La délivrance du corps - Revue des sciences sociales

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La délivrance du corps - Revue des sciences sociales
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David Le Breton
DAV I D L E B R E TO N
La délivrance du corps
Internet ou le monde
sans mal
La fin du corps
e corps est perçu par certains
enthousiastes des nouvelles technologies comme un indigne vestige archéologique amené à disparaître
prochainement.1 Il se mue en membre
surnuméraire, en entrave à l’émergence
d’une humanité (que certains appellent
déjà une posthumanité) enfin parvenue
à se défaire de toutes ses entraves,
dont la plus cuisante est le fardeau du
corps. Ces nouveaux gnostiques dissocient le sujet de sa chair périssable et
veulent l’immatérialiser au bénéfice
de l’esprit, seule composante digne d’intérêt. Anachronique, le corps doit disparaître bientôt afin de permettre l’accès à une humanité glorieuse enfin
délivrée de cette « viande » qui l’enracine au monde. Dans Neuromancien,
livre culte de la cyberculture, Case,
coupable d’avoir dissimulé des données
à ses employeurs est expulsé de la
Matrice (le cyberspace) et condamné à
son corps. « Pour Case, qui n’avait vécu
que pour l’exultation désincarnée du
cyberspace, ce fut la Chute. Dans les
bars qu’il fréquentait du temps de sa
gloire, l’attitude élitiste exigeait un
certain mépris de la chair. Le corps,
c’était de la viande. Case était tombé
dans la prison de sa propre chair».2 La
connexion retrouvée avec la Matrice
procure la félicité à Case redevenu pure
conscience. Ce dernier n’a d’existence
réelle que dans le cyberspace, là seulement il est sujet à part entière. Sa
quête est favorisée par un ancien pirate informatique mort, mais dont l’esprit
est toujours vivant, synthétisé au sein
de l’ordinateur.
L
DAVID LE BRETON
20
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
■
Le corps n’est plus une frontière
identitaire, mais une trace laissée dans
l’espace. La réduction du corps à la
« viande » (meat) revient dans Mondo
2000 pour qui « cette expression communique la frustration que les usagers
de l’indéfiniment extensible infosphère
éprouvent face aux limitations imposées à leur esprit vagabond par les exigences du corps ». Ce terme péjoratif
pour désigner le corps vient naturellement sous la plume d’un théoricien
majeur de la pensée artificielle, Minsky, mais appliquée cette fois au cerveau
(a meat machine). Branchés sur le
cyberspace les corps se dissolvent.
« Suspendu dans l’univers de l’ordinateur, dit Heim, le cybernaute quitte la
prison du corps et entre dans un monde
de sensations digitales 3 ». Le voyageur
de l’infosphère ne se sent plus attaché
à un corps physique, il mène des explorations successives sous des identités
souvent différentes dans un monde
immatériel. Quels que soient son âge,
son sexe, même s’il est malade ou handicapé, il est libre de se mouvoir à sa
guise et selon sa compétence dans un
univers de données. Son corps physique
n’est, au regard de ses multiples corps
virtuels, qu’un port d’attache, une
nécessité anthropologique dont il se
passerait volontiers. Le corps électronique atteint la perfection, loin de la
maladie, de la mort, du handicap. Il réalise le paradis sur terre d’un monde
sans épaisseur de chair, virevoltant
dans l’espace et le temps de manière
angélique sans que la pesanteur de la
matière entrave son avancée. Comme
l’eau se mêle à l’eau, la chair électronique se dissout dans un univers de don-
nées que rien n’arrête. Le Net est devenu la chair et le système nerveux de
ceux qui ne peuvent plus s’en passer et
qui n’éprouvent que dépit face à leur
ancien corps qui ne cesse de leur coller
pourtant à la peau.
Une communauté virtuelle américaine, les extropiens (ceux qui sont
hors de l’entropie) veulent prolonger à
l’infini leur existence grâce au perfectionnement des techniques. S’ils meurent malgré leurs efforts d’immortalité
leurs dépouilles sont placées en hibernation en attendant que l’on découvre
une manière de soigner leurs maux et
de les ramener à la vie. Ils travaillent à
la possibilité de transférer leurs esprits
dans le réseau afin de s’affranchir définitivement du corps et de mener une
vie virtuelle et éternelle. Pour son théoricien D. Ross, il « suffit » de construire dans un programme d’ordinateur
chaque neurone et chaque synapse d’un
cerveau particulier pour que le transfert s’effectue entre l’esprit, avec toute
sa mémoire, et l’ordinateur, laissant le
corps à l’abandon. L’homme ne valant
que pour son cerveau la dissolution du
corps ne change rien à son identité,
mais elle délivre l’extropien de son
poids possible de maladies, d’accidents
ou de mort. S’il s’ennuie dans le cyberspace, il a le loisir de revenir en arrière
en se faisant « simplement » reconstruire un nouveau corps, à partir de son
ADN, ou d’un autre corps, mais également par clonage et dans lequel on
rechargera son esprit.
G. J. Sussman, professeur au MIT, se
lamente de ne pas gagner d’emblée
l’immortalité qui lui parait techniquement si proche. Il rêve de se débarrasser de son corps et de s’affranchir ainsi
de la mort : « Si vous pouvez faire une
machine qui contienne votre esprit,
alors la machine est vous même. Que le
diable emporte le corps physique, il
est sans intérêt. Maintenant une machine peut durer éternellement. Même si
elle s’arrête vous pouvez toujours vous
replier dans une disquette et vous
recharger dans une autre machine. Nous
voudrions tous être immortels. Je crains
malheureusement que nous ne soyons la
dernière génération à mourir ». 4 L’imaginaire millénariste de délivrance du
corps grâce à l’ordinateur est largement partagé. Nous n’en donnons ici
qu’une poignée d’exemples. R Jastrow,
chercheur dans le domaine spatial,
La délivrance du corps. Internet ou le monde sans mal
Mark Kostabi, Sanctuary 2000, Huile/toile, 40/30 inchesextr. Flash Art 33,
n0215, Nov-Dec.2000
pense que « le cerveau humain, intégré
à un ordinateur, est libéré de sa chair
mortelle. Connecté à des caméras, à des
instruments, le cerveau voit, sent et
répond à des stimuli. Il contrôle sa
propre destinée. La machine est son
corps; il est l’esprit de la machine.
L’union de l’esprit et de la machine crée
une nouvelle forme d’existence pour
l’homme à venir ». 5
Minsky pousse à son terme sa mystique de l’Intelligence Artificielle et
son mépris du corps, il prend déjà date
pour le téléchargement de l’« esprit »
dans l’ordinateur : « L’idée de mourir
après avoir accumulé suffisamment
pour résoudre un problème est désolante. Sans parler d’immortalité, même
cinq cents ans de vie supplémentaire,
pourquoi pas ? Et il n’y a pas de raison
que le système tombe en panne si vous
utilisez une bonne technologie car vous
pouvez remplacer chaque partie... En
outre vous pourriez faire deux copies
de vous-même si l’une ne marchait plus.
Peut-être même envoyer de multiples
copies de vous-mêmes vivre différentes
vie ». Minsky a d’ailleurs écrit en collaboration avec H. Harrison un roman
d’anticipation The Turing option (1992)
où il imagine une société où les
hommes peuvent télécharger leur
esprit dans l’ordinateur, la « société des
esprits » à laquelle il rêve. Le plasticien Stelarc considère le corps comme
obsolète au sein de l’environnement
technologique contemporain. A ses
yeux, le corps a perdu toute utilité,
relayé par des machines plus performantes dans la plupart de ses fonc-
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tions. Il est désormais un obstacle à la
réception des myriades d’informations
qui s’imposent aujourd’hui à la
connaissance de l’homme : « Il est
temps de se demander si un bipède,
avec un corps respirant, battant, avec
une vision binoculaire et un cerveau de
1400 cm3 est encore une forme biologique adéquate. L’espèce humaine a
créé un environnement technique et
informatif qu’il n’est plus en mesure de
suivre. D’un côté, il est écrasé par la
vitesse, la précision et le pouvoir de la
technologie, et, de l’autre, il est submergé par la quantité et la complexité
d’informations accumulées ». 6 Un corps
plus à la hauteur, selon lui, des défis
contemporain ne peut être qu’une
structure bionique indifférente aux
anciennes formes humaines. Si
l’ordinateur est un lieu infiniment propice pour abriter l’esprit, il est également promu au rang de corps glorieux,
de délivrance d’un monde biologiquement impur. Leary envisage une immersion de l’homme, enfin dépourvu de
corps, à l’intérieur même de la machine. Ils prennent congé des anciennes
formes d’humanité, dépassées selon
eux par les progrès techniques : « Dans
un avenir proche, l’homme tel que nous
le connaissons aujourd’hui, cette créature périssable, ne sera plus qu’une
simple curiosité historique, une
relique, un point ridicule perdu au
milieu d’une inimaginable diversité de
formes. Si l’envie leur en prend, des
individus ou des groupes d’aventuriers
pourront ré-endosser cette prison de
chair et de sang que la science se fera
un plaisir de reconstruire à leur
attention » 7.
Pour H. Moravec, spécialiste de la
robotique, l’obsolescence du corps
humain est un fait acquis, la tâche première consiste à se débarrasser de la
chair superflue qui limite le déploiement technologique d’une humanité en
pleine métamorphose. « Dans l’état
actuel des choses, écrit-il, nous sommes
d’infortunés hybrides, mi-biologiques
mi-culturels : beaucoup de traits naturels ne correspondent pas aux inventions de notre esprit. Notre esprit et nos
gènes partagent peut-être des objectifs
communs au cours de notre vie. Mais le
temps et l’énergie consacrés à l’acquisition, au développement et à la diffusion des idées contrastent avec les
efforts consacrés à l’entretien de nos
corps et à la production d’une nouvelle
génération 8 ». Le corps ruine une large
part des efforts de l’esprit. En outre la
mort survient un jour et anéantit en un
instant ces efforts. Nous entrons, selon
Moravec, dans une ère « postbiologique », le monde verra bientôt le
triomphe de robots pensants, infiniment complexes et efficaces qui ne se
distingueront plus de l’humanité courante sinon par leur perfection technique et leur abandon du corps. « C’est
un monde dans lequel le genre humain
sera balayé par une mutation culturelle et détrôné par sa propre progéniture
artificielle » (p. 7). Certes, les machines
contemporaines sont encore en enfance,
élémentaires, elles exigent bien des
affinements avant d’atteindre ce niveau
ultime faisant de l’homme biologique
une créature définitivement obsolète.
« Mais, dit Moravec, dès le siècle
prochain elles deviendront des entités
aussi complexes que nous-mêmes, puis
bientôt elles transcenderont tout ce que
nous connaissons... Délivrés des pesantes
contraintes de l’évolution biologique,
ces enfants de notre esprit pourront se
mesurer aux grands défis de l’univers...
ils iront chercher fortune pour leur
propre compte, tandis que nous, leurs
vieux parents, nous nous éteindrons doucement » (p. 8). Ces machines intelligentes et autonomes sauront pourvoir à
leur entretien, à leur perfectionnement,
à leur reproduction, en toute indifférence à une humanité vouée à la désuétude. « Notre ADN se retrouvera au chômage : il aura perdu la course à
l’évolution au profit d’une nouvelle
forme de compétition » (p. 9).
Le développement de la machine est
précisément pour Moravec le salut de
l’humanité. Il prend Descartes à la lettre
en dissociant de manière radicale le
corps et l’esprit et en vouant le premier
à n’être que la machine indifférente
recelant le second. De même que des
données informatisées passent sans difficultés d’un ordinateur à l’autre, nous
arriverons bientôt avec la même aisance à transférer l’esprit humain dans la
machine. La transplantation du cerveau
dans un corps robotique, mais constitué
de matériaux biologiques, libérerait
l’homme de ses entraves physiques.
Moravec ne doute guère que maintes
solutions seront bientôt disponibles. Un
scanner à haute résolution serait à ses
yeux l’idéal, transposant en une fraction
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de seconde toutes les données intellectuelles et affectives de l’individu dans
un nouvel habitacle plus approprié que
l’ancien corps.
Le cyberspace
■
Le cyberspace est aujourd’hui un
mode d’existence à part entière, porteur
de langages, de cultures, d’utopies.
Monde réel et imaginaire de sens et de
valeurs n’existant qu’à travers le croisement de millions d’ordinateurs mettant provisoirement en contact des individus éloignés dans le temps et l’espace,
et qui ignorent parfois tout les uns des
autres. Un monde où les frontières se
brouillent et où le corps s’efface, où
l’Autre existe dans l’interface de la communication, mais sans corps, sans visage,
sans autre toucher que celui du clavier
de l’ordinateur, sans autre regard que
celui de l’écran. Libéré des contraintes
corporelles habituelles face à un monde
simplifié dont les clés sont aisées à
manipuler, le voyageur virtuel connaît
réellement un monde factice, ressent
physiquement un monde sans chair.
Dans l’univers de synthèse le jeu avec la
situation délivre toutes les apparences
du vrai sans le risque de l’épreuve du
monde, et avec la faculté de vivre mille
activités inédites. Malgré sa mobilité
réduite, l’individu vit une plénitude
sensorielle que la société ne lui prodiguerait pas avec tant de largesse. Il se
déplace concrètement dans un univers
reconstitué. En dissociant le corps et
l’expérience, en déréalisant le rapport
au monde et en le transformant en rapport à des données, le virtuel légitime
aux yeux de maints internautes (ou des
tenants durs de l’Intelligence Artificielle) l’opposition radicale entre esprit
et corps, aboutissant au fantasme d’une
toute puissance de l’esprit. La réalité
virtuelle est en deça et au delà du corps,
celui-ci est passif même s’il résonne des
innombrables effets de sensations et
d’émotions provoqués par l’image.
En restant dans sa chambre, fidèle à
l’injonction pascalienne, il est loisible de
marcher dans les gorges du Verdon, de surfer sur les vagues déchaînées d’un spot du
Mexique, de chasser le lion dans une forêt
équatoriale, de déshabiller une femme de
rêve lors d’un jeu érotique avant de l’entraîner dans une torride étreinte virtuelle, de dialoguer des heures avec des cyber-
amis du bout du monde dont on ne connaît
que le pseudonyme et les seules réactions
textuelles qu’ils donnent à voir, de participer à un jeu de rôle avec des partenaires
invisibles, devenir un chevalier médiéval
avec une poignée de passionnés de la
même époque, etc. On peut vivre dans une
ville virtuelle où l’on possède un appartement, un métier, des loisirs, des voisins,
des amis, se rendre dans une salle de spectacle, demander son chemin à d’autres
internautes qui s’y promènent, etc. S’il est
possible d’assister à des accouchements
diffusés en direct, la mort elle-même
n’échappe plus au Net. Un site canadien
autorise à suivre des obsèques grâce à une
caméra branchée sur le réseau. Un autre
site a été créé par des malades et leurs
proches comme un lieu de sépulture virtuelle où figurent les effigies de personnes
décédées et les épitaphes rédigées par
leur famille ou des internautes de passage. La page consacrée à chaque disparu
contient des photos ou des textes. On
peut même déposer des fleurs virtuelles
sur leur tombe. Le congé du corps rend
même possible toutes les métamorphoses,
devenir une pierre qui roule, un violon, un
saumon remontant une rivière, un pilote
d’avion, etc.Tout est relié, toute séparation
abolie. Et ce monde aux allures de rêves
éveillés peut être partagé avec d’autres
simultanément ou par interaction. Si l’ordinateur est une chance pour la personne
atteinte par un handicap moteur et réduite dans ses mouvements, l’inertie motrice
qu’elle provoque chez les autres usagers
est source d’ambiguïté. Le corps s’y transforme au fil du temps en une chose encombrante, excroissance malencontreuse de
l’ordinateur.
Si le lointain se rapproche infiniment, la communication hors corps
éloigne l’immédiat, elle s’inscrit dans la
distension du lien social, l’élargissement de l’espace personnel de réserve.
Les communautés virtuelles dessinent
un univers abstrait souvent plus intime
que la famille ou le voisinage. Les
cyberamis sont parfois plus familiers
que les plus proches car on ne les rencontre jamais. A la limite, on peut imaginer que deux usagers d’un forum qui
se passionnent l’un pour l’autre sont des
voisins de palier qui ne se saluent
jamais et se trouvent mutuellement
antipathiques. La suppression du corps
favorise les « contacts » avec de nombreux interlocuteurs. Tout a priori est en
effet supprimé, toute gêne, tout préju-
La délivrance du corps. Internet ou le monde sans mal
gé, toute timidité à son égard et cela
d’autant plus que la communication est
simplifiée à la limite du phatique et que
nul ne sait qui est réellement à l’autre
bout de l’écran. L’obstacle géographique ou temporel est levé mais aussi
plus radicalement celui du corps qui
permet l’échange immédiat sans l’effort
de l’entrée en matière. Symptomatique
à ce propos, l’amour fou qui naît entre
deux nerds dans le récit de Coupland. Ils
ne se sont jamais vus, mais correspondent régulièrement par e-mail depuis
des mois. Ils ignorent même leur sexe
réciproque car ils usent l’un et l’autre
de pseudonymes. Quand le moment
s’impose de la rencontre, saisis par la
peur de ce premier « contact », l’un
d’eux envoie un ami au rendez-vous. 9 Le
corps est clairement vécu comme
l’épreuve pénible de vérité qui risque
de briser l’euphorie de l’échange hors
corps.
Suréquipé de moyens de communiquer sans avoir à se déplacer (téléphone cellulaire, e-mail, Internet, etc.), l’individu n’a plus nécessairement besoin
de rencontrer physiquement les autres,
la conversation corps à corps dans la
tranquillité de la flânerie ou du silence
semble aujourd’hui battue en brèche
face au dialogue passionné du possesseur de portable ou d’ordinateur avec
leurs interlocuteurs invisibles et
diserts.10 Les innombrables conversations virtuelles, fragiles et éphémères
sont aujourd’hui symptômes des
carences du lien social, elles renvoient
à une soif de contact en même temps
qu’à un souci de se préserver, de ne pas
s’engager outre mesure. Les communautés virtuelles sont bien une « société des esprits » dans une version différente de celle de Minsky. La chair du
monde ou le contenu des choses se transforme en kit d’informations. Dès lors la
frontière entre les mondes, les objets, et
les hommes s’efface, tout devient commutable en puissance puisque tout est
régi en dernière instance par les mêmes
unités de base. Mais la confusion est
parfois mortelle. Certains individus ne
font plus la différence entre le virtuel et
le réel comme ces enfants qui tuent une
commerçante mais voulaient seulement
tirer et non provoquer la mort. Ces
brouillages sont fréquents. Le fait de
vivre dans un monde sans entraves où
les morts se relèvent et où les sauts dans
le vide ne font aucun mal risque d’ame-
ner à l’oubli des conséquences réelles
de ses actions dans le monde réel.
Le cyberspace est libéré de toutes
contraintes physiques et de toute soumission à l’attente. L’individu plonge
d’emblée dans un monde dont il n’a pas
à craindre les revers et qu’il s’approprie
en jouant, il n’a plus de contraintes spatiales ou géographiques. Face à l’écran le
sujet est pareil à l’astronaute dans sa
capsule, son corps est une épaisseur
encombrante qui l’empêche de connaître
la perfection du réseau en devenant luimême information pure sans plus vivre
de limites. Le sujet plonge dans une
autre dimension de la réalité. Etre hors
espace et hors temps implique la soustraction du corps, tout en en maintenant
le frémissement sous la forme de sensations fortes, de vertiges, de sensorialités
réduites mais prégnantes, d’envol, de
libération de la pesanteur, de la fatigue,
etc. « Notre destin, dit McKenna, est de
devenir ce que nous pensons, de voir nos
pensées devenir corps et nos corps devenir pensées »11. Le cyberspace est « célébration de l’esprit... C’est un royaume où
le mental est libéré des limites corporelles, un lieu favorable à la toute puissance de la pensée »12. Nous pourrions
accumuler ainsi une longue série de
définitions identiques. Le sentiment
d’émerveillement ressenti est bien celui
de la mise en apesanteur du corps, de la
prise de congé des impressions sensorielles ordinaires avec ce qu’elles
impliquent d’imprévisibles.
Dans le cyberspace le sujet se libère
des contraintes de l’identité, il se métamorphose provisoirement ou durablement en ce qu’il veut sans craindre le
démenti du réel. Privé de visage il n’a
plus à craindre de ne plus pouvoir se
regarder en face, il est libre de toute responsabilité n’ayant plus qu’une identité
volatile. Sur les channels, les caractères
sexuels, l’âge, sont purement effets de
texte, objets d’une description dont
l’origine est invérifiable et qui autorisent toute licence. Immatériel, le sujet
incarne un cogito pur, il se réduit strictement aux informations qu’il donne : il
est ce qu’il pense qu’il est quand il est
branché dans un univers où les autres ne
sont pas moins joueurs. Le corps ne
risque plus de le trahir ou de le faire
reconnaître. Le réseau favorise la pluralité de soi, le jeu, il libère de l’assignation à soi et favorise à tout moment
la possibilité de disparaître. L’identité
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est une succession de « Moi » provisoires, un disque dur contenant une
série de fichiers à activer au gré des circonstances. Monde de surcroît relativement anonyme et en ce sens propice à
un exercice sans contrainte de la liberté pour le meilleur ou pour le pire. Il est
un masque formidable, c’est-à-dire un
motif de relâchement de toute civilité.13
Toute responsabilité s’évanouit. Un
crime virtuel ne laisse pas de trace. Le
cyberspace est un outil de multiplication de soi, une prothèse d’existence.
Comme le dit un étudiant rencontré par
S. Turkle, « Pourquoi accorder plus
d’importance au Moi ayant un corps,
qu’aux multiples autres n’en ayant pas,
si ces derniers permettent de vivre
d’autres types d’expériences »14. Le
cyberspace est à cet égard une sorte de
rêve éveillé pour ceux qui entendent
jouer plus en profondeur avec leur identité sans craindre un choc en retour du
réel, il permet la construction d’innombrables mondes et des formes multiples
d’incarnation virtuelle, non plus soumis
au principe de réalité, mais toute
entière sous l’égide du plaisir et de
l’imaginaire.
Le cyberspace enveloppe le rapport
au monde en donnant au sujet qui l’investit avec passion le sentiment que la
« vraie vie » est au bout de ses doigts et
qu’il lui appartient de se construire une
existence virtuelle à sa guise puisque les
limites de la souveraineté personnelle
que le corps incarne avec constance
dans la vie ordinaire sont ici radicalement supprimées. Le temps du branchement ouvre à un monde décorporé,
sans intériorité et de pure surface. Le
corps ne s’y impose même plus comme
injonction d’identité puisque tous les
jeux à ce propos sont possibles. Une
chance est donnée aux personnes handicapées ou gravement malades de se
mouvoir à leur guise sans crainte des
obstacles physiques ou de nouer des
communications sans craindre la stigmatisation. La pesanteur du corps est
effacée quels que soient l’âge, la santé,
la conformation physique, les internautes sont sur un plan d’égalité du fait
justement de la mise entre parenthèse
du corps.
Le cyberspace, même s’il est une
simulation du monde n’en donne pas
moins pour les passionnés le sentiment
de la réalité physique de son univers.
Les perceptions sont réellement res-
senties même si le corps de la réalité virtuelle est incorporel. Le cinéma procure lui aussi émotion et « oubli » du
corps, mais le virtuel propose de passer
derrière l’écran et d’être au cœur de
l’action. Timothy Leary se réjouit que le
cyberspace délivre l’homme de « l’esclavage du corps ». Selon lui les années
à venir vont lentement éloigner physiquement l’Autre en le rendant pourtant
bien plus proche : « Les échanges
directs, face à face, seront réservés aux
grandes occasions, aux événements
intimes et précieux, quasi sacramentels. Les rencontres physiques seront
rares, exaltantes. Dans un proche avenir,
nous nous trouverons impliqués dans
nombre de cyberrelations avec des gens
que nous ne verrons sans doute jamais
en personne... Demain nous volerons
par la grâce de nos cerveaux, sur les
ailes des électrons pour travailler à
Tokyo, ou pour déguster un délicieux
repas en charmante compagnie dans un
restaurant parisien avant de rendre une
petite visite à des parents de Seattle,
tout cela sans quitter physiquement
notre salon »15.
Étreintes virtuelles
■
La sexualité devient textualité et
fait l’économie du corps, l’excitation
verbale se communique au corps entier
comme terminal de plaisir. Echange de
bons procédés dont le plaisir est à la clé.
Certains de ceux qui vivent une expérience sexuelle télématique disent leur
enthousiasme, « ils insistent sur la véracité de l’adage selon lequel l’essentiel
du sexe est mental »16. Les forums de
discussions abondent où il est loisible
pour l’internaute de draguer un(e) partenaire virtuel(le) dans sa « chambre »
et de l’emporter ailleurs pour échapper
au contrôle des « guides ». Une fois parvenus dans la « chambre à coucher » virtuelle, chaque partenaire décrit textuellement ses actions et traduit par des
exclamations le plaisir éprouvé. Les ballades amoureuses sur le Net ne sont pas
sans risque. Des viols virtuels sont parfois répertoriés quand un internaute
contrôle son interlocuteur en le contraignant à une relation sexuelle (ou plutôt
textuelle).
Sur le réseau nombre d’internautes
changent de sexe et s’esclaffent à l’idée
de jouer un bon tour à l’Autre. Piment
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?
supplémentaire au plaisir, des hommes
se font passer pour des femmes afin de
vivre une expérience de net-sexe avec
des hommes, des femmes endossent une
identité d’hommes pour rencontrer
d’autres femmes sur les chat-rooms ou
les IRC. La motivation tient à l’expérimentation de rôles que la vie réelle
interdit du fait de l’injonction d’identité qui préside aux interactions. « Savoir
si l’autre est réellement un homme ou
une femme est devenu une forme d’art »,
dit S. Turkle17. L’internaute, à l’image de
S. Turkle évoquant sa propre démarche,
assume parfois des traits de personnalités multiples et s’abandonne « à différentes routines, différents amis, différents noms » faisant de l’écran un terrain
de jeu. Certains MUD s’autorisent un
choix de sexe entre homme, femme et
neutre. D’autres élargissent encore le
champ des genres : homme, femme, pluriel, neutre, hermaphrodite, etc. La traversée du miroir qu’autorise l’absence du
visage de l’autre dans l’interaction libère les fantaisies sexuelles et les jeux
d’identité.
Bientôt à travers les combinaisons de
stimulations sensorielles (data suits)
dotées de capteurs pouvant envoyer des
décharges électriques différemment
modulées sur l’ensemble du corps
(notamment les zones érogènes) et les
data gloves (gants de retour tactile) l’internaute sentira physiquement les stimulations prodiguées par son partenaire
à partir de l’écran. Le contact virtuel,
données contre données, prenant le pas
sur le contact corps à corps. Les procédures de branchement s’annoncent déjà
multiples. Les partenaires délèguent leur
personne sous la figure d’un avatar dont
ils choisissent la forme selon les propriétés physiques désirées. Les caresses
sont alors prodiguées par les mouvements de la souris. Celle-ci autorise les
zooms ou modifie la position de corps de
l’avatar de l’autre. Un stock d’images de
torses et de bassins féminins et masculins
scannerisés simulent une construction
télématique du corps du partenaire. La
peau est un écran. Une connexion vocale est même possible via internet pour
créer « l’atmosphère alchimique de stimulation cérébrale et d’excitation sensorielle provoquant une situation sexuelle plutôt que mécanique »18. Il suffira de
cliquer sur une partie du corps, de définir la qualité, la durée de la caresse ou de
l’action et de valider. La combinaison de
données revêtues par les deux partenaires ne laisse rien au hasard : « ses parties les plus évidentes représentent des
protubérances noires phalliformes dans
l’entrejambe. Il s’agit en fait d’un élément phallique pénétrant et vibrant dans
le cas où la combinaison est mise par une
créature ayant des organes génitaux
féminin, et un phallus en creux si elle est
endossée par une créature aux organes
génitaux masculins. Un second vibreur,
dans ce cas anal, est situé dans la partie
postérieure de la combinaison » (p. 195
et 150). Le tactile se convertit en digital,
le clavier remplace la peau, la souris se
substitue à la main. Et l’interactif supplante le dialogique. Même si techniquement il reste bien des progrès à faire.
La sexualité sans corps est surtout
visuelle, elle hypertrophie le regard, la
tactilité est simulée par des capteurs,
elle est éventuellement auditive par
l’enregistrement antérieur de sons ou
une programmation associant gestes et
émissions sonores; elle n’est pas olfactive. Il lui manque cette dimension du
corps qui accompagne étroitement l’érotisme. Elle est digitale et virtuelle, réelle dans un sens métaphorique, car elle
procure en effet des sensations, mais
sans contact avec l’Autre. H. Velena
évoque un autre système. Le corps
recouvert d’une combinaison de données, l’internaute, en se caressant une
partie du corps, stimule la partie correspondante de son partenaire. Il se
touche les seins ou le sexe et l’autre a la
sensation d’être touché au même
endroit. « On apprend à aimer le corps
de son partenaire en connaissant sensuellement le nôtre. Et par la force des
choses le corps même acquiert de l’importance devenant le moment central du
sexe, déracinant l’idée de l’égoïsme
solipsiste. Plus je me touche, disons
même plus je me masturbe, plus j’aime
mon partenaire, qui reçoit les stimulations que je me donne, plus j’aime et me
transfigure en lui ou en elle et vice
versa » (p. 157).
L’internaute pourra « inventer »
un(e) partenaire de son choix dans la
réalité virtuelle, remodeler son corps à
sa guise grâce aux logiciels appropriés,
le mettre en mémoire et le garder à disposition ou en remanier la forme et les
apparences selon son humeur. Dans
quelques années, il suffira sans doute
de se brancher dans le cyberspace muni
de la combinaison de stimulation sen-
La délivrance du corps. Internet ou le monde sans mal
sorielle, en donnant à l’Autre les informations souhaitées sur une identité
éternellement remaniable en puisant
dans un vaste vestiaire à fantasmes. Il
suffira de cliquer telle ou telle partie de
l’icône symbolisant le partenaire pour
que la stimulation virtuelle soit ressentie. A la limite la créature peut parfaitement être un programme déterminé, la sensation sera la même. Des
logiciels enregistreront les expériences
sexuelles vécues par d’autres, éventuellement des stars, des personnalités
publiques, et proposeront aux usagers
une sexualité propre et pleine de curiosités en se mettant dans la peau de
l’autre. Les identités sexuelles se dissolvent puisque nul n’est plus assuré du
sexe ou de l’apparence de son partenaire en interface et que chacun est susceptible d’endosser de nombreuses
définitions provisoires de soi selon les
circonstances. L’identité est à modulation variable, le cyberspace permet un
carnaval permanent, il pousse la
logique du masque à son terme. Une
fois le visage dissimulé tout est possible. Nulle crainte de ne plus pouvoir
se regarder en face ou de rendre compte de ses actes puisque l’Autre est également immatériel. L’interlocuteur invisible est sans possibilité de regard, au
delà de toute morale, et donc sans pouvoir de jugement. La présence mutuelle n’est jamais qu’un faisceau d’information dénuée de chair. Le cybersexe
est un lieu privilégié d’expérimentation
sans risque de maladies sexuellement
transmissibles, une recherche pour certains de leurs goûts, de soi dans le
miroir télématique qui en sait plus que
lui. Sa vérité intérieure est contenue
dans le bon branchement qui le révèle
soudain à lui-même. Le cybersex est,
selon Helèna Velena, une « psychanalyse alternative, horizontale et démocrate où les usagers peuvent se
dépouiller de leur cuirasse caractérielle sans craindre le jugement des autres,
sans que personne ne s’avise plus de
rire de leur sexe trop court, menu ou
tordu, ou qui ne se dresse pas au
moment voulu, leur épargnant ainsi
d’évoquer les excuses classiques du
stress, de la femme à la maison, les
traites de la voiture à payer ou du fils
qui a eu de mauvais résultats à l’école »
(p. 197). Eliminer concrètement le corps
de la sexualité est le meilleur moyen
qu’il soit mis hors d’état de nuire à la
sexualité. Le contact exige en effet de
sortir de sa réserve personnelle, de se
soumettre à l’épreuve du corps et d’être
confronté à une difficile altérité, éventuellement porteuse de danger physique ou moral. Le seul risque du cybersex est celui d’un court-circuit dans le
dispositif ou d’un fil dénudé dans les
vibreurs.
Dans le cybersexe, l’Autre est écarté au profit des signes de sa présence,
pure image, relayée par une banque de
données qui procure le sentiment du
réel, la sexualité télématique invente
une dimension élégante et post-moderne de l’onanisme en faisant de l’image
mentale un résidu archaïque au profit
de la simulation, c’est-à-dire d’un hors
lieu ni mental ni réel tout en étant l’un
et l’autre. Relation autiste à la sexualité, effacement du corps et de l’Autre
désirable au profit d’un jeu de signes
puissamment investis. On peut imaginer
dans l’avenir que nombre d’individus
possèdent des logiciels sexuels personnalisés afin de vivre une sexualité sans
risque de contamination avec l’Autre en
ces temps de sida et d’hygiène.
Pour A. C. Clarke, l ’écrivain de
science-fiction, « le sexe tel que nous le
pratiquons aujourd’hui n’existera plus
dans soixante-dix ans » (Le Courrier
International, 16-12-1993). Ballard renchérit : « Je crois que la sexualité organique, corps à corps, peau contre peau,
n’est plus possible, tout simplement
parce que rien ne peut avoir la moindre
signification pour nous en dehors des
valeurs et des expériences du paysage
techno-médiatique »19. Le sida a renforcé le mépris à l’encontre du corps en
en faisant un lieu dangereux et de toute
façon suspect. L’Amérique contemporaine renoue avec le puritanisme et
affiche parfois ouvertement un dégoût
ou une gêne profonde devant la sexualité. « On a peur d’attraper le sida, on a
peur aussi d’attraper le sexe tout simplement, on a peur d’attraper quoi que
ce soit qui ressemblerait à une passion,
à une séduction, à une responsabilité »20. La hantise du harcèlement sexuel
qui s’y greffe amène à un formidable
recul de la « libération » sexuelle des
années soixante. La sexualité est perçue comme un comportement bestial.
« Ce sont les singes qui font l’amour.
C’est un comportement animal », dit
L. Sfez, citant un propos qu’il a souvent
entendu aux Etats-Unis)21. Même Timo-
25
SCRE 2001F nouveau
29/03/01 17:31
Page 26
Pascal Hintermeyer
thy Leary, autrefois très impliqué dans
le mouvement américain de libération
sexuelle, pense que « pour de nombreuses personnes, le cybersexe -le fait
d’utiliser un téléphone ou un PC pour
stimuler le cerveau- est bien plus pratique que de courir dans tous les sens
comme un robot excité, de se dépêtrer
des vêtements qu’il faut enlever et
remettre, de partager son lit avec des
étrangers » (p. 170). Le puritanisme se
conjugue au mythe de la santé parfaite.
La sexualité sans corps du cyberspace
coupe tout risque de contamination et
n’ôte en rien au confort de la vie personnelle : plus besoin de sortir de chez
soi et de se heurter aux aléas de la
séduction et de la rencontre. Le corps de
l’Autre sera désormais une disquette, un
fichier du disque dur, un site internet ou
un CD-rom interactif.
Ironie du corps
26
Les limites du corps dessinent à leur
échelle l’ordre moral et signifiant du
monde. Penser le corps est une autre
manière de penser le monde et le lien
social: un trouble introduit dans la configuration du corps est un trouble introduit dans la cohérence du monde. Si le
corps n’est plus la personne, s’il est tenu
à l’écart d’un individu au statut de plus
en plus indécidable, si le dualisme ne
s’inscrit plus dans la métaphysique, mais
décide du concret de l’existence et fonctionne comme un modèle de courants
multiples de la technoscience ou de la
cyberculture, c’est toute l’anthropologie
occidentale, et tout l’humanisme implicite et explicite, qu’elle soutenait qui est
mise en question.
La conquête
de la fin de vie
S
■
Le discours sur la fin du corps est un
discours religieux qui croit déjà à l’avènement du Royaume. Dans le monde
gnostique de la haine du corps que préfigure une part de la culture virtuelle, le
paradis est nécessairement un monde
sans corps rempli de puces électroniques
et de modifications génétiques ou morphologiques.22 Certes, nous sommes toujours de chair. Nous avons parcouru dans
ce texte des discours des représentations, des utopies, et parfois l’amorce de
réalisations d’un monde enfin délivré du
mal qu’est le corps pour nombre de ces
chercheurs. Mais l’entêtement du sensible demeure. Cette vision du monde
qui isole le corps hypostasie l’esprit et
suspend l’homme comme une hypothèse
secondaire et sans doute négligeable, est
confrontée aujourd’hui à une résistance
sociale et à un questionnement éthique
généralisé. Si l’homme n’existe qu’à travers les formes corporelles qui le mettent au monde, toute modification de sa
forme engage une autre définition de
son humanité. Si les frontières de l’homme sont tracées par la chair qui le compose, retrancher ou ajouter en lui
d’autres composantes métamorphose
l’identité personnelle qui est la sienne et
les repères qui le concerne aux yeux des
autres. En un mot, si le corps est un symbole de la société, comme le suggère
Mary Douglas,23 tout jeu sur sa forme
affecte symboliquement le lien social.
9.
Notes
■
10.
11.
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Je reprends dans cet article la thématique qui alimente mon ouvrage L’adieu au corps, Paris, Métailié,
1999.Voir également Anthropologie
du corps et modernité, Paris, PUF,
5e éd. 2000.
W. Gibson, Neuromancien, Paris,
J’ai lu, 1985, p. 7.
M. Heim, The erotic ontology of
cyberspace, in Benedikt M.,
Cyberspace : the first steps, The MIT
Press, 1991, p. 64.
M. Morse, What do cyborgs eat ?,
in Bender G., Druckrey T., Culture
on the brink. Ideologies and technology, Seattle, Bay Press, 1994,
p. 162.
B. Mazlich, The fourth discontinuity. The co-evolution of humans and
machines, New Haven, Yale
University Press, 1993, p. 220.
Les témoignages de Minsky et de
Stelarc sont extraits d’un passionnant dossier de la revue Whole
Earth Review, n°63, 1985 : Is the
body obsolete ?
T. Leary, Chaos et cyberculture,
Paris, Editions du Lézard, 1996,
p. 218.
H. Moravec, Une vie après la vie,
Paris, Jacob, 1992, p. 11.
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?
i l’homme du XXIe siècle commençant peut se flatter d’être
favorisé par rapport à ses
ancêtres ayant connu le début des précédents millénaires, c’est notamment
parce que les indices démographiques
lui sourient. Ils le font plus ou moins
selon le pays considéré, et plus nettement pour qui a la chance d’habiter
dans un pays développé. L’espérance de
vie y est en effet élevée, elle a sensiblement augmenté au cours des derniers siècles et des dernières décennies. Les recherches en cours devraient
encore majorer notre crédit d’années,
par exemple en mettant au point de
nouvelles
thérapies,
notamment
géniques, ou en élucidant les mécanismes du vieillissement pour en retarder l’occurrence.
Ces avancées liées à la science et à la
technique ne sont pas sans contrepartie.
Sans doute est-ce précisément parce que
les hommes sont parvenus à faire reculer la mort qu’ils ont délaissé les précautions et les rites par lesquels ils
avaient traditionnellement coutume de
l’apprivoiser. Aussi, lorsqu’elle s’annonce tout de même, se trouvent-ils passablement démunis. Ils confient le problème à l’institution médicale qui va faire
tout ce qui est en son pouvoir pour éviter ou au moins retarder l’issue fatale.
Le corps devient alors l’objet d’investigations et d’interventions multiples. Il se
hérisse des instruments et des appareillages qui assurent la préservation des
fonctions vitales. Les techniques mises
en œuvre sont tellement efficaces que le
combat peut se prolonger longtemps. Jusqu’à quel point est-il raisonnable de le
mener ? À partir de quand verse-t-il dans
un acharnement sans perspective ? Face
à ces questions en suspens, la fin de vie
apparaît souvent aujourd’hui comme un
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
D. Coupland, Microserfs, Paris, 10-18,
1996, p. 364 sq.
Cf D. Le Breton, Du silence, Paris,
Métailié, 1997.
M. Dery M., Vitesse virtuelle. La
cyberculture aujourd’hui, Paris,
Abbeville, 1997, p. 312.
S. Bukatman, Terminal identity. The
virtual subject in post-modern science-fiction, Durham, Duke University Press, 1993, p. 208-209.
D. Le Breton, Des visages. Essai
d’anthropologie, Paris, Métailié,
1992.
S.Turkle, Life on the Screen.
Identity in the Age of the Internet,
New York, Touchstone Edition,
1997, p. 14.
T. Leary, op. cit, p. 22-23.
S. Turkle, op. cit., p. 21.
Idem, p. 211.
H. Velena, Dal cybersex al transgender. Tecnologie, identità, e politiche
di liberazione, Roma, Castelvecchi,
1995, p149.
M. Dery, op. cit, p. 204.
J. Baudrillard, Le paroxyste indifférent, Paris, Grasset, 1997, 133.
L. Sfez, La santé parfaite, Paris,
Seuil, 1995, p. 66 et 312.
D. Le Breton, L’adieu au corps, op.
cit. ; sur les aspects religieux du
net voir P. Breton, Le culte d’internet, Paris, La Découverte, 2000.
M. Douglas, De la souillure, Paris,
Maspero, 1984.
PASCAL HINTERMEYER
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
Faculté des sciences sociales
cauchemar pour le mourant et ses
proches. Les chemins qu’elle emprunte
sont longs et chaotiques, les abords de la
mort sont devenus particulièrement
inhospitaliers, fréquentés presque
exclusivement par les spécialistes
concernés et désertés par la plupart des
autres hommes. Certes l’existence dure
aujourd’hui plus longtemps que dans le
passé, mais, si son ultime pan se trouve
ainsi laissé en friche, cela ne revient-il
pas à réduire la portée de cette
progression ?
Pour répondre aux problèmes que
pose le rapport à la mort dans le monde
contemporain, les hommes de la fin du
2e millénaire ont élaboré une réponse
inédite, les soins palliatifs. Ceux-ci vont
à contre-courant d’une évolution de la
rationalité médicale qui cherche toujours davantage à anticiper les maux.
Les soins palliatifs correspondent au
contraire à une situation où c’est la
maladie qui a le dessus et qui va provoquer la mort du malade. Que faire en
attendant cette échéance et en prenant
en compte l’impuissance à guérir ? Vat-on se désintéresser d’un patient qu’on
ne peut ramener à la santé ? Faut-il tout
mettre en œuvre pour le maintenir en
vie le plus longtemps possible ? Ne
vaut-il pas mieux abréger cette phase
sans issue ? Les soins palliatifs s’insurgent contre ces différentes orientations.
Ils se développent notamment sur la
base du double refus de l’acharnement
thérapeutique et de l’euthanasie. Ils
visent à aider celui qui doit bientôt
mourir à affronter cette ultime épreuve
dans les meilleures ou les moins mauvaises conditions possibles. Ils engagent donc des interrogations fondamentales sur le sens de la vie, le sens de
la mort, le sens de la relation et du soin.
En assumant ces questions décisives, les
27

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