La Tête dans la toile. Chroniques

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La Tête dans la toile. Chroniques
Analyse de Joachim SCHÖPFEL
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La Tête dans la toile. Chroniques
I2D - Information, données & documents
vol. 53, n°3, septembre 2016
©ADBS
Caen : C&F Editions, 2016. – 506 p. – (Blogollection). – ISBN 978-2-915825-62-6 : 23 €
Xavier de La Porte
DES CHRONIQUES SAVOUREUSES ET INTELLIGENTES
Que fait le ministère de la Culture pour maintenir le bon vieux ragot ? Quel lien entre Deleuze et une compilation des meilleures chutes sur YouTube ? Quel est ce syndrome de la navigation procrastinatoire ? Quel
lien entre Captcha et le travail sans rémunération (au profit de Google) ? Pourquoi la NSA s’intéresse-t-elle
aux métadonnées ? Que sent-on à être un analphabète numérique, et pourquoi Internet n’est-il pas
comme l’amour ? Pour le savoir, il faut lire les chroniques de Xavier de La Porte.
On peut lire ces chroniques comme une série de faits d’actualité, pour reconstituer et dater des événements entre septembre 2013 et juin 2014. On pourrait objecter que l’actualité d’il y a trois ans, c’est un peu
les neiges d’antan. Or, parmi les chroniques de la rentrée 2013, on trouve la Syrie, Xavier Niel, le rachat de
Nokia par Microsoft, l’identité culturelle, la vidéosurveillance, etc. Neiges d’antan ? Même si le numérique
se développe d’une manière parfois vertigineuse, certains faits ont la vie dure, et les interrogations du
chroniqueur interpellent toujours. Savoir, c’est se souvenir, disait Aristote. Voilà une première bonne raison pour lire ces chroniques.
La deuxième raison, c’est le rire. Le rire, c’est bon pour la santé (et mauvais pour le pouvoir). Les parents et leur « dinateur », vus par
l’enfant. Faire l’éloge du canapé, en parlant du binge watching et de Netflix. Jouir de la domination et de l’abandon informatique, à
l’occasion d’une assistance à distance. Parler des « sept proxys d’Edward Snowdon » sans rien comprendre. Mettre dans le même sac
Laurence Parisot, la poubelle de l’histoire et Alain Finkielkraut. Ou encore décrire dans le détail l’étrange pratique de la photo culinaire et du foodgasm. Et prodiguer des conseils sur comment soigner sa mélancolie politique avec YouTube. Hilarant.
La troisième raison, c’est le style. C’est bien écrit, fluide, avec le sens de la formule et de la chute. Des exemples ? La shazamisation du
monde. Municipaliser Internet. Les prisons algorithmiques. Les nouveaux métiers d’experts en chaos organisé, de spéculateurs en
monnaies alternatives et conseillers en funérailles numériques. L’agonie informatique, le dandysme numérique. Bien vu, tout ça. Et
surtout, bien dit.
La quatrième raison, c’est la découverte – découverte de sites comme Marine Traffic, de livres, de films, d’émissions, etc. Une sorte
de compil de post-it du numérique, au sens large. On peut regretter l’absence d’un index. Mais bon, positivons : feuilleter favorise la
sérendipité.
Xavier de La Porte, journaliste, rédacteur en chef de Rue89, essayiste, chroniqueur de radio, ne prétend pas fournir une explication,
un système ou un cadre conceptuel pour « le numérique ». Il n’explique même pas très clairement ce que veut dire le « numérique ».
Il se contente de fournir quelques « petites théories faillibles » pour « bien comprendre ce qui se passe en ce moment ». Ainsi, on
trouve des « petites théories » sur le revenge porn, le selfie, le migrant connecté, la fachosphère, les drones-livreurs d’Amazon, la
tentation sécuritaire et le deuxième âge des machines. Sa devise : pas besoin de trop s’effrayer des technologies de l’avenir, ni trop
en espérer non plus. « Les choses sont toujours plus compliquées, mais pas désespérées. C’est déjà ça ». Les chroniques contribuent à
la reconquête de la « souveraineté informatique ». Car il y a un risque : la domination continuelle et très intime par l’informatique,
parce qu’on ne comprend pas tout, parce que l’essentiel nous échappe, parce qu’on voit l’informaticien comme « une sorte de magicien dont le réel a plus d’épaisseur que le mien ».
Les chroniques font preuve d’une intelligence toujours en éveil, d’une attention particulière, d’une curiosité, d’une volonté de comprendre, de faire des liens, de poser les bonnes questions. Parfois, on a l’impression de courir après l’actualité, toujours un pas en
retard, de comprendre trop tard. Mais « rien ne sert de courir ; il faut partir à point ». Ce livre nous aide à rattraper notre retard.
Peut-être même de ne plus courir mais de « créer » l’actualité. Et créer, pour citer Victor Hugo, c’est se souvenir…
Du coup, le lecteur à l’impression d’être pris au sérieux, comme interlocuteur et acteur de son destin numérique, le temps d’un café.
Ou devrais-je dire le temps d’une bière ? Le bar-tabac juste en face, de l’autre côté de ma rue, est ouvert du matin au soir, peuplé de
quelques habitués et gens de passage qui commentent tout ce qui se passe dans la rue, à l’écran, au foot, dans le quartier et plus
loin… Faire face au temps qui passe, rendre le monde (un peu plus) intelligible – n’est-ce pas la fonction fondamentale du chroniqueur, son rôle essentiel dans la communauté ?
En résumé, ce livre est un cadeau pour amis intelligents (pour commencer et surtout, donc, pour soi-même). Et puisqu’on parle de
cadeau : la chronique du 13 décembre 2013 traite de la revente des cadeaux de Noël sur Internet. Le numérique a une solution pour
tout !■