Julie Grèzes, l`autisme en ligne de mire

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Julie Grèzes, l`autisme en ligne de mire
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Julie Grèzes, l’autisme en ligne de mire
Dans la cour si calme du Collège de France, baignée d’un magnifique soleil
de printemps, Julie Grèzes m’attend. Nous irons au café du coin, histoire de
ne pas déranger ses étudiants qui travaillent au laboratoire. En chemin, elle
ne tarit pas d’éloges sur ce cadre exceptionnel. « C’est très beau, ici, c’est
vrai. Et le fait d’avoir tous ces grands professeurs "à portée de main", c’est
tout simplement fantastique. » La Leçon inaugurale de Stanislas Dehaene,
par exemple ? Ses yeux s’illuminent un peu plus : « Brillant, magistral et
engagé. »
La Leçon l’a d’autant plus touchée qu’elle travaille dans la même sphère que
le nouveau titulaire de la chaire de Psychologie cognitive expérimentale au
Collège de France. Julie Grèzes s’intéresse à la communication sociale, et
s’attache à comprendre comment le système moteur "lit" l’action de l’autre,
comment le cerveau attribue à l’autre des états mentaux, tels un désir, une
émotion, une croyance ou une intention, à partir de l’observation de son
comportement. « Mon travail de recherche, commencé sous la direction du Dr
Jean Decety, alors Directeur de recherche Inserm à Lyon, concernait les liens
entre la perception et l’action. J’ai donc étudié en imagerie fonctionnelle les
mécanismes impliqués dans l’interprétation des actions d’autrui. Nous avons
démontré que les régions du cerveau impliquées dans la planification de
l’action et l’exécution motrice – le cortex pariétal et prémoteur – sont déjà
activées dès l’observation d’objets et d’actions, ce qui suggère que la
simulation, ou "résonance motrice" induite par l’observation pourrait constituer
une base de la compréhension de l’action. »
Une expérience amusante
Depuis lors, en collaboration avec les professeurs Passingham et Frith de
l’Université de Londres (UCL), elle a montré que tout un réseau cérébral était
impliqué dans la détection de fausses attentes et du mensonge, comprenant
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notamment le sillon temporal supérieur, le cortex cingulaire antérieur et
l’amygdale. Pour cela, elle a développé des protocoles d’IRM fonctionnelle
(IRMf) autour d’actions simples, comme celle de soulever une boîte.
« La préparation de l’expérience était amusante, raconte en riant Julie
Grèzes. Nous avons filmé des acteurs entrant dans une pièce, ramassant
une boîte, et sortant. Nous faisions varier le poids de celle−ci, et indiquions
son poids au sujet. Mais nous pouvions aussi mentir, dire par exemple que la
boîte pesait 1 kg alors qu’elle en pesait 12. Cette fausse attente se traduisait
par un changement dans la cinématique du geste. Dans un deuxième temps,
nous avons demandé aux acteurs de simuler un faux poids, en faisant
semblant de soulever une boîte très lourde bien qu’elle soit très légère, ou
inversement. Là encore, le mensonge affecte le comportement corporel. »
Ces petites vidéos ont ensuite été montrées à des sujets dans un scanner,
qui devaient juger si l’action reflétait une fausse croyance ou une tromperie.
Dans ces deux cas, le sillon temporal supérieur, les cortex cingulaire et
orbitofrontal ainsi que le cervelet étaient activés. Mais lorsqu’il y avait
mensonge, il y avait en plus une activation du cortex cingulaire antérieur
rostral et surtout de l’amygdale, région clé dans la génération des émotions –
et ce d’autant plus que l’observateur était impliqué, en étant la cible
potentielle du mensonge.
Ces collaborations avec ses confrères britanniques continuent, depuis qu’elle
a été recrutée en tant que CR1 (chargée de recherche) à l’Inserm au sein du
laboratoire de Physiologie de la perception et de l’action (UMR
CNRS−Collège de France) dirigé par Alain Berthoz. Mais Julie Grèzes a
étendu le champ de ses recherches en joignant ses efforts à ceux de Béatrice
de Gelder aux Pays−Bas pour étudier les interactions entre les systèmes de
l’action et ceux du traitement de l’émotion. Là encore, les expériences sont
basées sur l’IRMf et sur des petits films, où des acteurs miment la peur. Et là
encore l’amygdale est impliquée, en tant que responsable de la contagion
émotionnelle. L’étude montre que la perception d’expressions corporelles
dynamiques de peur entraîne l’activation du cortex pariétal, du cortex
prémoteur, du sillon temporal d’une part, et de l’amygdale d’autre part.
« L’amygdale module ainsi l’activité des régions prémotrices, ce qui suggère
que la perception d’une émotion de peur chez autrui pourrait engendrer la
préparation d’une action en réaction à un danger potentiel chez
l’observateur. »
De nouvelles perspectives dans l’autisme
Ce lien entre amygdale (contagion émotionnelle) et cortex prémoteur
(résonance motrice) est au cœur des travaux actuels de Julie Grèzes dans
l’autisme. Car ce trouble envahissant du développement se caractérise
notamment par des perturbations des interactions sociales (anomalies du
regard, empathie…), de la communication verbale et non verbale (imitation,
faire semblant…). « Pour certains auteurs, l’autisme pourrait être lié à un
déficit dans la résonance, et les sujets autistes ne seraient donc pas
correctement armés pour interpréter les actions d’autrui. Pour d’autres en
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revanche, il s’agirait d’un déficit de contagion émotionnelle – une hypothèse
lancée en 2000 par Simon Baron−Cohen, de l’université de Cambridge. En
fait, je pense qu’il pourrait s’agir d’un problème de communication entre ces
deux systèmes. »
En collaboration avec Sylvie Berthoz (Service de Psychiatrie de l’adolescent
et du jeune adulte, Institut Mutualiste Montsouris, Paris) et Bruno Wicker
(Institut de Neurosciences Cognitives de la Méditerranée, CNRS, Marseille),
la chercheuse va reproduire ses expériences sur le mensonge et sur la
contagion de la peur chez des sujets sains, mais aussi des autistes de haut
niveau ou Asperger qui présentent de sévères déficits socio−cognitifs. Tous
vont se prêter à des questionnaires de personnalité détaillés. « Le but est de
tester si la réponse du cortex prémoteur et de l’amygdale corrèle avec les
capacités sociales des individus. Nous cherchons donc à savoir s’il existe un
continuum dans les capacités de compréhension sociale, du sujet Asperger
aux individus à score d’empathie élevé, ou si au contraire il y a une "cassure"
dans la courbe. Nous allons également étudier la connectivité fonctionnelle
entre les régions cérébrales activées. »
Et les analyses ne se bornent pas à l’IRMf. Plusieurs autres approches
viennent s’y ajouter : comportementales, avec les performances et les temps
de réaction, et physiologiques avec le mouvement du regard, la conductance
cutanée et la dilatation pupillaire. « L’ensemble de ces travaux pourraient être
déterminants pour mieux définir les différents phénotypes neurocognitifs liés
aux difficultés dans l’interaction sociale. C’est important de bien caractériser
ces phénotypes, surtout dans une maladie aussi hétérogène que l’autisme,
pour fournir une approche thérapeutique adaptée, et aussi pour réaliser des
études génétiques, comme celles de Marion Leboyer... »
Le temps, qu’il passe vite face aux gens passionnées ! C’est l’heure déjà, et
Julie Grèzes doit repartir. Et la voilà qui file sous le soleil du Quartier Latin…
Sébastien Le Jeune
Pour en savoir plus
Le site Internet de Julie Grèzes : www.juliegrezes.com
A lire aussi :
Julie Grèzes, Béatrice De Gelder : Contagion motrice et émotionnelle. in
"L'autisme, De la recherche à la pratique" (2005). Coéditeurs : Christian
Andres, Catherine Barthélémy, Alain Berthoz, Jean Massion, Bernadette
Rogé. Editions Odile Jacob, Paris.
Notre dossier Autisme dans ce même numéro
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Ses dates−clés
2001
Prix de la Société des Neurosciences pour son travail doctoral
2000−2003
Post−doctorat au Wellcome Department of Imaging Neuroscience /
Psychology Department of Oxford University (Londres)
2002
Prix de l’université d’Oxford pour son travail post−doctoral
2003
Recrutement à l’Inserm, intégration du Laboratoire de Physiologie de la
Perception et de l’Action (CNRS−Collège de France, Paris)
2004
ACI Neurosciences intégratives et computationnelles (jusqu’en 2007)
"Caractérisation de phénotypes sociaux chez des sujets sains et des patients
Asperger : approche cognitive et anatomo−fonctionnelle"
Dédicace
"Et pourtant, quel enchantement ce serait un dîner de silencieux. Tout
passerait par les regards et les gestes. La moindre mimique prendrait une
signification considérable." (Pierre Assouline)
Julie Grèzes
Ils/elles disent d'elle
« Son insatiable avidité de "mieux comprendre" et son ouverture d'esprit
scientifique, littéraire et artistique façonnent ses travaux de recherche: elle
confronte des résultats et théories de domaines variés, aborde les questions
par différents niveaux d'observation et construit des paradigmes
expérimentaux originaux mais rigoureux. Passionnée et volontaire, Julie
Grèzes reste néanmoins sensible à la remise en question régulière et ne
prend jamais rien pour acquis. Résolument internationale, elle collabore avec
plusieurs laboratoires étrangers et se rend aux quatre coins de la planète
dans des congrès internationaux afin de confronter ses résultats à l'avis
d'experts du monde entier. »
Sylvie Berthoz, Service de Psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte,
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Institut Mutualiste Montsouris, Paris
« Julie allie sa rigueur scientifique à un dynamisme et une créativité qui en
font non seulement une chercheuse de très haut niveau dans le domaine des
neurosciences cognitives, mais aussi une personne avec qui travailler est un
plaisir. »
Bruno Wicker, Institut de Neurosciences Cognitives de la Méditerranée,
CNRS, Marseille
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