Le management désincarné
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Le management désincarné
« Le management désincarné » « Enquête sur les nouveaux cadres du travail » De Marie-Anne DUJARIER (Edition La Découverte) Courte présentation suivie d’une note de lecture de Xavier Guiglini Courte présentation générale Des salariés ont pris une importance inédite dans l’encadrement du travail aujourd’hui. Consultants ou cadres de grandes organisations, Marie-Anne Dujarier les appelle les « planneurs », car ils sont mandatés pour améliorer la performance des entreprises et des services publics au moyen de plans abstraits, élaborés bien loin de ceux et de ce qu’ils encadrent. Spécialisés en méthodes, ressources humaines, contrôle de gestion, stratégie, systèmes d’information, marketing, finances, conduite du changement, ils diffusent et adaptent des dispositifs standardisés qui ordonnent aux autres travailleurs ce qu’ils doivent faire, comment et pourquoi. Management par objectifs, benchmarking, évaluation, lean management, systèmes informatiques, etc. cadrent ainsi l’activité quotidienne des travailleurs. Ces dispositifs instaurent un management désincarné que les salariés opérationnels jugent maladroit, voire « inhumain ». D’après leur expérience, il nuit autant à leur santé qu’à la qualité des produits et à la performance économique. Étonnamment, les planneurs et les dirigeants constatent eux aussi que cet encadrement joint trop souvent l’inutile au désagréable. Comment comprendre alors son succès ? Dans ce livre issu d’une longue recherche empirique, la sociologue Marie-Anne Dujarier analyse en détail le travail des faiseurs et diffuseurs de ces dispositifs, régulièrement accusés par les autres salariés de « planer » loin du travail réel. Elle montre qu’ils doivent accomplir une mission qui peut sembler impossible et dépourvue de sens, et explique comment ils y parviennent malgré tout, et avec zèle. Marie Anne Dujarier est sociologue du travail et des organisations., maitre de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle et chercheuse au laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNAM-CNRS),. Elle a notamment publié L’iédéal au travail (PUF 2006, 2012), et le travail du consommateur (La Découverte , 2008, 2014). Note de lecture de Xavier Guiglini Des salariés ont pris une importance inédite dans l’encadrement du travail à la fin du XXème siècle. Cadres des grandes organisations ou consultants, Marie-Anne Dujarier les appelle les « planneurs », car ils sont mandatés pour améliorer la performance des entreprises et services publics au moyen de plans abstraits, de dispositifs ou process. Proches de ce que les anglo-saxons appellent « professionals », des spécialistes qui encadrent peu de personnes hiérarchiquement, les planneurs encadrent l’activité d’autrui, sans être en relation directe avec lui. Spécialistes en méthode, ressources humaines, systèmes d’information, marketing, audit, contrôle de gestion, finance, conduite du changement, communication et stratégie, ils conçoivent, adaptent et diffusent des dispositifs standardisés dans les milieux de travail et dans les relations de service qui encadre et dicte des normes à l’activité professionnelle ou de consommation. Ces dispositifs ont pour caractéristique commune d’ordonner les tâches et d’imposer une manière de les réaliser « Le Management désincarné » - Fiche de lecture – Xavier GUIGLINI page 1 La multiplication de ces dispositifs est un fait majeur : tarification à l’activité, procédure d’entretiens d’évaluation, intranet RH, lean management, applications informatiques et ERP, procédure de maintenance, protocole médical, dispositifs de coproduction d’activité (et de transferts de coûts) avec les consommateurs et les citoyens : self scanning, borne de billetterie, sites internet, paiement électronique. Ils indiquent ce qu’il faut faire, comment le faire, voire pourquoi le faire ; Ils contribuent à la production par une automatisation partielle de la production elle-même. Ils encadrent et contrôlent ceux qui agissent en interaction avec eux. Ils dictent la norme à l’activité. Cette forme d’encadrement déplace l’activité pour la centrer sur la machine managériale elle-même dont l’entretien et le bon fonctionnement pèsent sur l’activité. Développer à partir de la différenciation des fonctions managériales (marketing et directions du personnel avant la deuxième guerre mondiale, contrôle de gestion après), la gestion de l’activité par des dispositifs s’est largement amplifiée avec l’internationalisation des entreprises et les technologies de l’information dans la deuxième moitié du XXème siècle. Elle s’est étendue fortement aux fonctions publiques à partir des années 1980. Dans la division du travail de direction, les planneurs ont pris une ampleur démographique et un poids social nouveaux. Ces nouveaux cadres du travail représentent aujourd’hui en France, selon les estimations de l’auteure, entre un tiers et la moitié des 3,4 millions de représentants de la catégorie globale des cadres dont on retire les enseignants et rajoute les dirigeants. Les sociologues se sont d’abord intéressés à la réception sociale de ces dispositifs, particulièrement dans le champ de l’état et ont peu analysé leur production, le travail des faiseurs et diffuseurs de dispositifs et leur rôle d’encadrement des travailleurs et des consommateurs. Ils sont mandatés pour orienter, sans la connaître, leur activité. Pour l’auteure, à l’issue d’une longue recherche empirique de sociologue, ces dispositifs instaurent un management désincarné que les salariés opérationnels jugent maladroit voire « inhumain » car il oriente, sans la connaître, leur activité. D’après leur expérience, il nuit autant aux conditions de travail qu’à la qualité des produits et à la performance économique. Leurs critiques portent : - - sur les conditions de vie dans l’activité, lorsqu’elle est coupée de sa finalité, rigidifiée dans des scripts préconstruits et éloignée de la situation réelle sur le frottement entre le plan et la réalité. Ce mode d’encadrement s’avère être régulièrement erroné. Entre ceux qui se réclament de l’activité concrète et les planneurs, tenant du « réalisme » économique chiffré dont les dispositifs réduisent la réalité à une connaissance quantitative et abstraite émerge l’absence d’un monde commun entre ceux qui planifient l’activité et ceux qui la réalisent alors que le travail d’organisation n’est efficace que partagé, le travail d’organisation serait devenu le monopole des planneurs l’activité serait alors moins orientée sur la production que sur l’entretien du dispositif luimême. Etonnamment, les planneurs et les dirigeants constatent eux aussi que cet encadrement joint trop souvent l’inutile au désagréable. « Le Management désincarné » - Fiche de lecture – Xavier GUIGLINI page 2 Comment comprendre alors son succès ? L’auteur analyse en détail le travail de ces nouveaux cadres, régulièrement accusés par les autres salariés de « planer » loin du travail réel. Elle montre qu’ils doivent accomplir une mission qui peut sembler impossible et dépourvue de sens et explique comment ils y parviennent malgré tout, et avec zèle. La prolifération de dispositifs ne découle pas de la démonstration de leurs qualités et de leurs performances qui ne donnent pas lieu à évaluation. Elle relève surtout d’une dynamique sociale au cœur du travail de direction. Au sommet les dispositifs sont commandités par les dirigeants pour réaliser leur engagement de performance quantifiée vis-à-vis du conseil d’administration. La division de leurs tâches, leur rationalisation et leur standardisation permettent aux planneurs de réaliser leur mandat. La construction d’un cadrage ludique sur leur tâche rend leur activité non seulement supportable, mais passionnante au point qu’ils peuvent s’y engager sans compter, alors qu’ils ont le sentiment de n’être reconnus ni par les opérationnels ni par leur hiérarchie et que leur revenu est égal ou inférieur à celui des autres cadres (secteur de la finance mis à part). Ils sont « pris au jeu ». Les conditions matérielles de leur poste se conjuguent à un rapport subjectif « passionné » à leur activité : leur satisfaction pour leur poste s’étale de 66% (pour le contrôle de gestion) à 80% (pour la finance). Décréter que les conséquences de ce que l’on fait sont sans importance est le principe même du jeu. C’est ce que font les planneurs en occultant une partie du monde matériel, social et subjectif, ce qui est « hors-jeu », pour arriver à travailler. C’est le moyen de ne pas voir le contenu concret (effectifs, missions de service public,…) véhiculé par leurs outils et leurs abstractions. Gérer des projets successifs sous contrainte de temps, exercer son intelligence abstraite dans une temporalité serrée revient à jouer des parties. A un niveau plus élevé, au plaisir combinatoire, s’ajoutent une forte dimension collective et la dimension stratégique dans la compétition. Au niveau supérieur, la référence au jeu y est explicite. L’intérêt de l’ouvrage Sa grande force est de mettre à plat de manière sociologique le travail et l’activité sociale de la catégorie des cadres qui a pris une importance majeure dans le pilotage à distance des grandes organisations, entreprises et administrations. Passer d’une sociologie centrée sur la réception sociale du contrôle à distance et ses instruments à l’activité sociale de production des dispositifs de pilotage des entreprises et de l’Etat dans la sphère néolibérale est un challenge ambitieux, car il requiert une compétence sociologique, économique et de gestion. L’auteur s’y attèle avec succès après « Le Travail des consommateurs » avec l’enquête qu’elle vient de publier et « le Management désincarné ? Enquête sur les nouveaux cadres du travail ». Je ne reviens pas sur la problématique du livre pour souligner simplement qu’il est pertinent, très bien documenté et, en même temps, très accessible et qu’à ce titre il mérite un franc succès. « Le Management désincarné » - Fiche de lecture – Xavier GUIGLINI page 3 Soulignons cependant que le point de vue de la gestion reste le point de moindre force. Le parti pris de mettre en avant la gestion par les procédés et leur prolifération de manière générale occulte sans doute une typologie des projets (systèmes d’information ou non) dont certains restent élaborés de manière suffisamment décentralisée ou en intégrant les expertises d’usage, sont ensuite testés et adaptés aux besoins opérationnels, puis déployés. Tous les dispositifs ne visent pas la réduction de l’autonomie, des coûts et des emplois. La qualité de service peut être un facteur différenciateur, condition d’un meilleur revenu pour l’entreprise par exemple. Articulé Foucault et Bourdieu et approche sociologique des activités de gestion reste un art difficile qui justifie assurément de prendre quelques risques. Cet ouvrage les prend au bon sens du terme. « Le Management désincarné » - Fiche de lecture – Xavier GUIGLINI page 4