La machine de Marly - Patoisez-vous

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La machine de Marly - Patoisez-vous
La machine de Marly
En 1680 débute ainsi la construction de la machine de Marly, imaginée par Sualem Rennequin,
simple charpentier ne sachant ni lire ni écrire, qui nécessite une adaptation radicale du lit de la
Seine. Quatorze roues à aubes actionnent les deux cent cinquante-neuf pompes aspirantes,
propulsant l’eau au sommet des jardins de Marly, plus de cent cinquante mètres au dessus du
niveau du fleuve.
La machine de Marly, située en bord de Seine au niveau de l’écluse de Bougival, repose sur des
principes techniques connus et maîtrisés depuis le début du XVIe siècle, aussi bien pour épuiser
les eaux d’infiltration dans les mines que pour l’alimentation des villes. C’est, cependant, la
première fois que ces techniques sont mises en œuvre dans de telles proportions. La dimension de
l’ouvrage éprouve les matériaux et incite ainsi à la mise en œuvre de nouvelles techniques. Le
succès de la machine de Marly repose sur l’emploi systématique de fûts de pompe en fonte, pour
la fabrication desquelles une fonderie est installée à proximité.
Les travaux de la machine de Marly s’étalent entre 1680 et 1685 et ne coûtent finalement que peu
d’argent au Trésor royal. Malgré sa technicité et sa fragilité, elle assure aux jardins de Marly un
approvisionnement régulier au cours des premières années. Délaissée dès les années 1690, son
rendement ne cesse de diminuer jusqu’à sa rénovation au cours des années 1730 et le
détournement de ses eaux, non plus vers Marly, mais en direction de Versailles. Bien que son
efficacité ne soit plus à prouver, l’hydraulique mécanique ne peut cependant pas satisfaire les
attentes du Roi, notamment sur le plan symbolique. Le projet hydraulique versaillais consiste à
faire de Louis XIV l’égal des Romains en édifiant des chefs-d’œuvre hydrauliques comparables
aux aqueducs antiques. Pour cette raison est construit le monumental aqueduc de Louveciennes
par lequel les eaux provenant de la machine de Marly s’écoulent en direction du jardin.
La machine de Marly - Les concepteurs
Contexte historique
Dès la construction du château et du parc de Versailles s'est posé le problème de
l'approvisionnement en eau. Le site choisi par Louis XIV sur un ancien pavillon de chasse de
Louis XIII était loin de toute rivière et en hauteur. La volonté du souverain de disposer d'un parc
avec toujours plus de bassins, de fontaines et de jets d'eau marquera son règne par l'extension ou
l'amélioration quasi permanente du système d'adduction d'eau avec la construction de nouvelles
pompes, aqueducs et réservoirs pour aller chercher toujours plus d'eau, toujours plus loin.
L'idée d'amener l'eau de la Seine jusqu'à Versailles était déjà dans l'air. Mais plus que la distance
- le fleuve se situe à près de 10 km du château - se posait le problème du dénivelé à franchir, près
de 150 mètres. Depuis 1670, Colbert s'était ainsi opposé à plusieurs projets, dont celui de Jacques
de Manse, tant pour des raisons de faisabilité que de coût1.
Mais Arnold de Ville (1653-1722), un jeune et ambitieux bourgeois de Huy dans le pays de
Liège, qui avait déjà fait construire une pompe à Saint-Maur, réussit à présenter au roi son projet
pour pomper les eaux de la Seine pour le château du Val en forêt de Saint-Germain, en assurant
pouvoir faire de même pour alimenter Versailles. Cette machine, sorte de modèle réduit de ce que
pouvait être la machine de Marly, ayant été mise en œuvre avec succès2, le roi accepta alors de
lui confier la réalisation d'une machine sur la Seine pour approvisionner les jardins de Versailles,
mais aussi ceux du château de Marly1 alors en construction.
La construction
Pour concevoir et construire cette machine, Arnold de Ville, qui n'avait pas les compétences
techniques, fit appel à deux Liégeois, le maître charpentier et mécanicien Rennequin Sualem
(1645-1708) et son frère Paulus. Il avait déjà travaillé avec eux pour une pompe au château de
Modave et Rennequin Sualem était le concepteur de la pompe du château du Val. L'ensemble des
travaux, chenal et digues sur la Seine, construction de la machine et du réseau d'aqueducs et de
bassins, allait durer 6 ans. Le site choisi sur la Seine fut celui de Bougival (à hauteur des actuelles
écluses de Bougival)
Assez loin en amont, Colbert fit canaliser une partie de la Seine en reliant les îles par des digues
depuis l'île de Bezons et séparant ainsi le fleuve en deux bras, un bras occidental laissé à la
navigation et un bras oriental destiné à alimenter la machine en créant un rétrécissement et une
chute artificielle d'un 1 à deux mètres2 pour entraîner les 14 roues à aubes de la machine.
La construction allait mobiliser 1800 ouvriers et nécessiter plus de 100 000 tonnes de bois,
17 000 tonnes de fer et 800 tonnes de plomb et autant de fonte2.
Une légende assez souvent reprise3 veut que les pièces et les matériaux aient été importés du pays
liégeois. En fait seules des manivelles furent réalisées par les frères Cox, cousins des Sualem.
Arnaud de Ville tenta également, pour accroître son profit financier, de faire fabriquer par son
père, à Huy, des corps de pompes, mais ceux-ci ne convinrent pas. Le bois ayant servi à la
construction de la plate-forme et des roues de la machine, pour l'endiguement entre les îles ou
pour les bâtiments, vint des forêts environnantes, le fer pour les tringles vint du Nivernais, puis de
Champagne et la plupart des tuyaux de fonte furent produits en Normandie.
Un grand nombre de Wallons vinrent travailler sur le chantier. Ils possédaient un savoir-faire
acquis par les travaux d'hydraulique dans les mines. Beaucoup s'exilèrent aussi à cause des
difficultés économiques rencontrés alors dans une Wallonie qui avait été ravagée par les guerres.
Illettrés, les frères Sualem étaient issus d'une famille de maîtres-charpentiers des mines de Liège.
Ils avaient travaillé pour les mines du comte d'Arenberg et pour celles de l'abbaye du Val-SaintLambert, à Liège. Ils firent aussi venir des membres de leur famille, charpentiers ou menuisiers.
Les frères Sualem étaient les seuls à maîtriser le mécanisme de commande à distance, la
feldstange nécessaire au bon fonctionnement de la machine de Marly. Les principaux artisans qui
ensuite assureront son entretien seront d'ailleurs ces Wallons.
Le chantier commença en juin 1681 par la canalisation de la Seine. La construction de la machine
commença à la fin de 1681. Le 14 juin 1682, une démonstration réussie se déroula en présence du
roi1. L'eau put être acheminée en haut du coteau. La machine fut inaugurée le 13 juin 16842 par
Louis XIV et sa cour. L'aqueduc de Louveciennes fut achevé en 1685 et l'ensemble des travaux,
trois ans plus tard, en 1688.
Le coût total du chantier fut de 5,5 millions de livres tournois. Il comprenait les travaux de
construction de la machine proprement dite(3,859,583 livres), des bâtiments, des aqueducs et
bassins, la fourniture des matériaux, les salaires des ouvriers et artisans (Rennequin Sualem était
le mieux payé avec 1800 livres par an1).
Après la fin des travaux et la démonstration réussie, Rennequin Sualem fut nommé Premier
ingénieur du Roy par Louis XIV et anobli. Au roi, qui lui demandait comment il avait eu l'idée de
cette machine, Rennequin répondit en wallon: « Tot tuzant, sire » (« En y réfléchissant, sire »).
Arnold de Ville gagna beaucoup d'argent dans la réussite de cette machine et en profita pour se
hisser dans l'aristocratie1.
La machine de Marly - Technique
La machine de Marly fut le plus grand dispositif mécanique de son temps : 14 roues à aubes de
11 mètres de diamètre chacune y actionnaient pas moins de 260 pompes acheminant l’eau de la
Seine jusqu’à une altitude de 160 mètres. À l’origine, son seul objet était de fournir l’eau
nécessaire aux fontaines des châteaux de Versailles et de Marly ; par la suite, elle alimenta aussi
en eau potable les villages avoisinants.
Sa longévité – elle fonctionna de la fin du XVIIe siècle au premier tiers du XIXe – en fait un objet
privilégié pour étudier l’évolution de la perception des techniques. C’est la raison pour laquelle
cette contribution abordera fort peu sa construction, laquelle a déjà fait l’objet de plusieurs
recherches, et se concentrera plutôt sur sa réception. La machine de Marly – telle est la thèse
développée ici – ne fut pas seulement le théâtre d’expérimentation de techniques nouvelles et
anciennes, mais aussi un lieu auquel furent attribuées des significations qui contribuèrent à
définir le statut, la valeur et la fonction de tels dispositifs techniques. On verra qu’elle ne saurait
être comprise comme l’objet d’une évolution technologique autonome mais bien davantage
comme une partie intégrante de l’imaginaire politique, social et culturel de son époque.
Nous considérerons ici deux temps dans l’histoire de sa perception. Le premier se rapporte à la
mise en scène de la Machine au XVIIe siècle. Nous soutiendrons l’idée qu’il convient moins d’y
voir un dispositif technique qu’une illustration de la puissance de Louis XIV. Sa mise en scène à
travers les odes, les guides d’architecture et les récits de voyage visait non pas son utilité pratique
mais sa valeur symbolique : elle apparaissait comme une représentation du pouvoir royal. Dans
un second temps, nous nous pencherons sur la critique à laquelle elle fut de plus en plus soumise
au fil du XVIIIe siècle. Ce faisant, sa perception même fut modifiée. C’est seulement à ce moment
qu’elle fut considérée comme un simple outil susceptible d’être utilisé à d’autres fins. Dans les
deux cas, on verra qu’à chaque époque la signification de la machine de Marly est seulement
compréhensible si on la situe dans son contexte discursif. Ce furent bien les schémas de pensée,
de perception et d’action sans cesse à l’œuvre qui firent d’elle un objet d’étonnement et de
critique.
La technique comme apparat
La machine de Marly n’a jamais été la simple solution technique d’un problème technique. Au
e
XVII siècle, les dispositifs hydrauliques n’étaient en rien réductibles à des systèmes muets et
invisibles. Ils étaient davantage considérés comme appartenant à l’art des jardins, au même titre
que les statues, les fontaines et les haies taillées avec soin. Les machines faisaient partie du
réseau de signes visibles assurant la représentation du pouvoir royal. Pour évaluer avec justesse la
position de celle de Marly dans le contexte culturel de l’absolutisme, il est nécessaire de se
référer aux descriptions qui ne se limitent pas aux seules informations techniques. Dans cette
catégorie on trouve entre autres les poèmes panégyriques, les guides de jardins et les
chorégraphies des fêtes royales. La Machine y est projetée avec emphase sur le devant de la scène
et subit dans le même temps une métamorphose : comme objet de spectacle, elle n’est plus
l’élément d’un ensemble de fonctions techniques mais un signe tangible du pouvoir royal. À
plusieurs reprises, différents auteurs ont souligné qu’elle était « une grande idée de la
magnificence du roi » et qu’elle n’avait pas son pareil sur Terre : « Cet incomparable ouvrage est
appellé la Machine par excellence : en effet c’est la plus surprenante & la plus admirable qu’il y
ait au monde. » Le dispositif de Marly n’avait en fait rien d’un « artefact » technique au sens
moderne du terme. Il était profondément enraciné dans les discours et les pratiques de
l’absolutisme et on ne saurait comprendre son histoire sans considérer qu’il relevait des logiques
épistémologiques, discursives et poétologiques l’ayant établi comme un média du pouvoir.
Du vivant du Roi-Soleil, les visites officielles renforcèrent les liens entre le souverain et la
Machine. Dans les années 1680, à l’occasion de la venue en France de l’ambassade du Siam, on
conduisit ses membres à Marly afin de leur montrer la gigantesque installation hydraulique. Si
l’on en croit le Mercure galant, les ambassadeurs demandèrent s’il s’agissait de l’œuvre d’un
homme ou d’un démon, soulignant ainsi le caractère quasi surnaturel de l’appareil. Ce furent les
ambassadeurs eux-mêmes qui donnèrent la réponse en déclarant : « Cét Ouvrage est dû à la
grandeur du Roy. » Le véritable instigateur de la Machine était donc le roi et non l’ouvrier « qui
la croit toute de luy, parce qu’il y a travaillé ». Elle était entièrement redevable au souverain, à sa
gloire qui attirait en France les artistes de tous pays, à sa généreuse promotion des arts et à
l’honneur qu’il y avait à travailler pour lui. La construction de la machine de Marly était ainsi
rangée au nombre des plus hauts faits du roi. On en voudra aussi pour preuve la confection d’une
médaille commémorant sa construction avec pour inscription : « Victis hostibus vicit naturam »
(Les ennemis vaincus, il vainquit la nature). Pour la cour, les médailles constituaient un important
média permettant de diffuser une conception bien précise de l’histoire. Grâce à ces pièces de
métal, qui ne servaient pas de monnaie d’échange mais circulaient uniquement à titre de présents
royaux, des événements étaient constitués en entités bien définies, en « monades de l’action et de
la gloire ». Chacune d’elles renvoyait directement au souverain, ainsi établi comme leur seule
condition de possibilité, leur unique agent et animateur.
Ainsi annexée à l’appareil de propagande du Roi-Soleil, la machine de Marly devint un objet de
réflexion. Elle invitait le visiteur à méditer sur le pouvoir et la puissance du roi. La comparaison
de l’État avec une machine était alors déjà habituelle. On faisait le plus souvent appel à l’image
du mouvement d’horlogerie afin d’illustrer le premier principe de la théorie du pouvoir absolu :
un ordre et un contrôle assurés par une seule et unique cause. Les machines n’étaient donc pas
seulement des technologies du pouvoir, mais aussi des modèles d’une certaine conception de
l’autorité. Dans le contexte culturel marqué par l’absolutisme, elles étaient signifiantes à double
titre : elles représentaient l’État tout en étant les instruments même de cette représentation.
Autrement dit, l’infrastructure somptuaire de la représentation royale avait en elle-même un
caractère représentatif : le seul fait que des appareils et des dispositifs aussi imposants aient pu
être assemblés témoignait de la grandeur et du pouvoir du souverain.
Comme Louis Martin l’a montré, il existait deux manières de mettre ce pouvoir en scène. D’une
part comme l’expression d’une sagesse infinie soumettant sa volonté absolue à la rationalité et
donnant ainsi un sens et une direction à la toute-puissance du souverain, de l’autre comme la
magie d’une imagination sans limites. La première conception correspondait au temps pris dans
sa totalité, un temps où le corps politique du roi était le seul et unique sujet de l’histoire. La
seconde obéissait à la logique d’un moment intense de splendeur et de gloire s’illustrant avant
tout dans les fêtes de la cour. Quant à la machine de Marly, elle jouait un rôle dans ces deux
formes de mise en scène du pouvoir royal.
Son caractère magique s’exprimait par l’intermédiaire d’une rhétorique antiéconomique. En
soulignant à l’envi l’importance des sommes dépensées pour la Machine et pour les jeux d’eau,
on suivait la logique de prodigalité caractéristique des spectacles de cour. Au XVIIe siècle,
l’habitus de la noblesse se distinguait par une consommation d’affichage liée au statut social. Elle
faisait si peu de cas de la rentabilité et de l’économie qu’à l’occasion des fêtes royales la
dilapidation ostentatoire de richesses atteignait a fortiori des sommets. Au cours de ces séquences
temporelles coupées du cycle habituel du travail et de la consommation par la surabondance des
biens, la rapidité de leur utilisation et le caractère magique de leur renouvellement instantané, le
roi apparaissait en initiateur et en dispensateur de la richesse. Il était le magicien qui, comme tel,
n’avait pas à se préoccuper des proportions rationnelles et soutenables entre le but recherché et
les moyens mobilisés pour l’atteindre. Ainsi, on ne cessait de souligner les quantités colossales de
matériaux utilisés pour la construction de l’appareil de Marly. On évoquait les « forêts entières »
abattues pour l’occasion et l’on recensait avec précision les énormes masses de cuivre, de plomb
et de fer qu’il avait fallu acheminer. Au milieu du XVIIIe siècle, un visiteur constatait encore avec
admiration :
Celui qui calcule un tant soit peu les centaines de quintaux de métal nécessaires aux tuyaux des
fontaines et aux robinets, les centaines de quintaux de cuivre, les milliers de quintaux de fer et les
quantités de plomb qu’avait exigés la construction de cet ouvrage, de Marly à Versailles, ne peut
qu’éprouver une profonde admiration pour la magnificence du roi.
Une anecdote illustre clairement la logique sur laquelle reposait cette antiéconomie. Lorsque le
roi du Danemark visita la machine de Marly, il estima le coût de l’infrastructure et en arriva à la
conclusion que l’eau jaillissant des fontaines et des cascades du parc royal revenait aussi cher que
du vin. L’image était empruntée aux traditions du carnaval. Tout comme les fêtes de la cour, ce
dernier représentait un moment d’exception où, jusqu’au XVIIIe siècle, certaines villes françaises
avaient coutume d’alimenter leurs fontaines en vin. Tout comme pendant le carnaval, les
spectacles de cour ne donnaient lieu à aucune production résultant d’un travail, mais uniquement
à la distribution et à la consommation de biens. Cependant, à la différence des fêtes
carnavalesques, le principe de la dilapidation servait ici à renforcer la hiérarchie, car il était
attaché à la personne du roi. Dans notre anecdote, Louis XIV apparaissait, en tant qu’initiateur et
dispensateur de la richesse, sous les traits d’un alchimiste procédant à la transmutation de l’eau
en vin. On retrouve cette sémantique dans une ode qui évoque l’eau pompée par la Machine et se
répandant dans les jardins tel « de l’argent liquide ». Le roi est ici figuré en alchimiste doté du
pouvoir de créer de la richesse ex nihilo. On ne cherche toutefois pas à dissimuler le caractère
théâtral de l’exhibition. Les conditions nécessaires à cette mise en scène alchimique sont en effet
révélées par l’exposé du coût attaché à la résolution de l’équation eau = vin. Seule l’importante
somme d’argent dépensée pour la Machine rend donc cette transmutation imaginaire possible : le
simulacre de la création de richesse n’est effectif qu’au prix de la mobilisation antérieure de cette
même richesse. Ainsi, le spectacle illustre en substance la volonté du souverain de disposer à sa
guise des ressources de l’État. Dans cette optique, la machine de Marly faisait figure de dispositif
de représentation par excellence : elle avait pour seul but d’être aussi dispendieuse que possible,
une tâche dont elle s’acquitta avec succès comme en témoignent les critiques de plus en plus
appuyées dont elle fit l’objet au fil du XVIIIe siècle.
Mais la Machine avait aussi un rôle dans la mise en scène du caractère rationnel de la volonté
royale. Cet aspect se retrouve en particulier dans les odes panégyriques dédiées à l’ouvrage, à la
fin du XVIIe siècle. Ces poèmes faisaient partie de l’appareil de propagande mis en place par
Colbert et servaient à façonner une image bien précise du monarque. Ici aussi, la Machine faisait
office d’outil de réflexion ayant pour objet de révéler la sagesse et le bon sens du roi.
Les odes célébraient d’abord la puissance du monarque qui lui permettait de dominer la nature
elle-même. Charles du Périer glorifiait ainsi la sujétion de la Seine au roi : le fleuve cheminait
désormais selon ses ordres et n’imprégnait la terre que là où ceux-ci la menaient. La soumission
de la nature à la volonté du souverain était un topos essentiel du langage formel de l’absolutisme.
Elle constituait le principe directeur de l’aménagement des jardins, dont la régularité géométrique
soulignait le contraste entre le désordre naturel dominant l’extérieur et l’ordre régnant à
l’intérieur du domaine royal. Dans ces odes, la différence entre la course originelle du fleuve et
son cours domestiqué par le roi était présentée comme une séquence temporelle. Ne relevant plus
du Dieu de la mer et ayant pour toujours échappé à sa tyrannie, la rivière avait, selon Du Périer,
trouvé un protecteur supérieur : elle s’inclinerait désormais devant le meilleur des princes. Ici
s’exprime une revendication de puissance : le pouvoir de décision de Louis XIV ne tolère aucune
instance concurrente. Ce schéma répondait parfaitement à la théorie politique de l’absolutisme,
telle qu’elle avait été clairement formulée par Jean Bodin, un siècle à peine auparavant.
Conformément à cette théorie, le prince était le chef suprême de l’État. Lui seul avait le droit et
l’autorité nécessaire pour édicter les lois. Auparavant, il jouait davantage le rôle du juge, luimême soumis à des lois d’ordre religieux ou traditionnel. Désormais, il était le créateur doté
d’une liberté de création quasi illimitée. Il n’avait donc plus à tenir compte du droit coutumier,
car la légitimité de ce droit procédait uniquement de sa personne. En conséquence, dans l’ode de
François Boutard, le règne de Neptune sur les eaux était jugé illégitime et qualifié de
« Tyrannis », tandis que la soumission de la Seine à l’autorité du monarque français était mise en
scène comme un acte volontaire. Cette lecture fut encore renforcée par la dénomination
d’« Hercule de France » attachée à la personne de Louis XIV. Ce qualificatif renvoyait non
seulement aux travaux du héros antique qui, comme chacun sait, avait aussi détourné un fleuve,
mais également à l’image de l’« Hercules Gallicus ». Ce dernier se distinguait moins par sa force
physique que par l’habileté rhétorique qui, si l’on en croit la légende, lui avait permis de
soumettre les tribus gauloises à son autorité. La revendication de pouvoir de Louis XIV était ainsi
figurée comme de nature discursive et ne reposant pas sur la force brutale. De plus, elle était aussi
présentée comme fondée sur la raison. Le cours de la Seine, auparavant « errante & vagabonde »,
était désormais régulé et conforme à l’« ordre souverain ». Dans les odes, la Machine occupait la
position de l’instrument rendant enfin possible la rationalisation du pouvoir : « par une énorme
machine / Forcé de changer son cours… »
Dans le même temps, par leur expression hyperbolique et leur recours à la prosopopée, les odes
suggèrent un fonctionnement favorisant la fiction. De fait, le dispositif de Marly se révélait plus
comme étant du domaine de la représentation, en l’occurrence la représentation de l’acte
d’instauration d’un ordre rationnel. Elle se rapprochait en cela des autres machines faisant office
de symboles au XVIIe siècle. C’est ainsi que l’horloge correspondait à l’ordre rationnel de l’État,
tandis que l’automate illustrait le contrôle rationnel du corps et de ses affects. En tant
qu’instruments, ils étaient en quelque sorte des « métasymboles » qui représentent non seulement
quelque chose d’autre, mais aussi leur propre force de représentation. Leur devoir était de
produire du sens et non des biens ou des valeurs matérielles. De ce point de vue, ils étaient
comparables au souverain :
Une machine par ses mouvements surprend et charme les spectateurs, et surpasse les effets
ordinaires de la nature. Ainsi Sa Majesté par ses vertus et ses actions héroïques étonne et ravit
tous ceux qui en sont les témoins, et surpasse les forces naturelles et la portée ordinaire des
hommes.
Les machines étaient bien ces « instruments qui frappent l’imagination » considérés par Pascal
comme indispensables à l’acte de représentation. Dans cette optique, ils étaient toutefois
hautement ambivalents. Déjà chez Pascal, la description de la fonction des « instruments » – en
l’occurrence les costumes et les insignes censés inspirer le respect et la considération envers les
personnages officiels – servait une critique en règle de la représentation qui se révélait être l’outil
d’une contrainte interne. Le système de pouvoir de Louis XIV pouvait aussi être considéré sous
cet angle, celui d’un ensemble complexe de règlements et d’intrigues de cour qualifié de
« machine » par Louis de Rouvroy duc de Saint-Simon. Un terme associé à l’idée de la
« machination », de la manipulation arbitraire et sans scrupules ayant pour seul but l’obtention
d’un avantage personnel.
Une ode dédiée à la machine de Marly illustre parfaitement cette ambivalence. L’auteur donne la
parole à une nymphe qui observe la Machine avec crainte et cherche à y échapper. Mais
l’appareil ne lui laisse aucune chance et les pompes la hissent jusqu’à l’aqueduc. L’opération est
décrite comme des plus brutales : « […] cent pompes aspirantes / L’enlèvent de son lit à reprises
fréquentes, / Et la livrent ensuite aux pistons refoulants, / Qui font pour l’enlever des efforts
violents. » La soumission volontaire au pouvoir rationnel du « meilleur des princes » cède ici la
place à une violence à connotation sexuelle où le roi tient davantage du tyran que du souverain
empreint de sagesse. Quand la nymphe se retrouve dans l’aqueduc, elle s’adresse indignée au
constructeur de la Machine, Arnold de Ville : « Qui t’oblige, dit-elle, avec ton art maudit, /
À venir malgré moi m’enlever de mon lit ? » La nymphe contrainte pose la question de la
légitimité de l’exercice du pouvoir. En qualifiant d’« art maudit » la Machine, instrument de la
soumission, l’auteur la relie à l’exercice cynique et sans scrupules du pouvoir, déjà associé au
e
XVII siècle aux disciples de Machiavel et aux tenants de la raison d’État.
Mais, dans le contexte de la représentation de l’absolutisme, qu’elle soit mise en scène tel
l’organe d’un gouvernement rationnel ou comme l’instrument cruel du despotisme, la machine de
Marly demeurait, par son image, un outil de pouvoir. De fait, c’était non pas par ce qu’elle faisait,
mais bien par ce qu’elle donnait à voir et à comprendre, qu’elle demeurait un agent du pouvoir de
l’État.
Une Machine critiquée
Au cours du XVIIIe siècle, la perception de la machine de Marly changea. Au début du siècle, elle
était déjà devenue un monument, une sorte de lieu de mémoire renvoyant à l’époque glorieuse du
Roi-Soleil. Les descriptions topographiques des premières décennies du XVIIIe siècle
contribuèrent autant à cette évolution que les innombrables voyageurs qui la visitèrent. Même les
auteurs plus préoccupés de détails techniques trouvèrent dans cette interprétation des raisons de
ne pas verser dans une critique trop radicale. C’est ainsi que la description de référence, publiée
en 1739 par Bernard Forest de Bélidor, dans le deuxième tome de son Architecture hydraulique,
souligne le caractère singulier de l’installation. D’après l’auteur, elle compte parmi les « ouvrages
rares », produits de la « magnificence de Louis le Grand ». En situant l’histoire de sa construction
dans la continuité du topos classique de la soumission héroïque de la nature par le souverain et en
louant le génie mécanique de son constructeur, Bélidor la situe en dehors des catégories
habituelles auxquelles appartiennent les dispositifs décrits dans son ouvrage. Il souligne aussi
qu’en raison de l’énormité de son coût, la machine de Marly ne saurait servir de modèle pour
d’autres systèmes hydrauliques. Il considère néanmoins que sa description se justifie. Celle-ci
permet, d’une part, de mieux lui rendre justice qu’auparavant et, d’autre part, de distinguer
plusieurs éléments qui pourront être ailleurs d’une grande utilité.
Le caractère monumental, qui renvoyait directement au souvenir de Louis XIV, resta attaché à la
Machine tout au long du XVIIIe siècle. Mais cette relation pouvait aussi devenir préjudiciable. Peu
de temps avant la mort du souverain, la situation catastrophique des finances du royaume avait
déjà conduit à une critique de son mode de gouvernement. Les immenses dépenses occasionnées
par ses campagnes militaires et ses programmes de construction furent considérées comme la
preuve de sa propension à faire passer sa gloire et son orgueil avant le bonheur de ses sujets.
Jusqu’à la Révolution, le thème de la gloire d’un petit nombre acquise au prix des efforts de tous
ne cessa d’être associé aux fastueuses constructions du souverain. Cette argumentation s’appuyait
sur la conception traditionnelle du roi, considéré comme un père dont le devoir moral était de
veiller au bien-être de ses sujets : « Il est bien plus important que tout un peuple ait du pain, qu’il
n’est essentiel qu’un Monarque ait des Palais, des tableaux, des statues. » Les édifices à fonction
exclusivement représentative tout comme l’alimentation en eau du parc de Versailles devinrent
dès lors des exemples du comportement inadéquat et immoral du souverain. Les techniques et les
arts mis au service du luxe devenaient en soit moralement condamnables et n’avaient en aucun
cas leur place dans un État vertueux.
Ce discours connut cependant une inflexion dans les écrits des physiocrates. Certes, les
techniques somptuaires mises en œuvre par Louis XIV pour distribuer l’eau y faisaient toujours
figure d’exemple négatif. La machine de Marly était considérée comme le symptôme d’une
politique rejetée avec véhémence, car fondée sur des principes absurdes. Comme d’autres
dispositions du règne du Roi-Soleil, elle résultait d’un pouvoir arbitraire dont les actes étaient en
contradiction avec les lois naturelles de l’ordre économique. Habitée par l’« esprit de cette
magnificence qui ne calcule point », la Machine servait exclusivement la représentation du
souverain et contrevenait tout autant au bien commun que le château de Versailles ou la
Compagnie des Indes fondée par Colbert. Le discours des physiocrates ne se cantonnait toutefois
pas à cette argumentation morale. Au lieu de voir la Machine seulement comme un symptôme, on
commença à considérer sa réalité factuelle d’objet technique et politique. En conséquence, on ne
la jugea plus condamnable en soi et l’on rejeta uniquement son utilisation inappropriée :
Quelle différence cependant de l’honneur qu’eût fait au Prince & à la Nation la prodigieuse
dépense faite à la machine de Marly, si les eaux, qu’éleve cette machine, au lieu d’aller se perdre
dans les vastes déserts de Versailles, étoient destinées à descendre en fleuve dans les rues de
Paris, & y former des fontaines [...] ! »
Cette brève réflexion de Victor Riqueti de Mirabeau mérite un examen plus attentif. Elle illustre
en effet le glissement du discours par lequel, désormais, l’artefact technique de la machine de
Marly s’appréciait avant tout comme objet et outil d’une action politique. En opposant deux
options qui s’excluaient mutuellement – l’alimentation des jeux d’eau royaux et
l’approvisionnement en eau potable de la ville de Paris –, Mirabeau partait du principe que la
Machine était un élément neutre, susceptible d’être utilisé à différentes fins. On retrouve une
argumentation comparable chez Nicolas Badeau quand il évoque les hautes terres chinoises
irriguées par des dispositifs semblables à celui de Marly :
[…] le simple Laboureur a pour féconder son champ, des machines telles qu’on a regardé
comme un très grand luxe dans un des plus puissants et des plus fastueux Souverains de ce siècle,
d’en avoir fait construire une seule à-peu-près de ce genre pour le service & et la décoration
d’un des plus beaux palais de l’Europe.
Conformément à cette logique, il n’était plus du devoir de la politique d’interdire des arts
considérés comme peu vertueux. Il convenait au contraire de promouvoir la productivité naturelle
des sciences et de l’artisanat afin que ceux-ci contribuent au bien de l’État et de sa population. Ce
fut aussi de ce point de vue que Louis-Sébastien Mercier critiqua la Machine, considérant qu’elle
ne méritait pas notre admiration pour la seule raison qu’elle avait été construite « pour un faste
inutile ». Toutefois, si on l’utilisait tel un simple moulin afin de faire « tourner un petit ruisseau
pour moudre le pain de plusieurs villages », elle pourrait prétendre à une vraie grandeur.
On voit ici comment l’application d’une logique instrumentale à un artefact culturel ne fut
possible qu’à partir du moment où l’on commença à s’affranchir de la théorie classique de la
représentation. Dès lors, la machine de Marly n’était plus un emblème de la souveraineté. Elle
dépendait d’un ensemble d’éléments hétérogènes mais appartenant tous à une même communauté
définie par l’État. Elle participait ainsi d’un nouveau champ du savoir qui, sous le nom
d’« économie politique », commençait à gagner en cohérence discursive au milieu du
e
XVIII siècle. Ce savoir se voulait politique, autrement dit prétendait faire valoir des règles et des
techniques auxquelles il fallait se conformer pour gouverner. La machine de Marly n’était donc
plus un modèle d’organisation de l’État mais un instrument de gouvernement qui, bien utilisé,
pouvait contribuer à accroître les rendements agricoles ou la production artisanale. Elle passait
ainsi du domaine du discours juridique et moral à celui de la régulation. Alors que le premier se
caractérisait par l’élaboration de modèles optimaux à adopter par les hommes et les choses, le
second avait pour norme la réalité elle-même. Hommes et choses étaient à présent l’objet d’un
gouvernement dont l’action ne visait pas à imposer interdits et directives, mais s’efforçait de
laisser libre cours aux lois de la nature. Ainsi la Machine n’avait-elle plus pour objectif sa
perfection immanente. Il lui fallait plutôt remplir une fonction au sein d’un ordre social où les
ordres hiérarchisés avaient cédé la place à un système fonctionnel de classes se définissant par
leur position dans le cycle de production des richesses. Puisque la machine de Marly faisait
désormais partie d’un vaste ensemble d’instances de production et de distribution, c’est
seulement dans ce nouveau contexte qu’il devenait possible d’évaluer de façon adéquate ses
avantages et ses inconvénients.
Dans le cadre d’un tel réseau de relations fonctionnelles, la modification d’un élément ne pouvait
rester sans conséquences sur les autres, si bien que les propositions pour l’amélioration ou le
remplacement de la Machine eurent souvent tendance à prendre la forme de « réformes
absolues ». Celles-ci ne se limitaient pas à modifier les procédés techniques du dispositif mais
visaient à transformer jusqu’à son contexte pour permettre à la Machine de contribuer, par ses
effets, au bien de tous. Le projet d’Étienne-Claude de Marivetz en était l’évidente illustration.
Publié en 1786, son Mémoire sur le programme proposé relativement à la machine de Marly ne
se distinguait guère par sa condamnation du dispositif et sa demande corollaire de démontage.
L’auteur y suivait le schéma critique habituel en relevant les frottements excessifs et en déplorant
les dommages occasionnés par des réparations inadaptées ou de prétendus travaux
d’amélioration. Il se révélait en revanche plus novateur avec sa proposition alternative qui
analysait de façon implicite la machine de Marly comme un lieu ou un site fonctionnel au sein
d’un système de techniques de gouvernement. Marivetz partait du principe que la Machine était
constituée de deux éléments : d’une part une nécessité, servir Versailles et Marly, autrement dit
alimenter en eau les deux châteaux, d’autre part une potentialité, à savoir la force développée par
le fleuve.
La nouveauté de sa démarche tenait dans la stricte séparation des deux éléments suivie de leur
inclusion dans deux séquences d’événements distincts et totalement indépendants. Les analyses
de la mécanique théorique avaient certes déjà établi la correspondance entre la force motrice du
fleuve et le rendement attendu d’un appareil donné. Mais la Machine y était toujours considérée
comme une structure fermée et autocentrée n’ayant aucun objectif extérieur à atteindre. On
partait ainsi du principe que la force mise à disposition par le fleuve devait servir à pomper l’eau.
Marivetz s’affranchit de cette image immanente de la machine de Marly, où l’unité entre la force
motrice et ses effets était prescrite par l’architecture du dispositif, et sépara ces deux éléments
formels de l’analyse mécanique pour les insérer dans deux récits autonomes. Le premier peut être
qualifié de « récit de l’alimentation en eau ». Marivetz proposait en effet de construire une
machine à vapeur Périer afin d’assurer l’acheminement de l’eau nécessaire aux châteaux de
Versailles et de Marly. Ce faisant, il intervenait dans le débat d’actualité sur les avantages et les
inconvénients de la vapeur, alors lié à la question de l’approvisionnement en eau de Paris. Parmi
les éléments de cette séquence discursive, on retrouvait les questions d’hygiène et de coût du
combustible, mais aussi celle de la copie illicite de l’invention de James Watt par les frères
Périer. Le second récit pourrait porter le nom d’« histoire du grain ». Marivetz projetait en effet
d’utiliser la force du fleuve, libérée par le démontage de l’ancienne Machine, pour actionner des
moulins à grain. Le blé nécessaire à la capitale pouvait aisément être acheminé sur le fleuve et
transformé en farine à Marly. Les nouveaux moulins viendraient ainsi s’ajouter à un ensemble
d’instances et de dispositifs techniques ayant pour objectif d’assurer le ravitaillement de la
population.
Cette proposition était dans la droite ligne de la pensée des physiocrates qui s’opposaient à la
politique traditionnelle visant, par des interdits et des barrières, à maintenir le prix du blé
artificiellement bas. Pour eux, la question de la subsistance ne pouvait être résolue sur le terrain
du marché, qu’ils souhaitaient libéraliser, mais sur celui, bien plus complexe, des processus
auxquels était soumis le grain, de sa culture à sa consommation. Parmi ceux-ci se trouvaient la
production agricole mais aussi la distribution rapide du grain, son introduction sur le marché et le
comportement des consommateurs. Dans cette logique, le processus de transformation était un
élément des plus importants, raison pour laquelle les physiocrates accordaient une attention
particulière aux techniques de minoterie.
Les 28 nouveaux moulins que Marivetz voulait construire à Marly s’inscrivaient donc dans la
continuité du discours des physiocrates. Le dispositif avait pour objectif sinon de résoudre, du
moins d’atténuer considérablement le problème particulièrement épineux de l’approvisionnement
de Paris en pain. Ainsi, l’architecture monumentale de la machine de Marly devait disparaître et il
deviendrait plus judicieux de parler des machines de Marly, éléments d’un cycle de production
impliquant toute la société. Intégrées à un réseau de techniques de gouvernement, ces machines
pouvaient légitimement prétendre au statut de dispositifs d’utilité publique au profit d’une
communauté éclairée. Et si elles le pouvaient, c’était bien parce qu’elles fonctionnaient pour le
bien du plus grand nombre et non parce qu’elles représentaient la gloire d’un seul homme.
Si le plan de Marivetz ne vit jamais le jour, sa stratégie discursive ouvrit la voie à une
réévaluation de la machine de Marly qui, à la faveur d’un concours de l’Académie des sciences,
aboutit en 1784 et 1786 à une multitude de projets. La critique de la Machine, telle que pratiquée
dans les traités des physiocrates, inaugura donc la dernière phase de son histoire, une phase où sa
signification changea progressivement : du monument à la gloire du Roi-Soleil à celle d’un
appareil dispendieux et finalement inefficace
Les deux temps de la perception de la machine de Marly montrent à quel point elle fut
surdéterminée. Non seulement sa représentation était conditionnée par des savoirs, des mises en
scène et des pratiques hétérogènes, mais elle faisait aussi sens en elle-même et servait de
métaphore ou d’exemple dans les discours les plus divers. Au fil de son histoire, elle remplit des
fonctions changeantes et joua différents rôles. Elle fut le théâtre de démonstrations de la
puissance politique, servit d’illustration à la supériorité du souverain mais aussi à sa prodigalité.
Elle se retrouva dans des écrits critiquant le gouvernement royal, fit l’objet de tentatives
d’amélioration et servit de banc d’essai pour des procédés et des mécanismes nouveaux. Ce serait
un euphémisme de dire que toutes ces interventions la changèrent. Les discours et les pratiques
dans lesquels elle baignait la constituèrent à proprement parler tel un objet aux dimensions
multiples, la technique n’étant que l’une d’entre elles. Il reviendra à une histoire culturelle des
techniques de relever le défi de son étude en accordant autant d’attention aux processus
signifiants qu’aux plans et aux sources archéologiques. C’est seulement à ce prix qu’on pourra
rendre justice à la complexité de cette si étonnante construction.