Pourquoi je ne parle pas aux médias

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Pourquoi je ne parle pas aux médias
07/06/2015
Pourquoi je ne parle pas aux médias
Pendant les jours qui ont suivi le séisme du Népal du 25 avril dernier, s'est encore une fois posée
pour moi la question de l'interaction avec les médias, alors que je pensais avoir résolu cette question
définitivement il y a plus de vingt ans. Ma position est en effet très simple: aucune relation avec les
médias, qu'il soient écrits, parlés, télévisés.
Cette position évidemment n'est pas très à la mode, puisque nous sommes dans l'époque de la
langue de bois, de la fausse courtoisie, des politesses de façade et de l'omniprésence de la soi-disant
communication, voire la dictature d'une imaginaire nécessité de communiquer. Mais j'ai l'habitude
d'être ringard, sur ce sujet comme sur beaucoup d'autres, et cela ne me tracasse absolument pas. Je ne
suis d'ailleurs pas le seul à adopter cette stratégie de retrait. Mon collègue Jean-Philippe Avouac a
aussi refusé toutes les demandes d'intervention sur les médias suite au séisme meurtrier intervenu sur
notre terrain d'investigation, peut-être par pur souci d'efficacité; il y avait effectivement énormément
de travail urgent à faire et certainement pas de temps disponible pour aller faire le coq sur les
antennes. Pour ma part, ma position est plus complexe à exposer, mais néanmoins très claire. Mon
travail se situant plus dans le long terme, je n'avais d'ailleurs que peu de choses à faire à chaud, sauf
m'occuper de mes proches et connaissances au Népal en attendant d'aller sur place. J'aurais donc eu le
temps, si j'avais voulu. Mais je ne veux pas. Certains journalistes ont été plus coriaces que d'autres, et
ne se sont pas contentés de dénicher mon numéro de téléphone et de me laisser des messages; ils ont
trouvé le moyen d'entrer en contact avec moi malgré mon blocus. J'ai donc dû m'expliquer, et comme
je commence à fatiguer de me répéter, je mets ma diatribe par écrit.
On pourrait ici ironiser. On se moque bien de ma position, qui n'intéresse personne, et les
médias m'auront certes très vite oublié, et si je ne souhaite pas avoir de relation avec eux, les médias
s'en moquent bien. Je suis parfaitement inconnu, je ne suis pas photogénique, je suis mal habillé, je
suis insupportable, je ne parle pas la langue de bois, je ne peux pas m'empêcher de faire des gaffes, et
de toute façon je suis incapable d'expliquer les choses mieux que n'importe quel journaliste
scientifique. Toutes ces raisons sont probablement vraies. Mais il s'est quand même produit le fait
qu'on a voulu de mes services, à mon grand étonnement d'ailleurs; il faut croire que les gens ne sont
pas bien renseignés, même dans les médias qui croient tout savoir, et que ma réputation de grincheux
ingérable n'est pas encore bien établie.
De toute façon, dans les jours qui ont suivi ce terrible séisme, j'aurais été bien incapable de faire
de la science correctement. J'étais émotionnellement dépassé, il s'est passé presque une semaine avant
que je sache que les Népalais et Népalaises qui avaient tant fait pour moi pendant vingt ans étaient
encore en vie. Mais les mauvaises nouvelles arrivaient aussi, et je ne dormais pas beaucoup. Ce n'était
donc vraiment pas le moment de venir me casser les pieds et le reste.
Dans les circonstances normales, de toute façon, je ne supporte pas les médias et la presse. Je ne
supporte pas le modèle de société qu'ils représentent. L'information dans les médias est une vaste
plaisanterie, y compris dans les médias d'information soi-disant continue. Il ne s'agit que de l'étalage
d'un monde médiatique replié sur lui-même qui ne s'intéresse qu'à lui-même, au sensationnel, au
superficiel, et ne pratique, en guise d'information, que du bourrage de crâne destiné à entretenir
l'illusion d'une pensée unique, avec pour seul objectif de vendre des créneaux publicitaires. Je tiens
néanmoins à préciser que je n'ai rien par contre personnellement contre les journalistes eux-mêmes;
j'en connais quelques-uns, ils font leur travail le mieux qu'ils peuvent; ils et elles sont d'ailleurs les
prisonniers et les premières victimes de ce système, dont la forme la plus minable est incarnée par la
télévision. Enfin, il y a peut-être aussi quelques très rares exceptions et, encore plus rarement, de la
bonne télévision, ce qui doit inciter à pondérer les affirmations péremptoires, mais je ne ferai pas ici
de publicité.
Ce qui n'est habituellement que source d'irritation, s'atténuant d'ailleurs progressivement avec la
fatigue de l'âge, devient par contre insupportable, à hurler, à vomir, lors des catastrophes naturelles, et
en particulier les forts séismes, capables de fournir en grosse quantité, à ces messieurs dames de la
presse, les cadavres et les récits effrayants, aubaine pour faire monter le tirage et l'audience. Profiter de
la détresse, des désastres, des morts et des blessés, cette irrépressible propension des médias représente
le pire étalage de la perversion des techniques de communication, crédit donné au goût morbide pour
le malheur des autres, et un bon moyen, probablement la ficelle idéale, pour ne pas parler d'autres
choses plus embarrassantes. Qu'on parle de l'organisation des secours, ou de l'absence d'organisation
des secours, passe encore, si on y consacre suffisamment de recul et d'analyse. Mais de toute façon,
qu'est-ce que les scientifiques professionnels ont à faire dans cette galère?
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Premièrement, chaque grand séisme, c'est d'abord l'échec de la science, ce n'est pas le moment
de pavaner. Ce qu'on sait, les journalistes scientifiques le savent aussi, est-ce le moment d'aller
chercher des soi-disant experts, à l'heure du naufrage? Personnellement, je n'ai que l'envie de me
cacher dans un trou, et pas envie de faire le guignol et de chercher une tribune. Depuis vingt ans, je me
prépare à un séisme majeur au Népal, et la catastrophe que je cherchais à éviter, qui me causait tant
d'angoisse et me donnait ma motivation, elle est arrivée. Qu'est-ce que je pourrais dire d'autre que de
balbutier des excuses? Vraiment, ce n'est pas le moment de venir m'enquiquiner.
Les médias n'ont pas l'habitude d'être éconduits, comme m'indiquent les réactions que j'ai
suscitées. Pourtant, il n'y a aucunement besoin d'un clown de plus, je me demande bien pourquoi on
vient me chercher; les prétendants se pressent au portillon, il y a foule pour aller à l'antenne. Pour
certains, c'est ce qu'ils appellent l'"heure de gloire". Il y en a plus qu'on voudrait, en effet, des vautours
de catastrophe, on les voit tournoyer dès qu'il y a suffisamment de morts, jouant des coudes de peur
qu'on leur grille la priorité et qu'un autre, le concurrent, voire même l'ami (en temps normal), en
profite plus qu'eux. Il ne s'agit, pour certains, que d'une occasion à ne surtout pas rater de faire leur
promotion personnelle. Quel pitoyable spectacle, et là ce sont les journalistes qui doivent à chaque fois
bien s'amuser de cette mascarade. D'ailleurs, il n'y a pas que les journalistes pour se délecter du
spectacle, tout le monde voit l'imbécillité de pavoiser avec cette science sismologique qui ne réussit
pas à empêcher les drames, et donc qui ne sert à rien. Tout le monde se pose la question, tout le monde
se demande ce qu'ils viennent faire là, sauf eux. Quel besoin d'aller les chercher pour les mettre dans
un tel embarras, alors que beaucoup en fait n'avaient pas d'arrière-pensées, et, partis pleins
d'enthousiasme et de bonnes intentions, se trouvent pris au piège. Quel besoin d'exposer ainsi les
scientifiques ainsi dans leurs faiblesses et leur désarroi, alors qu'un professionnel de la communication
scientifique, dont disposent tous les bons médias, ferait très bien l'affaire, et saurait aller à l'essentiel
tout en restant modeste et réservé. On préfère faire faire à chaud la communication scientifique par un
scientifique, alors que ce n'est pas son métier. Son métier, c'est de chercher et de trouver, loi n de la
cacophonie des médias.
Mais il s'agit d'une caractéristique de notre époque, les gens font tout, sauf leur métier. Les
plombiers font les charpentiers, les charpentiers font de la peinture, les journalistes font les juges, les
juges font du théâtre, les acteurs font de la politique, les diplomates font les voyageurs de commerce,
les médecins font du journalisme, les enseignants font de l'encadrement psychologique, les parents
d'élèves font les professeurs, et ainsi de suite, on marche sur la tête; les hommes politiques, certes, eux,
ne font rien, c'est peut-être mieux d'ailleurs. Mais tout ça est en réalité secondaire, et relève de
l'immense comédie humaine de notre société perpétuellement mise en scène et en images.
Mon attitude est en réalité basée sur une approche plus profonde et une démarche très claire. On
pourra interpréter ça comme de l'orgueil suprême, enfin je m'en moque bien, de ce qu'on en pense.
Pour moi, la recherche de la science est un chemin intérieur qui est complètement incompatible avec la
presse et les médias.
La science est une quête personnelle, et chaque scientifique a un parcours plus ou moins
tortueux, mais qui le conduit à chercher à devenir un maître. C'est l'essence même de la science,
l'esprit même de la science, qui se moque bien des modes de notre temps et des autres. Recherche
d'une science qui n'est pas savoir, mais recherche du savoir. C'est le chemin qui compte, et pas le but,
qui n'est qu'une illusion. Cette aspiration implique des règles élémentaires, qui remontent aux premiers
temps de la civilisation, et qu'il est impossible de violer. Dans la tradition pythagoricienne, les maîtres,
pour préserver leur nature de maîtres, tout simplement, ne parlent qu'aux disciples du premier cercle.
Non pas parce qu'ils se croient supérieurs, et que la plèbe est indigne de leur contact - on a d'ailleurs
probablement mal interprété ainsi Pythagore lui-même - mais parce que le maître se doit
complètement à sa tâche et exclusivement à ses disciples du premier cercle, qu'il leur doit tous ses
efforts et tout son temps, que c'est sa nature et son essence et sa raison de vivre, c'est tout, c'est très
simple. Les autres interactions, au delà du premier cercle qu'il ne peut franchir, dénaturent son rôle
même de maître et la substance même de sa progression accomplie dans sa quête personnelle, dont le
bénéfice n'est pas lui-même mais tous les êtres vivants, en principe pas seulement les êtres humains.
Le maître des sciences, entre autres règles, comme le vrai philosophe, doit donc vivre complètement
en retrait, protégé par le premier cercle, loin des médias et de la presse comme loin de tout autre
facteur de dégradation. Cet isolement est nécessaire aujourd'hui comme hier, peut -être nécessaire
aujourd'hui plus que jamais.
Frédéric Perrier
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