L`origine du profit chez Jan-Baptiste Say Jean

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L`origine du profit chez Jan-Baptiste Say Jean
L’origine du profit chez Jan-Baptiste Say
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Jean-Baptiste Say évoque la question soulevée aujourd’hui, lors de la
cinquième Leçon d’économie, donnée en 1832, au Collège de France, à
Paris, quelques mois avant sa disparition. A propos de l’ « excédent de
valeur », ses auditeurs l’interrogent sur l’origine du profit. Ils ne
comprennent pas d’où vient l’ « excédent de valeur », qui fait vivre
l’entrepreneur, alors que les transactions ne sont pas terminées. Say
répond :
« Cette difficulté a jeté dans l’embarras la plupart des
économistes qui n’ont peut-être pas remarqué que, tandis qu’une
entreprise industrielle a, dans le cours d’une année, rétabli son capital
tel qu’il était au commencement de la même année, tous les
producteurs qui ont concouru à cette production, ont vécu durant le
même espace de temps. Ils ont donc produit, outre la valeur capitale,
la valeur de tout ce qu’eux-mêmes ont consommé pour leur
entretien...Le capital a servi à en faire l’avance, et la valeur du produit
qui en est résulté a servi à rétablir la valeur capitale aux mains de
l’entrepreneur ».1
Aujourd’hui, on dirait que les entrepreneurs se sont versé des
« acomptes sur dividendes » et les ont reconstitués à l’issue de la
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Jean-Baptiste Say. 5ème Leçon d’économie politique. Cours au Collège de France.
Œuvres Complètes. Tome IV. Economica. 2003. P.454
Marian Wielezynski
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production. Say fait l’hypothèse implicite que les profits payés d’avance
sont systématiquement reconstitués au cours de l’échange.
Il avait enseigné, une dizaine d’années plus tôt, que les profits se
payaient d’avance :
« Il ne faut pas oublier ici que les travaux des divers entrepreneurs qui
ont concouru à [cette] production, font partie des avances qu’elle a
nécessitées ; et que leurs profits n’étant que le remboursement de ces
avances font partie des frais de production. »2
Or, rien n’est moins sûr que cette reconstitution espérée des avances
par des profits, dans une organisation sociale où la décentralisation des
décisions et l’information asymétrique n’entraînent pas d’ajustements
naturels entre l’offre et la demande. La question de savoir pourquoi les
profits constatés à l’heure des bilans sont si différents des profits espérés
par les entrepreneurs au moment des lancements de production, demeure
matière à réflexion.
L’entreprise française Christian Dior, sous la présidence de Bernard
Arnault (Roubaix, 1949), a modifié ces dernières années sa politique de
distribution des acomptes sur dividendes. Pendant longtemps, la clôture
des exercices de Christian Dior et de LVMH, société mère du groupe
Arnault, se faisait à la même date, et la distribution des acomptes sur
dividendes se faisait pour les deux entreprises, au même moment, en
général le 2 décembre de chaque année, pour une clôture conjointe au 31
décembre. Ensuite s’ouvraient les travaux de vérification, qui aboutissaient
lors des AG d’actionnaires, au profit à distribuer sous forme de dividendes
définitifs, à la fin du mois de mai suivant, évidemment nets des acomptes
sur dividendes déjà versés.
Aujourd’hui, Christian Dior distribue l’acompte sur dividendes chaque
année, vers la mi-avril, et clôt son exercice le 30 juin. A cette période,
LVMH, qui conserve l’ancien calendrier, verse son dividende définitif,
déduction faite de l’acompte sur dividende versé le 2 décembre précédent.
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J.-B. Say, 1821, Catéchisme d’économie politique. In Cours d’économie politique GF
2/1996 P. 350
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Pour mi-avril 2014, les chiffres sont les suivants :
Distribution des dividendes par action :
Acompte sur dividende pour Christian Dior
Dividende 2013 pour LVMH
(- Acompte sur dividende LVMH du 2/12/2013)
Dividende net LVMH versé
: 1,2 €
: 3,1 €
( -1,2 € )
: 1,9 €
Total des montants à verser le 14 avril 2014 :
Nombre d’actions Christian Dior
: 181 727 048
Versement total (181 727 048 x 1,2)
: 218 072 457,60 €
Nombre d’actions LVMH
: 507 853 098
Versement total (507 853 098 x 1,9): 964 920 886 €
Ainsi la somme des profits payés aux actionnaires le 14 avril 2014 s’élève à
1 182 993 343,60 €, dont 22,60% payés d’avance. Et la situation se
représentera, avec inversion des entreprises, le 2 décembre 2014 :
acompte sur dividende, cette fois, de LVMH et versement du dividende
définitif 2013-2014 de Christian Dior (8 mois après la clôture !). Et ainsi de
suite…
Les avances financières et la loi des Débouchés
Au Collège de France en 1832, dans cette même cinquième leçon,
Say enseigne que :
« Les fonctions d’un capital sont de fournir la valeur de ces
avances ; de se laisser consommer pour renaître sous d’autres
formes ; de se laisser consommer de nouveau pour renaître encore ;
et ainsi de suite, éternellement, pourvu que la même valeur capitale
soit assez habilement employée pour renaître constamment, et pour
être réemployée d’une manière productive. »3
Voici comment Jean-Baptiste Say décrit ce processus vital de
régénération de la valeur par les avances financières (Traité) :
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Jean-Baptiste Say. 5ème Leçon d’économie politique. Cours au Collège de France. Œuvres Complètes.
Tome IV. Economica. 2003. P.454
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« On a remarqué qu’il n’est point du tout nécessaire que le produit
ait été achevé, pour que plusieurs de ses producteurs aient pu retirer
l’équivalent de la portion de valeur qu’ils y ont ajoutée ; ils l’ont même
consommée dans bien des cas, longtemps avant que le produit fût
parvenu à son terme. Chaque producteur a fait, à celui qui l’a précédé,
l’avance de la valeur du produit, ….. Tous les revenus de la société se
distribuent de la même façon. » 4
Ainsi la loi des débouchés fonctionne à la condition que le montant des
avances faites par les producteurs soit équivalent aux valeurs ajoutées par
les uns et les autres. Cela implique que les profits sont payés d’avance
pour réapparaître sous forme de profits « reconstitués ». D’où une
confiance aveugle dans le jugement des entrepreneurs, dans le
fonctionnement des marchés et dans l’écoulement naturel et spontané de la
production. En particulier, le profit prévu par le producteur ne pose aucun
problème : il est réalisé puisque le produit est fabriqué, donc offert, donc
demandé, donc payé. Telle est la perception de Say. Elle doit être réfutée.
En effet, si l’avance financière a lieu, c’est bien parce que l’acheteur a
accepté, sans y être obligé, le prix fixé par le vendeur. Si celui-ci réussit à
préserver sa marge, il est lui-même en mesure de consentir une avance à
un fournisseur et ainsi de suite, de sorte que, de proche en proche,
l’équilibre de l’offre et de la demande sera réalisé. L’initiative et la
détermination des avances précèdent la détermination des prix sur le
marché et des marges « virtuelles » que ces prix incluent. Les marges
« virtuelles » déclenchent les avances qui à leur tour ouvrent les débouchés
là où les entrepreneurs les attendent : au niveau qui permet au moins de
« reconstituer » ce qui a déjà été prélevé.
Le don et la spoliation, seules causes de dysfonctionnement ?
Pour que les produits puissent s’échanger contre des produits, il faut le
concours de tous les participants, de ceux qui vivent de revenus fixes
(salariés et rentiers) comme de ceux qui vivent de revenus variables
(actionnaires, entrepreneurs). Seules exceptions : le don et la spoliation,
qui ne sont pas des échanges :
« La portion retirée par les industrieux se nomme les profits de
l’industrie ; quelquefois ils abandonnent ce profit moyennant un
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J.B. Say, Traité d'Economie Politique. Tome II. Quatrième Edition. 1819. P.70-71.
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salaire. Chacun prend ainsi sa part des valeurs produites, et cette part
fait son revenu. Les uns reçoivent ce revenu par parcelles, et le
consomment à mesure. C’est le plus grand nombre; presque toute la
classe ouvrière est dans ce cas. Le propriétaire foncier, le capitaliste,
qui ne font pas valoir par eux-mêmes, reçoivent leur revenu en une
seule fois, ou bien en deux fois, ou en quatre fois chaque année, selon
les conventions qu’ils ont faites avec l’entrepreneur auquel ils ont
prêté leur terre ou leur capital. Quelle que soit la manière dont le
revenu se perçoit, il est toujours de la même nature, et sa source est
toujours une valeur produite. Si celui qui reçoit des valeurs
quelconques avec lesquelles il pourvoit à ses besoins, n’a pas
concouru directement ou indirectement à une production, les valeurs
qu’il consomme sont un don gratuit ou bien une spoliation : il n’y a
pas de milieu. »5
Say dit que propriétaires fonciers et capitalistes sont payés selon les
conventions qu’ils ont passées avec l’entrepreneur. Ces conventions
tiennent compte des résultats obtenus par l’entrepreneur. Le capitaliste
reçoit donc sa part de dividende après le calcul des résultats. Mais alors il
est trop tard pour solvabiliser par les dividendes un débouché ouvert de sa
part aux produits offerts par l’entrepreneur. Bernard Arnault ne peut pas
acheter le champagne de l’année avec les dividendes de LVMH (pas plus
que Lilyane Bettencourt ne peut se procurer la crème de beauté récemment
produite avec les dividendes de l’Oréal). Les produits ont été vendus à tout
le monde, sauf au capitaliste, grâce à qui ces productions ont pu se faire, et
qui en attend des dividendes pour être rémunéré en dernier ressort.
En revanche, si la convention prévoit des acomptes « en deux fois, ou
en quatre fois », comme dit Say, des débouchés préalables sont ouverts,
revêtus de caractères sporadiques et arbitraires, sous forme d’avances
indéterminables, parfois financées à crédit, mais toujours prélevées dans le
fonds de roulement de l’entreprise.
Le paiement des profits en une fois
Lorsque les propriétaires actionnaires de l’entreprise reçoivent leurs
dividendes « en une seule fois », après l’Assemblée Générale clôturant
l’exercice, ils sont récompensés d’avoir concouru « directement ou
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Tome II du Traité d’Economie Politique Chapitre 5 « Comment les revenus se distribuent
dans la société » P. 71-72
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indirectement » à une production. Il faut les « remercier » d’avoir fait
confiance à l’entrepreneur. Si telle est la situation envisagée par Say, alors
la loi des Débouchés est fausse, car les propriétaires disposent des
montants nécessaires pour pourvoir à leurs besoins seulement après la
constatation des résultats. Ils ont concouru à la production, certes, par leur
apport en capital, mais ils ne peuvent pas encore participer à la
consommation, faute de revenu sous forme de dividende.
A la fin de l’exercice comptable, les résultats sont mesurés sans que
les actionnaires, qui peuvent aussi être salariés, selon Say, puissent y
contribuer si leurs revenus dépendent peu ou prou des dividendes liés à cet
exercice particulier. Il y a donc des produits sur le marché, qui ne peuvent
se vendre car les actionnaires ne peuvent les acheter faute de dividendes
payés. L’exception du don ou de la spoliation (Say) confirme la règle
négative de l’exclusion du capitaliste de l’achat direct des produits qu’il a
aidé à fabriquer.
Et lorsque les dividendes sont distribués, ils sont liés à la production et
aux réserves de l’exercice précédent, mais sont payés par prélèvement sur
le chiffre d’affaires de l’exercice en cours. Il est malaisé dans ces
circonstances de soutenir que les produits s’échangent contre des produits
et que l’offre crée spontanément la demande.
Le paiement des profits en plusieurs fois
S’ils reçoivent leur revenu « en deux fois, ou en quatre fois », sous
forme d’ « acompte sur dividende », par exemple, comme nous le dirions
aujourd’hui, la loi des Débouchés change de nature. En effet, des
instruments monétaires sont distribués et alimentent la demande des
propriétaires d’entreprise, mais il n’y a pas de lien immédiat avec les
résultats réels de la période, encore inconnus, et qui seront constatés plus
tard, longtemps après la fin de l’exercice. Donc, si des distributions
d’avances financières ont eu lieu, en liaison non pas avec la production,
mais plutôt avec les besoins particuliers des actionnaires, voire même des
salariés actionnaires dans le cadre des politiques de participation, c’est
d’elles que dépendent les ouvertures de débouchés et le niveau général
des profits.
Le pouvoir de négociation des actionnaires bénéficiaires de ces
avances ne peut pas être sous-estimé. La distribution des avances
financières dépend de leur capacité d’intimider les managers et les
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responsables d’entreprise pour obtenir ce qu’ils veulent. Le dynamisme de
ces revenus perçus par les capitalistes est formalisé dans les diverses
conventions (Say) qu’ils imposent aux entrepreneurs.
Ainsi, la source d’un revenu n’est pas « toujours une valeur
produite ». Elle peut consister en une avance financière sur un
encaissement futur et virtuel que l’entrepreneur juge « réaliste », c’est-àdire peu risqué dans le contexte où il évolue à un moment historique donné.
Il est difficile, dès lors, de dire qu’il y a génération spontanée du Profit
par l’Offre. L’apparition de cette demande spécifique sur les marchés, grâce
aux acomptes et autres avances financières, peut aujourd’hui se mesurer.
Ainsi, le montant des avances financières se retrouve dans la somme des
profits réalisables ; et dès lors qu’elles sont connues, elles indiquent
précisément le taux de rendement des capitaux mis en œuvre dans la
production.
Il existe donc une objection à la loi des Débouchés plus importante que
celles du don et de la spoliation. Le responsable d’entreprise et le détenteur
des capitaux doivent pourvoir à leurs besoins personnels et à ceux de
l’entreprise pendant l’exercice de production et avant de connaître les
résultats définitifs de la vente. Ce comportement est bien plus constant et
plus général que les dons et spoliations occasionnels envisagés par Say.
Notre auteur a lui-même connu des responsabilités d’entreprise dans
l’industrie textile, ainsi que son petit frère, dans l’industrie sucrière, avec
succès. Comment se fait-il qu’il n’ait pas tenu compte des ressources qu’il
s’est nécessairement avancé pour satisfaire ses besoins et ceux de sa
famille ? Elles n’étaient pas immédiatement engendrées par la vente des
produits (textiles) sur les marchés. Elles étaient versées par anticipation.
L’ensemble des producteurs procédant de la même manière, par nécessité
vitale, on peut dire que les avances particulières de chacun se retrouvent
finalement dans les résultats de tous. Telle est l'origine de « l'excès de
valeur » qui embarasse les auditeurs de Say.
Compléter la théorie de l’entrepreneur
Le fait que sans les avances financières, les produits ne puissent pas
s’échanger dans des conditions d’équilibre stables permet de réfuter la loi
des Débouchés. Pour que « les produits s’échangent contre les produits »,
il faut que les profits avancés par les uns se transforment en profits
constatés par les autres. Mais il n’y a rien d’automatique, de naturel ni de
spontané, dans cette démarche. L’observation de la réalité montre que les
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jugements des entrepreneurs confrontés aux exigences de leur entourage
jouent un rôle non-négligeable sur les marchés.
De sorte que la théorie de l’entrepreneur est incomplète parce que la
loi des Débouchés n’est pas suffisamment rigoureuse. Rien ne sert de
réprimander les entrepreneurs au prétexte qu’ils ne produisent pas
suffisamment pour s’ouvrir plus de marchés les uns aux autres (Say, ch.XV
du Traité), si dans le même temps l’origine de leurs profits n’est pas
clairement établie dans les acomptes qu’ils se versent à eux-mêmes et se
reversent les uns aux autres.
L’élargissement nécessaire des débouchés
La composante profit de la valeur du produit est égale à la somme des
avances financières consenties par l’entrepreneur pendant l’espace de
temps qu’a duré la production. Il en résulte un effet multiplicateur immédiat
sur l’élargissement nécessaire des débouchés. En effet, lorsque le profit est
payé d’avance, la production commercialisée doit avoir une valeur bien
supérieure pour rétablir la valeur capitale aux mains de l’entrepreneur, audelà des coûts de production. Par exemple, pour reconstituer une avance
financière de 100 euros dans un contexte où le rendement financier est de
15 %, il faut réaliser 666,666 euros de ventes, c’est-à-dire, trouver de
nouveaux débouchés à la hauteur de ce montant. (100 ≈ 666.666 x 0.15).
Et si le rendement est de 5% (Piketty), alors le montant des débouchés
à ouvrir est de 20 fois le montant de l’avance financière : il faut 2000 euros
(et non pas 666,666) de ventes pour reconstituer 100 euros d’avances,
dans un contexte à 5% (100 = 2000 x 0.05).
En conclusion, on peut trouver chez Say non pas une, mais deux,
conceptions de l’origine du profit. L’une, passive, affirme que le profit est
contenu tout entier dans le coût de production, comme fruit du talent de
l’entrepreneur. C’est celle qui prévaut, jusqu’à aujourd’hui, dans tous les
modèles économiques. L’autre, active, souligne l’importance des avances
financières payées par anticipation pendant la production et destinées à
être reconstituées tant bien que mal, sous forme de profits, sur les
marchés.
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IV. Economica. 2003.
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