Le procès de Galilée réinterprété

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Le procès de Galilée réinterprété
1
Jules Speller
Le procès de Galilée réinterprété
Introduction
Les trois thèses qui seront présentées et dûment commentées dans cet exposé
constituent un condensé de l'ouvrage de l'auteur intitulé Galileo's Inquisition Trial
Revisited (2008) proposant une lecture nouvelle du procès de Galilée de 1633.
Afin d'orienter le lecteur, rappelons d'abord quelques faits.
Converti au Copernicanisme depuis une vingtaine d'années, Galilée (1564-1642)
fait en 1609-10 des observations télescopiques qui contredisent les théories d'Aristote
et de Ptolémée communément admises, tout en s'accordant avec celle de Copernic.
A partir de 1610, le philosophe aristotélicien Lodovico delle Colombe, dirigeant
une coterie hostile à Galilée, attaque le savant, invoquant même des passages de la
Bible pour combattre la théorie copernicienne. A la fin de 1613, dans une lettre à son
ancien élève et ami fidèle, le Bénédictin Benedetto Castelli, Galilée résume ses idées
sur la manière d'interpréter l'Ecriture ainsi que sur les rapports de la vérité biblique et
de la vérité scientifique.
Les choses s'enveniment lorsque, le 20 mars 1615, le Dominicain Tommaso
Caccini, peut-être poussé par delle Colombe ou par des membres de son groupe,
présente au Saint-Office, l'instance suprême de l'Inquisition, une dénonciation en
bonne et due forme 1 . Celle-ci abonde en accusations dont certaines, concernant la
nature de Dieu, sont très graves. Malgré cette situation apparemment alarmante,
l'Inquisition ne procède à l'interrogatoire des deux témoins cités par Caccini qu'en
novembre de la même année. Les dépositions de ces témoins permettent d'abandonner
les accusations avancées par le dénonciateur, à l'exception de celle relative aux thèses
coperniciennes que Caccini avait appelées "incompatibles avec les divines Ecritures,
expliquées par les Saints Pères, et partant incompatibles avec la Foi" 2 .
Une commission de théologiens, chargée d'émettre un avis, juge "formellement
hérétique" la thèse d'un soleil immobile au centre de l'univers et qualifie d'"au moins
erronée selon la Foi" celle qui affirme le mouvement de la terre 3 . Le 25 février 1616,
en dépit de ce verdict sévère, le Saint-Office interrompt l'action en justice proprement
dite. Il ordonne au Cardinal Bellarmin d'"exhorter" ("monere") Galilée à
"abandonner" ("deserere") les deux thèses mentionnées 4 . Un document officiel du 3
mars 1616 nous apprend que "le mathématicien Galileo Galilei dûment exhorté […]
acquiesça" 5 . Parallèlement, la Congrégation de l'Index publie, le 5 mars, un Décret
qui définit la doctrine copernicienne comme "fausse et totalement contraire aux
divines et Saintes Ecritures" et suspend "jusqu'à ce qu'ils soient corrigés" les ouvrages
qui l'enseignent (dont évidemment le De revolutionibus orbium coelestium de
Copernic, en circulation libre depuis 1543) 6 . C'est ainsi que se termine ou, plutôt,
s'arrête le premier procès.
Le 6 août 1623, le Cardinal Maffeo Barberini, un ami de Galilée, devient Pape et
choisit le nom d'Urbain VIII. Dans cette "conjoncture merveilleuse" 7 , Galilée se remet
à espérer. Il ne tarde pas à commencer la rédaction d'un texte qui deviendra le fameux
2
Dialogue des deux principaux Systèmes du Monde, le ptolémaïque et le copernicien.
Après avoir obtenu les autorisations requises au prix de multiples efforts 8 , Galilée fait
paraître l'ouvrage à Florence au début de l'année 1632. Dès que le Dialogue est connu
à Rome, les autorités en arrêtent la distribution. Le Pape nomme une Commission
spéciale qui doit préciser les charges qu'on pourrait retenir contre l'auteur. Il s'ensuit
un des procès les plus célèbres de l'histoire. C'est à cette action en justice et à son
interprétation que sont consacrées les trois thèses qui vont suivre.
*
Thèse 1:
L'interprétation traditionnelle du procès comme celle plus récente de Pietro Redondi
s'exposent à un grave reproche: Elles sont toutes les deux incapables d'expliquer une
série de faits marquants que l'étude de l'affaire Galilée met à jour, et sont même
inconciliables avec certains d'eux.
Commentaire:
Au terme d'une longue série de considérants, on lit le jugement suivant dans la
sentence qui, le 22 juin 1633, conclut le procès de Galilée:
Nous disons, prononçons, sentencions et déclarons que toi, Galilée susmentionné, par
les motifs déduits du procès et par toi confessés [...], tu t'es rendu devant ce SaintOffice véhémentement suspect d'hérésie, c'est-à-dire d'avoir tenu et cru
['vehementemente sospetto d'heresia, cioè d'haver tenuto e creduto'] la doctrine fausse
et contraire aux Saintes et divines Ecritures, que le soleil est le centre de la terre [un
lapsus calami pour: 'du monde'] et ne se meut pas d'est en ouest, et que la terre se
meut et n'est pas au centre du monde […]. 9
C'est sur des textes de ce type que les commentateurs dans leur très grande
majorité ont cru pouvoir s'appuyer pour proposer une interprétation du procès selon
laquelle Galilée aurait été poursuivi pour avoir soutenu la théorie copernicienne, jugée
incompatible avec l'Ecriture sainte. Il faut cependant immédiatement ajouter que bon
nombre de défenseurs de cette interprétation ne sont pas loin d'avouer leur échec.
Citons parmi les écrits les plus récents ceux qui parlent d'un procès qui "comporte des
passages mal élucidés" (Jean-Pierre Lonchamp 10 ), d'un épisode où il "subsiste
quelque chose d'obscur ['murky']" (Richard J. Blackwell 11 ), d'"un procès en fin de
compte si obscur ['tan oscuro']" (Antonio Beltrán Marí 12 ), dont l'issue, à savoir "la
condamnation et l'abjuration infligée par le Saint-Office […] apparaissent […] par
certains aspects incompréhensibles [per alcuni aspetti incomprensibili]" (Egidio
Festa 13 ).
C'est à Pietro Redondi que revient le mérite d'avoir contesté la vue traditionnelle
des choses 14 . Pour lui, le procès tel qu'on le connaît est un procès de substitution,
arrangé par les amis de Galilée au nombre desquels il compte le Pape Urbain VIII
ainsi que son neveu, le Cardinal Francesco Barberini. Redondi pense que le but
poursuivi par ces protecteurs est d'éviter au savant une condamnation pour une grave
"hérésie formelle". Il identifie celle-ci à la négation de la Transsubstantiation, c'est-àdire de la transformation lors de l'eucharistie du pain et du vin en corps et en sang de
Jésus-Christ, négation qu'on croit impliquée par l'atomisme de Galilée rencontré dans
son Saggiatore (1623).
L'une des principales objections qu'on est amené à faire aux deux interprétations
citées est qu'elles ne parviennent pas à rendre compte, par exemple, des accusations
d'une gravité extrême qu'Urbain VIII en grande colère porte contre Galilée lors
3
d'audiences accordées à Francesco Niccolini, l'ambassadeur de Toscane auprès du
Saint-Siège. D'après le Souverain Pontife, l'auteur du Dialogue aurait "osé pénétrer
[…] dans les matières les plus graves et les plus dangereuses [in materie le più gravi e
le più pericolose] qui se puissent remuer ces temps-ci", susceptibles "de causer à la
religion de graves préjudices et qui sont même parmi les pires [de' più pessimi] qui
aient jamais été inventés". Urbain va jusqu'à parler d'une doctrine "perverse au plus
haut degré [perversa in estremo grado]" et même de "la matière la plus perverse [più
perversa materia] qu'on puisse jamais toucher" 15 . Même après le procès le Pape ne
cesse d'utiliser de tels superlatifs en affirmant, par exemple, que la lecture du
Dialogue est "pour la Chrétienté au plus haut point pernicieuse [alla Cristianità
permalosissima]" 16 .
Mais comment des superlatifs tels que "la matière la plus perverse [!] qu'on puisse
jamais [!] toucher ['la più perversa materia che si potesse mai haver alle mani']",
causant à la religion des préjudices "qui sont parmi les pires [!] qui aient jamais [!] été
inventés ['de' più pessimi che siano stati mai inventati']", comment de pareils
superlatifs pourraient-ils s'appliquer à la théorie copernicienne? Celle-ci ne fait en
somme que contredire le texte biblique si l'on s'obstine à le prendre à la lettre, et, de
plus, uniquement sur des points ne touchant aucune authentique vérité de la Foi.
Ces superlatifs sont également bien trop forts pour qualifier l'atomisme de Galilée
en tant qu'il entraînerait la négation de la Transsubstantiation. Même si la doctrine de
la Transsubstantiation est à cette époque un des traits distinctifs du Catholicisme, elle
n'est nullement "le fondement, le postulat essentiel de la Foi catholique", comme
Redondi veut nous le faire croire dans l'intérêt de sa conception 17 . Les vérités qui
méritent effectivement ces titres s'énoncent depuis des temps immémoriaux dans le
Credo. A titre d'exemple on pourrait citer le début de ce résumé de la Foi, qui
proclame l'existence d'un Dieu unique, Père tout-puissant, Créateur du Ciel et de la
Terre. Il semble évident que ce n'est qu'à une doctrine mettant en doute de telles
vérités absolument fondamentales que conviendraient les superlatifs employés par le
Pape.
L'interprétation traditionnelle se heurte encore à des obstacles supplémentaires
qu'évite celle de Redondi, qui toutefois, comme nous le verrons bientôt, rencontre des
difficultés propre à elle. En 1613, le Cardinal Maffeo Barberini remercie Galilée de
l'envoi de ses Lettres sur les taches solaires, écrivant qu'elles lui ont été fort
bienvenues ("molto accette") et qu'il ne manquera pas de les voir et de les revoir avec
grand plaisir ("con gusto grande"). Cette missive du Cardinal est signée: "Comme
frère très-affectueux Le Cardinal Barberino", signature où l'éminent auteur a même
ajouté de sa propre main le "Affettuosissimo" (le "très-affectueux") que sans doute le
secrétaire avait omis 18 . Cependant, dans l'œuvre en question Galilée se proclame
copernicien en affirmant entre autres qu'il suffit "aux spécialistes en science
astronomique d'avoir compris ce qu'écrit Copernic dans ses Révolutions pour s'assurer
de la révolution de Vénus autour du soleil et de la vérité [!] du reste de son
système" 19 . Cet échange de témoignages d'amitié montre que Galilée ne voit pas de
problème à faire parvenir au Cardinal Maffeo Barberini une œuvre "copernicienne", et
que ce dernier est bien loin de manifester une quelconque réticence à accepter l'envoi.
Il y a plus. En 1616, toujours du temps de son cardinalat, Urbain VIII, réussit, avec
l'appui d'un autre Cardinal, à empêcher que la théorie copernicienne ne soit déclarée
hérétique 20 . Il est remarquable qu'après son accession au trône pontifical Maffeo
Barberini reste fidèle à son attitude d'autrefois. C'est ainsi qu'en 1630 il confie à
Tommaso Campanella, l'auteur de la Cité du Soleil, que s'il avait dépendu de lui on
n'aurait pas promulgué le Décret de la Congrégation de l'Index du 5 mars 1616,
4
mentionné dans notre introduction . Quelques années auparavant, en 1624, lors d'un
entretien avec le Cardinal Zollern, le Pape avait affirmé que l'Eglise, dont il est de par
sa fonction l'autorité suprême, n'a pas déclaré ni n'est sur le point de déclarer hérétique
la théorie copernicienne, mais qu'elle se borne à la considérer comme téméraire. Il
avait cependant ajouté une remarque qui, dans ce contexte, pourrait paraître hors de
propos: "mais qu'on ne devait pas craindre que jamais personne ne fût capable de la
démontrer comme nécessairement vraie ['dimostrarla necessariamente vera']" 22 .
Urbain VIII avait même promis que sous son pontificat jamais l'opinion de Copernic
ne serait condamnée comme hérétique 23 .
21
Dans ces circonstances, il est au plus haut point invraisemblable que ce même
homme ait pu, en 1633, intenter un procès à Galilée pour avoir adhéré à la théorie
héliocentrique de Copernic. Les motifs du Pape de poursuivre en justice l'auteur du
Dialogue doivent être différents et, on en conviendra, se rapporter à une hérésie qui
n'a aucun rapport avec le contenu de la théorie copernicienne.
A côté des fortes paroles du Pape concernant les matières d'une perversité et d'une
nocivité insurpassables dont Galilée se serait occupé, on rencontre d'autres aspects du
procès que l'interprétation traditionnelle doit passer sous silence, faute de pouvoir les
expliquer ou les intégrer.
Parmi eux, on peut citer le fait qu'on ne rencontre pas la moindre allusion au crime
pour lequel Galilée sera condamné à la fin, ni parmi les "charges" énumérées par la
Commission spéciale appelée à définir les crimes du prévenu 24 , ni dans les questions
posées à Galilée lors de ses interrogatoires 25 , ni dans les rapports des trois
Consultants 26 (si l'on excepte un bref passage du rapport d'Inchofer concernant la
manière galiléenne de comprendre les endroits bibliques qui parlent du mouvement du
soleil 27 ), ni enfin dans la défense écrite que Galilée présente au Tribunal 28 . Le conflit
entre la théorie copernicienne et la Bible, qui avait été à l'ordre du jour dans le procès
avorté de 1616 et qui réapparaîtra dans la sentence finale, y est tout simplement
absent.
Un deuxième fait n'est pas moins troublant. C'est que ni les interrogatoires du
prévenu ni la sentence finale ne manifestent la moindre intention de tenir compte des
"chefs d'accusation" pourtant qualifiés de "principaux" par la Commission spéciale.
Ces "Capi principali" sont au nombre de deux 29 . Le premier accuse Galilée "d'avoir
transgressé les ordres par un retrait de l'hypothèse ['con recedere dall'hypotesi'], en
affirmant absolument ['asserendo assolutamente'] le mouvement de la terre et
l'immobilité du soleil". Ce "chef d'accusation" revient à dire que Galilée regarde la
théorie copernicienne comme une "vérité absolue" au lieu de lui réserver le seul statut
d'"hypothèse" (dans le sens d'un modèle mathématique ne prétendant pas
correspondre au réel mais permettant de mettre de l'ordre dans les phénomènes
astronomiques et surtout de calculer les positions passées, présentes et futures des
corps célestes). D'après le deuxième "chef d'accusation principal", Galilée aurait "mal
ramené les marées qui existent à l'immobilité du soleil et au mouvement de la terre
inexistants". Ce second point ne se veut pas une critique de l'explication des marées
proposée par Galilée mais signifie qu'en recourant à cette explication Galilée révèle
qu'il croit à ce qui est ici qualifié d'"inexistant", c'est-à-dire qu'il admet comme une
vérité établie l'existence d'un univers copernicien.
Il existe une troisième donnée qui représente une difficulté autrement sérieuse pour
l'interprétation traditionnelle (et qui, pour cette raison sans doute, se trouve ignorée de
presque tous les commentateurs). Dans le "décret définitif" émis le 16 juin 1633, six
jours avant la proclamation de la sentence, le Pape, présidant le Saint-Office, décide
entre autres d'interdire à Galilée de "traiter" dorénavant "de la mobilité de la terre et
5
de l'immobilité du soleil ainsi que du contraire [!]", et cela "sous peine de
récidive" 30 . Cependant, comment concilier avec l'interprétation traditionnelle le fait
que, pour le Pape, Galilée sera aussi un "relaps", c'est-à-dire quelqu'un qui est retombé
dans l'hérésie et qui de ce fait sera livré au bûcher, si à l'avenir il traite "du contraire"
des thèses coperniciennes, autrement dit, s'il traite des conceptions aristotéliciennes
ou ptolémaïques concernant le mouvement ou le repos des corps célestes? Car il faut
savoir que les autorités romaines jugent ces conceptions parfaitement compatibles
avec le texte biblique.
De son côté, Redondi se voit confronté à des difficultés qui lui sont propres. On
voit d'abord mal comment, devant un ambassadeur et n'arrivant pas à dominer sa
colère, un homme puisse formuler des reproches d'une gravité extrême alors que, à en
croire Redondi, ce même homme travaille précisément à éviter à Galilée un procès
pour une grave hérésie.
Ensuite, comment comprendre à partir des présupposés de Redondi qu'après sa
condamnation, et plus précisément dans ses Discorsi parus en 1638, Galilée continue
à pratiquer ouvertement l'atomisme 31 et provoque même les Jésuites à propos de cette
doctrine 32 ? Pour un homme qui attribue son accusation et sa condamnation à l'action
des Jésuites, un tel comportement serait tout simplement suicidaire. De plus, Galilée
manifesterait ainsi une ingratitude scandaleuse à l'égard de ses protecteurs – pour
Redondi: le Pape et le Cardinal Francesco Barberini – ayant su lui éviter une
condamnation pour une hérésie qui passe précisément pour être une conséquence de
l'atomisme.
Enfin, il faut dire que le procès pour l'"hérésie formelle" imaginée par Redondi et
empruntant la "voie de la dénonciation" supposée par cet auteur n'aurait pas pu être
intenté, pour la simple raison qu'à aucun moment les conditions légales d'un tel procès
ne sont remplies. Les amis de Galilée n'auraient donc eu aucun motif de substituer à
ce procès impossible un procès pour un crime moindre. Redondi appelle un document
(découvert par lui) "une dénonciation en bonne et due forme" 33 , qui, en tant que telle,
aurait bien entendu pu faire débuter une action en justice. Mais, contrairement à ce
que Redondi soutient, le document en question 34 ne répond nullement aux critères
d'une dénonciation tels qu'on les trouve définis par les traités faisant autorité à
l'époque de Galilée 35 . Il y manque notamment la déclaration officielle du
dénonciateur selon laquelle il n'agit que pour des motifs jugés irréprochables par
l'Eglise, comme, par exemple, le zèle pour la Foi, le désir de soulager sa conscience,
l'obéissance à un confesseur ou la peur de l'excommunication qui frappe ceux qui ne
dénoncent pas. Cette déclaration est exigée par les règles de l'Inquisition parce qu'elle
permet d'écarter du côté du dénonciateur des mobiles tels que l'inimitié, la haine, la
jalousie etc. envers la personne dénoncée, mobiles qui risqueraient d'entacher de
nullité les révélations que le dénonciateur se propose de faire.
Il est possible d'adresser à Redondi une critique plus générale encore. Partons des
présupposés de cet auteur, qui sont, premièrement, que son véritable crime Galilée l'a
commis dans le Saggiatore paru en 1623; deuxièmement, que le Souverain Pontife et
le Cardinal Francesco Barberini agissent de concert pour sauver Galilée ou du moins
pour réduire le danger qui le guette. Imaginons à présent que le document que
Redondi a découvert et qu'avec raison il juge de peu postérieur à la publication du
Saggiatore 36 , que ce document, sans être une dénonciation, ait néanmoins fait
apparaître l'auteur du Saggiatore comme un "hérétique manifeste et notoire", jugé tel
pour avoir, dans son ouvrage, défendu l'atomisme et par là nié implicitement la
Transsubstantiation. Une telle situation aurait rendu nécessaire un procès "per viam
Notorii [= Haeretici notorii]", une possibilité que Redondi cependant n'envisage pas 37 .
Quelle que soit maintenant la "voie" qu'on suppose ouverte au Saint-Office, celle "de
6
la dénonciation" ou celle "de l'hérétique notoire", la perspective de Redondi nous
obligerait dans tous les cas à croire qu'Urbain VIII et Francesco Barberini, après avoir
réussi à préserver Galilée de toute poursuite pendant au moins huit ans, auraient tout à
coup dû accepter qu'en 1632-33 on fasse le procès à leur protégé, fût-ce sous la forme
de l'hypothétique procès de substitution admis par Redondi. On comprendra encore
mieux le caractère totalement improbable de cette conséquence et donc des
présupposés sur lesquels elle repose, si on sait que l'oncle et le neveu, occupant la
première et la deuxième place dans l'Eglise de l'époque, sont de loin les hommes les
plus puissants de cette institution. A cela s'ajoute que les membres du Saint-Office
leur sont dans leur très grande majorité totalement dévoués et – pour certains du
moins – ressentent de vives sympathies pour Galilée 38 .
Redondi objecterait sans doute que le procès de Galilée est le fruit d'un "calcul
d'opportunité religieuse et politique" 39 , visant surtout à apaiser le parti pro-espagnol 40
au sein du collège des Cardinaux, qui à cette époque profite de chaque occasion pour
accuser Urbain VIII "de protéger, par une excessive tolérance, l'hérésie à Rome" 41 .
Mais dans ce cas l'auteur de Galileo eretico devrait expliquer pourquoi, avec un Pape
et un Cardinal surpuissants aux commandes de l'Eglise, aidés par un Saint-Office
animé des intentions mentionnées il y a un instant, le procès de substitution pour
conflit avec l'Ecriture sainte imaginé par Redondi eut le laborieux déroulement en
zigzag qui le caractérise (et qui sera décrit plus loin). Redondi devrait aussi nous faire
comprendre pourquoi la Commission spéciale créée par le Pape, de même que les
trois Consultants, au lieu d'insister dans leurs rapports sur ledit conflit, le passent sous
silence et reprochent au contraire à Galilée de s'être engagé sur la voie des assertions
"absolues".
Il devient à présent difficile d'échapper à la conclusion que l'hérésie en cause dans
le procès de Galilée n'est ni une croyance contredisant le texte biblique ni la mise en
doute implicite de la doctrine de la Transsubstantiation.
Thèse 2:
L'hérésie pour laquelle le Pape poursuit Galilée consiste en la négation d'attributs
divins, négation que le Souverain Pontife croit impliquée par le statut de "vérité
absolue" qu'à ses yeux l'auteur du Dialogue n'a pas su éviter de conférer à la théorie
copernicienne.
Commentaire:
Le Pape affectionne tout particulièrement un argument qu'il avait exposé à Galilée
quand il était encore Cardinal, probablement en 1615-16. L'argument (d'ailleurs
contestable) dit en substance ceci: "Si tu considères la théorie copernicienne comme
une 'vérité absolue', alors tu dois être convaincu qu'une réalité différente de celle
décrite par cette théorie est impossible. Comme, cependant, une disposition de
l'univers non-copernicienne n'est pas une contradiction en soi, cette impossibilité
devrait résulter de ce que Dieu n'a pas pu ou n'a pas su créer un univers noncopernicien. Or, admettre cette éventualité revient à limiter et, par là, à nier la toutepuissance ou l'omniscience divines. En conséquence, prendre la théorie copernicienne
pour une 'vérité absolue', c'est nier au moins un attribut divin."
Urbain VIII est maintenant persuadé que, désobéissant aux ordres qu'il avait émis
personnellement, Galilée dans son Dialogue "affirme absolument" la théorie de
Copernic, c'est-à-dire la présente non comme une "hypothèse" mais comme une
7
"vérité absolue", laquelle, en conséquence, révélerait une réalité qui ne saurait être
autre que copernicienne. Ce faisant, Galilée conteste implicitement la toute-puissance
de Dieu ou son omniscience.
Pour saisir les raisons d'Urbain qui lui font apparaître Galilée sous ce jour, il faut
savoir qu'une des conditions posées à la publication du Dialogue par le Souverain
Pontife avait été que Galilée expose l'argument papal dans une péroraison 42 , sans
doute parce dans une péroraison (comme dans une préface) l'auteur parle en son
propre nom et s'identifie donc avec ce qu'il dit. Si Galilée avait rempli cette condition,
il aurait profité d'une protection à toute épreuve. En effet, comme le montre le rapport
de la Commission spéciale où ledit argument est appelé "la médecine de la fin" 43 , on
considère le raisonnement du Pape comme un remède contre une "maladie" que le
Dialogue aurait pu avoir contractée en cours de route, en l'occurrence, une théorie
copernicienne "affirmée absolument". Cependant, mal informé des souhaits du
Pape 44 , Galilée n'a pas écrit de péroraison mais a mis l'argument dans la bouche de
l'interlocuteur Simplicio, qui l'expose lors de sa dernière intervention. Bien que
Simplicio n'en revendique pas la paternité et dise l'avoir appris "jadis d'une personne
très-docte et très-éminente" 45 , il faut dire que cet interlocuteur n'est pas seulement un
personnage plutôt ridicule mais qu'il fait surtout figure de quelqu'un qui voit Salviati,
le porte-parole de Galilée, réfuter un à un les arguments qu'il avance, quelle qu'en soit
la provenance. Pour Urbain VIII, Galilée a de cette manière montré qu'il doute de la
valeur de son argument. Toutefois, une "médecine de la fin" devenue ainsi sans valeur
ne saurait guérir le "mal" rencontré dans le Dialogue, à savoir le statut de "vérité
absolue" conféré à la doctrine de Copernic.
Il devient à présent compréhensible non seulement qu'Urbain ait rejeté la
possibilité d'une démonstration de la théorie copernicienne comme "nécessairement
vraie", mais également, et surtout, qu'il ait employé à propos du Dialogue les
superlatifs à première vue ahurissants cités plus haut. Il est d'abord inconcevable,
surtout pour un Pape, qu'on puisse jamais établir une "vérité nécessaire" qui, en tant
que telle, impliquerait la négation d'attributs divins. Ensuite, nier ne fût-ce qu'un seul
de ces attributs revient à nier le Dieu de la théologie chrétienne, qui se définit
précisément par ces propriétés. On ne saurait concevoir d'hérésie plus grave, de
"matière plus perverse", entraînant les " pires préjudices" qui puissent être causés à la
religion, et cela d'autant plus que la toute-puissance divine est aussi, et peut-être
même en premier lieu, un article du Credo: "Patrem omnipotentem".
Dans ces circonstances, il est tout à fait naturel que le Pape veuille intenter à
l'auteur du Dialogue un procès pour "hérésie formelle" et le faire condamner pour ce
"crime" abominable entre tous. Dans l'optique de cette époque, l'hérésie mérite ce
dernier qualificatif, parce que – comme crime "contre Dieu" 46 – elle signifie un
"suicide spirituel" pour l'hérétique lui-même, qui y perd tout espoir de "vie éternelle"
(le bien suprême pour le chrétien), et qui, s'il communique l'erreur à autrui, se rend en
plus coupable d'un "homicide spirituel" sur la personne de son prochain. De ce fait, le
condamné, s'il reste "impénitent", est remis au bras séculier qui réservera le bûcher à
celui qu'on regarde comme un foyer de contagion permanent. L'"hérétique pénitent",
de son côté, est condamné à la "prison perpétuelle". Encore que cette dernière se
limite normalement à une incarcération de trois (pour le "carcere perpetuo") ou de huit
années (pour le "carcere perpetuo irremissibile") 47 , il n'en reste pas moins vrai que
dans son procès Galilée risque gros. Car même comme "hérétique pénitent" ce
presque septuagénaire en mauvaise santé n'aurait pas longtemps survécu à son
emprisonnement.
8
La question se pose à présent de savoir pourquoi le procès ne se termine pas par
une condamnation pour la terrible "hérésie formelle" que le Pape entend combattre.
Notre dernière thèse apportera la réponse à cette question.
Thèse 3:
La conclusion du procès est le fruit d'un compromis auquel aboutissent les deux
partis en lice dans l'"affaire Galilée", l'un hostile, l'autre favorable à l'accusé.
Commentaire:
Le parti hostile à Galilée est évidemment celui du Pape visant à une condamnation
pour "hérésie formelle". On y rencontre les Cardinaux-Inquisiteurs Gessi, Ginetti,
Verospi, Zacchia, et sans doute aussi Antonio Barberini, le frère du Souverain Pontife,
qui tous doivent leur cardinalat à Urbain VIII et/ou font partie de ses intimes. On y
trouve également Agostino Oreggi, le théologien personnel d'Urbain VIII, qui, dans
un ouvrage théologique paru en 1629, avait porté à la connaissance de tous l'argument
papal.
L'autre parti, qui cherche à éviter au prévenu ce type de condamnation, a comme
chef de file le Cardinal Francesco Barberini, le deuxième homme dans l'Eglise, de
plus, un confrère d'Académie de Galilée ainsi que son fidèle protecteur. Outre les
Cardinaux Bentivoglio 48 et Scaglia, créés par le Pape Paul V et tous les deux très bien
disposés envers Galilée, y figure aussi le Commissaire Général de l'Inquisition, le
Dominicain Vincenzo Maculano da Firenzuola.
L'opposition entre ces deux partis explique maintenant l'évolution de l'action en
justice qui fait penser au mouvement d'un balancier oscillant entre des positions tantôt
favorables tantôt défavorables à Galilée.
La première de ces positions, défavorable en l'occurrence, est représentée par le
rapport remis, en septembre 1632, par la Commission spéciale (qui compte Oreggi
parmi ses trois ou quatre membres) 49 . Le lecteur aura sans doute déjà deviné que ce
rapport constitue une très grave menace pour Galilée. La raison en est que les "Capi
principali" accusent on ne peut plus clairement le savant d'avoir admis la "vérité
absolue" de la doctrine copernicienne. Le second "chef d'accusation principal" doit en
plus son existence au fait que l'explication des marées proposée par Galilée cause tout
particulièrement de la peine au Souverain Pontife. Comme, d'après l'auteur du
Dialogue, l'origine des marées est le double mouvement que Copernic attribue à la
terre, le Pape voit dans cette explication fournie par Galilée l'argument principal en
faveur de la vérité du Copernicanisme. Il faut l'avouer, le rapport de la Commission
spéciale a tout pour plaire à Urbain VIII, qui doit y voir une confirmation de son
opinion selon laquelle Galilée est un hérétique de la pire espèce.
On passe à la position opposée avec le premier interrogatoire de Galilée, qui a lieu
le 12 avril 1633 50 . Dans cet interrogatoire présidé par le Commissaire Général,
aucune question ne se rapporte aux "Capi principali", que les enquêteurs ignorent
complètement. Comme le prouve la dernière question de l'"examen", ceux qui
interrogent Galilée ont l'intention de donner au procès une orientation où le prévenu
serait chargé du délit additionnel également défini par la Commission spéciale. Il
s'agit de celui d'avoir "frauduleusement tu" ("fraudolentemente taciuto") une
"injonction" ("precetto") qui lui aurait été donnée en 1616 par le Commissaire
Général du Saint-Office Seghizzi, à la suite de l'"exhortation" du Cardinal Bellarmin,
"injonction" dont la teneur aurait été: "qu'il [Galilée] abandonne complètement ladite
9
opinion que le soleil représente le centre du monde et que la terre se meut, et que
désormais, et de quelque façon que ce soit, il ne la tienne, l'enseigne ou la défende, ni
en paroles ni par écrit ['nec eam de caetero quovis modo teneat, doceat, aut defendat,
verbo aut scriptis']" 51 . Un interrogatoire avec cette orientation est certainement dans
l'intérêt de Galilée. Car, accusé de silence frauduleux uniquement, il pourrait
facilement échapper à une condamnation pour "hérésie formelle". La conclusion de
son procès pourrait être l'une des fins bénignes que prévoit le droit inquisitorial, parmi
lesquelles la "purgatio canonica", où l'accusé, sous serment, déclare être innocent et
des "compurgatores" triés sur le volet confirment ses dires.
Toutefois, comme seul un document assez suspect certifie l'existence de la fameuse
"injonction", dont la valeur légale devient par là douteuse voire nulle, ceux qui
conduisent l'interrogatoire sont, dans une première étape, obligés d'amener Galilée à
reconnaître cette existence. Ils ne réussissent qu'à lui faire avouer qu'en 1616 il avait
reçu du Cardinal Bellarmin, et de personne d'autre, la notification que la théorie
copernicienne "absolument prise ne devait être ni tenue ni défendue" 52 , et que cette
notification, qu'il accepte d'ailleurs d'appeler "precetto", contenait peut-être en plus,
sans qu'il s'en souvienne, la défense d'"enseigner" et l'expression "de quelque façon
que ce soit" ("quovis modo") 53 . Faute de mieux, ceux qui interrogent Galilée se
satisfont de cet aveu qui n'en est pas un. A la fin de l'interrogatoire, ils feignent même
de ne pas entendre une réponse passablement absurde de l'accusé, qui, pour expliquer
son silence concernant le "precetto" de 1616, prétend que dans son Dialogue il
"démontre le contraire de ladite opinion de Copernic, et que les raisons de ce
Copernic sont invalides et non-concluantes" 54 .
Le balancier revient à une position préjudiciable à Galilée autour du 17 avril 1633,
quand les trois Consultants, Inchofer, Pasqualigo et – comme il fallait s'y attendre –
Oreggi, remettent leurs rapports 55 . Les deux premiers experts ont la fâcheuse tendance
à ne pas répondre purement et simplement à la question qui leur avait été posée, à
savoir si, en écrivant le Dialogue, Galilée avait désobéi à l'"injonction" de 1616. Ils
s'efforcent, au contraire, de prouver longuement que Galilée est coupable au sens du
plus important des "chefs d'accusation principaux". C'est ainsi qu'Inchofer trouve que
Galilée établit les thèses coperniciennes "de manière absolue, non hypothétique", et il
qualifie d'"absolus ou équivalents" les termes utilisés par l'auteur du Dialogue pour
énoncer sa position 56 . Pasqualigo, de son côté, déclare que l'accusé "abandonne
l'hypothèse et prouve absolument le mouvement [de la terre] par des raisons absolues,
de sorte que de prémisses absolues il tire une conclusion absolue", ou encore que, lors
de ses preuves, "il exclut l'hypothèse, parce que d'antécédents absolus et de facto vrais
(du moins à son sentiment) il tire une conclusion absolue" 57 . Oreggi, pour sa part,
affirme que dans le Dialogue "est tenue et défendue la thèse qui enseigne que la terre
se meut et le soleil est au repos" 58 . En guise de justification, il se réfère au rapport de
la Commission spéciale (dont il a été – rappelons-le – un membre éminent). Il faut
admettre qu'il pense aux passages de ce rapport qui accusent Galilée d'avoir quitté le
chemin de l'hypothèse "en affirmant absolument" les thèses coperniciennes et d'avoir
fourni une explication des marées en recourant à ces mêmes thèses.
Et le balancier de poursuivre son mouvement. A la fin d'avril 1633, on assiste à
une nouvelle tentative en faveur de Galilée 59 . Le 27 de ce mois, avec l'accord du
Cardinal Francesco Barberini et peut-être même à son instigation, le Commissaire
Général propose aux Cardinaux du Saint-Office une action extrajudiciaire qu'il
exécute le lendemain. Comme le font penser les événements consécutifs, il faut
imaginer que, lors de sa rencontre extrajudiciaire avec Galilée, le Commissaire avait
invité le prévenu à avouer l'allure pro-copernicienne de son livre, tout en lui
conseillant vivement d'expliquer celle-ci par autre chose qu'une conviction
10
copernicienne. En effet, peu après cette entrevue avec Maculano, Galilée admet
dans son deuxième "examen" du 30 avril 1633 60 que le Dialogue donne en plusieurs
endroits la fausse impression d'être un plaidoyer en faveur du Copernicanisme. Mais il
explique cette "erreur", dont il se dit responsable, par des travers de caractère comme
"la complaisance que chacun a pour ses propres subtilités" et le désir de "se montrer
plus brillant que le commun des mortels en trouvant même pour des propositions
fausses des arguments probables" ou encore par l'"inadvertance". Après l'"examen"
proprement dit, Galilée va jusqu'à proposer au Tribunal d'ajouter deux "Journées"
supplémentaires à son Dialogue, où il promet – avec une touche d'ironie, je présume –
"de les réfuter [les arguments en faveur de la 'doctrine fausse et condamnée'] de la
manière la plus efficace qui [lui] sera accordée par Dieu saint".
Si le Saint-Office dans son ensemble avait ajouté foi aux assertions de Galilée, il
aurait été obligé d'abandonner toute charge d'"hérésie formelle" et même de
"suspicion d'hérésie". Car il aurait dû s'avouer que l'accusé n'est en rien coupable ni
suspect d'"une erreur volontaire contre une vérité de la Foi, affirmée avec obstination"
(la définition de l'hérésie). En effet, Galilée a d'abord parlé à propos du
Copernicanisme d'une "doctrine fausse" et de "propositions fausses". Or, ceci exclut
qu'il considère cette théorie comme une vérité, à plus forte raison comme une "vérité
absolue", qui de toute façon n'aurait pas pu être établie par les "arguments probables"
qu'il dit avoir employés. En second lieu, il a attribué l'allure pro-copernicienne de
l'ouvrage non pas à une décision délibérée mais à des faiblesses très humaines. Il s'est,
finalement, révélé un fils obéissant de l'Eglise en proposant de publier des arguments
étayant son enseignement à elle.
Cependant, les déclarations et explications de Galilée n'ont pas dû convaincre le
Pape et son parti. La preuve en est fournie par la décision finale prise, le 16 juin 1633,
lors d'une réunion du Saint-Office appelée "expeditio causae", d'ailleurs en l'absence
de Francesco Barberini. Voici la partie essentielle du document qui représente le
"décret définitif":
Sa Sainteté a décrété que ledit Galilée fût interrogé sur son intention [ici synonyme
de 'son intime conviction'], même sous la menace de la torture ['etiam comminata ei
tortura']; et s'il soutient [sous-entendu: la négative], qu'il soit, après une abjuration de
vehementi [à compléter par: suspicione haeresis] en réunion plénière du Saint-Office,
condamné à la prison ['ad carcerem'], dont la durée est laissée à l'arbitre de la Sainte
Congrégation; qu'il lui soit enjoint ['iniuncto ei'] de ne plus traiter ['ne … tractet']
désormais, ni par écrit ni verbalement, de quelque façon que ce soit ['quovis modo'],
de la mobilité de la terre et de l'immobilité du soleil ainsi que du contraire ['et e
contra'], sous peine de récidive ['sub pena relapsus']; et que le livre dont il est l'auteur,
Dialogo di Galileo Galilei Linceo 61 , soit interdit. [...] 62
On ne saurait nier que ce "décret définitif" est le fruit d'un compromis.
Il n'y est question d'aucune des solutions initialement envisagées par les partis
rivaux, ni des conclusions bénignes que visait au début le parti pro-galiléen, comme,
par exemple, la "purgatio canonica", qui fait disparaître toute suspicion, ni non plus de
la condamnation pour "hérésie formelle", qui, d'après Urbain VIII, aurait dû frapper un
hérétique niant de fait la toute-puissance ou l'omniscience de Dieu. Le décret prévoit
une sentence qui se situe entre les extrêmes mentionnés, à savoir une condamnation
pour suspicion véhémente d'hérésie.
Il faut cependant remarquer que l'issue du procès décrétée ici favorise le Pape et
son parti. Ce fait est sans doute explicable par le poids relatif des chefs de file et peutêtre aussi par le nombre de Cardinaux appartenant aux différents partis. C'est que la
11
condamnation pour suspicion véhémente d'hérésie est à cette époque la plus sévère
après celle pour hérésie formelle 63 . Tel est notamment le cas parce qu'elle comporte en
règle générale une humiliante abjuration publique et qu'elle prévoit des peines pouvant
aller jusqu'à celle extrêmement pénible sinon mortelle des galères. Elle dépasse en
cela une condamnation pour suspicion légère où l'abjuration peut rester secrète et qui
ne peut conduire aux galères.
C'est encore la perspective papale qui a motivé la menace de considérer Galilée
comme un relaps au cas où il traiterait de la mobilité de la terre et de l'immobilité du
soleil ou alors du contraire. C'est que, telle qu'elle est formulée, cette menace (qui,
rappelons-le, signifie le bûcher) montre que l'hérésie dans laquelle Galilée pourrait
retomber est indépendante du contenu des théories astronomiques concurrentes et doit
concerner la façon dont, aux yeux d'Urbain, Galilée est toujours tenté de "traiter" les
thèses scientifiques, à savoir comme autant de "vérités absolues", mettant ainsi
indifféremment en péril des attributs divins.
Ce qui est au contraire de nature à plaire au parti pro-galiléen, c'est que l'"examen
rigoureux sur l'intention" prévu par la procédure inquisitoriale se voit, dans ce décret,
limité à la menace de la torture, alors qu'il aurait pu comporter, comme dernière étape,
la torture proprement dite, quoique sous la forme "très légère" réservée à des prévenus
de l'âge et de l'état de santé de Galilée.
En revanche, pour ce qui est de la peine envisagée ici, c'est-à-dire la prison, elle est
dans le cas d'une condamnation pour suspicion véhémente, la plus grave après les
galères, suivie des peines plus légères que sont la relégation et puis l'amende 64 .
Comme les galères n'étaient pas une possibilité concevable pour un homme de presque
70 ans et en plus malade, on peut dire que, dans le cas de Galilée, le Tribunal a choisi
la peine la plus grave possible. En outre, la durée de l'incarcération reste indéterminée.
Elle peut être longue ou courte, selon la volonté du Saint-Office que préside le Pape.
C'est donc la sévérité ou la clémence ultérieures du Saint-Office et de son chef qui
décideront si cette indétermination est un avantage ou non pour le condamné.
Quant à l'abjuration décidée dans le décret ("en réunion plénière du Saint-Office"),
elle donne aussi des signes de compromis. Elle n'est pas à proprement parler la très
humiliante "abjuration publique en un lieu public", "devant le peuple convoqué à cet
effet", réservée d'ordinaire aux condamnés pour suspicion véhémente 65 . Toutefois, on
veillera par la suite à une large diffusion non seulement du texte de la sentence
(comme le prévoit le "décret définitif" dans la partie qui n'a pas été citée) mais encore
de celui de l'abjuration. Ces textes seront envoyés à tous les Nonces apostoliques et à
tous les Inquisiteurs avec l'ordre d'en communiquer le contenu aux professeurs de
mathématiques et de philosophie 66 .
Remarquons que si, au vu des décisions consignées dans les documents officiels, le
compromis est à l'avantage du Pape et de ses fidèles, les mesures effectivement prises
après la condamnation et l'abjuration de Galilée ont plutôt l'air d'être des concessions
faites à Francesco Barberini et à son parti. C'est ainsi que l'incarcération du
"coupable" prendra la forme d'un bref passage dans l'actuelle Villa Médicis, puis d'un
séjour de plusieurs mois dans "un logement tapissé de soye et fort richement
emmeublé" 67 du palais de l'archevêque de Sienne, un ancien élève du savant, suivi de
la vie en résidence surveillée dans sa villa d'Arcetri et, pour quelque temps et afin de
pouvoir se faire soigner plus aisément, dans sa maison de Florence. Galilée en profite
notamment pour rédiger ses Discorsi qui représentent vraisemblablement son apport
le plus important à la science et dont le Cardinal Francesco Barberini recommande la
lecture après leur parution 68 . Le condamné entretient une abondante correspondance
souvent scientifique. Il reçoit des visites, parfois sans difficulté aucune, comme – à
12
notre grand étonnement – celles des Anglicans Hobbes et Milton, parfois
uniquement au terme de pénibles démarches entreprises auprès du Pape, le plus
souvent par Francesco Barberini. Les autorités romaines ne s'opposent pas non plus à
ce que deux jeunes scientifiques, Vincenzo Viviani et Evangelista Torricelli,
s'occupent du vieux maître devenu aveugle et l'assistent dans ses travaux.
Mais durant toute cette période, Urbain VIII reste fidèle à lui-même. A chaque fois
qu'il se voit obligé d'accorder une faveur, il la fait dépendre d'une seule et même
condition assortie de graves menaces, à savoir que Galilée n'en profite pas pour parler
du mouvement de la terre.
Comme on voit, même à l'intérieur du cadre tracé par le compromis, le balancier
continue à osciller entre, d'une part, la relative sévérité de la décision telle qu'elle se
manifeste dans les documents, et d'autre part, la relative clémence caractérisant
l'exécution de cette décision.
Notes
Remarque préliminaire: Le sigle EN utilisé dans la suite renvoie à l'"Edizione Nazionale" des œuvres
de Galilée en 20 tomes, édition dirigée par Antonio Favaro et dont la référence est: Le Opere di Galileo
Galilei (Firenze: Barbèra, 1890-1909). Il faut savoir gré à la Bibliothèque Nationale de France de
permettre la consultation de cette édition sur son site: http://gallica.bnf.fr.
1
EN XIX, 307-11.
EN XIX, 309.
3
EN XIX, 321.
4
EN XIX, 321.
5
EN XIX, 278.
6
EN XIX, 323.
7
C'est ainsi que, dans une lettre du 9 octobre 1623 (EN XIII, 135), Galilée qualifie l'heureuse situation
nouvelle où un homme nullement hostile au Copenicanisme est à la tête de l'Eglise. On lira plus loin
une description de l'attitude du Cardinal Maffeo Barberini face à la doctrine copernicienne, une attitude
qu'il ne démentira pas comme Pape.
8
Dont certains avaient été rendus nécessaires par la peste qui, à ce moment, sévissait dans et autour de
Florence, entravant les communications entre cette ville et Rome.
9
EN XIX, 405.
10
L'affaire Galilée (Paris: Editions du Cerf, 1988), 81.
11
Galileo, Bellarmine and the Bible (Notre Dame Londres: University of Notre Dame Press, 1991), 3.
12
"Tratos extrajudiciales, determinismo procesal y poder". In: José Montesinos et Carlos Solís (eds.)
Largo campo di filosofare: Eurosymposium Galileo 2001 (La Orotava, Espagne, 2001), 477.
13
Galileo, la lotta per la scienza (Roma-Bari: Laterza, 2007), X.
14
Notamment dans son ouvrage Galileo eretico (Torino: Einaudi, 1983).
15
Toutes ces affirmations se rencontrent dans le rapport que, le 5 septembre 1632, Niccolini fait à son
supérieur hiérarchique, le secrétaire d'Etat Andrea Cioli; voir EN XIV, 383-4.
16
EN XVI, 455.
17
Redondi Galileo eretico, 246.
18
EN XI, 495-6.
19
EN V, 195.
20
Voir EN XIX, 408-9.
21
EN XIV, 88.
22
EN XIII, 182.
23
EN XIX, 409.
24
EN XIX, 325 et 326-7.
25
Voir surtout EN XIX, 336-2, et 361-2.
26
EN XIX, 348-60.
27
EN XIX, 350.
2
13
28
EN XIX, 345-7.
Voir EN XIX, 325 (le C majuscule de "capi" rencontré dans l'original ayant été rétabli).
30
EN XIX, 283.
31
Lire, par exemple, EN VIII, 66-7 et 72.
32
EN VIII, 72.
33
Redondi Galileo eretico, 199.
34
Reproduit dans Redondi Galileo eretico, 427-9.
35
Voir Nicolaus Eymeric et Franciscus Pegna Directorium Inquisitorum (Rome, 1585), 446; Prospero
Farinacci Tractatus de Haeresi (Francfort sur le Main, 1618), 154; et surtout Eliseo Masini Sacro
arsenale overo Prattica dell’ Officio della S. Inquisitione (Rome, 1625), 21-2.
36
Redondi Galileo eretico, 200.
37
Pour plus de détails sur cette "voie de l'hérétique notoire", lire Prospero Farinacci Tractatus de
Haeresi, 155-7.
38
Voir plus loin ce qui sera dit à propos des partis du Pape et du Cardinal Francesco Barberini.
39
Redondi Galileo eretico, 410.
40
N'oublions pas que nous sommes en pleine guerre de Trente Ans.
41
Redondi Galileo eretico, 290.
42
EN XIX, 330.
43
EN XIX, 326.
44
Cette affirmation nécessite une justification qui sera fournie dans un travail ultérieur.
45
EN VII, 488.
46
Prospero Farinacci Tractatus de Haeresi, 367.
47
Consulter Prospero Farinacci Tractatus de Haeresi, 338, et Cesare Carena Tractatus de officio
sanctissimae Inquisitionis, et modo procedendi in causis fidei (Lyon, 1669), 64.
48
Voir mon article "Guido Bentivoglio, un acteur du procès de Galilée". In: nos cahiers 2005/1, 59-74.
49
Lire EN XIX, 324-7.
50
Voir EN XIX, 336-42.
51
EN XIX, 325.
52
EN XIX, 339.
53
EN XIX, 340.
54
EN XIX, 341.
55
Lire EN XIX, 348-60.
56
EN XIX, 349 et 353.
57
EN XIX, 356 et 359.
58
EN XIX, 348.
59
EN XV, 106-7.
60
EN XIX, 342-4.
61
C'est-à-dire membre de l'"Accademia dei Lincei" ("Académie des Lynx"), dont faisait également
partie le Cardinal Francesco Barberini.
62
EN XIX, 283.
63
La condamnation pour suspicion violente d'hérésie étant tombée en désuétude; voir Eliseo Masini
Sacro arsenale overo Prattica dell’ Officio della S. Inquisitione, 219.
64
Cf. Eliseo Masini Sacro arsenale overo Prattica dell’ Officio della S. Inquisitione, 324.
65
Se reporter à Prospero Farinacci Tractatus de Haeresi, 345, ainsi qu'à Nicolaus Eymeric et
Franciscus Pegna Directorium Inquisitorum, 524.
66
EN XIX, 363.
67
EN XV, 363.
68
Voir EN XVIII, 15.
29

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