Impasse khmere_ Le Courrier 20.05

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Impasse khmere_ Le Courrier 20.05
livres
NANCY HUSTON Dans «Le Club des miracles relatifs», l’auteure franco-canadienne dépeint le monde
orwellien des sites d’extraction des sables bitumeux. Un récit glaçant, à la fois métaphorique et très documenté.
Apocalypse now
maintenance respiratoire, où ils font entendre des auteurs russes à leurs patients.
«Ni Luka ni l’accusé n’avaient la moindre
idée de comment s’y prendre pour détacher les travailleurs des slogans pour lesquels leur cerveau avait été formaté depuis l’enfance et les convaincre de glisser
la lame du doute sous le couvercle scellé
de leurs certitudes», raconte Varian à propos des textes qu’ils offrent à leurs âmes
en peine. Lui a été marqué par Tchékhov
et Dostoïevski, par la poésie de Vladimir
Vyssotski, pressentant pour la première
fois la possibilité d’un monde partagé,
partageable.
Reste que c’est bien son annihilation
que raconte Le Club des miracles relatifs –
ironie du sort, ses poèmes seront pris pour
des messages codés par ses bourreaux, qui
reconnaissent ainsi bien malgré eux leur
dérisoire et puissante capacité de résistance... C’est un roman sombre et glaçant que
signe Nancy Huston, où l’alternance des
voix narratives et la folie de son protagoniste empêchent toute identification, où le
lecteur se heurte à un monde cru sans recours possible à une réelle empathie. Reflet
diablement efficace de la dévastation.
ANNE PITTELOUD
Nancy Huston,
Le Club des miracles
relatifs, Actes Sud,
2016, 295 pp.
Carnets de
l’incarnation: textes
choisis 2002-2015,
Actes Sud, 2016,
306 pp.
D
epuis le 1er mai dernier, les incendies de forêt ravagent la province
de l’Alberta, au nord du Canada.
Ils ont atteint Fort McMurray et
poussé à l’exode ses 100 000 habitants, en
majorité des employés des compagnies
pétrolières; les flammes ont également détruit les centaines de logements de l’une
des bases hébergeant les travailleurs du
pétrole et entraîné la fermeture des sites
d’extraction des sables bitumeux. Si elles
n’ont pas encore touché les installations
elles-mêmes, le danger est loin d’être
écarté. Pour le lecteur du Club des miracles
relatifs de Nancy Huston, cette réalité dantesque surgit en images vivaces. On voit le
feu ravager cette terre déjà détruite, retournée jusqu’aux tréfonds pour en extraire l’énergie fossile par fracturation hydraulique, polluant monstrueusement sols, air
et eau; on visualise les grues gigantesques
et les monceaux de terre morte où se dressait auparavant la forêt boréale, on imagine
les baraquements de chantier et les quartiers de maisons préfabriquées, bars et
bordels construits pour les dizaines de
milliers d’ouvriers venus prendre part à la
ruée vers l’or noir. C’est ce paysage apocalyptique qui avait frappé Nancy Huston,
originaire de la région, lors d’un voyage en
2014, et qui a inspiré l’univers de son
dernier roman.
L’ENFER SUR TERRE
Photo.
Les feux de forêt sont
hors de contrôle depuis
début mai à Fort
McMurray (Alberta,
Canada), plaque
tournante de
l’exploitation des sables
bitumeux qui a inspiré à
Nancy Huston son
dernier roman.
DR
Le Club des miracles relatifs évoque de
manière métaphorique un monde orwellien déjà advenu. Son intrigue se déroule
entre l’Ile Grise et les provinces de l’OverNorth, dans un pays indéterminé où l’on
exploite l’ambroisie, nectar sacré auquel
est voué un culte. L’allégorie est limpide,
d’autant que l’exploitation à outrance des
sous-sols est par ailleurs extrêmement
documentée, tout comme le microcosme
surgi dans son sillage – la cité violente de
Luniville, sa langue de bois et ses slogans
simplistes, «SOIS», «SOIS UNIQUE», etc.
C’est là qu’échoue Varian, à la recherche
de son père venu y travailler et qui n’a plus
donné signe de vie – marin pêcheur sur
l’Ile Grise, il s’était retrouvé au chômage
après un moratoire sur la pêche. Le roman
s’ouvre alors que le jeune homme, engagé
ROMAN • «IMPASSE KHMÈRE» D’OLIVIA GERIG
Le Cambodge pour se reconstruire
«Une main invisible me caressait les cheveux. Parfois, des objets changeaient de place.» Au cœur de Phnom Penh, au Cambodge, la protagoniste et narratrice découvre un jour qu’elle n’est pas seule dans sa
chambre. Un fantôme triture la moustiquaire, allume le ventilateur à
la puissance maximale... Autant d’indices inquiétants dans un pays
d’Asie meurtri, blessé psychiquement et dans sa chair par les restes de
la guerre et des massacres commis à l’époque khmère rouge. La narratrice elle-même travaille dans l’humanitaire après avoir subi maints déboires personnels à Genève. Occidentale ayant perdu ses repères
suisses, elle tente de survivre et de se reconstruire. A la fois heureux et
tragique, Impasse khmère, deuxième livre de la Genevoise Olivia Gerig
après L’Ogre du Salève, tient du roman initiatique, tout en racontant
en termes simples une nation ravagée et misérable – en 2012, un jour
sur deux, quelqu’un se blessait gravement en marchant sur une mine.
Des destins vont se croiser. Des personnes qu’à première vue
tout devrait séparer entrent en relation. Un mélange de ténacité et de
hasard permettra même le désenvoûtement de la chambre où rôde le
spectre. Rien n’est facile dans un Cambodge où l’on n’aime guère
évoquer le passé. A noter, l’empreinte du karma, ce concept religieux
qui mène à croire que la succession d’actions bonnes ou odieuses laisse derrière elle un héritage, positif ou négatif, qu’on ne peut effacer.
Le lecteur est mené à voyager dans un pays pétri de contradictions, influencé autant par les esprits que par les tentations multiples de la
frénésie de consommation.
La narration navigue du présent vers le passé, et vice-versa, revenant sur l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir le 17 avril 1975. La dislocation de toute une société est mise en évidence: exécutions, familles
déchirées, déportations en rase campagne, le système de Pol Pot broie
l’identité des gens. Face à la réminiscence de tant de violences physiques
et symboliques, la narratrice montre peu à peu, à mesure qu’elle
CHRONIQUES ET JOURNAL INTIME
comme infirmier sur le site de Terrebrute,
est emprisonné, accusé de faire partie
d’une organisation terroriste écologiste et
torturé...
Pour évoquer ce présent qui broie l’individu, Nancy Huston laisse la parole au
jeune homme qui s’adresse à un juge imaginaire en parlant de lui à la troisième personne. Sa langue heurtée, haletante, où les
blancs remplacent la ponctuation, trahit
son angoisse et son chaos intérieur; elle est
aussi le miroir d’une intimité déconnectée
d’elle-même et des autres, sans liens réels,
marquée par la peur. Car Varian est un jeune homme étrange, dont on apprend l’histoire au fil de chapitres qui racontent en alternance son parcours: sa naissance
prématurée sur l’Ile Grise, son enfance solitaire de gamin surdoué, ultrasensible et
efféminé, rejeté par ses camarades et
protégé par l’amour de sa mère; son rejet
de la pêche et son refus de manger des animaux morts; son amour du chant, enfin – il
possède une sublime voix de soprano –, et
sa découverte de la pornographie, comme
deux faces d’une même médaille qui mêle
beauté, désir et culpabilité. Car Varian n’incarne nulle figure de rédemption: ange déchu, il recèle lui aussi sa part de noirceur.
Peu de lumières, dans cet enfer sur
terre, même si l’auteure franco-canadienne ponctue ces deux niveaux narratifs de
chapitres aux noms de couleurs, centrés
sur différentes femmes qui croiseront la
route de Varian et contrastent avec cet
univers masculin totalitaire et violent. Un
autre espoir, peut-être: l’amitié qui lie Varian à son collègue Luka et à sa sœur Leysa, et sa découverte grâce à eux de la littérature. Le «Club des miracles relatifs»?
C’est le nom que tous trois donnent à
leurs lectures clandestines au Centre de
s’éloigne de ses propres fantômes genevois, l’importance de l’espoir, de
la confiance. «Ma priorité était d’essayer de rendre heureux les gens qui
m’étaient devenus chers», explique l’expatriée. Elle prend en effet
conscience du rôle clé qui va être le sien: elle devient l’intermédiaire qui
renoue un lien brisé, des années après la terreur khmère rouge.
Impasse khmère ne se résume pas au cul-de-sac suggéré par le
titre. Le livre ouvre en fin de compte une issue, il révèle qu’un apaisement est possible malgré les obstacles. Pour la protagoniste, ce séjour
humanitaire au Cambodge s’achève sur une nouvelle vie, une nouvelle
perspective. «A-t-on la force de changer les choses? Cette force réside
en chaque être vivant»: c’est sur ce constat encourageant – un appel à
agir – que prend fin Impasse khmère.
MARC-OLIVIER PARLATANO
OLIVIA GERIG, IMPASSE KHMÈRE, ÉD. ENCRE FRAÎCHE, 2016, 211 PP.
ROMAN • «J’ENQUÊTE» DE JOËL EGLOFF
A la poursuite du voleur de Jésus
Un rapt d’enfant. Et pas de n’importe lequel! Dans J’enquête, le dernier
roman de l’écrivain français Joël Egloff (L’Etourdissement, L’Homme que
l’on prenait pour un autre), la quiétude d’une bourgade enneigée en fin
d’année est mise à mal. La crèche installée dans l’église a reçu la visite d’un
mystérieux voleur qui a dérobé l’effigie de l’enfant Jésus. L’affaire revêt
une extrême gravité aux yeux du père Steiger. Choqué par cet acte de
malveillance survenu après la messe de Noël (le larcin a été découvert le
27 décembre), il fait appel non à la police, mais à un détective privé. Celui-ci arrive alors par le train, un jour de gel et d’abondantes chutes de
neige, résolu à se battre pour élucider ce délit insolite.
Le romancier mène dès lors le lecteur cahin-caha dans une enquête qui piétine. Le titre, J’enquête, prend une tournure absurde et
sonne presque comme une antiphrase: le protagoniste qui assume ce
«je» révèle peu à peu son manque total d’expérience et d’indices sur
le terrain. Le livre n’en devient que plus drôle. Tel un émule des Pieds
Ceux qui préfèrent une veine plus intime seront davantage touchés par les Carnets de l’incarnation, où l’on retrouve la
voix familière de Huston essayiste. Ils rassemblent des articles, préfaces, chroniques (dont celles parues dans Le Monde) et conférences écrits entre 2002 et
2015, complétés par des extraits du journal de l’auteure. Nancy Huston y articule
anecdotes personnelles, souvenirs et lectures, se risquant aussi à réagir à l’actualité. A sa manière singulière, elle réfléchit
autant à partir du quotidien que de références littéraires et philosophiques, dans
une tension féconde entre ces pôles. Ici, il
est beaucoup question de corps, comme
l’indique le titre – ceux de femmes et
d’hommes, de leurs relations. Mais aussi, à
travers eux, de Romain Gary et de Simone
de Beauvoir, de guerres et de prisons, d’inceste et de pédophilie, de Charlie Hebdo,
du commandant d’Auschwitz, des moines
de Tibhirine, de Glenn Gould ou de spiritualité... Une éclairante ponctuation à son
œuvre romanesque.
Nickelés, le «privé» va et vient, entre manque de vigilance et inadéquation à la tâche qu’il entend accomplir. Il a beau prendre des notes
et tenter une «filature» qui n’en est pas une, il ne trouvera rien. L’humour, et une certaine poésie, en revanche, ont ici toute leur place.
Joël Egloff signe une parodie d’histoire policière, ridiculisant les moments clés de ce genre narratif: outre la vaine filature, une reconstitution – sans le suspect, bien entendu – tourne à la farce... J’enquête,
c’est l’étrange comédie d’hiver d’un maladroit hors normes.
MOP
JOËL EGLOFF, J’ENQUETE, BUCHET/CHASTEL, 2016, 286 PP.
revue et vernissage
«ROADITUDE» Bien réelle ou métaphorique, la route est au cœur de Roaditude, nouvelle revue bisannuelle lancée à Genève dont l’ambition est largement francophone. Ce premier numéro réunit en effet des contributeurs
basés en Europe et sur le continent américain, et la revue s’ouvrira à l’Afrique
dès son deuxième numéro en novembre. On y voyage, donc, et un peu partout, on y réfléchit, on y contemple aussi. Articles aux angles originaux et suggestions de lectures se déclinent sur une mise en page soignée où photos et
illustrations sur papier mat rythment les étapes avec pertinence. Comprendre
les enjeux sociaux et symboliques de la Beltway, cette boucle maudite qui délimite Washington DC, en savoir plus sur l’utopie plus si lointaine des routes
solaires, s’embarquer pour un road-trip californien ou dans un car à travers la
Serbie, écouter le biographe de Jack Kerouac, décrypter les liens entre la route et le temps au fil d’œuvres littéraires et cinématographiques, se perdre
dans une fiction inédite... Du voyage au phénomène social et culturel, de
l’expérience spirituelle au défi technique, la «revue francophone de la route»
offre un vrai dépaysement, qui n’empêche ni le rêve ni l’analyse. A commander en ligne (le 2e numéro sera disponible en kiosques, promet son rédacteur
en chef Laurent Pittet), et à découvrir le 26 mai lors d’un vernissage festif à la
galerie The Square, à Genève.
APD
Vernissage je 26 mai à 18h, The Square, 2 rue du Diorama, Genève.
www.roaditude.com Roaditude propose ses bandes son sur www.soundsgood.co
LeMag rendez-vous culturel du Courrier du vendredi 20 mai 2016 • 2 1