Produits chimiques : l`inquiétude. Mais encore ?

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Produits chimiques : l`inquiétude. Mais encore ?
Produits chimiques : l'inquiétude. Mais encore ?
Nous vivons dans un environnement innondé de millions de substances issues de la chimie
industrielle. Apparues massivement après la seconde guerre mondiale, l'immense majorité
d'entre elles n'ont jamais été évaluées. Les interactions qui peuvent exister entre elles
commencent seulement à être reconnues et étudiées. Par ailleurs, elles sont de plus en plus
soupçonnées, études scientifiques à l'appui, de jouer un rôle prépondérant dans l'augmentation
foudroyante de nombre de maux chroniques de notre époque (cancer, diabète, obésité, asthme,
etc.). Le débat scientifique est très compliqué à cause des imbrications entre experts, indutries
et pouvoirs publics. Quelques journalistes, associations et scientifiques réalisent un travail
d'information remarquable. Et nous, citoyens ? Qu'en faisons-nous ?
Une analyse de Guillaume Lohest
Les êtres humains peuvent-ils encore se fier à leurs cinq sens ? Ont-ils jamais pu s'y fier ? La
question est plus délicate qu'il n'y paraît. Prenons un exemple : imaginons la matinée normale
d'une jeune femme enceinte. Elle se lève, prend une douche, déjeune. Le soleil entre dans sa
cuisine. Elle sort ensuite se promener dans la campagne alentour. La région est magnifique,
l'air lui semble pur et sain. De retour à la maison, elle vide un grand verre d'eau fraîche du
robinet… Elle est heureuse, elle se sent pleine de vie et de santé. Voilà ce que lui disent ses
cinq sens. Mais changeons de lunettes et observons cette femme d'un point de vue plus
spécifique, strictement scientifique.
Entre autres. Et par exemple (1).
En à peine quatre heures, elle a été en contact avec des centaines de produits chimiques.
Certains sont suspectés d'être dangereux pour la santé. Sa couette, par exemple, aurait été
munie de composés polybromés, ces fameux"retardateurs de flamme". Son gel douche Nivea
contiendrait du propylparaben en quantité supérieure à la dose recommandée. Son dentifrice
Colgate, lui, renfermerait du triclosan, susceptible d'effets sur la tyroïde, sans parler des sels
d'aluminium présents dans le déodorant. Son déjeuner ? Tout n'y est pas bio, hélas : son
orange truffée de résidus de pesticides chimiques, peut-être même au-delà de la limite
maximale autorisée. Ses châssis en PVC peuvent être couverts d'additifs (plastifiants,
stabilisateurs thermiques). Lors de sa promenade, elle a longé un champ de blé qui venait de
recevoir un traitement fongique : qui sait quelle était la concentration de molécules toxiques
dans l'air lors de son passage ? Et enfin, son verre d'eau : il contiendrait des traces de nitrates,
d'aluminium, de plomb peut-être, voire de médicaments anxyolitiques, ou antiépileptiques…
Cette petite histoire est évidemment illustrative, et pas du tout exhaustive ! De grandes
variantes peuvent exister selon les modes de consommation de chacun. Manger bio permet
déjà de réduire presque totalement les résidus de pesticides dans l'alimentation. Diminuer la
quantité de plats préparés industriels permet par ailleurs de réduire l'apport d'additifs
(conservateurs, exhausteurs de goût, etc.). Des alternatives existent dans les cosmétiques, les
textiles, les jouets pour enfants, etc. Mais, malgré tout, la réduction des risques est toute
relative : l'eau, l'air, les bâtiments publics, les médicaments, tant d'objets usuels sont eux aussi
empreints de milliers de substances chimiques en plus ou moins infime quantité. Ainsi, l'objet
de cet article n'est pas tant de lister des alternatives pratiques que d'attirer l'attention sur le fait
que nous vivons au contact de millions de molécules issues de l'industrie chimique et
d'interroger la conscience de nos contemporains sur cette question. Il s'agit d'un phénomène
peu abordé dans les médias, en comparaison d'autres problématiques liées à notre mode de
vie, comme le changement climatique, la raréfaction des ressources, l'extinction des espèces,
entre autres. Quelles sont les causes de ce silence ?
Entre paranoïa et inconscience
"Oui mais si tu commences à te méfier de tout, tu ne vis plus…" C'est ce que répondront la
plupart de vos proches si vous vous mettez à énumérer la liste de tous les produits de
consommation courante susceptibles de contenir des substances cancérogènes et des
perturbateurs endocriniens avéré(e)s ou probables. L'objection est compréhensible. Vivre dans
la paranoïa n'est souhaitable à personne. Certains acquièrent le réflexe de vérifier les
étiquettes, en s'aidant de petits guides bien pratiques (2) énumérant les substances à risque et
leurs codes. Mais quelle minorité cela fait ! Quoi qu'il en soit, cette nécessité psychologique
"d'oublier" le risque pour vivre au quotidien ne change rien au problème et la question reste
entière en termes de débat public : pourquoi une telle discrétion ?
Seuls les scandales font de bons sujets
Une première hypothèse que nous pouvons avancer est l'extrême complexité du dossier dans
sa globalité. Un très grand nombre de molécules chimiques sont concernées, plus ou moins
dangereuses, plus ou moins présentes dans l'environnement, très rarement évaluées. Or, le
prérequis nécessaire à la diffusion médiatique d'une information, aujourd'hui plus que jamais,
est la possibilité de raconter une histoire compréhensible par un public non averti. Dans le
domaine de la contamination chimique, on comprend que les "scandales" aient pu attirer
l'attention des médias et du public. Ainsi, l'amiante, le bisphénol A (BPA), l'aspartame, la
catastrophe de Bhôpal en Inde, entre autres, ont permis l'émergence de récits, ouvrant la porte
à une sensibilisation du grand public sur les dangers liés à certaines substances industrielles.
Mais ces scandales sont systématiquement traités sur le mode du cas particulier. Le traitement
médiatique classique est incapable de rendre compte du fait que ces cas ne sont pas des
exceptions, mais les révélateurs – particulièrement extrêmes – que l'évaluation de la
dangerosité des substances chimiques accumule un retard gigantesque par rapport à leur mise
en circulation. Et, surtout, cette évaluation porte sur un nombre très limité de molécules, et les
considère séparément, sans prendre en compte l'accumulation de ces molécules dans les
organismes et leurs interactions (le fameux "effet cocktail").
Des normes insuffisantes et des conflits d'intérêts
L'Europe s'est en effet dotée du règlement "REACH" (enRegistrement, Evaluation,
Autorisation et restriction des substances chimiques). Après une dizaine d'années de débats et
de travaux, il a abouti en 2007 à un protocole allégé par rapport à des objectifs de départ
ambitieux. Selon la majorité des associations de défense des consommateurs et de
l'environnement, "REACH" est davantage un alibi permettant à l'industrie chimique de
poursuivre ses activités sans trop de contraintes, et ne protège que (trop) partiellement les
consommateurs. À titre d'exemple, sur plus de 100.000 substances présentes sur le marché
européen, moins de 30.000 doivent être évaluées selon ce règlement (voir encadré).
Le système a échappé à tout contrôle humain
(extrait de Fabrice Nicolino, Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques
ont envahi la planète, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014, pp. 401-404.)
"L'avenir est pressé, l'avenir a la forme d'un compteur survolté qui n'arrête jamais de tourner.
Jour et nuit, chaque seconde qui passe, le CAS égrène ses nouvelles prises. Place au neuf !
Place aux molécules ! Une petite visite virtuelle s'impose : https://www.cas.org. Le texte est
en anglais, mais cela ne doit décourager personne, car ce qui importe le plus, et de loin, c'est
le défilé à droite de l'écran. Au moment où ces lignes sont écrites, on en était à 84 472 423,
auxquels il faut ajouter, chaque jour qui passe, environ 15 000, mais parfois plus de 20 000.
(…) Revenons maintenant au point de départ : le compteur du CAS. Depuis le début de
l'écriture de ce chapitre – disons six heures – il est passé de 84 472 423 à 84 478 792. Une
augmentation de 6369 substances chimiques. Tel est le secret le mieux gardé de l'industrie
chimique : le nombre de substances chimiques considérées par les États et les agences de
contrôle est ridiculement bas. Le programme européen Reach dont nos autorités se gargarisent
tant porte sur 30 000 substances, dont on assure qu'elles seront enregistrées – et seulement
enregistrées – en 2018. Un rapport indécent de 1 à près de 3000. C'est la preuve indiscutable
que le système a échappé à tout contrôle humain.. Plus personne ne peut dire une vérité qui
accablerait les opinions. Pour l'industrie, il est essentiel de minorer sans cesse le nombre de
produits existant dans le commerce, car cela fait reculer l'inquiétude, si mauvaise pour la
marche des affaires."
Par ailleurs, la communauté scientifique est divisée. Il y a ceux qui dénoncent et ceux qui
minimisent. De nombreux experts entretiennent des liens ou dépendent directement de
financements de l'industrie chimique. Un rapport du CEO (Corporate Europe Observatory)
intitulé "Unhappy Meal" démontre que 59% des experts de l'EFSA (l'agence européenne de
sécurité alimentaire) sont en situation de conflit d'intérêts. Sans jeter le discrédit sur
l'évaluation scientifique des molécules chimiques dans son ensemble, cela opacifie le débat
médiatique et scientifique. Selon le scientifique invité, le discours peut être très différent. On
comprend que les citoyens soient dès lors eux-mêmes très déroutés sur la question, et que le
spectre des opinions puisse s'étendre du déni le plus irrationnel (nous vivons dans une société
sous contrôle, les experts savent ce qu'ils font) à une paranoïa invivable (tout est menace).
Le débat public n'est pas à la hauteur
Sans trancher entre ces deux attitudes extrêmes, il est toutefois intéressant de noter que la
population européenne considère tout de même la menace avec sérieux. Le baromètre
européen de l'attitude des citoyens vis-à-vis de l'environnement révélait, en 2008, que 32%
des sondés considéraient "l'impact sur notre santé des produits chimiques présents dans les
produits de tous les jours" comme l'une des 5 préoccupations majeures liées à
l'environnement. Mais ce même impact est considéré par les sondés comme le sujet sur lequel
le manque d'informations est le plus crucial (36% en moyenne dans l'UE, 40% pour la
Belgique qui se classe en tête de ce sentiment d'être mal informé sur ce sujet). Voilà un signal
important, qui confirme notre hypothèse : ces questions sont trop peu présentes dans le débat
public. À l'échelle de l'Europe, au niveau politique, certains dossiers chauds traînent de façon
inexplicable. La Suède est d'ailleurs en train de poursuivre la Commission Européenne devant
la Cour de Justice de l'UE pour ses tergiversations dans le dossier des perturbateurs
endocriniens.
Convergence de soupçons
Année après année, des liens de plus en plus clairs sont pourtant établis entre l'omniprésence
des substances chimiques issues de l'industrie dans notre environnement et l'augmentation des
maladies chroniques. Ces liens se tissent lentement, étude après étude, au sein d'une
communauté scientifique divisée, traversée par des approches diverses et des conflits d'intérêt.
Dans son livre-choc, Un empoisonnement universel, le journaliste d'investigation Fabrice
Nicolino passe en revue les plus grands maux dont l'augmentation est spectaculaire ces
dernières décennies : cancer, obésité, diabète, fibromyalgie, autisme, asthme, alzheimer. Entre
autres. Au sujet du cancer, il écrit : "Pourquoi près de 110% d'augmentation des cas de
cancers en seulement trente ans ? Et qu'en sera-t-il demain, compte tenu du temps de latence,
en général long, de ces maladies ? Comment réagiront des corps de 50 ou 60 ans qui auront
été soumis dans leurs jeunes années à une omniprésence de molécules cancérigènes ?"
Sachant pertinemment que le déni est tout aussi omniprésent que ces molécules, il affirme sa
conviction, étayée par 400 pages d'enquête : "Des liens puissants, cohérents, existent
nécessairement entre l'irruption dans la vie courante de centaines de produits chimiques
toxiques et l'infernale marée de cancers chez les hommes de notre temps. La raison n'est pas
du côté de ceux qui nient. Elle est du côté de ceux qui constatent." (3)
L'intelligence citoyenne face à la cacophonie des experts ?
Un si vaste débat ne saurait être bien abordé en quelques pages. Le lecteur aura d'ailleurs
remarqué que cet article n'a pas vocation à proposer de nouveaux arguments sur les querelles
scientifiques de fond, mais à poser la question de la conscience et de l'action collective face à
un problème de société de cette ampleur. Les lanceurs d'alerte sont peu nombreux et peu
entendus. Une inquiétude existe parmi la population mais elle ne génère pas, sinon
ponctuellement pour l'une ou l'autre substance, une réaction citoyenne de grande ampleur.
Sans doute parce que la réalité est dure à affronter. Et complexe à appréhender. Ainsi, le
chemin d'une décontamination de notre environnement, si lent et si ardu soit-il, exige un
sursaut de lucidité et d'esprit critique. Quelques scientifiques et journalistes d'investigation ont
entamé un travail colossal de mise en lumière de l'opacité et de l'inconscience sur lesquelles
s'est édifiée notre société du "tout chimique". Leurs synthèses constituent le premier outil
d'éducation populaire à notre disposition. Il est temps que les citoyens se réapproprient les
sciences (4) et reprennent le contrôle sur les "experts". Ces "spécialistes", ironisait autrefois
Léo Ferré, sont trop importants que pour être laissés sans bride dans le grand marché de
l'industrie chimique.
Notes et bibliographie
(1) Les exemples de ce paragraphe ont été tirés des sources suivantes. Ils sont évidemment
non exhaustifs et illustratifs.
- Victoire N'Sondé, "Des couettes imprégnées de substances toxiques" dans 60 millions de
consommateurs, n° 476, novembre 2012.
- "Cosmétiques et perturbateurs endocriniens, 66 produits analysés", enquête de Que Choisir,
mars 2013.
- Valérie Xhonneux, "Petit tour d'horizon des résidus de pesticides dans les fruits en
Belgique", Analyse Inter-Environnement Wallonie, 2008.
- "Le PVC, un danger pour les générations futures ?", un article collectif de Lee-Ann Jomphe,
Marie-Eve Pouliot et Louis Philipon, étudiants en biologie à l'Université du Québec à
Montréal.
- Site Internet de l'ANSES, Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de
l'environnement et du travail. En France, un plan national sur les résidus de médicaments
dans les eaux (PNRM) a été mis en place en 2011 par l'ANSES.
https://www.anses.fr/fr/content/eaux-et-risques-chimiques
(2) Par exemple, Corinne Gouget, Additifs alimentaires : danger !, Éditions Le Chariot d'or,
2012, ou Maria Denil et Paul Lannoye, Guide des additifs alimentaires. Les précautions à
prendre, Éditions Frison-Roche, 2e édition, 2004.
(3) Fabrice Nicolino, Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques ont
envahi la planète, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014, p. 275.
(4) Voir à ce sujet l'excellent travail de la Fondation Sciences Citoyennes, ainsi que l'ouvrage
de Mathieu Calame, Lettre ouverte aux scientistes. Alternatives démocratiques à une
idéologie cléricale, Éditions Charles Léopold Mayer, 2011, pdf disponible en téléchargement
libre sur www.eclm.fr. À découvrir également sur le sujet : Benjamin Sourice, Plaidoyer pour
un contre-lobbying citoyen, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014. Téléchargeable en ligne.
Autres références consultées
J.Maherou, S. Norest & L.Ferrer, "Les perturbateurs endocriniens, des substances toxiques",
Association Santé et Environnement France, septembre 2014.
Lisa Gue, Sondage sur les ingrédients toxiques contenus dans nos produits cosmétiques,
Fondation David Suzuki, Vancouver, Octobre 2010.
Eurobaromètre spécial 295/Vague 68.2 : Attitude des citoyens européens vis-à-vis de
l'environnement, 2008 (terrain 2007).
Trois livres incontournables sur le sujet
Fabrice Nicolino, Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques ont envahi
la planète, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014.
André Cicolella, Toxique Planète, Seuil, collection Anthropocène, 2013.
Marie-Monique Robin, Notre poison quotidien. La responsabilité de l'industrie chimique dans
l'épidémie des maladies chroniques, Arte/La découverte, 2011. (existe aussi sous forme de
documentaire vidéo).
Deux sites Internet
Sur les dangers des pesticides : Mouvement pour les Générations Futures :
http://www.generations-futures.fr/
Inter-Environnement Wallonie (onglet Pollution, Environnement et Santé) :
www.iewonline.be