gouvernement nigérian. Ils allèguent en outre que le gouvernement militaire du Nigéria était impliqué dans l’exploitation du pétrole et n’a donc pas (22) R. Murray et S. Wheatley, « Groups and the African Charter on Human and Peoples’Rights », Human Rights Quarterly, vol. 25, 2003, pp. 233-234. (23) Nations Unies, « Les droits des peuples en Afrique : vers une reconnaissance et une protection des particularismes ethniques, religieux et linguistiques ? », rapport préparé par Samia Slimane pour le séminaire sur le multiculturalisme en Afrique (Kidal, Mali, 8-13 janvier 2001), E/CN.4/Sub.2/ac.5/2001/WP. 2, 20 février 2001, p. 11 ; du même auteur, Reconnaître l’existence des minorités ethniques, Bulletin d’information, Londres, Minority Rights Group International, mai 2003, p. 4. Mutoy Mubiala 995 contrôlé ou réglementé les activités des compagnies pétrolières, et de ce fait, a ouvert la voie aux consortiums pétroliers pour exploiter les réserves de pétrole à Ogoniland. Le rôle destructeur et égoïste joué par les sociétés d’exploitation de pétrole à Ogoniland étroitement lié aux tactiques répressives du gouvernement nigérian ainsi que l’absence d’avantages matériels, tout cela subi par la population locale, peut être bien considéré comme une violation de l’article 21. L’article 21 prévoit : 1. Les peuples ont la libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles. Ce droit s’exerce dans l’intérêt exclusif des populations. En aucun cas, un peuple ne peut en être privé. 2. En cas de spoliation, le peuple spolié a droit à la légitime récupération de ses biens ainsi qu’à une indemnisation adéquate. 3. (...) 4. (...) 5. Les Etats parties à la présente Charte s’engagent à éliminer toutes les formes d’exploitation économique étrangère, notamment celle qui est pratiquée par des monopoles internationaux, afin de permettre à la population de chaque pays de bénéficier pleinement des avantages provenant de ses ressources nationales. 56. L’origine de cette disposition peut remonter au colonialisme, période durant laquelle les ressources matérielles et humaines de l’Afrique ont été largement exploitées au profit de puissances extérieures, créant ainsi une tragédie pour les Africains eux-mêmes, les privant de leurs droits inaliénables et de leurs terres. Les conséquences de l’exploitation coloniale ont laissé les populations et les ressources précieuses de l’Afrique encore vulnérables au détournement étranger. Les rédacteurs de la Charte africaine voulaient manifestement rappeler aux gouvernements africains l’héritage douloureux du continent et ramener le développement économique coopératif à sa place traditionnelle, c’est-à-dire au cœur de la société africaine » ( 24). b) L’examen des rapports En vertu de l’article 62 de la Charte africaine, la Commission reçoit et examine les rapports des Etats sur les mesures législatives, (24) Op. cit. (note 19), pp. 38-39. 996 Rev. trim. dr. h. (60/2004) administratives, judiciaires et autres qu’ils ont prises pour donner effet aux dispositions de la Charte. Afin de faciliter la tâche aux Etats et d’aboutir à une présentation rationnelle des rapports, la Commission a élaboré des directives relatives à la forme et au contenu de ceux-ci. Concernant les dispositions de la Charte relatives aux droits des peuples, la Commission requiert des Etats de rapporter sur la politique globale et les mesures spécifiques adoptées pour promouvoir « l’identité culturelle, en tant que facteur qui suscite une appréciation mutuelle entre individus, groupes, nations et régions » et des mesures et programmes destinés à « promouvoir une prise de conscience de l’héritage culturel des groupes ethniques nationaux, des minorités, et des secteurs autochtones de population. ». D’après l’auteur d’un rapport susmentionné, la pratique de la Commission dans ce domaine n’est pas concluante quant à la clarification des rares renseignements fournis dans ce cadre par quelques Etats parties ( 25). c) L’activité consultative La Commission s’est longtemps refusée à aborder, par exemple, la question du statut des populations autochtones et des minorités, s’alignant ainsi sur la thèse des Etats qui soutiennent que toutes leurs populations constituent des citoyens à part entière et qu’il n’y a pas lieu ou besoin d’accorder un statut spécial à l’une ou l’autre des composantes du pays. Toutefois, à la demande de l’OUA agissant sous la pression d’organisations de protection des droits des populations autochtones, la Commission a créé en son sein un groupe de travail sur les peuples/communautés autochtones, chargé des misions suivantes : « — Examiner le concept de peuples et communautés indigènes en Afrique ; — Etudier les implications de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ainsi que du bien-être des communautés indigènes, notamment en ce qui concerne : ➢ Le droit à l’égalité (art. 2 et 3) ; ➢ Le droit à la dignité (art. 5) ; ➢ La protection contre la domination (art. 19) ; ➢ L’autodétermination (art. 20) et (25) Op. cit. (note 23), pp. 8-9. Mutoy Mubiala 997 ➢ La promotion du développement culturel et de l’identité (art. 22) ; — Réfléchir aux recommandations appropriées sur le contrôle et la protection des communautés indigènes » ( 26). Dans le rapport qu’il a soumis à la Commission africaine à sa 33 e session en mai 2003 à Niamey (Niger), le Groupe de travail a, d’une part, reconnu l’existence des peuples autochtones en Afrique et, d’autre part, établi que les articles 19 à 24 de la Charte africaine leur étaient applicables ( 27). Le Groupe de travail est arrivé à cette conclusion en se référant notamment à la pratique des Etats africains, dont plusieurs participent, aux côtés de représentants de communautés autochtones africaines, aux travaux effectués par les Nations Unies dans ce domaine ( 28). 3. Les travaux des Nations Unies Dans le cadre de ses activités, l’O.N.U. accorde une attention spéciale à la protection des droits des personnes appartenant à des groupes à risques. Parmi ceux-ci, il convient de mentionner les minorités et les populations autochtones, pour lesquelles la Commission des droits de l’homme a créé des mécanismes de suivi, à savoir ( 29) : — pour les minorités : le Groupe de travail sur les minorités, chargé du suivi de la mise en œuvre de la Déclaration de l’ONU sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques, créé en 1995 ; — pour les populations autochtones : (26) Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, « Résolution sur les droits des peuples/communautés indigènes en Afrique », Cotonou, 6 novembre 2000, p. 1 (dactyl.). (27) Id., « Rapport du Groupe de travail d’experts de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur les populations/communautés autochtones, présenté en vertu de la résolution sur les droits des populations/communautés autochtones en Afrique, adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples lors de sa 28 e session ordinaire », Banjul, 2003, p. 39. (28) Ibid., p. 40. (29) Voy. J.-B. Marie, « Normes internationales relatives aux populations autochtones et aux minorités », rapport au séminaire sous-régional sur « Le rôle de la société civile d’Afrique centrale dans la promotion et la protection des droits des personnes appartenant à des groupes vulnérables, organisé par le Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la démocratie en Afrique centrale, à N’Djaména (Tchad), 22-24 juillet 2003, p. 10 (polycopié). 998 Rev. trim. dr. h. (60/2004) ➢ le Groupe de travail de la Sous-Commission pour la promotion et la protection des droits de l’homme, chargé de la rédaction du projet de Déclaration sur les droits des personnes appartenant aux populations autochtones ; ➢ le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales des populations autochtones, nommé en 2001 ; et ➢ le Forum permanent des populations autochtones, créé en 2000. Dans les activités relatives aux droits des minorités et des populations en l’Afrique, en particulier le Groupe de travail sur les minorités met l’accent sur le multiculturalisme comme facteur d’intégration. Cela ressort des travaux et des recommandations adoptées notamment aux séminaires organisés respectivement à Arusha, Tanzanie (13-15 mai 2000) ( 30), à Kidal, Mali (8-13 janvier 2001) ( 31), à Durban, Afrique du Sud (1-2 et 5 septembre 2001) ( 32) et à Gaborone, Botswana (18-22 février 2002) ( 33). Les participants à ces séminaires, y compris les délégués gouvernementaux des Etats africains, ont recommandé à ceux-ci de reconnaître la réalité des minorités et des populations autochtones et de leur garantir des droits égaux à l’éducation, à la santé et aux autres services de base, ainsi qu’aux structures, processus et institutions politiques. Ils leur ont en outre recommandé de ratifier la Convention n o 169 de l’O.I.T. relative aux peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants et de se conformer à la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques. L’ensemble des travaux susmentionnés révèle que l’accent est particulièrement mis sur les droits économiques, sociaux et culturels. En effet, comme le mentionne le rapport du séminaire de Kidal susmentionné : « M. José Bengoa [membre du Groupe de travail sur les minorités de l’ONU] a fait observer que la question de l’autonomie était une question très compliquée qui faisait l’objet d’un examen dans différentes instances à travers le monde, y compris dans des parlements nationaux. Il a fourni des exemples de (30) (31) (32) (33) E/CN.4/Sub.2/AC.5/2000/WP. 3, 18 mai 2000. E/CN.4/Sub.2/AC.5/2001/3, 2 avril 2001. E/CN.4/2002/92, 30 janvier 2002. E/CN.4/Sub. 2/AC.4/2002/4, 17 juin 2002. 999 Mutoy Mubiala revendications formulées par des peuples autochtones et des minorités en vue d’un plus large contrôle sur les ressources et la culture dans le respect de l’unité de l’Etat. Il a évoqué les dangers de toute autonomie conçue isolément et ne tenant pas compte des besoins de l’ensemble de la société ainsi que de sa diversité. A ce titre, il rejetait toute conception de l’autonomie pouvant servir de base à la ‘politique des réserves ’ qui permettait à un groupe d’exercer une domination larvée sur un autre ou autorisait la séparation d’un groupe du reste de la société. Il a souligné que l’interculturalisme et le multiculturalisme constituaient des concepts essentiels pour aborder les problèmes des groupes et des communautés exclus et marginalisés, compte tenu notamment de la mosaïque de communautés et de peuples vivant dans les pays africains » ( 34). Conclusion De tout ce qui précède, il convient de conclure à la pertinence de la double dimension, étatique et « infra-étatique », des droits des peuples en Afrique. Toutefois, la tendance des Etats africains et des organisations internationales et de leurs organes subsidiaires, y compris la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, est de privilégier les aspects économique, social et culturel de ces droits, au détriment de leur dimension politique. Compte tenu de la situation prévalant sur le continent ( 35), le moment n’est peut-être pas venu de mettre l’accent sur cette dernière. Bien au contraire, l’approfondissement des aspects économique, social et culturel des droits des peuples est susceptible de contribuer au développement d’un climat de tolérance et de coopération intercommunautaires favorables à l’exercice futur du droit à l’autodétermination politique. Quoi qu’il en soit, le mérite des articles 19 à 24 de la Charte africaine est d’avoir contribué, sur le plan du droit international des droits de l’homme, au développement progressif des droits des (34) Op. cit. (note 30), pp. 14-15. (35) Voy., à ce sujet, P.-F. Gonidec, « Conflits internes et question nationale en Afrique : le droit à l’autodétermination interne », R.A.D.I.C., vol. 9, 1997, pp. 543572; et M.O. Abie, « Droits des peuples dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : quelle réalité dans le contexte africain ? », in : Société africaine de droit international et comparé, Actes du dixième Congrès annuel (Addis-Abéba, 3-5 août 1996), Glasgow, Bell and Bain Ltd, p. 236. 1000 Rev. trim. dr. h. (60/2004) peuples tels que consacrés par l’article premier commun ( 36) au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adoptés le 16 décembre 1996. ✩ (36) Cet article dispose : « 1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. 2. Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance. 3. Les Etats parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies ».