6. Théâtre et citoyenneté

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6. Théâtre et citoyenneté
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Théâtre et citoy enneté
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mercredi 31 janvier 2007
MARJORIE NAKACHE,
directrice artistique de la Compagnie du Studio Théâtre de Stains
VALÉRIE LANG,
directrice adjointe du Théâtre Gérard Philipe
(Centre Dramatique National de Saint-Denis).
Si la citoyenneté peut trouver sa place au théâtre, elle le fait selon deux directions majeures qui sont, d’une part,
au niveau du théâtre en tant que lieu, la désacralisation d’une institution trop souvent considérée comme
inaccessible, et ceci par exemple, à travers une politique tarifaire et des actions de médiation vers le public.
D’autre part, elle peut s’inscrire au cœur même du théâtre en tant que discipline artistique par exemple à travers
le travail de certains dramaturges ou metteurs en scène qui choisissent d’exprimer publiquement les mots des
“dépossédés de la parole” et de faire ainsi du théâtre un espace d’expression et d’échange.
Ces deux démarches, loin d’être contradictoires, peuvent au contraire s’envisager conjointement ou en tous cas se
côtoyer. Fruit de la volonté d’une poignée d’hommes, elles assurent aujourd’hui l’avenir de cet art et la survie de
son existence : le renouvellement de son public.
Marjorie Nakache, directrice artistique du Studio Théâtre de Stains, nous fait part du travail qu’elle mène depuis
quinze ans à Stains (92) :
“Stains est la banlieue la plus pauvre du département de la Seine Saint-Denis avec des quartiers très forts (cf. le
clos Saint-Lazare), dans lesquelles les gens vivent enfermés. Le théâtre de Stains a commencé un travail vers la
population et l’a vraiment développé lorsque la compagnie s’est implantée dans un lieu. Ce lieu était auparavant
“Le Central” et se situait exactement au centre de la ville. D’abord baraque foraine, puis cinéma, il a donc une
mémoire artistique populaire très forte dans la ville. Les gens qui le fréquentent aujourd’hui y venaient autrefois
pour voir Ben Hur ou Fréhel. Le choix d’avoir une activité dans ce lieu et donc très important pour les gens et la
compagnie. Dans l’institution, les lieux existent et demeurent, et lorsque les gens nommés à leur direction s’en
vont, ils continuent à exister. Le théâtre de Stains, au contraire, n’existe que par la volonté d’une compagnie et
est loué et entretenu par elle. Classé monument historique, de nombreuses démarches ont été effectuées pour
qu’il obtienne le statut d’établissement pouvant accueillir du public.
La compagnie s’est interrogée sur l’accueil des gens dans ce lieu et sur les rapports existant entre la scène et la
salle. Pour beaucoup d’habitants de Stains, franchir la porte d’un théâtre signifie franchir une frontière. Ils ont des
a priori très forts et pensent que le théâtre est cher, ne les concerne pas et qu’on s’y ennuie. Ils pensent surtout
qu’ils ne vont pas comprendre et que cela ne leur appartient pas. A l’opposé, les parisiens disent que la banlieue
n’est pas pour eux. Or, la compagnie souhaite s’adresser à toutes les populations, car elle considère qu’il n’ y a
pas des publics mais un public ; elle tâche de ne pas se refermer sur elle-même et de toucher un public le plus
large possible. Une réelle réflexion a donc été menée sur la notion de convivialité afin que les gens, une fois
franchie la porte du théâtre, s’y sentent bien. Il y a un rapport scène-salle très particulier à Stains puisque la salle
est petite, de même dimension que la scène, avec des tables et des petites lampes et qu’on peut y boire un verre.
Il s’y crée ainsi une véritable proximité. Pour ce qui est du projet artistique, nous estimons qu’il ne peut pas être
détaché de la démarche que l’on effectue vers les gens. L’essor du Studio Théâtre s’est produit sans qu’on s’y
attende vraiment avec le spectacle France parle adapté de La misère du monde de Pierre Bourdieu, accompagné
de témoignages contemporains et mis en scène par Xavier Marcheschi. Il s’est produit un déclic dans le public ;
les gens se sont reconnus dans le discours tenu sur scène et ont eu le sentiment que le théâtre pouvait aussi
parler d’eux. Il s’est produit quelque chose de très fort car une parole quotidienne était théâtralisée dans un
processus esthétique qui parlait vraiment au public.
A la suite de ce spectacle, les événements se sont enchaînés. L’association, “Femmes dans la cité”, constituée de
500 membres de 48 ethnies différentes, nous a contacté à la fin du spectacle France parle. Bien qu’étant
analphabètes pour la moitié d’entre elles, ces femmes avaient écrit un livre sur la difficulté d’être une femme
immigrée aujourd’hui en France. A partir de ce témoignage, nous avons crée le spectacle Féminin plurielles. Cette
aventure humaine a été très forte et très enrichissante. Elle a su rendre le théâtre complètement vivant car de
nouvelles personnes sont entrées dans la salle et se sont côtoyées, des femmes en boubou au même titre que des
gens qui n’étaient pas touchés par l’immigration. Quand on parle de citoyenneté, la force du théâtre est de
pouvoir rassembler dans une même salle des gens différents qui n’auraient jamais pu se rencontrer. Ils partagent
ensemble un moment commun et se retrouvent chacun à leur manière sur scène, d’une façon différente pour une
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femme algérienne que pour un français de souche. Le spectacle a beaucoup tourné et a été joué dans le 93, en
France, et même au Théâtre Gérard Philipe, qui était alors dirigé par Jean-Claude Fall. Nous n’avions jamais eu de
rapports jusque-là avec ce théâtre, qui n’est pourtant qu’à sept km de Stains et ses portes se sont ouvertes grâce
à la volonté de ces femmes. Cet exemple prouve combien les réseaux des institutions et des compagnies sont
différents. Dans l’institution, les spectacles sont co-produits et leurs tournées sont programmées avant même
qu’ils soient montés. Dans le cas des compagnies, il n’existe pas de tels réseaux. Pour le spectacle Féminin
plurielles, le réseau s’est constitué grâce au milieu associatif. En effet, des femmes lyonnaises ont vu le spectacle
et se sont battues pour trouver des fonds afin d’acheter le spectacle, louer une salle et le faire jouer dans leur
ville. Par leur seule volonté, elles ont réussi à casser des barrières très fortes.
A la suite de Féminin plurielles, nous avons créé Les vilains parce que des jeunes avaient vu la parole de leurs
mères sur le plateau et ont souhaité s’exprimer. Nous avons donc créé un spectacle sur la parole de ces jeunes,
spectacle qui nous a permis de faire un gros travail sur le langage. Ce spectacle renversait les processus de
désespérance. En effet, nous passions des femmes réunies en association qui portaient un message très convivial
et porteur d’une forte résistance, à un milieu de jeunes très individualistes avec une véritable désespérance. Nous
avons effectué un véritable travail avec ces jeunes, à tel point, qu’à ce spectacle concernant ce qui se passe entre
vingt heures et minuit, ils ont souhaité répondre par un spectacle sur ce qui se passe entre minuit et six heures
du matin. Ils ont donc écrit des textes, les ont joués et mis en scène dans un spectacle Sans titre, créé au Studio
Théâtre de Stains et programmé en 1998 aux Rencontres Urbaines de la Villette. C’était un spectacle violent et
assez lucide sur la situation actuelle.
Ainsi, au Studio Théâtre de Stains, un projet en amène un autre. Aucune plaquette définitive n’est éditée en
début de saison car nous voulons nous donner la liberté d’accueillir les propositions des gens et de les mettre en
œuvre. Bien plus qu’un théâtre de proximité, c’est un théâtre de durée qui est important. Gagner la confiance des
gens, faire en sorte qu’ils se sentent chez eux au théâtre, qu’ils puissent venir voir des spectacles mais aussi
s’exprimer, participer et créer, est une démarche qui nécessite beaucoup de temps.
Lorsqu’on parle de citoyenneté, je pense, en tant qu’artiste, qu’il existe des artistes citoyens et d’autres qui le
sont moins. En fonction des lieux concernés, que ce soit Stains ou Paris, de grands murs sont érigés qui font de
l’artiste un citoyen ou non. La plus grande “foire” en France se déroule à Avignon avec le Festival “In” et le
Festival “Off”. On utilise des mots anglais car ils sont moins violents qu’ “ inclus ” et “ exclus ”, mais ils signifient
tout de même que certains artistes ont le droit de cité, et d’autres ne l’ont pas. En tant qu’artiste, je refuse le
“off” et considère que tout le monde devrait être “in”. Le Festival d’Avignon témoigne vraiment de la différence
qui peut exister entre des artistes citoyens et d’autres qui ne le sont pas.
De par le lieu où s’implante un artiste et de par le capital de ce lieu, son travail est déjà “étiquetté”. Ainsi,
travailler à Stains porte une étiquette très forte, qui se traduit notamment à travers les médias qui situent
toujours Stains dans les pages sociales et jamais dans les pages culturelles. Un journaliste du Mondea d’ailleurs
refusé catégoriquement de venir à Stains (“Paris oui, mais Stains non”) tandis que l’on prône à longueur de
colonnes la lutte contre l’exclusion. Dès lors, se créent un mur et une violence symbolique très forte. La violence
urbaine répond à la violence symbolique.”
Valérie Lang, directrice adjointe du Théâtre Gérard Philipe :
“La Compagnie Véronique Nordey a tout d’abord été invitée trois ans en résidence au Théâtre Gérard Philipe sous
la direction de Jean-Claude Fall. Stanislas y a créé des spectacles de Pier Pasolini et la rencontre avec ce poète a
été un élément fondateur de notre questionnement sur le rapport du théâtre à la parole, à l’écriture et au public
puisque Le manifeste pour un théâtre de parole de Pier Pasolini s’interroge avant tout sur l’adresse au public. Si
l’artiste est citoyen dans la vie, sur scène il est avant tout un comédien. Ces deux statuts ne se mélangent pas et
pourtant se nourrissent l’un de l’autre. La compagnie a donc commencé un travail de proximité à Saint-Denis car
le théâtre se trouvait dans une ville de 89000 habitants et qu’il nous semblait important de travailler sur la durée
et sur un territoire donné.
Puis, Stanislas Nordey a été invité par Jean-Pierre Vincent en résidence à Nanterre où il a souhaité venir avec sa
troupe car il estime que les artistes, les auteurs et les administratifs doivent travailler ensemble dans un théâtre.
A Nanterre nous avons observé comment fonctionnait l’institution et comment était utilisé l’argent. Le Centre
Dramatique National de Nanterre est situé en banlieue parisienne. Il a établi une certaine programmation et a
certaine conception de l’institution théâtrale. En travaillant, nous avons constaté que nous jouions toujours devant
le même public. Or, nous avions la conviction que les mots, la parole des poètes et la transmission de cette parole
pouvaient nous transformer si elle s’adresse à tous. Mais il faut que cette parole ne s’adresse pas toujours au
même public. Un service public devrait être accessible à tous. Pourquoi ce “tous”, qui ne veut pas dire quantité
mais mixité de public, ne vient pas au théâtre ? En tant qu’artistes, jouer toujours devant le même public n’était
pas bon pour notre travail. Il nous est arrivé de rencontrer un petit cercle de parisiens, de “ théâtreux ”, ayant un
substrat culturel très fort et une certaine idée du théâtre et des formes artistiques, qui assistaient à une pièce de
Pasolini que nous avions monté et nous ont dit : “ Pasolini, c’est has been ”. Or, un public plus jeune qui n’avait
pas l’habitude de sortir au théâtre, s’est trouvé confronté à la parole de Pasolini et n’a pas eu le sentiment que
Pasolini était “has been” ; au contraire il l’a ressenti comme un vrai visionnaire.
Nous sommes à Saint-Denis depuis janvier 1998. Nous avons choisi Saint-Denis parce nous connaissions la ville
et que nous y avions établi des liens avec la municipalité et le maire. Nous travaillons en partenariat réel avec la
ville de Saint-Denis car nous ne voulons plus que le Théâtre Gérard Philipe soit comme la plupart des CDN, les
danseuses des villes tournées vers Paris. Notre travail à Saint-Denis n’a rien d’exemplaire, ni d’original. Nombre
de compagnies le font et la seule singularité de notre action est de la mener dans une institution comme celle-ci.
Aucun Centre Dramatique National, avec une subvention conséquente, ne fait ce travail de proximité en banlieue
tout en décidant de défendre la création contemporaine. Défendre les poètes d’aujourd’hui pour le public
d’aujourd’hui signifie pour nous, gérer une somme de sept millions de francs pour la création et choisir de ne pas
tout donner à un créateur et des “ cacahuètes ” aux autres. Faire ce travail, c’est aussi décider d’ouvrir le théâtre
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durant toute l’année et de proposer à beaucoup de compagnies de venir y travailler. C’est un choix politique
important car ouvrir le théâtre toute l’année implique une utilisation différente de l’argent. La question est de
savoir comment utiliser l’argent pour servir au maximum le maximum de gens. Certes, nous avons écrit un
manifeste pour un théâtre citoyen mais nous avons posé d’emblée des actes et pas seulement des mots : la
tarification, l’ouverture toute l’année, l’accueil des compagnies... Ce manifeste est une proposition de départ
amenée à évoluer et se modifier à la rencontre de l’autre.
Pourquoi le dyonisien habitant en face du théâtre ne vient pas boire un café dans son théâtre ? Parce qu’il a oublié
qu’il s’agit de son théâtre et qu’il s’agit d’un espace public. Il pense que le mot théâtre correspond à quelque
chose d’archaïque, de démodé, d’ennuyeux, réservé aux bourgeois. Il le considère comme une institution dorée où
l’on s’ennuie, où il n’est pas à sa place, où il est complexé et se sent mal à l’aise. Il a le sentiment que le théâtre
reçoit les Parisiens mais qu’il n’est pas pour lui et le reçoit mal (dans la plupart des théâtres, un invité est reçu
par la direction du théâtre tandis que le spectateur qui paye sa place est reçu derrière une vitre comme un
consommateur. Finalement, il est moins considéré que l’invité qui ne paye pas : il s’agit tout de même d’un
service public !). Nous avons donc travaillé sur le “lien aux gens”. Huit personnes travaillent sur les douze
quartiers de la ville et recréent un lien avec la population. L’idée de “relais” sur le terrain a été abandonnée car en
réalité les professeurs, les associations et les institutionnels étaient démotivés ; ils étaient devenus des relais de
billetterie pour remplir les salles. Or, tout notre travail ne consiste pas à remplir la salle mais, sans aucune
prétention, à remplir les esprits. L’aboutissement pour nous n’est pas de faire venir les gens au spectacle mais
que le mot théâtre corresponde à autre chose dans leurs têtes. Cela permet de re-légitimer les espaces de
création à leurs yeux mais aussi d’affirmer que le théâtre est une chose essentielle pour l’humanité, et que l’art
d’une façon générale est essentiel et doit trouver sa place dans l’environnement de chaque citoyen. Notre premier
travail auprès des gens est un travail de parole. Nous frappons aux portes des immeubles et nous discutons en
bas avec le thé et le café : nous créons des espaces de paroles. Nous ne parlons pas aux gens des spectacles
programmés au théâtre parce que parler d’un auteur ou d’une pièce à une personne qui ne va jamais au théâtre
ne l’incitera pas à y venir. Cependant, l’espace de rencontre que nous créons est fondamental car il casse les a
priori et réinscrit le théâtre dans l’espace du quotidien, comme une chose qui appartient à la vie et n’est pas hors
du monde. Avant cette politique, seuls 33 % de la population locale venaient au théâtre tandis qu’au bout d’un an
ils représentent 60 % de nos abonnés.
Nous distinguons notre programmation de notre travail dans la ville. Nos choix artistiques ne sont pas liés au
public puisque nous considérons que la fonction principale d’un CDN est absolument de défendre la création et
donc le patrimoine de demain. Ainsi, il n’y a jamais de présupposé de public de notre part et on ne se demande
pas ce qui va faire remplir les salle. Il est important pour nous d’ouvrir des champs et de ne pas raconter aux
gens leur quotidien mais d’ouvrir d’autres possibles dans les têtes. De plus, notre programmation n’est pas faite,
comme souvent, autour d’un spectacle phare coûteux, avec des noms connus et donc une grande fréquentation
du public, et de petites créations à côté. Nous pensons que si le public vient voir Molière, il ne viendra pas pour un
auteur contemporain et ce dernier aura si peu de spectateurs qu’il ne sera plus programmé l’année suivante. La
programmation n’est donc pas faite par rapport à ce qui se passe dans la salle et reste un choix à part de notre
lien au public. Le public ne sait pas ce qu’il vient voir au théâtre, ce qui nous autorise à être plus exigeant encore
artistiquement et à prendre des risques puisque le spectateur prend le même risque que nous. Nous ne voulons
pas que notre public vienne voir quelque chose qu’il croit connaître ou qu’il fasse une présélection comme s’il
s’agissait de consommation. A Saint-Denis, les spectateurs ne sont plus des consommateurs et ne
présélectionnent plus par rapport à ce qu’ils ont entendu dire.
Concernant notre politique tarifaire, la tarification s’est effectuée à partir du prix moyen d’une place entre celui qui
ne paye pas et celui qui paye plein tarif. La place moyenne est à 50F ; nous ne perdons pas d’argent, mais nous
en gagnons puisque tout le monde paye. Beaucoup de théâtres pourraient faire un tarif unique peu élevé, le
même pour tous. Cette tarification n’a pas été faite pour que les gens n’en ayant pas les moyens puissent venir au
théâtre. Le prix d’une place à 50F n’incitera pas à faire venir les gens qui ne vont jamais au théâtre. Néanmoins,
lorsque le désir ou le besoin existent, ce prix motive et simplifie la sortie au théâtre et les gens qui aimeraient
aller plusieurs fois par semaine au théâtre pour voir des créations, peuvent le faire puisque le prix de la place
n’est plus un frein. Dès lors que les gens ne sélectionnent plus par rapport à ce qu’ils ont entendu et qu’ils
prennent le risque d’aller voir des nouveautés, la création contemporaine est légitimée et peut exister sur les
planches puisqu’elle a un public. Malheureusement aujourd’hui, pour des raisons liées au nombre de spectateurs
dans les salles, beaucoup de producteurs dans le service public ne produisent plus d’auteurs contemporains. C’est
grave pour le public, pour les artistes et pour la création en général.
Enfin, il faut noter que tout notre travail à Saint-Denis figure mot pour mot dans les contrats de CDN. Faire du
théâtre un véritable service public ne signifie pas remplir les salles mais simplement faire un travail vers de
nouveaux publics.
Pour moi, le théâtre est un art de la rencontre. Le meilleur moyen de raconter le théâtre, de le re-populariser et de
susciter le désir d’y aller, est donc de favoriser la rencontre et de redonner aux gens le désir de se rencontrer. Le
théâtre est un art vivant qui doit donc être imprégné de vie. Nous, acteurs, sommes là pour faire circuler la
pensée des poètes et pour la transmettre aux autres.”
Questions et débat :
Quelle est la part de vos subventions ?
Marjorie Nakache :
“Nous sommes une Compagnie Loi 1901, subventionnée à 50 % par la ville de Stains, à 30 % par le Conseil
général de la Seine Saint Denis, à 8% par le Ministère de la Culture et le reste par nos propres recettes ; nous
essayons de trouver d’autres financements selon les différents projets. La ville nous subventionne à hauteur d’un
million de francs, l’État à hauteur de 160000 F, le Conseil général à hauteur de 450000F et le reste provient de
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nos recettes propres. Il faut savoir qu’avec ces sommes, nous devons entretenir le lieu, rémunérer les comédiens,
payer la création etc...”
Valérie Lang :
“Notre subvention et de 16 millions de F et nous payons 34 salariés. Nous recevons notre budget de
fonctionnement du ministère de la culture, 2 millions de F du Conseil général et une grosse partie de la ville de
Saint Denis. Nous mettons 7 millions de F pour la création, que l’on augmente avec des co-productions difficiles à
trouver, et sur ces 7 millions, nous prélevons 2 millions pour l’action culturelle. En effet, l’État ne donne pas
d’argent supplémentaire pour faire ce travail, pourtant nécessaire. Par rapport à l’éducation nationale, aucun des
52 établissements scolaires de Saint-Denis n’a les moyens d’emmener les enfants au théâtre et c’est donc le
théâtre qui paye les places des enfants, ce qui grève encore le budget. “
Par rapport aux subventions reçues, existe-t-il une demande de contrepartie de la part des pouvoirs publics ?
Valérie Lang :
“Non, il y a le discours officiel et la réalité. L’évaluation des pouvoirs publics s’effectue souvent sur l’artistique ou
le remplissage des salles. Très récemment, nous avons eu des problèmes avec le monde politique car notre projet,
est à la fois apprécié dans le discours mais dans le fond n’est pas soutenu vraiment. L’État dit “vive l’action
culturelle, vive la citoyenneté, vive la démocratisation”, mais avant 2001, 420 compagnies seront supprimées
alors que ce sont précisément elles qui font le travail que les grosses structures ne peuvent pas faire. Elles sont
réparties sur tout le territoire et constituent un maillage qui travaille sur la proximité et effectue un travail
pédagogique formidable avec le public. Elles vont disparaître sous prétexte que, recevant peu d’argent, elle ne
peuvent pas vivre, alors autant les supprimer. Elles sont accusées d’être “rentières” alors qu’elles reçoivent à
peine entre 50000 et 250000F par an ce qui représente à peine le salaire d’un comédien par an. L’évaluation du
ministère se fait de façon sporadique. Les experts viennent observer le taux de fréquentation des spectacles mais
si l’évaluation de l’État s’effectue par rapport au remplissage, cela devient très inquiétant car il ne s’agit pas d’une
véritable évaluation. Une vraie évaluation poserait la question des grosses structures qui mettent par exemple 9
millions de Francs dans le dernier spectacle de Langoff. Les plus attaqués sont ceux qui ont le moins de
ressources mais c’est précisément eux qui font le plus gros travail d’action culturelle. Il est possible de faire des
évaluations mais l’essentiel est d’établir de nouvelles règles : tarification, ouverture du théâtre, création
contemporaine...“
Le théâtre est une forme artistique qui ne vit que des subventions. C’est donc une activité artistique
complètement citoyenne dans la mesure où l’ensemble des citoyens fait vivre le théâtre. Le problème est que
toute la société participe au financement du théâtre et que le théâtre est une forme artistique dont ne bénéficie
qu’un petit cercle de la population.
Marjorie Nakache :
“Je pense qu’on ne peut pas justifier la subvention uniquement sur la création. Pour moi, l’argent que nous
recevons annuellement subventionne une démarche qui dure toute la saison et pas seulement au moment de la
création. La création est un pôle important mais il y a aussi tout le travail en direction du public. Le théâtre est
ouvert toute l’année au-delà des créations et je pense que la subvention se justifie par une démarche générale. “
Xavier Marcheschi, acteur au Studio Théâtre de Stains :
“Cette démarche dont parle Marjorie, se concrétise chaque année par un festival d’un mois et demi où tous les
participants présentent le travail qu’ils ont mené toute l’année avec des permanents. 90% de la subvention part
vers les salaires et 10% seulement vers la création. Nous n’avons jamais arrêté de faire ce travail vers le public
mais il n’est pas pris en compte. Notre démarche au quotidien est d’être sur le terrain. Nous occupons un
territoire que les politiques n’occupent plus et nous ne savons même pas si l’année prochaine nous ferons partie
de la charrette qui va emporter les 420 compagnies. Nous ne sommes au courant de rien et ne sommes pas inclus
dans le courant culturel de ce pays. Nous générons de la citoyenneté sur une ville et dès qu’on essaie d’entrer
dans le courant culturel, les portes se ferment. Il existe des lieux, des compagnies où il est difficile de pouvoir
parler. L’université a ceci de formidable, c’est qu’on peut y parler et se rencontrer. On ne peut pas parler, ni
communiquer avec l’institution. Nous travaillons dans notre lieu mais notre travail n’est pas très bien compris et
n’est pas très bien reçu.“
Valérie Lang :
“Il est difficile de s’empêcher de penser que mettre l’art à la porte de la cité et de la vie n’est pas une démarche
idéologique et politique. En effet, sur le terrain, la réduction de vocabulaire des jeunes de 12 à 14 ans signifie
aussi à leur échelle réduction des concepts, de la capacité de penser librement et de se révolter. Sous prétexte
qu’une action est appelée culturelle ou “ socio-cul ”, les pouvoirs publiques lui donnent des “ cacahuètes ”.
L’action culturelle est considérée comme le parent pauvre alors qu’elle devrait être le parent riche. La culture et
l’éducation devraient être les parents riches du monde politique car elles sont essentielles.”
Quel est le bénéfice visible de votre action ?
Valérie Lang :
“Le bénéfice ne peut pas être lié aux recettes de billetterie. Si c’était le cas, on ne pourrait jamais révéler les
poètes de demain. Le bénéfice n’est pas direct, n’est pas visible et n’est pas lié à la consommation ni à la
rentabilité : il est multiple. La culture représente ce qui nous constitue essentiellement et individuellement. Le
théâtre exprime une parole sur une communauté en respectant la singularité de chacun, et non sur un collectif et
sa consommation. Il est un des rares endroits où c’est encore possible. Nous n’avons pas de statistiques
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d’évaluation et n’effectuons pas d’enquêtes auprès des gens pour savoir s’ils ont aimé ou non ! De plus, un
spectacle peut déplaire un soir mais transporter de joie deux mois plus tard parce qu’il s’agit d’un travail en
évolution et que l’on voit d’autre spectacles entre temps. Le bénéfice prend du temps et se voit sur la durée. Le
bénéfice consiste déjà à voir venir des gens au théâtre parce qu’ils n’ont pas d’espace public dans leur ville. Le
dimanche, de 13H00 à 19h00, le théâtre accueille les bébés, les grands-mères, les vieux, les jeunes qui se
retrouvent dans un même endroit et partagent des mots, échangent et se rencontrent. C’est extraordinaire de voir
combien être ensemble et sortir de chez soi suscite de bonheur chez les gens.”
La question de l’évaluation de votre action reste entière. Vous répondez quantité d’argent pour qualité d’action.
Toujours est-il que ce sont les pouvoirs publics qui vous donnent de l’argent. Comment pourrait-on aujourd’hui
sensibiliser non seulement les décideurs politiques mais aussi la population entière pour qu’il y ait une réelle prise
en compte du travail produit par les gens de théâtre et que vous ayez de réels arguments face aux politiques ?
Valérie Lang :
“Nous pouvons le faire en venant chez vous par exemple, ce qui est un moyen de diffuser et d’avoir un débat sur
cette question-là. Nous sommes de petits groupes et nous avons une concurrence fortement déloyale de l’image,
mais heureusement, nous représentons l’art du vivant et de la rencontre. Nos moyens sont réduits et, en un an,
nous rencontrons finalement peu de monde. Concernant “ l’animation culturelle ”, nous ne considérons pas en
faire partie et préférons dire que nous travaillons avec les gens. Un professeur de français ne fait pas d’animation
culturelle, alors pourquoi les gens de théâtre en feraient ? Nous ne sommes pas là pour du divertissement et s’il y
a du divertissement, il n’est qu’un plus. Il existe une fracture sociale mais ce n’est pas aux artistes de la résoudre.
Ils ne peuvent qu’initier des projets et les accompagner. Il faut une prise en considération de la part du politique
que l’art fait partie de la vie et qu’y avoir accès est un droit de chacun. Il est normal que l’État investisse dans ces
domaines-là, qu’il favorise les emplois et qu’il développe ainsi des imaginaires, des champs et donc des
propositions.”
Marjorie Nakache :
“La bagarre ne se situe pas entre le ministère et nous mais plutôt sur le principe d’accorder les actes aux paroles.
Ce qui me semble beaucoup plus grave concerne le rôle des médias. Comment se peut-il qu’ils n’aient pas la
curiosité de sortir des institutions pour aller découvrir les gens ? Comment se fait-il que ceux-là même qui parlent
à longueur de colonnes d’exclusion, de fracture sociale et de lutte contre l’apartheid, créent eux même dans leurs
colonnes un apartheid culturel violent ? Ce rapport aux médias m’interroge beaucoup parce que nous avons besoin
d’eux et nous en sommes dépendants. Ne faudrait-il pas s’interroger sur le rôle des journalistes et le pouvoir
qu’on leur donne ?”
A l’issue de l’évocation de l’histoire et de l’action des deux structures présentes, nous constatons que leur
conception d’un théâtre citoyen ne sont pas identiques.
En effet, la Compagnie du Studio Théâtre de Stains, à de nombreux égards, cherche à ne pas distinguer l’aspect
de la création de sa démarche envers le public. Au contraire, elle crée des spectacles autour des témoignages de
la population de Stains et donne vie à une parole qui la concerne directement.
La Compagnie Véronique Nordey respecte, quant à elle, le cahier des charges du Centre Dramatique National
qu’est le Théâtre Gérard Philippe et dissocie sa programmation, souvent constituée de créations contemporaines,
de son travail vers la population.
Cette différence suscite de nombreuses questions sur le champ artistique qui restent ouvertes : tout le monde
peut-il tout voir au théâtre ? Comment croire que certaines clés de lecture et références culturelles ne sont pas
nécessaires pour aller au théâtre ? Faut-il s’inquiéter pour ces premiers spectateurs qui risquent de ne pas
comprendre et surtout d’être déçus ? Mais créer des spectacles en lien avec le public ne se fait-il pas au détriment
de la dimension artistique ? Va-t-on au théâtre pour entendre parler de soi et y voir sa vie sur le plateau ? N’y
allons-nous pas au contraire pour découvrir de nouveaux “champs”, d’autres possibles ?
Il n’en demeure pas moins que l’action menée par ces deux structures permet à de nouveaux spectateurs de
pousser le portes d’un lieu auquel ils n’avaient pas accès auparavant et de renouveler le public d’une discipline
artistique encore trop souvent considérée comme réservée à une élite.
Cet article a été rédigé à partir d’une conférence publique donnée le jeudi 1er avri 1999, lors du cycle de
conférences “ Les jeudis de la Sorbonne ” consacrés au thème “ Arts et citoyenneté ”.
Ce cycle de conférences est organisé par le second cycle de Conception et mise en œuvre de projet culturel de
l’Université de Paris1 Panthéon-Sorbonne.
Cette conférence, consacrée au Théâtre et à la Citoyenneté, a été organisée et transcrite par Cécile Bélugou, Marie
Charvet et Flore Lamoureux.
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