la montagne de venus - Racines et Traditions

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la montagne de venus - Racines et Traditions
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LA MONTAGNE DE VENUS
De Sabine Baring-Gould
«« Ridé, chauve et désolé, comme si une malédiction avait été jetée sur lui,
s’élève le Hürselberg (1) au-dessus du pays riche et populeux entre Eisenach et Gotha,
ressemblant de loin à un gros sarcophage de pierre – un sarcophage dans lequel repose, dans un sommeil magique, jusqu’à la fin de toutes choses, un mystérieux monde
de merveilles.
Haut placée sur le flanc nord-ouest de la montagne, sur une pente rocheuse escarpée, s’ouvre une caverne appelée le Hürselloch, des profondeurs duquel sort un
grondement d’eau assourdissant, comme si un fleuve souterrain se ruait sur des roues
de moulin tournant rapidement. Dans les jours anciens, d’après les chroniques de
Thüringe, des pleurs amers et de longues plaintes étaient entendus sortant de cette caverne ; et la nuit des cris sauvages et des éclats de rire diaboliques résonnaient dans la
vallée, et remplissaient les habitants de terreur. On supposait que ce gouffre était l’entrée du Purgatoire † et qu’on pouvait en entendre sortir les pleurs des âmes perdues
(cf. Note R&T)n.
Mais une autre croyance populaire concernant cette montagne était que Vénus,
la déesse* païenne de l’amour, y tenait sa cour dans toute la pompe et les festivités du
paganisme* ; et ils n’étaient pas peu à dire qu’ils avaient vu de belles formes de beauté
femelle les appeler depuis l’entrée du gouffre, et qu’ils avaient entendu de doux accents de musique sortir de l’abysse par-dessus le grondement du torrent invisible.
Charmés par la musique, et séduits par les formes spectrales, plusieurs individus étaient
entrés dans la caverne, et aucun n’était revenu de ce Vénusberg à part Tannhäuser .
Tannhäuser, un chevalier français, chevauchait dans les prairies dans la vallée
de Hürsel en faisant route vers le Wartburg, où le landgrave Hermann tenait un rassemblement de ménestrels qui devaient faire un concours de chant pour un prix.
Tannhäuser était un célèbre minnesinger, et tous ses lais parlaient d’amour et de femmes, car son cœur était rempli de passion, et pas celui de la plus pure et de la plus noble variété.
C’est en direction du crépuscule qu’il longea la falaise dans laquelle se trouve le
Hürselloch, et alors qu’il passait devant, il vit une blanche figure lumineuse d’une
beauté incomparable se dresser devant lui et lui faisant signe d’approcher. Il sut aussitôt, devant ses attributs et sa perfection surhumaine, qu’elle n’était rien de moins que
Vénus. Alors qu’elle lui parlait, les plus doux accents de musique flottaient dans l’air,
une douce lumière rosée brillait autour d’elle, et des nymphes d’une exquise beauté jetaient des roses à ses pieds. Un frisson de passion traversa les veines du minnesinger,
et, laissant son cheval, il suivit l’apparition. Elle le conduisit en haut de la montagne
jusqu’à la caverne, et, alors qu’elle marchait, des fleurs surgissaient du sol et une trace
lumineuse apparaissait pour guider Tannhäuser. Il entra dans la caverne et descendit
jusqu’au palais de Vénus au cœur de la montagne.
Sept années de fêtes* et de "débauche" étaient passées, et le cœur du ménestrel
commençait à ressentir un étrange vide. La beauté, la magnificence, la variété des scè-
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nes dans la demeure de la déesse païenne, et tous ses plaisirs païens* lui pesaient.
Il avait la nostalgie des pures et fraîches brises de la terre, d’un regard vers le ciel obscur parsemé d’étoiles, de la vision des simples fleurs des montagnes, du tintement des
cloches des moutons. En même temps sa conscience commençait à le torturer, et il désirait faire sa paix avec Dieu* [†]. En vain supplia-t-il Vénus de lui permettre de partir,
et c’est seulement quand dans l’âpreté de sa douleur il en appela à la Vierge Marie [!]
qu’une faille lui apparut dans le flanc de la montagne, et qu’il se trouva à nouveau à
l’air libre.
Comme le matin était doux, embaumé par l’odeur du foin, alors qu’il montait le
long de la montagne jusqu’à lui et qu’il caressait sa joue hâve ! Comme le coussin de
la mousse et de l’herbe clairsemée lui était délicieux après les couches moelleuses du
palais des fêtes* au-dessous ! Il cueillait les petites fleurs de bruyère et les tenait devant
lui. Les larmes roulaient de ses yeux et mouillaient ses mains fines et émaciées. Il leva
les yeux vers le doux ciel bleu et le soleil du matin, et son cœur déborda. Qu’étaient
les joyaux incrustés d’or, les voûtes illuminées là-dessous comparés à ce pur dôme de
la construction de Dieu* !
Le carillon de l’église* du village frappait agréablement son oreille, saturée des
chants des bacchanales. Il descendit en hâte vers l’église de la vallée qui l’avait appelé.
Là il fit sa confession, mais le prêtre*, frappé d’horreur à son récit, n’osa pas lui donner l’absolution et l’adressa à un autre prêtre. Et il alla ainsi d’un prêtre à l’autre jusqu’à ce que finalement il soit envoyé devant le pape lui-même. Il alla devant le pape.
Urbain IV occupait alors la chaire de Saint Pierre. Tannhaüser lui raconta l’histoire navrante de sa faute, et pria pour son absolution. Urbain était un homme dur et sévère,
et, choqué de l’immensité du péché, il rejeta le pénitent avec indignation, en s’exclamant : "Un péché comme le tien ne pourra jamais, jamais être pardonné. Ce bâton
dans ma main reverdira et fleurira avant que Dieu te pardonne ! "
Alors Tannhaüser, plein de désespoir et l’âme accablée, s’en alla et retourna vers
le seul asile qui lui était ouvert, le Venusberg. Mais alors, trois jours après son départ,
Urbain découvrit que son bâton de pasteur avait donné des bourgeons qui s’étaient
transformés en fleurs. Alors il envoya des messagers à Tannhaüser, et ils atteignirent la
vallée de Hürsel et entendirent qu’un voyageur épuisé, avec le front hagard et la tête
baissée, venait d’entrer dans le Hürselloch. Depuis lors on ne revit plus Tannhaüser.
L’histoire de Tannhaüser est un très ancien mythe* christianisé, la version locale
d’une tradition largement répandue, existant sous diverses formes dispersées à travers
toute l’Europe et, en effet, il existe au moins trois autres Venusberg en Allemagne. La
racine de toutes les formes de cette légende est celle-ci :
– Le peuple souterrain [inferii]n cherche l’union avec les êtres humains. (1)
Un homme est attiré dans leur demeure, où il s’unit à une femme de la race
souterraine. (2) Il désire revoir la terre, et s’échappe. (3) Il revient dans la région du dessus.
Il est difficile de trouver une collection de folklore qui ne contienne pas
une histoire fondée sur cette racine. Elle apparaît dans chaque branche de la
famille aryenne, et des exemples pourraient être tirés des collections de contes
populaires grecs modernes, albanais, napolitains, français, allemands, danois,
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norvégiens et suédois, islandais, écossais, gallois et autres.
L’histoire des Ecossais est celle de Thomas de Ercildoune, qui rencontra une
étrange dame de race elfique* sous l’Arbre* de Eildon. Elle le conduisit dans le pays
souterrain, où il resta avec elle pendant sept ans. Il retourna ensuite sur la terre, toujours tenu, cependant, de revenir vers sa royale maîtresse dès qu’elle l’appellerait.
De même, alors que Thomas s’amusait avec ses amis dans la Tour d’Ercildoune, quelqu’un entra en courant et dit avec des signes de peur et d’étonnement qu’un cerf et
une biche avaient quitté la forêt voisine et paradaient dans les rues du village. Thomas
se leva sur le champ, quitta sa maison, et suivit les animaux dans la forêt, dont il ne revint jamais. D’après la croyance populaire, il "se passe ses fantaisies" au Pays de Féerie, et doit un jour revenir visiter la terre (Scott, Minstrelsy of the Scottish Border.).
Incontestablement, la Vénus du Hürselberg, du Eildon Hill et de tant d’autres
lieux dans toute l’Europe est l’ancienne déesse Holda, ou Thorgerda. Mais la légende, telle qu’elle prit forme au Moyen Age, est indicative de la lutte entre la
nouvelle et l’ancienne foi. Dans Tannhaüser, nous voyons à peine voilée l’histoire
d’un homme, chrétien de nom mais païen dans son cœur, séduit par les charmes du
Paganisme*, qui semble satisfaire ses instincts poétiques et donner libre cours à ses
passions. Mais ces excès lui pèsent après un certain temps, et la religion de la sensualité
laisse un grand vide dans sa poitrine.
Il se tourne vers le christianisme, et d’abord celui-ci semble promettre tout ce
qu’il recherche. Mais hélas ! Il est repoussé par ses ministres. De tous cotés il se heurte
à une pratique largement opposée à la profession. Fierté, mondanité, manque de sympathie, existent parmi ceux qui devraient être les premiers à le guider, le soutenir et le
recevoir. Toutes les chaudes sources qui avaient jailli dans son cœur brisé sont asséchées, son esprit adouci est à nouveau durci, et il retourne avec désespoir enterrer son
chagrin et noyer ses anxiétés dans la "débauche" de son ancienne croyance.
Une triste image, mais sans doute très vraie. ""
Sabine Baring-Gould, Curious Myths of the Middle Ages (London, 1866)
Texte publié sur le site : library.flawlesslogic.com
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Notes de racines.traditions.free.fr : 1/ Hürselberg : Montagne des “petites Filles de Joie" ?
Conclusion R&T : Vous aurez remarqué les parties soulignées qui mettent en valeur des éléments
mémorables moins évident à l'habituel catalogue des mythèmes : pour notre part, nous les rapprocherons du "Paradis Perdu" englouti (cf. notre art. Atlantide* boréenne), mythème dé-couvert qui resurgit si souvent – pour qui sait le voir – dans tous les mythes* indo-européens* et qui est si souvent inversé, moralisé, diabolisé dans les légendes post-chrétiennes…