Bjorn - Rageot Livre Attitude

Transcription

Bjorn - Rageot Livre Attitude
Bjorn, ou comment un chevalier bavard, vantard et maladroit décida d'entrer dans le Grand livre des Légendes.
Comme toutes les semaines lorsque les garçons du quartier s’y retrouvaient, la ruelle du Tonneau résonnait
de cris et de paroles.
-Mon papa, c’est le plus fort du monde ! La semaine dernière, il a vaincu une armée de Raïs à lui tout seul !
-C’est ça, Bjorn, et ma mère, c’est la cousine de l’Empereur !
La bande d’une dizaine de garçons qui les entourait gloussa.
-Je te jure que c’est vrai, Kero ! protesta Bjorn d’un ton indigné qui tranchait avec ses joues rondes et son visage
poupin.
-Tu sais, les soldats ne sont pas tous des héros, répondit le dénommé Kero. Mon père, il dit que l'armée impériale
n'est pas assez forte pour protéger…
-C'est même pas vrai ! le coupa Bjorn.
Le petit garçon croisa les bras et défia Kero du regard. A dix ans, il adorait parler, manger, se bagarrer, et il était
plutôt costaud pour son âge, ce qui voulait dire que la plupart du temps, les autres étaient d'accord avec lui. Et
surtout, il rêvait d’être un héros comme son père. Le capitaine Wil’Wayard, soldat de l’Empire, Dessinateur de
niveau plus qu’honorable, était aussi courageux qu’intransigeant. La division qu’il dirigeait affrontait les Raïs dans le
Nord, bien au-delà de la ville d’Al-Poll où vivaient sa femme et son fils. Il rentrait parfois en permission pour
quelques jours avant de repartir au front, ce qui entretenait sa légende aux yeux de son fils et des enfants de
marchands des environs. Le petit Bjorn avait hérité de ses cheveux blonds, de sa passion du combat et de sa
confiance en soi, mais pas forcément de son sens de la diplomatie.
-Je pense quand même que l’armée risque de ne pas tenir, reprit Kero d’un air grave.
La menace d’une invasion Raïs était, en ce contexte troublé, suffisamment proche pour apparaître même dans les
discussions d’enfants.
-Mon papa, un jour, il entrera dans le Grand livre des Légendes ! s’écria Bjorn.
-Si tant est qu’il arrive à protéger l’Empire avec son armée, lança un autre garçon un peu plus âgé avec une certaine
condescendance. Ce n’est pas gagné. S‘ils reculent, ou s‘ils sont mis en déroute…
-Tu traites mon père de lâche ? s’indigna le garçon blond. Je vais te montrer qui est lâche !
-Bjorn, non ! intervint Kero en le voyant se jeter sur son contradicteur.
Les deux garçons roulèrent dans la poussière, sous les cris d’excitation de leurs camarades. Bjorn sentit un poing
atteindre ses côtes, répliqua par un coup de pied, retint un cri de douleur quand son ennemi lui tordit le bras et…
-Ca suffit !
La voix avait tonné sans crier, et sa puissance figea instantanément les deux adversaires. Bjorn se dégagea, se releva
péniblement et fit face à la silhouette massive qui se tenait à présent dans la ruelle. L’homme, blond aux cheveux
coupés en brosse, avait une apparence banale, mais les garçons sentirent immédiatement qu’il avait l’habitude de
commander.
-Bjorn, rentre à la maison. Les autres, si vous tenez vraiment à vous battre, apprenez d’abord qui est votre ennemi.
C’est clair ?
Toute la bande opina piteusement.
-Oui, papa, fit Bjorn d’une petite voix.
Kero, bouche bée, regarda s’éloigner le capitaine Wil’Wayard et son fils. Il retirait ce qu’il avait dit : le père de Bjorn
était bien le plus fort du monde.
La rue était déserte quand Bjorn sortit de l’échoppe de maître Duom Nil’Erg, l’analyste le plus prestigieux
de l’Empire.
-Alors ? interrogea simplement le capitaine Wil’Wayard.
Bjorn baissa la tête, laissant ses longs cheveux blonds masquer sa honte et son visage.
-Alors rien.
-Je pensais que tu ferais une brillante carrière de Dessinateur, ou au moins de militaire, mon fils. Apparemment, je
me suis trompé.
Ce fut tout. Le capitaine s’éloigna à grands pas dans la rue d’Al-Vor, dans le jour qui tombait, suivi à quelques pas
de distance par le jeune homme.
Bjorn aurait presque préféré de vrais reproches, des insultes, à ce silence qui sonnait comme un constat d’échec. Lui,
le fils unique du célèbre capitaine Wil’Wayard, il avait déçu son père. Le pire, c’était que celui-ci avait raison : il
était un raté, tout juste bon à chevaucher, à se battre contre des ivrognes, à faire la fête et à se vanter. La seule chose
qu’il savait faire était de manier la hache, qui n’était, après tout, qu’un outil de bûcheron. Il refaisait le monde dans
les tavernes avec ses amis et ses rêves de victoires faciles, son père faisait l’Empire avec son épée et son courage. Il
avait hérité d’une vie facile, de son nom et de sa fortune ; son père justifiait sa noblesse par ses actes.
Il était indigne d’être son fils.
Le soir, dans sa chambre, au premier étage de la maison familiale, le jeune homme prit sa décision.
Il allait partir.
Le lendemain, il sella son cheval, prit son sac, sa hache et son épée, et fit ses adieux à ses parents.
-Je suppose que tu vas rejoindre tes amis à la taverne la plus proche ? fit son père avec un mépris palpable.
Comme toujours, sa mère se taisait. Pour la première fois de sa vie, Bjorn prit son courage à deux mains :
-Adieu. Je quitte cette maison. Je serai chevalier, mon père !
Il sillonna l’Empire du Nord au Sud. Il découvrit Al-Jeit, la capitale, avec l’émerveillement d’un enfant. Il
chevaucha sur des pistes de terre et dans des forêts obscures, se fit des amis, quelques ennemis, quelques blessures
aussi. Il chercha à accomplir ses rêves de jeunesse, à gagner son nom et à mériter sa fortune. Il crut avoir atteint le
faîte de la gloire lorsqu’il entra sur la piste du prestigieux tournoi d’Al-Jeit ; il n’y obtint qu’une amère leçon
d’humilité. Tant pis. Il s’était bien amusé.
Un jour, alors qu’il logeait dans une auberge de la capitale, un messager vint le trouver.
-Une lettre pour vous, seigneur Wil’Wayard...
Mon fils,
J’espère et je redoute le moment où tu liras ces mots. Ton père est mort au combat. Où qu’il soit, je suis sûre qu’il
est fier de toi. Vis ta vie et sois heureux, Bjorn…
Ta mère, Miya.
Bjorn lutta contre une envie de pleurer comme l’enfant qu’il n’était plus.
-Je suis chevalier, mon père, déclara-t-il à haute voix.
L’auberge du Chien-qui-dort, située au centre d’Al-Vor, semblait petite et fragile par rapport aux bâtisses
environnantes. Une silhouette en armure attacha son cheval à un anneau du mur et en poussa la porte sans hésitation.
-Bjorn, te revoilà parmi nous !
Celui-ci se faufila entre les tables, posa son heaume entre deux pichets de bière et s’installa sur le banc aux côtés
d’une dizaine de jeunes gens bruyants et joyeux.
-Je ne suis que de passage, Hakan, s’exclama Bjorn avec emphase, ravi d’être au centre de l’attention.
Il se servit sans façon un grand verre de bière avant de poursuivre :
-Je cheminais dans la région, en quête d’aventures, quand des paysans m’ont appelé à leur secours. Il paraît qu’un
Ts’lich sévit dans la forêt non loin d’ici.
-Un Ts’lich ? ricana Hakan. Pourquoi pas un troll, pendant que tu y es ?
-Bjorn, arrête la bière ! ajouta un autre de ses compagnons au milieu des éclats de rire.
-Décidément, depuis que tu sillonnes le monde pour sauver la veuve et l’orphelin, tu crois vraiment n’importe quoi !
renchérit un troisième.
Le chevalier, vexé, se contenta de secouer la tête. Il se leva, ramassa son heaume et déclara :
-Je vous prouverai que j’ai raison. Je vous ramènerai la dépouille sanglante du Ts’lich que j’aurai tué. Il ne sera pas
dit que Bjorn Wil’Wayard est un menteur !
-Ah bon ? fit une voix tandis qu’il quittait l’auberge.
Bjorn chevaucha dans la forêt sans même suivre le sentier ou le soleil qui pointait entre les arbres. Il sentait venir le
danger. A sa propre surprise, il finit par tomber sur une créature verte aux mandibules acérées qui siffla :
-Tu veux m’affronter, humain ?
Bjorn hésita à s’enfuir au galop. Soudain, il se figea, cligna des yeux et retint un cri de frayeur. Une jeune fille
blonde venait d’apparaître, surgie de nulle part, à dix pas de lui.
-Boletus edulis, constata-t-elle tranquillement.
Le Ts’lich se remit de sa surprise plus vite que le chevalier.
Bjorn atterrit la tête la première dans un roncier. Il avait les côtes en bouillie sous son armure et sa fierté était en
miettes, mais il s’en fichait. Il était un preux chevalier. Un Ts’lich à affronter en combat singulier et une demoiselle
en détresse à secourir, que demander de mieux ?
Cette fois, la légende de Bjorn Wil’Wayard allait s’écrire.

Documents pareils