Chanel (2) - Nouveautés

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Chanel (2) - Nouveautés
Vanet.fr - le Reve et la Vie
Chanel (2)
Un autre étranger avait quitté Deauville. Celui-là était de nationalité russe et de nom polonais. Il venait de perdre son
emploi. Trop désargenté pour se payer des vacances, il avait compté sur le journalisme pour lui en offrir. Il était chargé
par Comœdia de suivre les festivités balnéaires de la « Reine des Plages ». Voilà qu'il était chroniqueur mondain!
Lui! Cela ne faisait pas sérieux. Mais faute de mieux ... Arrivé à Deauville le 26 juillet, l'annonce de la mobilisation l'avait
surpris tandis qu'il observait, autour du tapis vert, les habitués du Grand Casino. Dans le vaste vaisseau, tout en hautes
vitres et blancheur électrique, quelques secondes avaient suffi pour qu'une partie des musiciens quittent brusquement
l'estrade, que les tables s'éclaircissent et que les notes incertaines d'un dernier tango manifestent une étrange lenteur à
mourir.
L'envoyé spécial de Comœdia s'appelait Wilhelm de Kostrowitzky. Il aurait pu s'appeler Flugi d'Aspermont comme
son 1 talien de père, si ce gentilhomme l'avait reconnu, ce qui n'était pas le cas. Et ce fut sous le nom de Guillaume
Apollinaire que cet étranger-là devint un artilleur puis un mort français.
Il avait intitulé son reportage La Fête manquée et racontait, en termes doux-amers, les adieux de Deauville à son
passé.
Reportage d'une qualité unique. Ainsi, lorsque le poète dit avoir vu, le 31 juillet 1914 au matin, « un Nègre merveilleux
vêtu d'une simarre de couleurs changeantes ... » parcourir les rues de Deauville à bicyclette puis atteindre la mer où il
s'enfonça, son turban vert disparaissant lentement à la surface de l'eau.
Mais, cela mis à part, Apollinaire fit œuvre de journaliste consciencieux. Rien ne lui échappa, ni Mrs. Moore engluée
dans son snobisme, ni le nez en forme de boomerang de M. Henri Letellier. Il observe, il note: « Au tango peu de
tangueurs. » Il avoue: « Nous ne croyons pas à la guerre. » Il voit tout, le regard épouvanté des Allemandes et le vide
des rues. Ainsi, ceci : « La rue Gontaut-Biron présentait chaque jour, entre midi et une heure, l'aspect désolé d'une rue
de Pompéi ... » Et le poète s'en alla. Une auto l'emportait « qui jetait un jus énorme sur des populations de plus en plus
clairsemées ».
C'était l'époque où ses amis cubistes émaillaient leurs toiles de lettres et de fragments de journaux, tandis
qu'Apollinaire, coupable de recherches du même ordre - introduction de clichés dans les textes typographiques, et
premiers calligrammes - se faisait suspendre de ses fonctions de critique d'art à L'Intransigeant. « Vous vous êtes
obstiné à ne défendre qu'une école, la plus avancée, avec une partialité, et une exclusivité qui détonnent dans notre
journal
indépendant. », lui avait écrit le directeur 1 dans sa lettre de licenciement.
En cette nuit de 1914, son trajet de retour inspira à Apollinaire un poème qu'il calligraphia en forme de petite auto : « Je
n'oublierai jamais ce voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot. .. » Il se dirigeait vers Paris. Il quittait Deauville,
cette Pompéi où, dans la rue Gontaut-Biron, Gabrielle Chanel demeurait accrochée à sa boutique comme une naufragée
à une bouée.
1. Léon Bailby. lettre à Guillaume Apollinaire. le 5 mars 1914.
Paris. Archives Guillaume Apollinaire. collection particulière.
L’irrégulière ou « mon itinéraire Chanel »
Edmonde Charles Roux
Livre de poche
image : frit.lss.wisc.edu
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Généré: 20 February, 2017, 14:12