Fantastique et transgression des lois dans Les Grandes

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Fantastique et transgression des lois dans Les Grandes
Fantastique et transgression des lois dans Les Grandes Personnes de Marie NDiaye
« J’ai entrepris d’écrire du théâtre sans souhaiter précisément en écrire ni penser que j’en écrivais »1. Le
théâtre de Marie NDiaye traite quasiment des mêmes sujets que sa prose. Partout on note un « décalage constant
entre ce qui arrive et ce qui aurait dû se produire, entre le souhait et la réalité, entre le désir et la brutalité des
agressions intersubjectives. »2. Ces agressions génératrices d’étrangeté se traduisent généralement par un sentiment de faute inexplicable, comme pour Fanny (En famille) ou Nadia (Mon cœur à l’étroit). Si le sentiment de
faute appartient d’habitude aux victimes, la violence reste ancrée dans la réalité et relève d’une transgression des
lois. Les ouvrages de Marie NDiaye présentent des meurtres (La Femme changée en bûche, Rosie Carpe, Trois
femmes puissantes, Ladivine), des attaques violentes qui défigurent (Papa doit manger), des viols (En famille),
des exploitations physiques et morales qui frisent le vampirisme (Hilda, Les Serpents, Les Garçons, Rosie
Carpe)… Outre ces crimes, il y a de nombreuses transgressions de la moralité, surtout dans la famille. Les analyses minutieuses que Marie NDiaye fait des relations parents – enfants, mari – femme, frère – sœur dévoilent
des fissures importantes. Aucun univers familial n’est épargné, aucun groupe n’est soudé ni heureux. Et comme
l’auteur n’obéit pas aux règles d’une vraisemblance parfaite, ces transgressions sont toujours empreintes
d’éléments fantastiques. Fantômes, sorcières, diables, animaux de mauvais augure peuplent ses ouvrages.
Les Grandes Personnes est une pièce de théâtre publiée en 2011. Elle est centrée sur un cas de pédophilie3, mais aborde aussi des sujets tels que l’adultère, le devoir de mémoire et le non-dit. Ces manquements aux
lois sociales sont accompagnés par des métamorphoses et des apparences fantomatiques qui brouillent le réalisme des situations. Nous verrons d’abord le cas du maître pédophile. L’adultère et le devoir de mémoire défectueux s’ajoutent à l’histoire, enrichissant le fonds transgressif. Le secret entourant toutes ces infractions semble
être le seul élément qui lie les familles et la petite communauté villageoise. Le rôle du fantastique dans le traitement des événements authentiques représente le deuxième volet de l’étude. Finalement, il y a une présentation
des figures des transgresseurs, dans leur double statut d’agresseur et de victime.
Transgression et non-dits
Au cœur de l’ouvrage publié en 2011 figure un fait divers bien ancré dans la biographie de Marie
NDiaye. Le personnage du maître et son penchant pédophilique sont inspirés du cas de Marcel Lechien, instituteur à Cormeilles, un village de Normandie. En 2001, Jean-Yves Cendrey, écrivain et compagnon de Marie
NDiaye, emmène Lechien à la gendarmerie du village. La presse s’empare du sujet. Les journalistes font ressortir « le silence assourdissant autour d’un instit pédophile »4. Cendrey devient le père qui a brisé le silence et
« l'écrivain qui a "arrêté" le pédophile »5. En tant que romancier, il relate avec réalisme les événements dans Les
Jouets vivants. Il y décrit les sentiments ressentis par lui et Marie NDiaye et il présente leur implication en tant
que parents. Le texte est imprégné de révolte, mais aussi du sentiment d’un devoir à accomplir :
Nuit. C’était la nuit. Une nuit blanche à faire peur. Marie et lui rendus fous, incapables de se taire une seconde […] incapables de supporter que les choses suivissent longtemps encore leur cours paresseux.
Ils ne pourraient pas, dans quelques heures, laisser tous ces parents livrer à l’Enseignant son quotidien de chair fraîche.
Mais quel moyen employer pour ce faire? Aucun signe du Procureur. L’inspection académique impotente. Les parents attentistes. L’Élu replié au fond de sa coquille.
Marie lui dit : « Tu dois aller le chercher. »
C’était très simple, trop simple, trop court, ça venait de naître de la rage et de la détresse, et c’était cependant prodigieux
d’évidence.
Plus d’une heure durant il arpenta le petit jardin, élaborant le scénario de la neutralisation de l’Enseignant.6
1
« Marie NDiaye : Papa doit manger » in Les Éditions de Minuit. [En ligne]
http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=1735 (consulté le 15 mai 2014).
2 Dominique Rabaté, Marie NDiaye, Paris, Culturesfrance, 2008, p. 15.
3 L’abus sexuel des enfants est présent aussi dans la pièce de théâtre Rien d’humain et la nouvelle Les Garçons.
4
Ondine Millot, « À Cormeilles, le silence assourdissant autour d'un instit pédophile » in Libération, 2 novembre 2004. [En ligne]
http://www.liberation.fr/societe/2004/11/02/a-cormeilles-le-silence-assourdissant-autour-d-un-instit-pedophile_498046 (consulté le 16
mai 2014).
5 Ondine Millot, « Un cas d’école » in Libération, 20 novembre 2004. [En ligne] http://www.liberation.fr/portrait/2004/11/20/un-cas-decole_500033 (consulté le 16 mai 2014).
6 Jean-Yves Cendrey, Les Jouets vivants, Paris, L’Olivier/Seuil/Point, 2007, p. 141. Les mots soulignés apparaissent dans le texte
d’origine.
1
Si Jean-Yves Cendrey raconte avec un souci d’objectivité, la pièce de Marie NDiaye y puise de
l’étrangeté et un sentiment d’absurde.
La première apparition de ce personnage infâme dans l’œuvre de 2011 se fait dans une lumière positive.
Eva et Rudi ont été abandonnés depuis longtemps et sans explication par leurs deux enfants. Isabelle et Georges,
bien que plus pauvres et moins raffinés que leurs amis, sont fiers de jouir encore de la compagnie de leur enfant :
« Notre fils, lui, est resté près de nous, il est maître d’école et il nous aime. / Où est-ce qu’ils ont disparu, vos
enfants ? »1. Toutefois, l’image parfaite du personnage n’est pas trop soutenue par ses propos. Elle commence,
dès ce premier tableau, à se fissurer. Les paroles prononcées par le Maître sont limitées et égocentriques. Il est
fatigué par « [c]es interminables conversations de grandes personnes » (LGP, p. 18)2. Il se met, mentalement, en
dehors du monde.
S’il est bizarre, inadapté, cela ne signifie pas nécessairement qu’il cache un crime. Pourtant, le lecteur ou
le spectateur découvre vite que ce personnage ambigu est bien plus coupable qu’il ne semble. C’est le Maître luimême qui dévoile ses activités pédophiles. Dans une séquence qui fait penser aux pièces d’Eugène Ionesco, il
essaie d’avouer sa conduite inadéquate devant ses parents. Un dialogue de sourds se met en place au sein de cette
famille en apparence heureuse :
LE MAÎTRE : J’ai parfois un comportement que vous n’approuveriez pas.
GEORGES : Excuse-moi si je suis indiscret, ton sperme est-il aussi blanc que le mien ?
ISABELLE : Ce n’est pas indiscret, c’est la vie dans toute sa beauté.
LE MAÎTRE : Maman, papa, je me conduis très mal avec les enfants qu’on me confie.
GEORGES : Ton sperme est-il aussi blanc que le mien ? […]
LE MAÎTRE : Je les caresse et je les tripote – certains, je les ai… violés.
ISABELLE : Mais tu n’es pas obligé de répondre, si cette question te gêne. […]
LE MAÎTRE : Maman, je viole mes petits élèves.
ISABELLE : Ne raconte pas n’importe quoi, mon chéri.
Je ne t’aime pas quand tu es comme cela, avide d’histoires malsaines.
Tu devrais lire de bons livres, de cette littérature qui élève la pensée. (LGP, pp. 29-30)
La confession ne perce pas l’indifférence des parents. Lorsque le fils insiste, ils coupent court ses mots
et le chassent en lui recommandant de se « rinc[er] la bouche de toutes ces saloperies. » (LGP, p. 31). Pour eux,
pour leur tranquillité, l’ignorance est beaucoup plus précieuse que les problèmes de leur enfant. Ils refusent froidement leur soutien.
La scène suivante pousse l’absurde jusqu’à une cocasserie cruelle. Madame B., mère d’un élève récemment inscrit à l’école du village, participe à une réunion des parents. Elle prend la parole et ose dénoncer les
pratiques du « maître d’école [qui] a violé [s]on petit garçon, à plusieurs reprises » (LGP, p. 31). Les autres parents, jamais nommés, semblent plongés dans un conformisme ultranationaliste. Les propos de la mère se retournent contre elle comme un boumerang. Des uns sont choqués que la femme ait eu l’impudence d’accuser le
Maître ; ils l’étiquettent rapidement comme une étrangère, une « folle » (LGP, p. 33), une « timbrée » (LGP, p.
35)… D’autres font la sourde oreille et refusent complètement de participer à l’échange:
PARENT D’ÉLÈVE : Les avis sont très sévères concernant la purée de pommes de terre.
PARENT D’ÉLÈVE : Qu’est-ce qu’elle raconte, cette bonne femme ?
Les nouveaux n’apportent que des ennuis !
PARENT D’ÉLÈVE : Les avis sont partagés concernant le fromage de tête.
PARENT D’ÉLÈVE : Et même si elle n’avait pas entièrement tort, de quel droit se permettre de le dire ?
PARENT D’ÉLÈVE : Vous auriez pu, madame, régler seule votre problème, sans venir ici nous en parler.
PARENT D’ÉLÈVE : Nous étions libres de décider en nous-mêmes que le maître pouvait, s’il le voulait, posséder nos enfants.
Il suffisait, pour l’admettre, de ne poser aucun mot là-dessus. (LGP, p. 37)
Ce fragment souligne l’importance du silence dans l’économie des relations humaines et professionnelles de la petite communauté. D’après la mentalité des parents, c’est la femme étrangère qui a commis une
infraction. La transgression du non-dit devient ainsi beaucoup plus grave que le viol des élèves. En verbalisant la
pédophilie, Madame B. expose tous les villageois à une ouverture forcée vers l’étrange, vers la menace d’un
bouleversement.
Répudiée par les autres parents, la mère du nouvel élève décide de suivre le conseil donné et prend
l’affaire en main. Elle affronte le Maître, cependant, elle ne l’amène pas à la gendarmerie, ni le dénonce. L’écart
1
Marie NDiaye, Les Grandes Personnes, Paris, Gallimard, 2011, p. 16. Les références à ce roman se feront désormais dans le corps du
texte au moyen de l’abréviation LGP, suivie du numéro de page.
2 Nous soulignons.
2
avec le fait divers réel devient plus manifeste. Les parents du seul enfant qui s’est plaint savent qu’ils devraient
demander ou faire justice : « Les jours passent et le délit s’effiloche dans le temps monotone – mais nous nous
cramponnons à notre certitude première, qu’il s’agit là d’une faute irréparable et que notre ébranlement doit résister aux efforts des uns et des autres de lui faire perdre son caractère absolu. » (LGP, p. 50). Pourtant, ils sont
« trop civilisés » (LGP, p. 48) pour recourir à la violence et trop différents pour espérer l’aide des autorités locales. Alors, Madame B. offre au Maître l’opportunité de recevoir le pardon de Karim, le garçon violé. De cette
manière, la transgression sera non pas punie, mais absoute. Car,
Sous sa forme la plus mesurée, la plus légitime, la justice est déjà une manière de rendre le mal pour le mal. La punition
dans son essence consomme la toute première rupture dans l’éthique de l’amour ; elle ignore le pardon, elle résiste au méchant, elle institue une relation non réciproque ; bref, […] à « l’immédiateté » de l’amour, elle oppose la voie longue, la
« médiation » d’une éducation coercitive du genre humain.1
Le transgresseur refuse violemment de suivre la voie proposée : « jamais le maître ne sera pris, jamais le
maître ne rampera dans la contrition emphatique et intéressée, jamais nous ne pleurerons ensemble. » (LGP, p.
68). Refusant, il renie aussi son humanité. Sa métamorphose brusque, marquée par une brève didascalie, est inattendue. Tout d’un coup, le support réaliste de cette partie de la pièce s’effondre. La transformation est donc la
seule solution que le dramaturge propose à cette transgression de la loi. L’instituteur pédophile ne sera jamais
puni ni pardonné. C’est Madame B. qui est châtiée finalement. Coupable d’avoir brisé le cercle du non-dit, coupable aussi de l’envol du maître, la femme est traitée de « maudite sorcière » (LGP, p. 69) et de « fumier
d’étrangère » (LGP, p. 69) ; elle est battue à coups de bâtons par les autres parents.
La pédophilie n’est pas la seule transgression de la pièce. Il y a un manque essentiel dans la dette morale
envers les parents. Eva et Rudi forment un couple aisé, mais malheureux. Ils ignorent ce qui a engendré le départ
subit de leurs deux enfants. Généralement, dans les ouvrages de Marie NDiaye, ce sont les parents qui négligent
leurs descendants (voir Rosie Carpe, En famille, Trois femmes puissantes, Papa doit manger). Dans ce cas, Eva
et Rudi ont tout offert à leur fille et à leur fils, du point de vue matériel et affectif. La raison de leur abandon
semble l’ingratitude. Or, voilà qu’un jour les enfants reviennent. La pièce commence avec le soupçon de
l’apparition de la fille dans la maison paternelle. Pourquoi soupçon ? parce qu’elle ne respecte pas les convenances d’un retour ou d’une visite. Elle apparaît tout d’un coup sous l’escalier, comme un fantôme. Ses parents
sont partagés entre le bonheur de son retour et la terreur que son allure leur inspire :
EVA : Elle vit, elle est là, hein, Rudi ?
RUDI : Il me semble.
J’ai aperçu sa figure, ses joues étaient creuses.
Je l’ai trouvée vieille mais elle n’a que trente-quatre ans.
C’est pourtant ma fille, ma petite.
EVA : J’ai l’impression qu’elle ne nous hait plus. (LGP, p. 12)
Lorsque la fille apparaît physiquement et prend la parole, elle s’adresse à son frère, lui-aussi de retour.
Elle lui avoue qu’elle « ne respire pas » (LGP, p. 22), renforçant son image spectrale. Le fils est content de la
voir, mais n’hésite pas à l’accuser de l’abandon des parents. Ce reproche sous-tend l’idée de dette filiale. En
partant, la jeune femme a transgressé les lois tacites qui règlent la vie d’une famille. D’ailleurs, elle-même a du
mal à justifier « ce sentiment hargneux » (LGP, p. 25) qui l’a poussée à tout abandonner. Son retour fantomatique peut-être envisagé comme l’opportunité d’une réconciliation tardive. Ne sachant comment expliquer la
haine envers ses géniteurs, la fille sent qu’elle est la seule coupable. Eva et Rudi ne l’ont pas chassée ni répudiée.
Toutefois, ce tableau n’est qu’apparent ; car les parents ne sont pas tellement innocents. L’avant-dernière scène
révèle un péché grave. Rudi est, à son insu, stérile. Le père de la fille est en réalité son meilleur ami, Georges, le
mari d’Isabelle. Ce secret, longtemps dissimulé, a gâché la vie de tous. La fille avait senti, inconsciemment, qu’il
s’agissait d’un manquement à son égard. Elle revient leur dire « que tout est pardonné » (LGP, p. 77). Certes,
elle ignore ce qu’elle pardonne. Si dans d’autres œuvres, Marie NDiaye choisit de garder le silence jusqu’à la
fin, cette fois-ci, elle n’hésite pas à briser les non-dits de l’adultère, au moins devant le lecteur ou le spectateur :
EVA : Tu vois, on ne peut plus être sûr de rien.
Même cette vérité-là, cruciale, que nous aurions dû chacun pour soi entretenir et soigner comme un sombre trésor, eh bien,
elle s’est diluée dans la vanité des jours.
Elle nous a tous empoisonnés et nous ne sentions rien.
Et ma fille en est morte.
Pourquoi crois-tu qu’elle s’est enfuie, qu’elle a mené cette vie affreuse ?
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Deuxième partie, Paris, Édition du Seuil, 2001, cité dans Paul Ricœur, Michaël Fœssel, Fabien Lamouche, Anthologie, Paris, Édition du Seuil, coll. Points-Essais, 2007, p. 330.
1
3
Elle ignorait tout mais elle savait. (LGP, p. 86)
Quant au fils, il a doublement violé la dette envers ses parents parce qu’il a deux familles, une d’origine,
une autre d’accueil. Il ne connaît pas ses parents véritables, car ils sont morts quand il était petit. Adopté par Eva
et Rudi en bas âge, il grandit aimé et choyé dans sa famille adoptive. Puis un jour, il part, sans rien dire.
L’explication de son comportement se fait à travers une autre intrusion fantastique, marquée par les voix de
« ceux qui logent dans la poitrine du fils ». Ces personnages n’ont pas une présence physique, mais ils hantent le
fils oublieux de son origine. En parlant des pièces de théâtre de l’écrivain, Ursula Hennigfeld remarque :
« L’homme comme être doué de mémoire est aboli dans l’univers de NDiaye. On ne commémore pas les morts,
les chapitres noirs du passé sont refoulés ou passés sous silence. On n’est pas responsable ni jugé pour ses
actes. »1. Cela ne semble plus le cas. Les morts réclament d’être célébrés même s’ils sont des inconnus. Car,
comme le dit Paul Ricœur :
L’idée de dette est inséparable de celle d’héritage. Nous sommes redevables à ceux qui nous ont précédés d’une part de ce
que nous sommes. Le devoir de mémoire ne se borne pas à garder la trace matérielle, scripturaire ou autre, des faits révolus, mais entretient le sentiment d’être obligés à l’égard de ces autres dont nous dirons plus loin qu’ils ne sont plus mais
qu’ils ont été. Payer la dette, dirons-nous, mais aussi soumettre l’héritage à inventaire.2
Pour combler ses fautes envers ses vrais parents, la seule option qu’ils proposent est la vengeance criminelle. La famille adoptive n’a pas respecté la primauté de ces gens dans la vie du fils. Pareillement, les fantômes
choisissent d’ignorer tout ce qu’Eva et Rudi ont fait pour leur enfant. Deux formes d’égoïsme se heurtent sur
scène. Plusieurs solutions existent : le crime, la disparition des fantômes ou la réconciliation. Si les autres transgressions réclament une fin violente, dans ce cas, la paix est possible. Les fantômes domptés acceptent de reconnaître les mérites d’Eva et de Rudi. Ceux-ci arrivent à entendre les voix des morts. Les non-dits se dissolvent
dans une note optimiste :
CEUX QUI LOGENT DANS LA POITRINE DU FILS : Il a été un bon garçon ?
RUDI : Ah, oui, un bon, un excellent garçon ! […]
EVA : Il aimait faire de la pâtisserie. […]
CEUX QUI LOGENT DANS LA POITRINE DU FILS : Quand il est né, deux petites dents lui avaient déjà poussé.
Il n’a pas crié. Il était heureux de voir le jour.
Avant de mourir, nous lui avons dit : Qui s’occupera de toi ? […]
EVA : Je le voyais devenir pâtissier. […]
RUDI : Oui, vraiment, un bon garçon.
Merci.
CEUX QUI LOGENT DANS LA POITRINE DU FILS : Il était heureux de voir le jour.
EVA : Merci, merci. (LGP, pp. 88-89)
Bien qu’il ressemble à un dialogue de sourds, cet échange prouve que la gratitude est possible, de même
que le pardon et la convivialité.
Le rôle du fantastique
Toutes les transgressions abordées par Les Grandes Personnes acquièrent une dimension surréelle. Les
critiques ont souvent parlé d’étrangeté3, de « veine fantastique »4 ou de « réalisme magique »5 à propos des ouvrages de Marie NDiaye. Toutefois, il serait erroné de réduire définitivement les écrits de l’auteur à une de ces
catégories ; d’autant plus que « Marie NDiaye sait se tenir à l’écart des courants et des modes »6. La pièce étudiée présente un mélange inouï de bizarrerie qui va de la terreur face aux mystères jusqu’à l’acceptation du merveilleux au sein du réel. Dès le début, le lecteur/ spectateur est plongé dans un univers dont les contours réels
sont bouleversés :
Ursula Hennigfeld, « Humain, trop humain, rien d’humain » in Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe (éds.), Une femme puissante. L’œuvre
de Marie NDiaye, Amsterdam –New York, Rodopi, 2013, p. 184.
2 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Édition du Seuil, 2003, cité dans Paul Ricœur, Michaël Fœssel, Fabien Lamouche,
Anthologie, op. cit., p. 398.
3 Voir Dominique Rabaté, « Étrangetés » in Dominique Rabaté Marie NDiaye, Paris, Culturesfrance, 2008. Dominique Rabaté, « Où est
ma famille ? : la violente étrangeté de Marie NDiaye », in Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (éds.), Le Roman
français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004. Andrew Asibong et Shirley Jordan (éds.), Marie NDiaye :
L’étrangeté à l’œuvre, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009.
4 Dominique Rabaté, « Résistances et disparitions » dans Thierry Guichard, Christine Jérusalem, Boniface Mongo-Mboussa, Dephine
Peras, Dominique Rabaté, Le Roman français contemporain, Paris, Culturesfrance, 2007.
5 Katherine Roussos, Décoloniser l’imaginaire. Du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie NDiaye, Paris,
L’Harmattan, 2007.
6 Vanesa Besand, « L’art de l’étrange chez Marie NDiaye » in Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe (éds.), Une femme puissante. L’œuvre de
Marie NDiaye, Amsterdam –New York, Rodopi, 2013, p. 109.
1
4
EVA : J’avais décidé de ne pas en parler.
Je me disais : si tu commences, on verra que tu as peur et tu seras bien obligée d’avouer que tu as peur.
Tant que je n’en parlais pas, ce n’était qu’un songe un peu déplaisant.
RUDI : Oui, c’est ça.
Pareil pour moi. […]
EVA : Elle est venue te visiter aussi ?
RUDI : Mais oui. Oui.
ISABELLE : Vous auriez dû vous en parler, dès la première fois, ce sont les mystères qui engendrent la terreur. (LGP,
p. 11)
Dans ce fragment, Eva et Rudi confessent leur peur face à « une intrusion brutale du mystère dans le
cadre de la vie réelle »1 ; c’est-à-dire, face au fantastique. L’apparition brusque et fantomatique de leur fille les
effraie. Chacun croit se figurer des choses hors du commun. Le non-dit devrait lutter contre cette transgression
du réel ; mais, la revenante ne peut pas partir définitivement sans être vue. Le fantastique se transforme ainsi en
une sorte de réalisme magique. Vanessa Besand distingue ces deux concepts : « Contrairement au fantastique, le
réalisme magique cherche non à souligner le doute, l’hésitation ou l’angoisse face au surgissement du surnaturel
dans le monde diégétique, mais au contraire à estomper toute frayeur et à normaliser le fait étrange ou merveilleux. »2. La même approche peut être observée dans le traitement de Ceux qui logent dans la poitrine du fils.
Leur existence est mise sous le signe du doute par les parents adoptifs. Eva et Rudi sont sourds aux lamentations
furieuses de ces fantômes qu’ils appellent : « Ceux deux-là dont tu prétends entendre les protestations » (LGP, p,
41). Or, à la fin de la pièce, cela change. Une communication s’est ouverte entre les deux mondes. Le mystère
est intégré à la réalité et n’effraye plus. La normalité et le bien-être sont rétablis par l’acceptation de
l’anormalité :
CEUX QUI LOGENT DANS LA POITRINE DU FILS : Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
LE FILS, à Eva et Rudi : Vous les entendez ?
RUDI : Je les ai très bien entendus.
EVA : Moi aussi, je les ai entendus.
LE FILS, très ému : Alors vous le croyez maintenant !
Ils existent, ils sont là et vous n’en doutez plus !
Vous les entendez ! (LGP, pp. 87-88)
Le Maître ne devient pas un fantôme. En choisissant la métamorphose aviaire, Lucas refuse de se confronter au garçon violé et refuse en même temps de retourner chez ses parents. Il gagne l’indépendance complète
à travers l’animalisation. Le grand oiseau noir est un élément important du bestiaire de Marie NDiaye. Ici,
l’abandon de la forme humaine relève d’un paradoxe : l’échec à garder son humanité devient un triomphe complet, « car le cœur du maître là-haut sera libre tandis que la nostalgie et la mauvaise conscience rongeront le
vôtre… » (LGP, p. 68). Selon Michael Sheringham, lors de la représentation au Théâtre de la Colline « la présence de l’oiseau funèbre infiltrait toute la représentation, à travers un dispositif sonore – crissements et jappements électroniques à la manière des Oiseaux de Hitchcock – et à un dispositif visuel, où la présence de nombreux oiseaux était suggérée […] pendant toute la durée du spectacle »3. Le choix du metteur en scène amplifie
la valeur symbolique et change l’atmosphère de la pièce, en habituant progressivement le spectateur à la métamorphose. La surprise est diminuée, mais pas l’étrangeté qui se glisse dès le début et accompagne toutes les
transgressions des lois et de la réalité.
Fantastique, (inquiétante) étrangeté, réalisme magique, tous ces mots perdent leurs significations strictes
dans l’univers littéraire de Marie NDiaye. L’auteur veut « dire le réel par d’autres biais, à travers d’autres "équivalents", de manière à révéler toute l’inquiétante étrangeté que ce réel recèle, mais aussi de manière à mettre en
avant la complexité des relations familiales et sociales, complexité face à laquelle le réalisme semble achopper. »4.
Les figures du transgresseur
Tous les personnages de la pièce sont, d’une certaine manière, des transgresseurs. D’abord, tous brisent
la loi du non-dit. « Ce qui est fort ici est la manière dont NDiaye fait dire à ces personnages ce précisément
1
Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, José Corti, 1951/1994, p. 8.
Vanesa Besand, « L’art de l’étrange chez Marie NDiaye » in Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe (éds.), Une femme puissante. L’œuvre de
Marie NDiaye, op. cit., p. 115.
3 Michael Sheringham, « Ambivalences de l’animalité chez Marie NDiaye » in Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe (éds.), Une femme puissante. L’œuvre de Marie NDiaye, op. cit., p. 65.
4 Vanesa Besand, « L’art de l’étrange chez Marie NDiaye » in Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe (éds.), Une femme puissante. L’œuvre de
Marie NDiaye, op. cit., p. 112.
2
5
qu’ils ne veulent pas dire »1. Toutefois, ils sont victimes de la société. Les étiquettes sont facilement attribuées :
infidèle, pédophile, enfant ingrat, étranger, sorcière… Dans le dossier pédagogique de l’œuvre sur le site du
théâtre La Colline, on peut trouver, parmi d’autres documents, les notes de Marie NDiaye avant la rédaction des
Grandes Personnes2. Elle y parle de culpabilité, mort, génies, conversion, manquement, mais aussi de personnages. L’écrivain les classe en catégories avant même de rédiger le texte : « Des parents, des enfants adultes, des
revenants, des morts qui parlent »3.
Le Maître est la figure d’une transgression grave, mais il est construit d’une manière ambivalente. Il est
seul au monde, un inadapté qui n’appartient ni au monde des adultes ni à celui des enfants. D’abord, il semble
timide et obéissant. Ses parents le juchent sur un piédestal, parlent de lui comme d’un saint, mais ils refusent de
l’écouter et de l’aider. Coincé dans un no-man’s land social, il est dépouillé de son humanité avant même sa
métamorphose. Il arrive à incarner une profession et un crime. Il n’est plus Lucas, dit Lulu ; il est une entité à
laquelle les habitants du village sacrifient leurs enfants. Son monologue scatologique dénonce son étrangeté et
l’influence néfaste de sa famille :
LE MAÎTRE : Les livres et les maîtres m’ont appris qu’il faut complaire à son propre corps comme à son âme, c’est-à-dire
qu’on doit s’accommoder à ses fantaisies et à ses exigences afin de ne rien perturber de son bon fonctionnement.
Respectons les humeurs de nos organes.
Allons à la selle selon des horaires réguliers.
Ne malmenons pas notre sphincter.
Il s’agit, en toute chose, d’être tempérant. (LGP, p. 20)
Une dernière donnée reste invisible dans le texte, mais est prégnante dans la mise en scène : la couleur
de peau. La fille a « le front si blanc » (LGP, p. 72) et le Maître a une « peau très claire » (LGP, p. 29). La paternité des deux enfants pourrait expliquer leur blancheur extrême. Georges, leur père, se vante d’avoir un « sperme
inodore et bien blanc » (LGP, p. 68). Aucune mention n’est faite de personnages noirs ou métis. Le metteur en
scène choisit pourtant deux acteurs noirs pour le fils adoptif de Rudi et Eva et pour Madame B., la mère de
l’élève violé. Ce choix pourrait justifier la haine des parents envers la mère de Karim et sa transformation en
bouc-émissaire. Aux yeux de la communauté, être une étrangère c’est déjà une transgression ; mais, être une
étrangère qui veut agir est encore pire : « PARENT D’ÉLÈVE : Madame, repartez d’où vous venez, on ne veut
pas de vous et vous ne serez jamais des nôtres » (LGP, p. 38). En effet, Madame B. est la seule punie brutalement, bien qu’elle soit la plus innocente. Quant au fils, il ne connaît ni sa famille d’origine ni le lieu où il est né,
car ses parents adoptifs l’ « ont arraché […] à son pays » (LGP, p. 57). Cela ajoute une dimension raciale au
ressentiment de Ceux qui logent dans la poitrine du fils. Le racisme est lui-aussi un crime. Envisagé de ce point
de vue, la relation entre les deux familles sous-tend les rapports oppresseurs – oppressés entre la France et les
anciennes colonies.
Violence, punition, faute, secrets, cruauté, étrangeté, intolérance autant de mots pour présenter et représenter habilement une réalité cruelle. Marie NDiaye choisit de jouer avec les transgressions en marge du réel.
Sans l’intervention de la justice, les personnages se trouvent livrés à la brutalité de leurs sentiments. C’est à eux
de décider ce qui est bon ou mauvais, ce qui est réel ou étrange, ce qui est important et ce qui est superflu. Et ils
n’hésitent pas à entraîner les lecteurs et les spectateurs dans leurs quêtes.
Andreea-Madalina Neamtu Voicu
Bibliographie
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Asibong, Andrew ; Jordan, Shirley, Marie NDiaye : L’étrangeté à l’œuvre, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009.
Michael Sheringham, « Ambivalences de l’animalité chez Marie NDiaye » in Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe (éds.), Une femme puissante. L’œuvre de Marie NDiaye, op. cit., p. 68.
2 Les Grandes Personnes, dossier pédagogique. [En ligne] http://www.colline.fr/sites/default/files/archive/0.551098001298452907.pdf, p.
6 (consulté le 15 mai 2014).
3 Ibid.
1
6
Besand, Vanessa, « L’art de l’étrange chez Marie NDiaye » in Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe (éds.), Une
femme puissante. L’œuvre de Marie NDiaye, Amsterdam - New York, Rodopi, 2013.
Castex, Pierre-Georges, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, José Corti, 1951/1994.
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Rabaté, Dominique, « Résistances et disparitions » in Thierry Guichard, Christine Jérusalem, Boniface MongoMboussa, Dephine Peras, Dominique Rabaté, Le Roman français contemporain, Paris, Culturesfrance, 2007.
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Sitographie
Les Grandes Personnes, dossier pédagogique sur le site du Théâtre La Colline. [En ligne]
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Millot,
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[En
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