TINTIN ou L`ACCÈS À SOI

Transcription

TINTIN ou L`ACCÈS À SOI
TINTIN
ou L’ACCÈS À SOI
Parler de bande dessinée sans montrer les images est une gageure. Le présent ouvrage devait
donc être abondamment illustré. La Fondation Moulinsart, détentrice des droits, n’ayant
pas autorisé la reproduction de citations des aventures de Tintin, les emplacements prévus
pour les images les plus utiles au commentaire ont été remplacés par la mention de l’endroit
où trouver l’illustration dans les albums de Tintin. Le lecteur aura du moins l’avantage
et le plaisir de s’y reporter lui-même.
Maquette : David Dumand
© Ginkgo Éditeur, octobre 2015
ISBN : 978-2-84679-255-4
Ginkgo Éditeur
33, boulevard Arago
75013 Paris
www.ginkgo-editeur.fr
Philippe RATTE
TINTIN
ou L’ACCÈS À SOI
Le Trésor de Rackham le Rouge
Page 45, bande 3, image 2
Tintin dégage sous l’épave de la Licorne le coffret au trésor.
Mais le secret des origines n’est pas enfoui au fond des mères,
où on le cherche en vain. Pour en purger l’énigme, il faut s’élever.
D’abord ériger au rang de père un référent choisi,
cautérisant ainsi l’ulcère du doute quant au géniteur.
Ensuite s’affranchir du passé pas su et monter
à la rencontre de soi sous les espèces de l’Autre céleste
arraché aux entrailles chthoniennes.
Alors enfin passer outre, et vivre.
De la Licorne envasée à Tchang sauvé, en passant par
Tournesol ramené de chez le Fils du Soleil et maître de
la Lune, Tintin accomplit tout ce parcours d’accès à soi,
depuis l’aventure infantile jusqu’à l’autonomie adulte.
GINKGO
éditeur
À la lumière du flash…
On remarque qu’au bout de deux albums seulement (trois
avec les Soviets) Tintin était assez célèbre pour que les titres
cessassent de citer son nom. Aussi le fait qu’il revienne, après
16 albums aux titres alléchants, pour intituler « Tintin au Tibet »
est-il en soi lourd de sens. Cela nous signale combien cet album
est capital. L’ultime cas, avec les Picaros, est quasiment la preuve
a contrario, tant cet album-là est point par point l’opposé de
Tintin au Tibet : ceux qu’on va y sauver de la mort, ce sont les
Dupondt, absurdement condamnés, et non pas Tchang, et ce
qui surgit pour terrifier les exécutants, ce n’est pas la terrible
stature de l’homme des neiges, mais la figure grimée d’un roi
de carnaval hilare et grotesquement monstrueux (TLP,60,3).
Le sceptre qu’il brandit, avec un cigare pour attribut, fait
sinistrement écho à celui de Muskar XII : les choses les plus
sacrées sont désormais dévaluées, dévergondées. Le cigare
d’Alcazar et celui du roi de carnaval sont des versions vulgaires et
dégradées de ce que représentait le cigare du Pharaon, allégorie
du phallus symbolique et de ses mystères. Rien de sacré ici, que
du trivial. Le cycle de la pureté, commencé par la restitution
du sceptre au roi légitime s’achève par la dénaturation de ce
symbole entre les mains du roi des Turlurons.
Guide de lecture
Les albums sont cités par un sigle, suivi du numéro de page,
du numéro de bande et du numéro de la case dans la bande.
Tintin au Congo
Tintin en Amérique
Les Cigares du Pharaon
Le Lotus Bleu
L’Oreille Cassée
L’Ile Noire
Le Sceptre d’Ottokar
Le Crabe aux Pinces d’Or
L’Etoile Mystérieuse
Le Secret de la Licorne
Le Trésor de Rackham le Rouge
Les 7 Boules de Cristal
Le Temple du Soleil
Au Pays de l’Or Noir
Objectif Lune
On a Marché sur la Lune
L’Affaire Tournesol
Coke en Stock
Tintin au Tibet
Les Bijoux de la Castafiore
Vol 714 pour Sydney
Tintin et les Picaros
TAC
TEA
CDP
LB
OC
IN
LSO
CPO
EM
SDL
TRR
7BC
TDS
PON
OL
OML
AT
CES
TAT
BDC
V714
TLP
AVANT PROPOS
LE SECRET
DE LA LICORNE
11,4,1
Le lecteur qui a bien voulu, en ouvrant ce livre, lui témoigner
un intérêt a priori, est certainement un bon lecteur de Tintin.
Il est même probable que beaucoup ont de longue date pénétré
cette œuvre plus avant que ne fait la présente étude.
S’ils poursuivent, je ne saurais trop leur recommander d’avoir
à portée de main les albums qui seront abondamment cités.
Il est à parier qu’à un moment ou un autre, avant, pendant,
ou après avoir plus amplement pris connaissance de ce livre,
ils auront envie de relire l’histoire elle-même, de s’en délecter,
et d’y découvrir encore beaucoup plus de choses que je n’ai pu
en faire remarquer ici.
Il existe sur Tintin une très abondante littérature. J’avais pour
ma part lu avec profit les ouvrages de Serge Tisseron et JeanMarie Apostolidès lors de leur parution il y a quelque trente
ans déjà. Je ne m’y suis pas reporté, pas plus qu’à aucune autre
étude. C’est le hasard d’une innocente énième lecture des Bijoux
de la Castafiore qui a comme imposé, par la seule force du texte
soudain perçu autrement, une cascade d’idées qu’a seul pu
étancher un premier essai, intitulé Bijoux bougés bougies rougies.
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TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
Mais à laisser venir ce travail, les échos des autres albums se sont
à ce point multipliés qu’une lecture de l’œuvre toute entière en
est résultée. Le plaisir indescriptible des découvertes auxquelles
elle se prête m’a ainsi fait remonter, redescendre, remonter
encore toute la série des albums, sans rien lire ni écouter d’autre
que les effets de structure qui émanent de cette œuvre fractale.
Fractale en ce sens qu’à quelque échelle qu’on l’observe, on
retrouve la même équation génératrice des formes, de sorte
qu’elle présente un isomorphisme complet depuis le moindre
détail jusqu’à l’ensemble de la série, comme on verra.
Dans cette résurgence de toute l’œuvre, à l’appel d’une
découverte entre les pages 24 et 25 des Bijoux de la Castafiore,
Tintin au Tibet s’est imposé comme l’autre sommet de toute
cette construction, faisant paire avec Les Bijoux pour expliciter
complètement le sens de l’œuvre entière. La case TAT,57,1,1 s’est
à cet égard imposée comme une clé capitale de l’équation fractale.
Pour faire court, il m’a semblé que cet isomorphisme, qui fait
le secret de la pérennité et de l’universalité de l’œuvre en tant
que grand classique, se découvrait à partir d’une formulation de
l’équation génératrice qui serait la suivante : Comment les hommes
composent-ils avec le fait traumatisant qu’il y ait de la femme ? Les divers
personnages sont là pour proposer des solutions différentes, qui
testent cette question troublante, et concourent à la cerner de plus
près, lentement, par très petites touches. Tournesol, Haddock,
Milou, les Dupondt, sont en particulier autant de solutions
inégalement adéquates à ce problème lancinant du genre masculin.
Dans cet essaim de réactions à ce mystère auquel on ne
peut toucher « qu’avec une main tremblante » comme disait
Montesquieu à propos des lois qui nous régentent (et le fait
qu’il faille faire place à « de la femme » relève très précisément
des lois supérieures qui régentent les humains, êtres tous issus
d’une relation sexuée), se dessine par contre progressivement
un chemin d’équilibre, qui est celui de Tintin et de lui seul.
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AVANT PROPOS
Un peu à la manière dont, dans les vitraux médiévaux,
une succession de lunettes rangées dans une même lancette
racontaient les stades successifs d’un destin mystique
(typiquement, Annonciation, Visitation, Nativité, …., Cène,
Flagellation, Crucifixion, Résurrection, Ascension), les albums
successifs jalonnent les étapes d’une résolution du problème
posé par cette présence magnétique latente, inavouée,
inassumée, de la Femme, surgie en chair et en voix sous les
espèces dès lors inéluctables et terribles1 de la Castafiore dans
Le sceptre d’Ottokar, juste au moment de l’apothéose du premier
Tintin, à qui ce tourment avait été jusque là totalement épargné.
Mais l’ellipse de cette dimension dans les six premiers albums
était à elle seule une manière voyante de la signaler, en creux.
À partir de cet effort central d’accouchement d’une vérité si
difficile à confesser et assumer – « Oui, il y a de la femme…» –,
tous les personnages voient leur rôle et leur place modifiée par
leur plus ou moins grand degré d’harmonie avec ce phénomène
cardinal. Tintin, seul, va au bout du problème. Cela s’étend
sur douze albums, du Sceptre d’Ottokar où l’élément femelle
est rencontré, mais évité2, jusqu’à Tintin au Tibet, où il est non
1. Encore que plus d’une fois salvatrices : à l’opéra de Szohôd elle sauve Tintin et
Haddock des sbires de Sponz, et leur permet même de libérer Tournesol embastillé en
leur procurant documents et déguisements (AT,pp57-58) ; en pleine Mer rouge où ils
sont naufragés, c’est elle qui assure leur accueil sur le yacht du marquis Di Gorgonzola,
leur sauvant une nouvelle fois la vie (CES,40,1,3). Et dès sa première rencontre, c’est
elle qui avait fortuitement permis à Tintin de déjouer le piège tendu sur la route de
Klow par l’infâme Whizskizsek, aux ordres du conspirateur Trovik (LSO,P.28)
2. C’est tout à fait par hasard que Tintin a été pris en stop par la cantatrice dont
on ignore encore le nom (LSO,28,1,2), et il s’est aussitôt soustrait à sa compagnie,
préférant finir sa route à pied (LSO,28,3,2 et 4,2). À peine nommée, il est vrai
(LSO,29,3,4), cette opulente femelle s’avère une redoutable castratrice, si on en croit
le recul du micro sur hampe tendu devant elle en grande tenue de cantatrice, et l’effroi
du contrebassiste en contrebas, dont le manche d’instrument ne se dresse vers elle que
timidement et avec angoisse (LSO,29,4,3) – on peut admirer au passage comment la
progression en surface des trois cases de cette bande suggère l’envahissement sonore
de la voix de Bianca, c’est un des traits inaperçus du génie narratif de Hergé. Plus tard,
elle est la vedette d’une fête à la cour (LSO, 38) dans laquelle Tintin fait irruption et
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TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
seulement pris de plein fouet, mais recherché résolument.
Enhardi et formé par onze aventures de plus, après qu’il s’est
tiré avec honneur de l’affaire du sceptre, Tintin est prêt à
affronter seul à seul la dimension terrifiante de la féminité en
allant rechercher son Soi profond, Tchang, au fond de la grotte
même de la Yéti.
Il peut après cela entretenir avec la Castafiore des relations
paisibles de bonne compagnie. Il devient même l’ami, le grand
frère presque, de la petite Miarka, qui symbolise l’autre extrême
du beau sexe, celui de l’innocence féminine originelle, enfin
détachée, dans l’opus hergéen, d’une figure de jeune garçon ou
de petit chien blanc qui jusqu’alors en tenait lieu.
dont il est chassé par les félons qui conspirent contre le roi. Mais lorsque lui-même,
ayant triomphé du complot et ramené le sceptre, est reçu dans cette même salle des
fêtes (LSO,59,3), il n’y a plus de Castafiore : tout se passe comme si l’ensemble de cet
épisode, qui porte sur la légitimité du père, et sur son emblème phallique le sceptre,
avait vu entrer en scène la Femme en majesté, Tintin étant alors embastillé, et qu’in
extremis le fils, Tintin, avait permis qu’un retournement rétablisse le père, évinçant la
femme. Objectivement, la première fête dont Bianca était le clou entrait dans le jeu
des castrateurs, ceux qui voulaient déposséder le roi de son emblème viril légitimant ;
la seconde marque au contraire le rétablissement du pouvoir viril : un coq, unique
dans toute l’œuvre, y chante crânement, éveillé par un soleil levant d’une splendide
turgescence rouge, le canon tonne, les hommes sont en grand uniforme. Tintin luimême, que Milou s’est représenté en Jupiter lançant la foudre (LSO,58,1,4), occupe
un lit majestueux, puis, bien centré dans une grandiose image (LSO,59,3) marche
vers le couple royal et plus spécialement vers le roi : l’élément féminin a été remis à sa
place. Pour profiter de ce commentaire de l’album clé qu’est Le Sceptre d’Ottokar dans
le mûrissement de Tintin et de l’œuvre entière, on peut ajouter deux détails : l’homme
qui trahit Tintin, c’est le dépositaire de la légitimité par excellence, le capitaine de
gendarmerie Wizskizsek. Voilà qui en annonce long s’agissant du capitaine ivrogne
qui va faire surface dans l’album suivant et devenir le confident et ami de Tintin. Se
méfier de l’homme qui boit tant de whisky sec. D’autre part, l’homme qui cherchera
une nouvelle fois à s’emparer du sceptre, de Tournesol cette fois, à savoir sa fusée, sera
ce même Boris aide de camp de Muskar XII qui conspirait à le priver de son sceptre.
Enfin, dans cet album, l’ambiguité des jumeaux est pleinement introduite comme
un thème central, avec d’une part les Halambique et de l’autre les Dupondt : on voit
double deux fois, et c’est toujours mauvais signe (voir par exemple TAT,19,4,1 SDL,
23,1,3, et OML,56,3,1, et plus significativement encore, IN,35,2,1, lorsque Milou
ivre voit Tintin en double et lui dit, effrayé « Tu ne m’avais jamais dit que tu avais un
frère jumeau ».
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AVANT PROPOS
Tous les autres personnages en revanche régressent, et révèlent
à mesure le trouble profond qu’ils incarnent respectivement
en présence de la dimension femelle de l’humanité. Tous sauf
un, Tournesol, le seul qui n’éprouve aucune gêne à se montrer
galant. Dans le même mouvement par lequel il se construit
lui-même comme sujet adulte, Tintin travaille activement à le
placer dans la position du Père, faute de laquelle il ne peut y
avoir de place légitime pour la Femme, ni donc pour un Soi
équilibré d’Humain acceptant d’être né de l’inavouable union
d’un homme et d’une femme. Dans ce rôle, Tournesol s’installe
avec une aisance qui montre qu’il l’a toujours occupé.
Moyennant cette clé, le lecteur n’a presque plus besoin des
suggestions que ce livre lui propose : il trouvera lui-même, avec un
plaisir croissant, la congruence complète de toutes les dimensions
des aventures de Tintin, dans lesquelles il éprouvera le besoin, et
il aura grandement raison, de se replonger avec délices.
S’il a, entretemps ou concomitamment, bien voulu poursuivre
la lecture de la présente étude, il comprendra mieux pourquoi
il en retire tant de plaisir, et quel bénéfice moral, intellectuel,
voire spirituel, il peut en tirer.
Le présent ouvrage regroupe deux études inédites, Tant que
Yéti y est tu, Tu n’y est pas, et Bijoux bougés, bougies rougies, qui font
la paire, comme le font les deux albums dont elles commentent
la valeur d’aboutissement dans l’œuvre de Hergé, Tintin au
Tibet et Les Bijoux de la Castafiore. Cette œuvre est précisément
structurée par l’amphibologie sonore entre paire et père, qu’il
appartient au dessin parlant, à la bande dessinée, de démêler,
de découpler. Sur papier, on peut faire jouer les ambages de
cette assonance sans avoir à la prononcer, et c’est un moyen de
s’en affranchir.
Il y faut pour cela un personnage dont toute l’histoire consiste
à se dédoubler pour accéder à soi – pourvu qu’on entende
« dédoubler » dans ses deux sens possibles : apparaître en double,
et se défaire d’une doublure. C’est exactement ce que fait Tintin,
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TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
le héros au nom répétitif, en commençant par ne faire qu’un
avec un alter ego, Milou, son double au nom diphone, pour finir
par devenir soi par accès à un Autre, Tchang, monosyllabique,
en présence de qui il cesse d’être en dichotomie – Milou relégué
en est le marqueur. Cette mue depuis une identité dédoublée3
vers une singularité distincte s’accomplit sans désemparer
depuis Tintin au Congo jusqu’à Tintin au Tibet, convoquant à
mesure des personnages accessoires qui prennent chacun peu
à peu leur juste place dans le monde ainsi reconfiguré. Restent
alors, de part et d’autre de cette saga de l’accès à soi, en amont
Tintin au pays des Soviets, où Tintin et Milou ne servent que de
prétexte à brocarder l’univers stalinien, sans avoir la moindre
épaisseur propre, et d’autre part, en aval, les deux derniers
albums publiés, Vol 714 et Les Picaros, où un Tintin très en
retrait de l’aventure se contente d’éviter qu’elle ne tourne mal,
sans plus être du tout lui-même le ressort du récit.
Entre ce bloc central de l’accès à soi, initié dans les touffeurs
congolaises et conclu dans les neiges glacées du Tibet – un
refroidissement graduel, en somme – et les deux derniers
albums4, se campe un hapax, un album universellement
reconnu comme absolument extraordinaire, Les Bijoux de la
Castafiore, et pour cause ! C’est lui qui, ex post, dénoue le secret
si l’on ose dire de la Licorne, à savoir le secret qui paralysait
l’être et dont le dépassement, culminant au Tibet, a dissipé les
affres : le fait qu’il y ait de la femme.
Les deux études ci-après examinent respectivement comment,
montant au Tibet, Tintin conquiert l’accès à soi, que ses
aventures antérieures préparaient après en avoir campé la
problématique ; puis comment, Tintin étant ainsi fondé en
tant qu’adulte, la place de la femme peut enfin être faite dans
sa vérité la plus profonde, la défloration.
3. Celle dont les Dupondt pour leur part resteront à vie incapables de s’arracher, et
d’exister en tant qu’individus respectifs
4. Ou trois, avec l’Alph Art
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AVANT PROPOS
Lue dans cette lumière là, l’œuvre entière d’Hergé se présente
alors comme un extraordinaire viatique, par l’aide qu’elle
procure à tout un chacun pour s’affranchir à son tour du poids
névrotique des secrets dont le mystère des origines laisse en tout
être humain le sillage troublant, et vivre selon son génie propre.
Elle va là où la parole manque presque toujours à parvenir, là
où énoncer est au dessus des ressources de la conscience. Son art
propre, la BD, s’en avère le moyen étonnant.
Le mieux à faire alors est d’oublier ces analyses et revenir à
l’œuvre elle-même, dans sa pudeur, sa justesse, sa force. Le but
des présents essais a été exclusivement d’y inviter.
Les aventures de Tintin comptent vingt-quatre albums.
Dans les huit premiers, Tintin agit seul, secondé ou contrarié,
accompagné ou non par les Dupondt. Milou est son inséparable
acolyte. Comme on sait, le capitaine Haddock entre en scène de
manière assez lamentable dans Le Crabe aux Pinces d’or, et devient
un second acolyte, symétrique de Milou avec lequel il partage
plus d’un trait, mais toujours en contrepoint. Entre enfin en
scène, lui aussi en mode lamentable, le désarmant Tournesol, qui
devient presque aussitôt ce personnage central que représente la
couverture des 7 boules de cristal, le professeur Tournesol.
Huit de ces albums vont par paires5. Explicitement « Le Secret
de la Licorne» et « Le Trésor de Rackham le Rouge » ; « Les 7 boules
de cristal » et « Le Temple du Soleil » ; enfin « Objectif Lune » et
« On a marché sur la Lune », après un épisode étrange où les
héros agissent séparément, mais où s’introduit le personnage
5. Pour être exact, tous vont par paires, à l’exception du Sceptre d’Ottokar et du Pays de
l’Or Noir, qui introduisent respectivement la Castafiore et Abdallah, concourant ainsi
à changer la donne du personnage de Tintin. En dehors de ces deux albums 7 et 14,
on peut coupler tous les albums deux par deux. Les Cigares du Pharaon et Le Lotus Bleu
s’enchainent, mais peuvent se lire séparément. Inversement, des albums tout à fait
indépendants s’avèreront former tandem, comme on verra plus loin. D’ores et déjà,
on discerne l’importance du thème de la dualité. Cette notion de paire est centrale
dans l’économie sémantique de toute l’œuvre, où l’écart qui règne entre le statut
d’humain masculin et celui de père (lequel suppose qu’il y ait eu relation à la femme)
est un ressort majeur.
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TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
clé d’Abdallah, « Tintin au pays de l’Or Noir ». La dernière paire
n’est pas explicite, et pourtant elle est unie par une liaison
fondamentale qui rend compte de l’ensemble de l’œuvre : Tintin
au Tibet est le récit d’une autonomisation complète de Tintin,
parti à la recherche du vrai soi que symbolise Tchang retenu
par l’abominable « homme »6 des neiges, Tchang le véritable
inverse à tous égards d’Abdallah. Par l’effet de cette anamnèse
en forme d’anabase, véritable psychanalyse réussie, Tintin n’a
plus besoin de courir le monde, et c’est à Moulinsart, où il
semble désormais résider, que peuvent et doivent se dénouer
tous les fils d’une histoire dont ses divers partenaires incarnent
des figures. Tel est l’objet des « Bijoux de la Castafiore », qui
fait ainsi tandem avec l’aventure au Tibet, à laquelle cet album
répond en tous points comme le vert au rouge, comme le clair
obscur au blanc immaculé.
L’extraordinaire est que, lorsqu’on part de ces deux derniers
albums pour remonter vers les précédents, se découvrent un
ensemble de signes disposés très longtemps à l’avance comme
pour préparer les moments de vérité que déploient ces deux
albums 20 et 21. Ces signes n’ont évidemment pas été placés
là dans l’intention expresse de jalonner un parcours qui
culminerait ainsi, et il est parfaitement certain qu’en concevant
« Le Crabe aux pinces d’or» en 1938 Hergé n’avait aucune idée
d’écrire vingt-cinq ans plus tard « Les Bijoux de la Castafiore ».
Il n’en est que plus remarquable et révélateur de la puissance
interne de son œuvre que les continuités s’y dessinent pourtant
d’elles-mêmes de manière aussi cohérente.
L’observation de ces signes, appelée au départ par la puissance
sémantique d’une seule case de Tintin au Tibet, conduit à mettre
en évidence l’ampleur et la complexité du parcours qui permet
à Tintin, du jour où il quitte par la grande porte l’univers de ses
premiers temps (couverture du Sceptre d’Ottokar), de se construire
6. « Homme » dont il s’avèrera qu’il est l’icône même de la femelle.
16
AVANT PROPOS
en tant que personne. Les grandes étapes de cette élaboration
sont l’érection de Tournesol en détenteur du phallus symbolique;
la mise à part de toute la dimension infantile résiduelle,
qu’Abdallah est chargé d’incarner séparément; la rétrogradation
à leur place secondaire des parèdres principaux – Haddock,
Milou, et naturellement les Dupondt –; enfin et surtout la
récupération par Tintin de la moitié manquante de son âme
(comme on sait depuis Platon), incarnée par Tchang, qui fait
de lui enfin un adulte de plein exercice, à qui par conséquent
l’aventure initiatique n’est plus nécessaire. Cela fait, le monde
peut être abandonné à son absurdité constitutive, qu’incarnent
Séraphin Lampion et son Barnum familial ou amical, tandis que
la sexualité si absolument occultée depuis le début des aventures
est finalement admise, par prétérition mais explicitement, en la
personne de la cantatrice, la tant actrice (Lacan a triste)… et de
Tournesol !
Tintin au Tibet, pièce maîtresse de la présente étude, est donc
un album à regarder de très près, car sans lui on ne comprend
pas ce qui advient immédiatement après dans « Les bijoux de la
Castafiore », épisode qui fût resté impensable et impossible sans
l’ascèse tibétaine préalable. Et on ne comprend pas non plus
la puissante dynamique des dix-huit albums qui ont précédé
(Tintin chez les Soviets étant laissé hors champ, comme une sorte
de hors d’œuvre, jamais retravaillé, extérieur à l’opus).
17
TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
LES CIGARES
DU PHARAON
Couverture
LE LOTUS BLEU
Couverture
La thématique globale de l’œuvre homogène que sont
les aventures de Tintin a été exposée dès la première paire
d’albums publiée après ces deux titres de rodage que sont
Tintin au Congo et Tintin en Amérique. Les Cigares du Pharaon et
Le Lotus Bleu se distinguent d’ailleurs d’emblée par le fait de
ne plus faire référence dans leur titre aux aventures du héros.
On est passé à un stade supérieur, où il ne s’agit plus de narrer
des péripéties picaresques, mais de traiter une question grave.
Cette question est toute simple, et les deux couvertures
l’explicitent : à trop vouloir tirer au clair quel est le bon
cigare du pharaon, semblable à s’y méprendre à celui qui
communique l’oubli, propage le mal, et s’assortit de la folie,
on se retrouve dans un vase vaginal sous la menace effrayante
d’un terrible dragon. D’avoir osé aller explorer le domaine des
morts (couverture des CDP), avec ses momies et les dessins
qui travestissent la réalité de la mort en scènes mythologiques,
on n’émerge soi-même de l’œuf natal que pour être dévoré
par un terrible hippogriffe (couverture du LB).
L’intérieur du tombeau de Kih Oskh exploré par un Tintin
résolu, qui ne se soucie pas des momies de ses créateurs (on
reconnaît E.P. Jacobs) ou congénères, parce qu’il se concentre
sur les cigares énigmatiques, c’est tout bonnement la recherche
du phallus originel, du vrai géniteur, celui dont le « cigare » a
donné la vie, et qu’il importe donc tellement de distinguer
de ceux dont le « cigare » procure l’engourdissement, exige
l’oubli. Mais l’enfant candide (« un tout jeune homme, presque
un enfant », LLB,60,1) qui cherche ainsi à élucider le mystère
18
AVANT PROPOS
de son origine viole ce faisant le secret de la mère, celle qui l’a
porté sans jamais confesser que cigare il y eût eu pour la mettre
en cet état, et encore moins quel homme le dardait. Alors la
mère, terrible, dévorante, dragon hérissé, s’abat sur l’enfant
qui, au sortir du vase en forme de poche marsupiale où elle
l’avait caché, cherche à s’orienter. Ce dragon symbolique
réapparaitra sous la forme de la Yéti, mais cette fois extériorisée,
comme sera extériorisée aussi dans cet épisode suprême la
personne originelle de Tintin (ici déguisé en chinois) en celle
de Tchang. Aller chercher le secret de la vie parmi les morts
à la fois momifiés (enserrés de bandelettes à la façon dont
l’araignée enveloppe ses proies vivantes d’un cocon de soie)
et exposés, donc icônes s’il en est d’un double-bind, est pour
celle qui a donné la vie, le crime des crimes, qui mérite la mort,
comme l’explicite très bien le (la) dragon interposé(e) entre
Tintin sortant de son vase amniotique et la lanterne censée
faire la lumière (le tout dans une ambiance rouge sang unique
dans toute la série). Toute la suite des aventures ainsi campées
(20 albums en tout) racontera comment Tintin s’y prend pour
surmonter cet interdit sanglant et ramener les choses au jour
sans en périr. L’épisode du Temple du Soleil répondra à celui
des Cigares du pharaon en menant à une conclusion quant
à la fonction « Père », et l’affaire des Bijoux de la Castafiore
répondra au Lotus Bleu en localisant précisément le rouge sur
une personne femelle désormais en lumière, et chantant haut
un récit sur lequel Tintin, malicieux, invite à faire silence.
Entre temps, l’épisode cathartique du Tibet aura dénoué le
nœud gordien du nombril dénié.
Fort opportunément, l’anagramme de Tintin au Tibet sera
« Tintin habite Tu », alors que celui de Le Lotus Bleu était « Le
Tu soluble ». Entre les deux, un point commun, Tchang, qui
symbolise l’accès au « Tu », autrement dit la condition du
« Je ». Tintin sera passé d’une élision conservatoire de son
rapport au Tu, à une appropriation consciente et volontaire
de ce rapport au Tu, ici laissant Tchang, là allant le chercher.
Le 4e album a ainsi pour répondant parfait le 4e avant la fin,
symétrie majeure.
19
TINTIN AU TIBET
58,3,3
TANT QUE YETI Y EST TU,
TU N’Y EST PAS
TINTIN AU TIBET
57,1,1
Ce titre en jeu de mots appelle sans doute une explication
liminaire, étant entendu qu’il appartient au reste de l’essai d’en
rendre pleinement compte. L’idée défendue ici est que Tintin
au Tibet est une œuvre de portée philosophique majeure, qui
fait le lien entre Freud et Levinas.
Cet album couronne, en tandem avec Les Bijoux de la
Castafiore, où s’en déploient les effets, l’ensemble de l’œuvre
de Hergé. Celle-ci y prend du coup une portée très supérieure
à ce qu’elle promettait au départ, quand elle semblait encore
ne proposer que les aventures amusantes d’un scout de papier.
Tintin au Tibet nous enseigne que, pour accéder à soi,
autrement dit à la capacité de dire « JE », il faut accéder à
« TU », c’est-à-dire trouver à qui parler. On peut croire avoir
toute sa vie conversé avec autrui et pourtant n’avoir jamais fait
l’expérience de cette relation de JE à TU, qui est le premier
et le seul fondement de soi comme personne distincte, et à ce
21
TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
titre la première assiette d’un accès véritable au monde. Tant
que cela n’est pas advenu, l’on reste pris dans une sorte de
placenta virtuel qui prolonge dans l’ordre psychique la vie intra
utérine, celle où l’on n’a pas encore assumé son autonomie.
Cette situation est par exemple caractéristique du capitaine
Haddock, qui ne s’en sort pas, et n’a donc pas un accès naturel
à l’autre ni à soi – son mode véhément d’expression, devenu
légendaire, en est une signature. Son rapport à la femme aussi,
bien sûr – qu’elle soit « vieille mère » ou Castafiore.
Autrement dit, pour que TU soit nommé, et que donc JE
advienne à soi-même par la transcendance de cette relation,
icône de l’infini, il faut que ce résidu pérenne d’enveloppe
amniotique soit lui aussi reconnu, nommé s’il se peut, et alors
rejeté. Qu’il soit distingué, c’est-à-dire dit au lieu de rester tu,
en est la condition nécessaire. C’est exactement le rôle dévolu
au Yéti que de symboliser cela à tous égards : Il sauve et retient
Tchang dans une grotte, lui donne à la fois vie captive et mort
sociale absolue, sous la protection de la candeur virginale des
neiges éternelles (comme font tendanciellement toutes les
mères). Il est un être de l’AVOIR, comme le dit clairement
son cri, « Grhawaarh » ; pour ÊTRE, il faut s’arracher à lui,
le chasser, sortir de sa grotte. Le renvoyer à lui-même, comme
fera le flash (TAT,57,2,3). À l’instant où elle est révélée,
cette force disparait, terrifiée. Elle a un besoin absolu pour
s’exercer que tous consentent à ne jamais la voir en face, ce que
facilite sa réputation de manger les yeux de qui la rencontrent
(TAT,23,1,3). Il lui faut le secours d’une omerta générale. Cette
omerta, Tintin au Tibet la rompt, magistralement.
Pour que TU y soit, il faut que cette puissance de rétention
cesse d’être tue, cachée, esquivée. Elle doit être regardée en
face et renvoyée à sa propre abomination. C’est exactement
ce que fait Tintin : il commence par nommer ce que tous
voudraient taire ou abolir : « Tchang est vivant », ce qui entame
22
TANT QUE YETI Y EST TU, TU N’Y EST PAS
un processus par lequel sera aussi nommée la force qui assure
la vérité de cette intuition, le (la) Yéti : celui-ci incarne à la fois
la force qui retient Tchang prisonnier, et celle qui lui permet
de survivre. Cette force si puissante et farouche, dont Tintin va
au cours de cette aventure parvenir à déserrer l’étreinte fatale,
en une libération conjointe de Tchang (concrètement) et de
SOI (symboliquement), c’est la puissance maternelle, la force
chthonienne enfanteresse, qui met au monde mais retient
hors du monde à la fois, en empêchant d’aller « sous le Ciel »,
de passer dans l’ordre ouranien du Père. Tous conspirent
à taire la rémanence meurtrière de cette force, à l’éviter, à la
redouter. Tintin l’affronte. Parce que la Yéti cesse d’être tue,
TU, désormais, y est.7 Et donc JE accède à l’être. Il sort de
l’ordre de l’avoir, comme le démontrera magnifiquement a
contrario l’épisode suivant des Bijoux de la Castafiore, épopée
de la possession, où l’avoir est tourné en dérision, tandis que le
seul Tintin se révèle apte à ressentir les profondeurs de l’être.
L’accès, au Tibet, à ce Bien suprême qu’est être soi a révélé
le factice de tous les biens. Le registre, masculin, de l’Être, s’est
libéré du sortilège, féminin, de l’Avoir, exprimé si fortement à
la fois par le cri de la Yéti « GRHAWAARH » et par les cris de la
Castafiore « Ciel mes Bijoux ! » – Un oxymore –, ainsi que, plus
tard, par les préoccupations intéressées de l’immonde Peggy,
synthèse parfaite de Bianca et de la Yéti. C’est ce qu’on va voir.
7. Parlant à Tchang, Tintin use de ce « Tu » dont il ne se sert qu’envers Milou
(ou Zorrino naguère). Il vouvoie tous autres.
23
TINTIN AU TIBET
55,4,2
I
VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
Un personnage, réel ou de fiction, n’est jamais une monade
observée à l’instant t. Sa réalité est toujours au croisement
d’une série de durées nouées en gerbe sous son nom, d’une
part, et d’un ensemble de relations à d’autres parmi lesquels il
vit, d’autre part. Il en résulte qu’il est complexe. Pourtant, sa vie
s’emploie à donner une identité à cette complexité qui toujours
la déborde.
C’est très exactement ce que nous enseigne la série des
aventures de Tintin, qui suit une courbe en parabole : le héros,
initialement très voisin d’un gamin, tel qu’un petit garçon se
voit tout puissant dans ses jeux épiques8, gagne peu à peu en
complexité, en entourage, en histoire, puis s’appuie sur cette
complexité pour se décanter et conquérir sa réalité propre.
En se portant au secours d’un autre lui-même perçu comme
enfant (« Mon pauvre petit Tchang », TAT,56,1,3), Tintin s’érige
8. On remarquera en particulier l’usage des armes à feu, très emblématique de ce
fantasme de toute-puissance. Tintin a tout naturellement presque toujours un
revolver sur lui, et s’en sert en virtuose. Il trouve toujours l’engin surpuissant qu’il
lui faut pour échapper aux impasses (voiture, locomotive, avion), maîtrise comme en
rêve aussi bien un tigre qu’une paire de colosses hindous, exactement comme dans
les jeux d’enfants. La place des armes dans les vingt-quatre aventures mériterait une
étude à elle seule, en tant que substitut fantasmatique de virilité. Tournesol, lui, n’en
porte jamais – Celle qu’il conçoit, de destruction massive, agit à distance et par l’effet
d’ondes invisibles, à l’instar de la vraie toute-puissance paternelle ou Jupitérienne
(ou des ondes émanant du secret tenu latent et par le fait même obstinément patent.
Marie Balmary a montré dans l’étude qu’elle a consacrée à la personne même de
Freud (l’homme aux statues) à quel point le secret le plus enfoui des pères habite leurs
fils) comme par irradiation. Quant à Haddock, il n’a que des déboires avec les armes
à feu d’un bout à l’autre de l’œuvre, alors qu’il adore en brandir… et l’on ne parle
pas des Dupondt, qui auraient pourtant vocation à être de fines gâchettes, et sont
grotesques sur ce point. Ce sont là des marqueurs très instructifs des rôles de chacun.
25
TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
en adulte de plein exercice, qui est remonté à sa propre source
pour couler dorénavant des jours sereins.
L’idée directrice de la présente lecture est que l’anabase au Tibet
est le moment culminant de cette construction de soi chez Tintin.
C’est pourquoi elle vaut comme récit allégorique de tout
affranchissement fondateur de l’être conscient en qui que ce soit,
depuis la décision courageuse, qui lui échappe et qui le fonde,
de partir à la recherche du Soi profond, jusqu’à la rencontre
épouvantable avec le gardien femelle de son double perdu, de son
germe d’authenticité, au tréfonds d’une grotte utérine défendue
par les peurs, les tabous, et la monstruosité incarnée, LA Yéti.
En opérant cette conquête de soi, Tintin (qui prend ici la
stature d’icône de l’humain en général) se desquame ipso facto
des béquilles qui le soutenaient tant qu’il restait inabouti, à
savoir Haddock et Milou principalement. De même, tout un
chacun accédant à soi en vient-il à se déprendre des adhérences
qui l’étayaient jusque-là.
L’épopée du sens dont Tintin au Tibet est le point culminant
a pour fonction essentielle de constituer l’identité de Tintin, et
rapprocher de leur juste place d’inaccomplis tous ses parèdres,
en les écartant de lui. Aussi est-elle le pivot de toute la saga du
héros, le moment où, de personnage, il devient une personne.
L’ensemble de ces réajustements aboutissent en effet
inévitablement à une mise en place lucide et, sinon déclarée,
du moins bien entendue, des rôles sexuels ayant concouru à
l’engendrement de la personnalité : qui est en position de père,
qui est mère, qui est fils (et donc qui est leur), qui est leurre ?…
C’est tout cela que Tintin au Tibet clarifie au passage, ouvrant
la voie aux accomplissements qui interviendront un peu plus
tard à domicile, dans la maison où tous sont réunis, autour
du remue-ménage des Bijoux de la Castafiore – épisode dont les
premiers rôles sont justement les deux figures parentales tard
venues dans l’univers du héros, La Castafiore et Tournesol.
26
VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
Lu sous cet angle, Tintin au Tibet a une grande puissance
d’élucidation psychanalytique qui concourt à sa force de grand
classique. Naturellement, cela reste une belle histoire pour
enfants, que n’importe qui peut lire avec plaisir pour le beau
récit qu’elle propose ; naturellement, c’est un des sommets de
l’art de la BD, que les connaisseurs peuvent apprécier pour le
fameux dessin ligne claire, les cadrages, les lettrages, le scénario ;
naturellement, cela reste une œuvre littéraire de haute tenue,
conçue selon les plus hautes règles de l’art. Tous ces niveaux de
lecture sont pertinents, et se suffisent pleinement.
Il n’en reste pas moins admirable que cette œuvre, par la
combinaison de l’image et du texte, de la mise en page et du
séquençage, de son intrigue propre et des rapprochements
avec d’autres épisodes, offre au lecteur attentif une sorte de
théodicée de l’inconscient aux prises avec le mystère du soi et
donc de l’origine, d’une part, et avec celui de l’altérité des autres,
de l’autre. Les nombreux autres niveaux de lecture ayant depuis
longtemps fait l’objet d’exégèses de grande qualité, c’est à ce
dernier registre uniquement que la présente étude se propose,
non sans candide témérité, de se consacrer.
Comme l’idée centrale, que rend patente la case TAT 57,1,1,
pourrait être récusée si elle ne s’appuyait que sur l’évidence
pourtant flagrante de cette vignette-là, il est nécessaire de montrer
comment non seulement toute cette histoire spécifique, mais bien
l’ensemble de l’œuvre qui la précède, y conduisent comme les
cailloux du Petit Poucet guidèrent ses frères et lui vers leur demeure.
Tchang, le Yéti, Milou, Haddock, Tournesol et jusqu’aux absents
(les Dupondt, la Castafiore, Lampion, Rastapopulos, Müller, etc…)
s’y présentent comme autant de marqueurs en creux de ce qui
arrive à Tintin, et à quoi toute l’économie du récit conspire.
Tintin au Tibet n’est ainsi pas un album à prendre isolément.
Il se place de manière stratégique dans une suite qui consiste,
à partir de la recherche préfacée de longue main mais évidente
27
TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
depuis Le Secret de la Licorne, à discerner, préciser et consolider
les vrais rôles des uns et des autres, à savoir : établir Tintin
comme individu pleinement fondé ; amener Tournesol à
occuper la place du Père ; amener Haddock à se retirer de celleci, qu’il usurpe si maladroitement, et à s’effacer de la fonction
de « capitaine » ; amener Milou à régresser au rang de simple
animal de compagnie ; situer, enfin et surtout, la dimension
femelle quelque part dans le paysage et oser dire, ou du moins
laisser entendre9, sa fonction dans cet univers intégralement
masculin.
En se rendant au Tibet, on se dirige vers l’Est, là où le soleil
apparaît. Donc vers l’origine, et ainsi tout naturellement vers
l’enfance, vers l’authentique. Etablis pour des vacances10 dans
les Alpes suisses, montagnes par excellence si l’on peut dire,
Tintin, Haddock et Milou vont être amenés à remonter jusqu’à
la mère de toutes les montagnes, la chaîne la plus haute et la plus
massive du monde, l’Himalaya. Or, dans cette expédition vers
des cimes, en réalité tout débouche dans une caverne, selon un
dispositif inverse de celui du Temple du Soleil. Là-bas, remonter
une cavité souterraine peuplée de momies sacrées, de « joyeux
9. Entendre, c’est entre andres sans en avoir l’R : entre hommes… De fait, au fil des
aventures, la féminité se forcera une voie dans cet univers masculin en forçant l’ouïe,
par la voix stridente de la Castafiore. Et il vaut la peine de noter que le seul qui n’en
sera pas importuné, mais au contraire saura y faire, c’est le sourd, Tournesol !
10. L’idée a son importance : pour la première fois, Tintin n’est ni en état de
disponibilité pour un événement nouveau, ni pris dans le maillage du quotidien. Il
est en état de vacance, déplacé de son cadre et de ses occupations habituelles. Cette
vacance permet à sa propre plénitude de se chercher un espace. Pour la première
fois, il se trouve disponible à lui-même, libre d’aller où il prend plaisir à se promener.
D’autant plus disponible à lui-même qu’il est seul à pratiquer la montagne, les deux
autres restant à l’hôtel. Tout concourt à lui assurer un cadre propitiatoire pour un
retour sur soi. Il n’est pas jusqu’à la fatigue physique qu’il s’accorde, lui l’infatigable
par construction, qui ne soit un facteur favorable : elle le porte à l’assoupissement qui
va permettre à un rêve quasi hypnotique de déclencher l’aventure. On note enfin à
ce propos que c’est la seule et unique aventure qui prend naissance à l’intérieur du
psychisme du héros, et non dans un événement extérieur ou une mission à remplir.
Elle vient du dedans et s’y passe toute entière.
28
VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
trompe la mort11 » avait mené au cirque de montagnes abritant
le Temple du Soleil. Ici, être monté au plus haut vers le ciel
chercher le « fils du Ciel12 » conduit Tintin à s’enfoncer dans une
grotte obscure menaçante de vie animale sauvage et primitive.
C’est le chemin exactement inverse, du ciel vers la grotte et non
de la grotte vers le grand ciel. On pressent que cette expédition
a quelque chose d’une anabase, d’une remontée à la source et
qu’elle fait système par symétrie avec la découverte antérieure
du Temple du Soleil13.
11. TDS,46,3,3. La « paire » de momies ne présente pas d’autre élément de distinction
que les plumes de la coiffure, de même qu’entre les Dupondt le croc de l’une des
moustaches fait seul la différence. Etre une paire, n’est-ce pas une manière de tromper la
mort, et donc symétriquement de gruger la vie ? Haddock touche juste… Dans sa grotte
à lui, Tchang, emblème même du « rend-la-vie » sera au contraire seul, unique, impair.
12. On sait que le ciel est cet espace ouvert où il y a place et pour le Soleil et pour la
Lune. C’est un espace de pureté et de liberté, à la différence et de la Mer, et de la Terre,
et de l’Espace, qui est tout noir. On y voit clair, et en même temps il n’y a rien à y voir. Le
ciel tient une très belle place dans le dessin de Tintin au Tibet, qui au surplus commence
par une affaire d’avion. Tout cela concourt à montrer que le rôle de Tchang est de
faire voir que Tintin, comme tout un chacun, est aussi « fils du Ciel », qu’il y a du Père
dans son identité, et pas seulement de la mère comme chez Haddock. Aller chercher
Tchang, tombé du ciel comme Icare et récupéré par la fatalité femelle dans une grotte
chthonienne, c’est s’affirmer comme ouranien, fils d’une instance paternelle, donc de
registre céleste. C’est se déclarer « fils du ciel » et non proie de la seule enfanteuse. C’est
instituer du Père en revendiquant cet inverse de la paire, qu’est l’Unique.
13. Sans encore développer ici ce point essentiel, notons que la puissance paternelle
est souvent aux arrêts de forteresse tandis que la femme s’offre sous le ciel : Tournesol
est deux fois séquestré, on le trouve enfermé à la forteresse de Bakhine, dans Le Temple
du Soleil, à Sbrodj sous bonne garde, etc, tandis que la cantatrice est toujours sous les
feux de la rampe ou au grand soleil. La scène d’opéra est par essence l’inverse d’un
lieu de réclusion, c’est un podium d’exhibition hors des coulisses ténébreuses… La
grotte est donc un motif topique, incarnant à la fois l’enfermement et l’orée. Elle
est le lieu interdit. Une scène du Temple du Soleil le montre bien, lorsque Haddock
a découvert une grotte pour la nuit, et qu’en sort une ourse qui l’épouvante en
l’invitant à y entrer ! Il a beau être armé, cette allégorie velue de ce qui habite les
grottes vaginales le met en fuite (TDS,35,2). On a là un premier indice du blason que
seront la Yéti et sa grotte. Sauf que là où Tintin entrera hardiment au Tibet, Haddock
fuit terrorisé dans les Andes. C’est que dans la grotte de la femelle carnassière, Tintin
sait qu’il ira retrouver et sauver son vrai Soi, tandis que Haddock le vrai bâtard est
instantanément terrorisé à l’idée de ce qu’il pourrait y avoir dans l’antre secrète de
l’ourse malencontreusement dérangée.
29
TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
Dans l’équipée vers le Temple du Soleil par exemple, c’était
Haddock, étrangement tourmenté jusqu’à l’hypocondrie par la
disparition de Tournesol, qui prenait l’initiative de partir à la
recherche du Père solaire enlevé (7BC, 51,4,3),14. Sûr plus que
jamais, au départ de ce duo d’albums, de sa propre légitimité
de propriétaire, d’héritier15, de noble pour tout dire, (même si
plus d’un signe aurait déjà dû l’en faire douter), le capitaine
assume avec éclat la responsabilité d’aller sauver pour ainsi dire
son propre père, l’ancêtre originel. Celui du moins qui en tient
lieu, et qui figure en tout cas de manière tout à fait surprenante
parmi les portraits d’ancêtres (7BC,53,1,5).
14. Tournesol, futur inventeur de la fusée lunaire, est tout à fait sol-air, sous l’air sot
qu’on pouvait lui prêter au tout début, lors de sa première visite chez Tintin (TRR,5,4,3).
D’emblée pourtant Haddock ne s’y était pas trompé : il avait cherché à écarter
Tournesol, et ce très symptomatiquement en lui demandant son nom (TDR,5,3:
Hélas pour lui, Tournesol n’est pas un Rackham de plus, mais bien un personnage
originel incontournable, qui persiste à ne vouloir parler qu’à « Monsieur Tintin »,
lequel lui ouvre sa porte). La première occupation de Tournesol après la trouvaille
du trésor sera d’ailleurs de rechercher un « tombeau mérovingien dans les environs »
(7BC,3,2,3), autrement dit le secret des origines – mérovingien, comme par hasard :
étrange curiosité pour un ingénieur, sauf qu’on entend bien dans mérovingien l’idée
de mère mêlée à celle d’ovaires et de vagin : ces trois stades de la féminité, le sexe,
l’utérus et la stature de mère signifiant trois statuts bien différents, ici fâcheusement
encore mêlés. Dans le même temps le pauvre Haddock tente en vain de maîtriser
l’illusionnisme pour valider son statut : la transformation de l’eau en vin a bien pour
fonction de valider le fait mal établi que lui, hier marin à vau-l’eau, est bien fondé
à être un châtelain vain de sa personne. Il y échoue évidemment : démarche de fils
illégitime, en contraste avec celle d’un Tournesol occupé à fonder dans les origines sa
légitimité de mâle de plein exercice.
15. Au tout début des 7 Boules de Cristal, son arrivée est admirablement mise en
scène pour souligner à la fois ce nouveau statut de maître des lieux dans lequel il se
pavanait déjà en grand uniforme de capitaine de vaisseau à la toute fin du Trésor de
Rackham le Rouge, et le ridicule de ce qui sonne faux en cela. Le cheval qui revient le
premier sans son cavalier (7BC,3,2), et le monocle faute duquel ce dernier feint de
ne pas reconnaître Tintin (7BC,2,4,3 et 3,2,1), sont d’une exquise sémiologie. On
verra à quel point ces symboles touchent juste quand il s’agira pour les héros d’une
part d’y voir clair, et de l’autre de trouver leur assiette, comme on dit justement d’un
cavalier : Haddock ne tient pas en selle, et n’y voit jamais bien, ce sera notamment
explicite dans Tintin au Tibet, où, devant s’envoler avec Tintin, il commence par se
faire emporter par une vache qu’il chevauche piteusement (TAT,7,4 et 8), puis est
empêché d’y voir par une poussière dans l’œil (TAT,9)
30
VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
Ici en revanche, c’est Tintin qui, contre les objurgations et
manœuvres de ce même Haddock, part à la recherche d’un
fils. Tchang (« Votre Fils du Ciel » dit Haddock avec distance et
humeur) est par excellence l’icône du Fils16. Il insiste par exemple
fortement dans sa lettre sur tous les traits qui font de lui un fils
adoptif, mais profondément affilié, dans une filiation que Tintin
seul a au surplus ménagée après l’avoir sauvé des eaux (LLB,62,1,2
et 2,5), et pour ainsi dire remis au monde (TAT,4,1,3 et 2,1).
Alors qu’ils étaient revenus du pays inca lourds d’un trésor
fabuleux, les héros redescendent cette fois de l’Himalaya avec
pour tout trésor la bénédiction des moines, la vie de Tchang,
et la nostalgie du Yéti. Autant leur équipée sur les traces des
conquistadors leur avait apporté les conditions de la fortune
matérielle (redoublant le bénéfice d’une première recherche,
celle du Trésor de Rackham le Rouge, elle aussi menée à bien vers
l’Ouest grâce à Tournesol), autant leur ascension au Tibet ne se
solde que par un bénéfice moral et philosophique, cette superbe
ἐπόχη par laquelle Tintin la conclut : « Qui sait ? ». Quand on
cherche vers l’« Où est ? » (là vers où Tournesol ne cesse de
vouloir égarer tout son monde) on peut trouver du ça. Quand
on va au contraire chercher vers l’« Est », on rencontre de l’Être,
du « sois ! », ce fiat lux qui fait le Soi. Quand on en vient à se
demander « qui sait ? », on sait qui c’est…
Que Tintin au Tibet soit d’un sérieux particulier se signale
encore au fait que les Dupondt en sont totalement absents. Eux
qui sont les emblèmes de la confusion, présents dès la toute
première case du tout premier album (TAC,1,1,1), c’est leur
absence qui fait sens ici, en ce qu’elle signifie en creux que
16. Sa lettre parle de « frère de mon vénérable père adoptif » (Tintin répète deux fois la
phrase, ce n’est pas anodin : cette indication de liens de famille le touche. Elle l’avait
déjà ému aux larmes en Chine, LLB,62). Et surtout, Tchang « désire revoir votre noble et
vertueux visage », expression dans laquelle tout est dit de ce qui fait la transcendance :
désir, vue, visage. Une allitération (quatre v) souligne l’effet d’extase qui s’y attache.
31
TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
précisément on y sort de la confusion à tous égards. L’autre
grand absent, c’est Tournesol, protagoniste de la grande
aventure lunaire, puis sujet central de l’affaire portant son
nom, et déjà au centre de deux chasses au trésor, mais qui cette
fois laisse faire et n’est même pas consulté. Il est certes présent
au début, mais à l’écart, presque à titre d’élément de décor,
dirait-on, pour donner du naturel au cadrage des protagonistes
qu’il semble simplement accompagner sur leur lieu de vacances.
On ne le voit qu’en bas de la page TAT,2, lorsque Tintin est
saisi par une transe incongrue et crie « Tchang ». Tournesol se
singularise alors par le fait de rester seul à n’en rien vouloir
entendre. Il est absent des pages TAT 1 et 3 (laquelle se
termine par un renouvellement du même cri), et les pages 4 et 5
servent à prendre congé de lui sur un complet malentendu
(mâle entendu ???)17. Imperturbable quand tout est bouleversé
par le rêve de Tintin (TAT,2,3), il ne veut rien savoir de cette
aventure, qu’il assimile à une ivresse passagère et réprouve en
termes brutaux: « C’est ça, allez cuver votre vin » (TAT, 5,3,3).
On relève que l’allitération en V est ici la même que celle
par laquelle Tchang saluait Tintin quelques cases plus haut. Par
cette infinie subtilité, Hergé donne à entendre la symétrie des
deux personnages par rapport à Tintin : Tournesol en situation
de père, Tchang en position de fils, tous deux adoptifs, bien sûr.
On comprend que Tournesol, qui a fait de Tintin son fils
spirituel (c’est manifeste dans toute l’aventure lunaire, au point
d’y partager avec lui l’autorité), n’ait aucune envie de voir ce
fils décider de se reconnaître désormais non plus en référence à
une image paternelle adoptive, mais en sa propre descendance
(ou fraternité) adoptive, Tchang.
17. Sorti du cadre page 4 de TAT, Tournesol ne réapparait que à la page 4 des Bijoux
de la Castafiore, assis exactement comme il l’était à Vargèse et lisant dirait-on le même
livre : l’aventure au Tibet l’a laissé inentamé. Il fallait qu’elle se déroulât sans lui, loin de
lui, pour trier une fois pour toutes entre Tintin et Haddock qui saurait devenir homme
à son tour (comme lui l’est depuis toujours) et qui resterait hémiplégique du Soi….
32
VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
Cependant, en vrai père noble, il réprouve, ignore, s’abstrait,
mais n’empêche rien, et ne revient même pas commenter
ou conclure l’affaire, qui se terminera sans lui. Seule cette
allitération placée deux fois à douze cases d’intervalle,
subliminale, reste là pour signaler qu’une transition s’est faite,
qu’un relai s’est passé, Tintin cessant d’être le brillant jeune
second pour devenir tout simplement lui-même, autonome,
responsable. On ne peut s’empêcher de repérer en outre une
symétrie entre les deux extrémités de l’aventure : au tout
début (TAT,5,3,3), le Père Tournesol a ce tellement discret cri
subliminal de sensibilité à la perte qu’il fait du fils s’émancipant
(l’allitération en V), et à la toute fin, on a (TAT,62,2,3) le cri
déchirant de la Yéti à laquelle Tintin est allé arracher ce qu’elle
avait gardé de lui, à savoir Tchang – La Yéti dont la première
manifestation avait été un cri venu de très loin, exactement
comme la voix de la Castafiore (TAT,22,4,2 et TAT,16,4,3),
l’écho entre les deux est loin d’être anodin. Un cri au surplus
étrangement confondu avec le vent – Une voix venue du vent, on
retrouve l’allitération séminale…
L’aventure voulue par Tintin aura été ainsi fondatrice pour
lui au prix d’un double déchirement intime, d’abord au cœur
du père symbolique, puis dans celui de la mère symbolique.
N’a t’elle pas consisté en somme, cette aventure, à récupérer
les deux moitiés de soi, symbolisées par Tintin et Tchang, en
rendant les deux êtres géniteurs chacun à sa solitude, eux dont
la tentation naturelle est toujours de conserver pour soi une
moitié de l’être engendré ? Tournesol aimerait bien conserver
auprès de lui ce fils spirituel si sobre et attentionné, la Yéti
aimerait bien conserver sous sa coupe son nourrisson humain,
mais ce serait au prix de l’empêchement et pour ce fils et pour ce
nourrisson de vivre en tant qu’humain(s), ce que permet seule
leur réunion en un seul être, l’être-au-monde que constitue leur
relation vécue de Tu à Je, exactement comme la Sainte Trinité
ne tient que par le Saint Esprit.
33
TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
Mais pour laisser advenir cette identité duale réconciliée de
l’être subjectif, il aura fallu au héros s’affranchir du magistère du
Père et affronter les défenses autrement redoutables et puissantes
de la Mère – L’éloignement, la dissuasion générale, la nature
hostile, les neiges, les pentes, enfin sa propre férocité à elle, le
Migou femelle… Là où le Père est dans le registre de l’éclipse
permissive, la Mère remue ciel et terre pour interdire – supera si
flectere nequeo, Acheronta movebo18 – selon une sorte de chiasme :
c’est que le Père a pignon sur rue, et n’est soupçonné de rien,
tandis que la Mère, réputée abominable homme des neiges,
est vouée à la relégation, à vivre cachée, fuyarde… La faute,
imputable pourtant au Père, pèse toute entière sur elle, qui
doit assumer la monstruosité. C’est comme on sait le schéma
classique des filles mères, vouées à l’opprobre et donc portées
au secret tragique sur le fruit de leurs entrailles, tandis que le
mâle géniteur reste à l’abri du reproche, moyennant un secret
lui aussi, mais qui ne court pas le risque d’être trahi au bout de
neuf mois par la force des choses.
L’histoire s’inscrit ainsi comme l’épreuve d’une émancipation
complète, et d’envers l’autorité du Père au départ, et d’envers
les attaches perpétuées abusivement par la mère, pour
conclure. Mais in fine, tous deux finissent à contrecœur par
laisser aller Tintin et son double intime, Tchang, après n’avoir
pu empêcher qu’ils tendissent l’un vers l’autre. Il s’agit bien
d’un récit initiatique de libération de soi, par affrontement
résolu (et même courageux, s’agissant de la terrible puissance
maternelle de rétention et de dissuasion affrontée au Tibet),
avec les figures symboliques du Père et de la Mère. Ici, Tintin
joue son être, sa vie, le sens de toutes choses, et il n’y va donc
qu’entouré de l’essentiel : Milou, inséparable, et Haddock qui
ne le laisse pas partir seul. Ces derniers à vrai dire n’y vont qu’à
regret. Et, au point culminant de cette quête, Tintin sera quand
18. Cette expression tirée de l’Enéide de Virgile avait été choisie comme devise par
Freud pour décrire le sens de sa recherche : « Si j’échoue à fléchir les puissances d’en haut,
je ferai jouer celles des enfers » (EN,VII,312).
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VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
même seul – Seul avec Milou pour retrouver Tchang, seul sans
Milou pour affronter la Migou revenue l’en empêcher. On est
toujours seul pour affronter l’interdit d’exister inhérent à la
fonction maternelle. Nous verrons en son lieu tout le poids
de cette scène suprême, mais avant ce moment paroxystique,
l’affranchissement s’opère au sein même des relations aux
proches, plus ou moins facilement. Passer outre à la faible
tentative faite par le Père symbolique, Tournesol, d’invalider la
tentative en la mettant au compte incongru du « champagne à
cuver », a été aisé. Se déprendre des parèdres Haddock et Milou
sera plus ardu, car ils présentent avec le Tintin encore inachevé
des adhérences en tant que compléments. Enfin, venir à bout
des ruses et obstacles multipliés par la puissance femelle pour
défendre son secret sera autrement plus difficile et dangereux.
Tintin manquera par trois fois d’y perdre la vie !
C’est au total à travers un groupe de cinq personnages que se
joue le récit de l’accès à soi dont Tintin est vecteur durant cette
vingtième aventure.
Ils sont disposés en deux19 couples: Tintin et Tchang d’un
côté – les humains, les purs ; Haddock et le Yéti de l’autre – les
animaux à forme humaine, velus, hargneux, capons20.
19. Un troisième super-couple se manifeste, on l’a dit, par son absence : les jumeaux
Dupondt d’une part, l’astre Tournesol de l’autre. Ils forment à trois un autre tandem
d’extrêmes : les deux policiers pris comme un bloc symbolisant la confusion par
effet de non-séparation (par exemple dans la fusée lunaire, ils tombent parce qu’on
leur a dit de se tenir, et qu’ils se tiennent… l’un l’autre, et non à un point fixe), et
Tournesol incarnant au contraire l’exactitude grâce à l’effet de retrait, de séparation
justement, qu’il entretient en permanence : il est sourd, ou feint de l’être ; il dispose
d’un logis séparé au château; il est étanche aux péripéties. Et surtout, il n’avoue jamais
(« il refuse de nous livrer ses plans définitifs », AT, 55,1,1) ni ne triche jamais (« Je déclare
toujours tout à la douane », BDC, 61,3,1). Il garde le secret, énigmatique quand il le faut,
distant, à part. Il est l’inverse parfait des Dupondt (qui d’ailleurs, lorsque Tournesol
culmine au plus près du soleil, descendent le rechercher dans une mine de charbon :
la polarité est ici à son comble [TDS,55,2,2], et accentuée par le fait qu’ils prétendent
en l’occurrence utiliser le symbole même de la puissance de Tournesol, le pendule).
20. Et plutôt femelles en dépit des apparences : Si l’on prend Alcazar comme étalon
d’une certaine virilité typique, Haddock se révèle en contrepoint dans une position
assez voisine de celle de Peggy, l’hommasse femelle qui sert de compagne au Général.
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TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
Naturellement, dans chacun de ces deux couples, l’un est en
charge de pousser à l’extrême les traits de l’autre : Tchang est
un hyper-Tintin, encore pur et innocent, un vrai parfait petit
scout du Petit Vingtième, comme l’était le Totor préfigurateur
de Tintin. Haddock est un hypo-Yéti. La réunion contre nature
de Tchang et du Yéti, qui groupe les extrêmes, a pour effet de
mettre en évidence21 ce qu’a de monstrueux depuis l’origine le
couplage Tintin-Haddock, que jusque là tout portait à trouver
aussi justifié que celui d’Astérix et Obélix. Enfin, unique et
en sus, Milou qui participe des deux mondes : pur de par son
poil blanc, comme Tintin, Tchang et la neige, animal de par
sa propension à gueuler, sa couardise et son dévouement, tout
comme Haddock et la Yéti dont il partage (avec les mêmes effets
déplorables) le goût commun pour le Whisky sec, l’aboiement…
et la couardise !
Le jeu des deux couples fondamentaux, entre lesquels
balance Milou (symptômatiquement doté pour la circonstance
d’un ange gardien et d’un diable qui font couple eux aussi, pour
renforcer le trait : l’opposition entre les deux couples majeurs
trouve ainsi en lui son écho à travers la confrontation de l’ange
et du diable [TAT,19,1]), organise de part en part les stances d’un
accès à la vérité de soi : d’un côté, des forces très grandes s’y
opposent, de l’autre la ténacité de Tintin à retrouver Tchang,
et de ce dernier à ne pas désespérer en attendant, parviennent
in extremis à l’emporter.
Ce détail des deux figures allégoriques en quoi se disjoint
la personnalité jusque là unique de Milou annonce à lui seul
le caractère décisif de cet album : depuis la première case du
premier album, Tintin était flanqué des deux Dupondt, ombre
portée on le sait du père d’Hergé et de son frère jumeau. Ils
faisaient toujours tout rater à force de rester enfermés dans
une surenchère du même au même, le fameux « Je dirais même
21. Selon la vieille loi mathématique subtilement détournée par Paul Valéry, que « le
produit des extrêmes est égal au produit des moyens ».
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VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
plus » par lequel l’un des jumeaux répète en plus mal ce qui
vient d’être dit par l’autre. D’amis, ils pouvaient se retourner en
ennemis22. Or, on l’a noté d’emblée, ils sont totalement absents
de cet album-ci. En revanche, Milou, le parèdre de Tintin,
reçoit deux Milou jumeaux en chaperons, deux Milou colorés,
violemment antagonistes, et dont le dialogue oblige très vite à
des arbitrages décisifs. À la place de deux jumeaux tout en noir,
parfaitement semblables et désarmants de sottise, voici deux
jumeaux aux couleurs vives emblématiques, au propos acéré,
à la joute fatale, et qui jouent un rôle clé au moment crucial
(TAT,45,4,2)23. Là où régnait avec les Dupondt semblables
une force d’extinction du sens vient de se placer avec les Milou
allégoriques contrastés une forme d’exacerbation du sens. Très
logiquement, l’affranchissement de Tintin, en le découplant de
Milou, amène ce dernier à se découvrir une conscience propre,
avec ses stances de chien, Tintin ayant cessé d’être l’instance
de sa conscience, qu’il était jusque là en sa qualité de maître
et ami. Observer cette évolution en Milou, c’est la détecter en
Tintin parallèlement sans qu’il faille le dire.
C’est que Tintin au Tibet est une épopée de la parole, donc du
sens. À l’inverse de celle qui lui fait immédiatement suite, Les
Bijoux de la Castafiore, dans laquelle règnent quiproquos et
malentendus, cette histoire-ci est toute entière tendue vers la
rectitude d’un énoncé, la plénitude de ce « Tu » qui ne se peut
dire qu’en présence l’un de l’autre, et qui dit tout. Les erreurs
22. En Chine ils doivent arrêter Tintin (LLB,45,1), en Angleterre ils l’arrêtent
(IN,4,1) et le poursuivent, ils le soupçonnent plus tard encore d’avoir tué le Syldave
(SO,9,2,3). On ne peut se fier à des clones, dont Haddock dira à juste titre qu’ils sont
des clowns (OML,18,3,2) !
23. On voit donc que depuis le début de la création de Tintin, la paire de clones
Dupondt et le couple des antonymes Tintin et Milou fonctionnent comme anode
et cathode pour créer un champ magnétique qui permet la marche du sens et son
déploiement. Au pôle de la confusion incarné par les deux policiers tout en noir et
toujours à contre emploi, répond le pole de l’élucidation par le flair, l’initiative, la
complémentarité, le jeu de rôles combinés, la complicité et parfois l’affrontement.
Bref la vie…
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TINTIN OU L’ACCÈS À SOI
de compréhension foisonnent au début de l’histoire, puis
disparaissent à mesure que le héros chemine de signe en signes,
accordant à chacun d’eux une certitude précise. Et la fin voit le
Grand Précieux consacrer cette quête du sens en l’explicitant,
après que Tchang ait donné un long récit de ce qu’il a vécu, récit
qui valide rétroactivement tout le jeu de piste de Tintin. Dans
toute cette affaire, Haddock et le Yéti rivalisent en revanche l’un
avec l’autre pour émettre des sons inarticulés, en contrepoint
en quelque sorte de l’énonciation du sens par Tintin et Tchang.
Quant à Milou, il tient le milieu, symbolisant de manière tout à
fait exceptionnelle et innovante les stances qui se jouent autour
de lui entre l’angélique Tintin qui s’élève, et le diabolique24
Haddock qui tire vers le bas. Les deux allégories qui se disputent
l’âme devenue muette du petit chien symbolisent les forces qui
opèrent dans l’inconscient, et entre lesquelles se joue toute
l’aventure. Un des versants de la puissance du livre est que les
arbitrages rendus par l’inconscient (le diable de Milou gagne
chaque fois) sont à l’inverse des conclusions imposées par la
volonté d’élucidation que porte Tintin. Deux fois, le diable de
Milou égare ce dernier, créant un grand péril. Chaque fois, une
force plus grande passe outre et l’emporte : Tintin sauve Milou
de la noyade après sa chute causée par un trouble de la vision,
et grâce à la vision surnaturelle de Foudre Bénie les moines
sauvent la cordée après que ce chien qui voit double ait perdu
le message de SOS. Y a t’il manière plus magistrale d’illustrer
le conflit intérieur qui, en n’importe qui, oppose la volonté
droite et résolue à l’ensemble des pièges que tend l’inconscient,
lui même tendu à empêcher l’élucidation entreprise ? Ce qui
se joue secrètement en Tintin-le-fort est montré à l’envers en
24. Non que Haddock soit satanique. Mais il empêche le sens de se former, en
dispersant sans cesse ses composants. Il est dia-bolique, l’inverse exact du sym-bolique.
Son mode usuel d’expression est l’éructation d’insultes qui ne font pas chaine entre
elles, qui sont complètement aléatoires. Des giclées de mots qui éparpillent le sens.
Et parfois des non sens (voir le fameux « Koua kouakouin kouinkoua » des Bijoux de
la Castafiore, BC, 28,3,1). Il faut entendre ici diabolique au sens de διαβολος par
opposition à συμβολος.
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VOYAGE AU BOUT DE SOI-MÊME
Milou-le-faible. L’un est le contrepoint de l’autre. Rien que
pour ce seul trait, Tintin au Tibet est une œuvre géniale.
De même que la Recherche du Temps Perdu s’amorçait entre les
deux « côtés », celui de Guermantes et celui de Méséglise ou de
chez Swann, qui définissent par interpolation ce lieu elliptique
qu’est Combray, de même la construction du sens s’accomplitelle, à l’apogée de l’œuvre de Hergé, entre deux « côtés » : d’un
côté avec la quête, au Pérou, de Tournesol prisonnier du
Temple du Soleil, c’est le « côté » des origines et du Père qui
est exploré ; de l’autre, avec le sauvetage de Tchang au Tibet,
c’est ce qui reste de soi dans la Mère – et dont la rétention
inhibe l’essor autonome du moi –, qui se trouve en quelque
sorte cureté.
La nécessité de ce second volet de l’accès à soi a été
déclenchée mécaniquement par le premier, que l’expédition
lunaire avait entretemps puissamment conforté en achevant
d’ériger Tournesol en détenteur indiscutable de la puissance
paternelle25. Elle a en outre été rendue plus instante par
l’irruption entretemps, à deux reprises, de cette alternative
25. Il est celui qui détient tous les secrets… secret de la fusée lunaire, secret des plans
de l’arme suprême, secret de la génétique des roses, ces fleurs dans lesquelles naissent
les enfants, ces corolles où les guêpes vont enfouir avec délices leur petit dard. On
note que dans la grande scène du jardin des Bijoux de la Castafiore, Tournesol est
vêtu d’un gilet couleur guêpe, jaune et noir. Les deux bandes BDC,21,1 et 2 qui le
mettent cinq fois en tête à tête avec le capitaine autour de la case BDC,21,1,2, où
les guêpes font s’enfuir les porteurs des phalliques appareils de photo, prennent par
ce biais une extraordinaire puissance symbolique : les petites guêpes bien cachées,
emblèmes du Tournesol qui lui aussi manie un engin piquant, n’ont aucun mal à
mettre en fuite des équivalents symboliques du capitaine, dont on se souvient qu’il
rêvait lui aussi d’être un paparazzi de la Yéti, avec son gros appareil à la capturer en
images… (TAT,55,2,1). Et tant qu’à pousser à son extrême le subliminal, dans la
scène BDC,21,1,1, on voit le savant taquiner de son engin coupant le bout de son
doigt dardé, laissant son majeur ganté se présenter comme un sexe en érection au
gland décalotté. Lorsque Haddock à son tour quitte la place, il n’est pas étonnant
que le professeur reste, debout au milieu de roses rouges épanouies, sécateur en
érection et doigt dressé (BDC,21,3,1).
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