Tirer la langue - Théâtre du pavé

Transcription

Tirer la langue - Théâtre du pavé
Non, je ne m'appelle pas Michel Drucker Théâtre du Pavé
Tirer la langue
Publié le 16 Novembre 2013
"Si tu t´appelles mélancolie
On est fait pour l´oublier ensemble
Les chiens perdus, les incompris
On les connaît, on leur ressemble"
Joe Dassin – Si tu t'appelles mélancolie
D
errière un titre aussi improbable que Non, je ne m'appelle pas Michel Druckerse cache la nouvelle création de la compagnie Beaudrain
de Paroi ; dans une mise en scène de Jean-Pierre Beauredon, donc. Après Ça va la vie si vite !(2005), ce spectacle est le deuxième volet d'une
trilogie consacrée à la thématique de "l'amour à mort". Voilà ce qui réunit, sur le plateau du Pavé, les textes disparates de Roland Barthes
(Fragments d'un discours amoureux), Patrick Kermann (La blessure de l'ange) et Beauredon (Le vrai est un moment du faux) : l'amour, le
bonheur… et la mort tout au bout.
A en croire le goût prononcé du metteur en scène pour les univers désespérés empreints d'ironie (Bukowski, Léotard…), cet amour et ce
bonheur-là ne sont pas aussi extatiques et apaisés qu'ils en ont l'air.
Drucker or not Drucker
Chantre du bon sentiment et du consensus du dimanche après-midi, l'indéboulonnable Michel Drucker pourrait personnifier la félicité
permanente et l'idéal d'un bonheur repu. En somme, le Graal émotionnel de tout être humain. A cet état de grâce lisse et propret qui ne peut
pas exister dans "la vie de tous les jours", Beauredon lui oppose les entrelacs de trois langues, de trois perceptions à la fois différentes et
complémentaires. Les Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes ne sont pas une histoire d'amour, mais plutôt l'abécédaire d'une
multitude de désordres du langage chez l'amoureux. Barthes y décortique les notions fusionnelles du désir et du besoin, du cœur et de la
raison, du "je" et du "toi", les perceptions déformées d'évènements d'une vie amoureuse, le tout avec distance et humour. Les émois et les
doutes aussi… Sont piochés des mots comme "Désir", "Adorable", "Déclaration". Puis se faufile la langue de Patrick Kermann, reconnaissable
par son écriture minimaliste, qui évoque les premiers émois d'un couple, des mains qui se frôlent pour la première fois, les souvenirs vibrants
d'escapades amoureuses. Un ravissement provoqué par le souvenir… La langue de Jean-Pierre Beauredon vient quant à elle se greffer dans les
interstices ; une langue fatiguée, faite de constats désenchantés sur le désir d'un couple vieilli par le quotidien ("Comment ne pas laisser la
vaisselle sale dans l'évier ?"). Un quatrième éclairage vient également mettre en relief une autre facette du bonheur, par les interventions
chantées de Claude Delrieu, à propos de l'amour filial ("On a mis des fleurs dans le système").
Hormis un canapé rouge trônant en fond de plateau, Drucker n'est finalement qu'un prétexte. Pas de Michel à l'horizon… et c'est tant mieux.
Par son décor à mi-chemin entre une fête foraine et un entrepôt, la mise en scène prend le contrepied des mots et offre un vaste terrain
ludique aux comédiens : un parterre de ballons multicolores, des piles de grosses caisses en bois, une balançoire, des lampadaires amovibles,
des micros disséminés çà et là. Micros qui serviront à des chansons style karaoké de Joe Dassin ou de Nicole Croisille durant le spectacle. Que
ce soit Denis Rey en costume d'escrimeur (ou conduisant une mobylette), Cathy Brisset en patin à roulettes, ou Claude Delrieu déguisé en
Angus Young (guitarise d'AC/DC), le rire est abordé par l'absurde. Décalage encore, avec cette incursion de la vidéo qui permet d'assister à un
étrange ballet de girafes sautant d'un grand plongeoir (si, si !). Ce joyeux bazar permet une mise à distance des textes, dont le collage aurait pu
être austère ou fastidieux. Le kitch alterne avec des moments plus poétiques, renforcés par des arpèges de guitare rappelant les atmosphères
du musicien argentin Gustavo Santaolalla.
Vertiges de l'amour
"Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’Autre." Ces mots de Roland Barthes pourraient coller à la peau de ce spectacle, tant il
y est question de croisement de langages. Il est d'ailleurs dommage que le texte de Patrick Kermann soit quasiment introuvable en France,
car La blessure de l'ange est un des plus touchants de l'auteur. Les diverses écritures se frottent les unes aux autres pour tenter de cerner ce
qu'est le bonheur ; un bonheur qui semble intimement lié à l'amour. Jean-Pierre Beauredon est un cœur-chercheur comme il existe des têteschercheuses : avec juste ce qu'il faut d'ironie, il fouille dans les brisures et les failles, à la recherche d'une vérité des sentiments. Pas de
complaisance ni de misérabilisme dans cet amour des mots, dans cet amour tout court. Les émotions naissent, se cognent au contact de la
réalité, du "je t'aime", au "je t'ai aimé", jusqu'au "on ne s'aime plus". Naissance, vie, et trépas d'un battement de cœur… On risque, on se
lance, on tombe, se fait mal, se relève. Oh bien sûr, ça ne chante parfois pas très juste, certaines interventions sont un peu désinvoltes – ce qui
pourraient en crisper certains – mais les imperfections voulues cadrent judicieusement avec cette opposition à la perfection, au lisse, au
sirupeux.
Le dernier volet de la trilogie devrait s'intituler Ta gueule ! ou comment ne pas devenir un pitbull quand la vie est une chienne. Amour à mort,
vous avez dit ? ||
Marc Vionnet