Le nain, le médecin et le divin marquis

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Le nain, le médecin et le divin marquis
Annales historiques de la Révolution
française
374 | octobre-décembre 2013
Varia
Le nain, le médecin et le divin marquis
Folie et Politique à Charenton entre le Directoire et l’Empire
The Dwarf, the Doctor, and the Divine Marquis Madness and Politics in
Charenton between the Directory and the Empire
Jean-Luc Chappey
Éditeur :
Armand Colin, Société des études
robespierristes
Édition électronique
URL : http://ahrf.revues.org/12961
ISSN : 1952-403X
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2013
Pagination : 53-83
ISBN : 978290832789
ISSN : 0003-4436
Référence électronique
Jean-Luc Chappey, « Le nain, le médecin et le divin marquis », Annales historiques de la Révolution
française [En ligne], 374 | octobre-décembre 2013, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 04
janvier 2017. URL : http://ahrf.revues.org/12961 ; DOI : 10.4000/ahrf.12961
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LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS
FOLIE ET POLITIQUE À CHARENTON
ENTRE LE DIRECTOIRE ET L’EMPIRE
Jean-Luc CHAPPEY
L’histoire de la folie sous la Révolution française a suscité l’intérêt
sans forcément trouver sa place dans les débats historiographiques.
Trop souvent considéré comme le produit de travaux menés par les
historiens des sciences ou de la médecine, ce terrain reste encore
ignoré par les spécialistes de l’histoire politique et sociale de la
période, en dépit du succès de quelques productions récentes. Les
évolutions des théories et des pratiques thérapeutiques, les transformations sociales et institutionnelles qui caractérisent le milieu des
aliénistes ne relèvent pas seulement d’une histoire de la médecine mais touchent ainsi de près aux respirations politiques. Si
une histoire politique de la folie n’est possible qu’en prenant précisément en compte les changements et les ruptures politiques,
elle doit, en retour, permettre d’en préciser la nature et la portée.
C’est dans cette perspective que notre attention a été captée par la
Maison de Charenton et son directeur entre 1797 et 1814, FrançoisSimonet Coulmier (1741-1818). En tentant de questionner à nouveaux frais l’histoire mouvementée de cette institution où séjourneront un temps le marquis de Sade et le chansonnier Théodore
Desorgue, il convient de mettre au jour les batailles politiques qui
se jouent autour de la folie et d’en mesurer les enjeux sur l’héritage
politique de l’idéal révolutionnaire dans les premières décennies du
XIXe siècle1 .
Mots-clés : Folie, Charenton, Directoire, Coulmier, Royer-Collard,
Sade
(1) Cet article est largement issu d’un travail commun mené en complicité avec Judith
Lyon-Caen (CRH-Ehess). Qu’elle soit remerciée pour tous ses conseils.
ANNALES HISTORIQUES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE - 2013 - N° 4 [53-83]
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La réédition en 2007 de l’ouvrage de Marcel Gauchet et Gladys
Swain, La pratique de l’esprit humain2 , puis, plus récemment, l’écho
favorable obtenu par le livre de Laure Murat, L’homme qui se prenait
pour Napoléon3 , invitent à replacer l’histoire de la folie au cœur des
enjeux politiques de la Révolution française. Les travaux désormais
classiques de Michel Foucault avaient clairement montré comment, depuis
le XVIIe siècle, la folie s’était imposée comme une question relevant de
logiques politiques et administratives, participant plus précisément au
renforcement de l’encadrement de l’État monarchique sur les populations.
Dans cette perspective, la période révolutionnaire et le geste mythique de la
libération des fous accompli par Philippe Pinel (1745-1826) constituaient
une rupture majeure dans l’Histoire de la folie4 . La thèse du « Grand
Renfermement » a pu être discutée, voire critiquée : Gauchet et Swain
ont ainsi tenté de renverser ce mythe en montrant, au contraire, comment
la Révolution française a pu être à l’origine d’une nouvelle conception
de l’asile. Il n’en reste pas moins que la folie constitue, aux côtés du
suicide5 , une des questions majeures qui s’impose, à la croisée des débats
scientifiques, juridiques ou moraux, au cœur des dynamiques politiques de
la période6 .
La folie et les débats qu’elle suscite constituent en effet un point
d’achoppement qui révèle, aux yeux de l’historien, des mutations essentielles non seulement concernant la position des médecins dans l’espace
politique, mais surtout dans l’ordre des principes dont se revendique
le régime politique. Dans cette perspective, François-Simonet Coulmier
(1741-1818) et la Maison de Charenton qu’il dirige entre 1794 et 1817,
ne sont pas méconnus, loin s’en faut. Ils bénéficient même d’un intérêt
privilégié, soit, comme chez Gauchet et Swain, parce qu’ils apparaissent
(2) Marcel GAUCHET et Gladys SWAIN, La pratique de l’esprit humain [1980], Paris, Gallimard,
TEL, 2007.
(3) Laure MURAT, L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire de la folie,
Paris, Gallimard, 2011.
(4) Michel FOUCAULT Histoire de la folie à l’âge classique [1961 puis 1972], Paris, Gallimard,
TEL, 1984 ; Robert CASTEL, L’Ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Éditions de
Minuit, 1976 ; Jacques POSTEL et Claude QUÉTEL (dir.), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Toulouse,
Privat, 1983.
(5) Voir le travail récent de Dominique GODINEAU, S’abréger les jours. Le suicide au XVIIIe
siècle, Paris, Armand Colin, 2012.
(6) Sur les rapports entre folie et justice, Nathalie ROBATEL (dir.), Le citoyen fou, Paris, PUF,
1991 ; Marc RÉNEVILLE, Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, Paris, Fayard,
2003 ; Laurence GUIGNARD, Juger la folie. La folie criminelle devant les Assises au XIXe siècle, Paris
PUF, coll. « Droit et Justice », 2010.
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comme des formes repoussoirs et archaïques face au nouveau de la médecine « moderne », soit, à l’inverse, chez Laure Murat, parce qu’ils sont
les symboles d’une forme de subversion salvatrice face à la mise en ordre
opérée par le « pouvoir » médical. De part et d’autre, Coulmier est institué
en représentant d’un monde révolu. La réinscription dans les logiques politiques de la trajectoire de ce dernier et de son échec dans la lutte qu’il mène
contre Antoine-Athanase Royer-Collard (1768-1825), le médecin-chef de
Charenton à partir de 1806 (et frère du député Pierre-Paul), doit permettre,
non de réhabiliter une figure qui souffre d’une indéniable mauvaise réputation, mais de mieux comprendre les enjeux d’une lutte dont les mécanismes
sont trop souvent appréhendés de manière réductrice, soit parce qu’on se
contente de reprendre les jugements négatifs construits à l’époque, soit
parce qu’on cherche à plaquer sur Coulmier des questions trop actuelles.
Dans l’un et l’autre cas, on manque assurément ce qui fait son originalité.
Pourquoi Coulmier a-t-il donc aussi mauvaise réputation ? S’il est indéniable qu’il souffre de la concurrence de la personnalité emblématique
de Philippe Pinel, puis d’Étienne Esquirol qui lui succède... cela ne peut
fournir une réponse satisfaisante.
Soigner la folie à Paris sous le Directoire
Membre de la Société royale de médecine, partisan de Mesmer dans
les années 1780, nommé en 1793 médecin chef de l’hôpital de Bicêtre,
Philippe Pinel constitue une figure majeure de l’histoire de la médecine sous
la Révolution française, et plus particulièrement encore sous le Directoire.
Médecin-chef de l’hôpital de Bicêtre puis de la Salpêtrière à partir de 1795,
auteur d’une Nosographie philosophique en 1798 puis d’un Traité médicophilosophique sur l’aliénation mentale en 18017 , il s’impose dans l’espace
médical et scientifique, un succès que couronne son élection à l’Académie
des sciences en 18038 . La réputation indéniable dont il est l’objet doit
être précisément replacée dans le contexte particulier de la République
directoriale, de l’invention de la Terreur et de la relation particulière (re)
construite en l’an III entre les élites républicaines et le peuple.
(7) Philippe PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris,
chez Richard, an IX.
(8) Sur Philippe Pinel, la bibliographie est importante. Signalons : Jacques POSTEL, Genèse
de la psychiatrie, Le Sycomore, 1981 ; Jean GARRABÉ (dir.), Philippe Pinel, Paris, Les Empêcheurs
de tourner en rond, 1994 ; Jan GOLDSTEIN, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française,
Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1997 ; Dora W. WEINER, Comprendre et soigner. Philippe
Pinel (1745-1826). La médecine de l’esprit, Paris, Fayard, 1999 ; Jackie PIGEAUD, Aux portes de la
psychiatrie. Pinel, l’ancien et le moderne, Paris, Aubier, 2001.
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La folie, une maladie politique
La légitimation de l’élimination suivie de l’exécution de Robespierre
comme la construction progressive d’une interprétation visant à réduire la
Terreur à un régime assimilé aux violences, aux dérèglements aboutissent à
mettre la folie à l’ordre du jour. Les portraits de Robespierre qui suivent le 9
Thermidor insistent sur la « mélancolie » dont aurait souffert le désormais
tyran. Dans un discours de circonstance prononcé dans les jours qui suivent
la chute de Robespierre, le député Merlin de Thionville met au jour les
ressorts psychologiques d’un tyran ravalé au statut de malade :
« Le tempérament de Robespierre fut d’abord mélancolique, il finit
par être atrabilaire. À l’Assemblée constituante, il avait le teint pâle ; à la
Convention, il devint jaune et livide ; longtemps, il ne parla à l’Assemblée
constituante qu’en gémissant ; à la Convention, il ne parlait qu’en écumant.
[...] À la suite, l’atrabile a fait du mouvement de ses idées, une tourmente ;
de ses idées d’effroyables fantômes ; de son imagination, une furie »9 .
Ces portraits, repris et diffusés dans la presse, sur les théâtres et dans
les premiers mémoires politiques de l’an III10 , fixent pour longtemps
les fondements de la représentation de Robespierre et des quelques
autres figures sur lesquelles se cristallisent alors l’abjection politique11 .
De ces quelques cas individuels, la folie se diffuse progressivement au
peuple et se découvre particulièrement lors des révoltes parisiennes du
printemps 1795. Cause explicative des comportements déviants, la maladie
mentale constitue alors un moyen de stigmatiser le « mauvais » peuple et
permet d’expliquer toutes les violences comme l’assassinat du représentant
Ferraud. Le romancier et publiciste girondin Jean-Baptiste Louvet s’érige
en porte-parole des élites thermidoriennes en mettant en scène de manière
particulièrement frappante la folie du peuple :
« À la tête de quelques braves, Ferraud se précipite ; et quel spectacle
a frappé ses yeux ! C’est la déraison, l’imposture, la colère, l’impudeur,
l’impudence ; ce sont les vengeances, les haines, les viles imprécations, les
(9) Merlin de Thionville, représentant du peuple à ses collègues, portrait de Robespierre,
Paris, 1794, p. 1-2.
(10) Par exemple, Dominique GARAT, Mémoires sur la Révolution ou exposé de ma conduite
dans les affaires et dans les fonctions publiques, Paris, an III/1795, p. 24.
(11) Antoine de BAECQUE, La gloire et l’effroi. Sept mort sous la Terreur, Grasset, 1997 ;
Guillaume MAZEAU, Le bain de l’histoire, Seyssel, Champ Vallon, 2009.
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malédictions féroces, toutes les passions hideuses, toutes les fureurs, toutes
les furies »12 .
Le discours thermidorien ne retient de ces journées que le déchaînement de la violence et vide la révolte de toute signification politique :
le soulèvement populaire apparaît dès lors comme le signe de la folie13 .
Dans ce contexte, il devient urgent de rétablir l’ordre de la Raison. La
République ne saurait dès lors échapper aux hommes raisonnables, aux
propriétaires et aux savants14 . Si tous les hommes sont doués de raison,
seuls ceux qui savent « bien » penser, selon les règles de l’analyse, de
l’observation, rappelées avec force au sein même de la Convention nationale, méritent d’être aux commandes politiques. Condillac et ses théories
sensualistes s’imposent alors comme une référence incontournable pour les
élites thermidoriennes. C’est dans ce contexte particulier qu’il faut replacer
la valorisation de Pinel et de ses travaux. Son traitement moral, qui consiste
à rechercher les moyens de rétablir la raison que n’abolit jamais la folie
considérée comme un état de dérèglement plus ou moins passager, répond
donc à une volonté d’inclusion. Il constitue le symbole de la vaste entreprise
de « républicanisation » des esprits, projet d’une thérapie politique dans
laquelle les républicains du Directoire sont engagés pour mieux affirmer la
rupture avec la « Terreur »15 .
Dès 1796, Pinel est ainsi érigé en sauveur de la République. Ses
travaux sur les dysfonctionnements de la Raison et sur les moyens d’en
prévenir les « excès » prennent une importance nouvelle et justifient
la valorisation de ce médecin comme figure majeure du « sacerdorce »
médical. Selon les fondements épistémologiques des rapports du physique
et du moral théorisés en 1796 par Pierre-Jean-Georges Cabanis, Pinel
légitime l’intervention du savant sur le terrain du « moral » et de la morale.
Les récits des différentes causes des maladies qu’il présente dans son Traité
(12) « Éloge de Ferraud par Louvet à la Convention nationale », Moniteur universel, séance
du 14 prairial an III, vol. 24, p. 608.
(13) Raymonde MONNIER, « Le tournant de Brumaire : dépopulariser la révolution parisienne », dans Michel VOVELLE (dir.), Le tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la
France révolutionnaire, Paris, Éditions du CTHS, 1997, p. 187-199.
(14) Jean-Luc CHAPPEY, « Raison et citoyenneté : les fondements culturels d’une distinction
sociale et politique sous le Directoire », dans Raymonde MONNIER (dir.), Citoyen et citoyenneté sous
la Révolution française, Actes du Colloque de Vizille du 24-25 septembre 2005, Paris, Société des
études robespierristes, 2006, p. 279-288.
(15) Cette réflexion doit beaucoup aux discussions menées avec Anne Simonin, Pierre Serna,
Clyde Plumauzille et Virginie Martin.
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médico-philosophique peuvent être lus comme autant de contributions à
une histoire immédiate de la Révolution :
« Un citoyen estimable, ayant perdu sa fortune par des événements de
la révolution, fut bientôt conduit dans un état de tristesse profonde à un état
de manie bien caractérisé [...]. Un jeune consterné du renversement du culte
catholique en France, et dominé par des préjugés religieux devint maniaque.
[...]. Un fameux horloger de Paris perdit la raison par le double effet de la
chimère du mouvement perpétuel qui avait égaré son imagination, et par
les terreurs sans cesse renaissantes qu’excitaient les orages de la révolution.
[...]. Un ouvrier, réduit à l’état d’aliénation par suite des terreurs excitées à
une des époques les plus orageuses de la révolution... »16 .
Selon Antoine Destutt de Tracy, membre de la Classe des sciences
morales et politiques de l’Institut national et porte-parole du courant des
Idéologues, « en expliquant comment les fous déraisonnent, [Pinel] apprend
aux sages comment ils pensent [...]. Ce sont les physiologistes philosophes
comme le citoyen Pinel qui avanceront l’Idéologie »17 . Présentée alors
comme la science dont la construction doit renforcer la stabilité de la
République, l’Idéologie doit ainsi prévenir toute possibilité d’un retour à la
« barbarie » en évitant les nouveaux risques de crises de folie politique. Dans
ce contexte, l’importance de la mission assignée aux « médecins » et aux
savants, incarnés en particulier par la figure de Pinel, se mesure à la violence
des attaques dont ils sont l’objet de la part des publicistes catholiques et des
adversaires de la République mise en place en l’an III. Alors que le débat
sur la folie dépasse largement les limites du terrain médical ou administratif,
les autorités politiques décident de rouvrir l’hospice de Charenton afin de
dégorger les hôpitaux de la Cité, de la Salpêtrière et de Bicêtre.
Coulmier, directeur de Charenton
Située aux environs de Paris, la Maison de Charenton est ouverte
en 1641 par une donation aux frères de la Charité18 . Elle accueille au
(16) Jacques-Louis MOREAU DE LA SARTHE, « Traité médico-philosophique sur l’aliénation
mentale par Ph. Pinel », Décade philosophique, section Art de guérir, 29e vol., (mars-mai 1801), 3e
trim., p. 458-467.
(17) Cit. dans François PICAVET, Les idéologues. Essai sur l’histoire des idées et des théories
scientifiques, philosophiques, religieuses en France depuis 1789, Paris, F. Alcan, 1891, p. 174.
(18) Marie-Geneviève RICHARD, L’histoire oubliée de Charenton-Saint-Maurice, SaintMaurice, chez l’auteur, 1972 ; Pierre PINON, L’hospice de Charenton, Liège, Mardaga, 1989.
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XVIIIe siècle des « marginaux », pauvres, aliénés, mais aussi des prisonniers par lettres de cachet, justifiant ainsi les nombreuses dénonciations
dont elle devient l’objet19 . Elle est fermée le 12 messidor an III (30 juin
1795) par le Comité des secours publics pour être utilisée comme prison
pour les militaires du camp de Vincennes, militaires qui resteront présents
dans la Maison nationale de Charenton qui recevra de nombreux officiers
envoyés de l’hôtel des Invalides. Face aux difficultés d’accueil que rencontre l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, le Directoire exécutif prend la décision, le
27 prairial an V(15 juin 1797), d’ouvrir la Maison nationale de Charenton.
Sur les recommandations de Michel-Augustin Thouret (1748-1810), directeur de l’École de médecine de Paris, le ministre de l’Intérieur nomme
François-Simonet Coulmier à la fonction de régisseur-général de l’hôpital
de Charenton. Il entre en fonction le 1er vendémiaire an VI (22 septembre
1797), dans un contexte politique particulièrement agité20 .
L’établissement est placé directement sous l’autorité du ministre
de l’Intérieur (qui nomme son directeur et son personnel) et soumis au
même statut que deux autres institutions importantes, l’Institut national des
sourds et muets dirigé par l’abbé Sicard (1742-1822) et l’Établissement
national des aveugles dirigé par Valentin Hauÿ (1845-1822)21 . Charenton
reste donc un « établissement de bienfaisance » soumis à un régime spécial
caractérisé par les pouvoirs importants accordés au Directeur qui n’est pas
soumis à la surveillance du corps des médecins. En 1798, il est prévu que
les professeurs de l’École de médecine sont « chargés de l’inspection de
la maison des insensés de Charenton pour tout ce qui intéresse le régime
médical et le traitement des individus » et de « présenter au ministre de
l’Intérieur les règlements propres à régulariser ce service »22 . Le reste
des charges relève des seules décisions du directeur. Comment justifier la
nomination de Coulmier à la tête de cet établissement ?
Les difficultés financières auxquelles sont confrontées les autorités du Directoire et la nécessité de confier l’établissement à un gestionnaire compétent justifient sans doute la recommandation de Thouret
dont le frère, Guillaume (1746-1794), avocat, député de la Constituante,
(19) Gabriel VAUTHIER, « La maison de Charenton en 1790 », AHRF, 1926, tome III, p.
264-274 ; Jacques POSTEL, « Une visite des Commissaires de la Mairie de Paris à la Maison de
Charenton en décembre 1790 », L’Évolution Psychiatrique, 49, 1, 1984, p. 257-262.
(20) Sa nomination suit de près le coup d’État républicain du 18 fructidor an V(5 septembre
1797) contre les « royalistes ».
(21) Jean-Luc CHAPPEY, La Société des Observateurs de l’homme. Des anthropologues sous
Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, 2002 ; François BUTON, L’administration des
faveurs. L’État, les sourds et les aveugles (1789-1885), Rennes, PUR, 2009.
(22) AN, AJ16 6226, Fol. 313-314.
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côtoyait Coulmier au Comité de mendicité. Fils d’une famille anoblie au
XVIIIe siècle par la charge de secrétaire du roi à la grande chancellerie de
France23 , ce dernier commence une carrière ecclésiastique. Il entre dans les
ordres en 1764, chanoine à l’abbaye des Prémontrés de Chambrefontaine
et prieur-curé de Congis. Visiblement réputé pour ses qualités d’administrateur, il devient, en 1783, abbé régulier de Notre-Dame d’Abbécourt,
toujours rattaché à l’ordre des Prémontrés24 . Il relève les finances d’une
maison endettée, encadre lui-même un important programme de rénovation
des bâtiments et développe les cultures vivrières et l’élevage. En 1789, il
est élu député du clergé par les électeurs de Paris Hors-les-Murs. Il soutient
alors la réunion du Clergé au Tiers 25 et devient successivement membre
de quatre comités de la Constituante entre 1789 et 179026 . Il participe
activement aux débats sur la Constitution civile du Clergé à laquelle il
prête serment et intervient plus particulièrement dans les débats touchant
aux questions économiques comme l’illustre son intervention en faveur
de la défense de la culture du tabac en 179027 . Il participe aux réunions
de la Société nationale des Neuf Sœurs au sein de laquelle il prononce
le 14 janvier 1791 un discours pour justifier son serment en faveur de la
Constitution civile. Il se met en retrait des affaires publiques à partir de
1792, mais est inquiété en 1793 du fait de l’émigration de sa nièce. Il décide
de quitter la France alors que son frère, Claude François, est exécuté en
1794 comme fermier-général. Il rentre au lendemain du 9 Thermidor et
participe à la gestion d’une ancienne propriété appartenant aux Lazaristes
achetée, près de Sevran, comme bien national. Les autorités voient en
Coulmier sans doute plus un gestionnaire qu’un spécialiste en traitement
(23) Son père, Jacques, écuyer seigneur d’Escolmiers, est Trésorier général de France à Dijon
(1732-1757), puis secrétaire du roi à la grande chancellerie (1732-1757). Sa mère, Anne Rougeot,
est la fille d’un Receveur général des domaines et bois en Bourgogne et Bresse, sœur de fermier
général. Sa tante, Anne Simonnet, épouse en 1709 François Morel, négociant banquier à Lyon puis à
Paris, secrétaire du roi à la grande chancellerie et conseiller à la monnaie de Lyon. Edna H. LEMAY,
Dictionnaire des Constituants 1789-1791, Paris, Universitas, 1991, p. 240
(24) Cette position lui rapporte une rente de 6 000 livres. Cf. Pierre-Yves LOUIS, « Monsieur
de Coulmier : François-Simonet des Coulmier (1741-1818), dernier abbé régulier de l’assemblée
nationale constituante et premier directeur de la maison nationale de Charenton », Actes officiels du
15e colloque du centre d’études et de recherches prémontrés, Mont-Saint-Odile, 1989, p. 40-51.
(25) Il publie par exemple une Motion sur l’urgence de la réunion des trois états, Paris, 1789.
Il plaide en novembre 1789 pour que la mise à disposition de la nation des biens du clergé ne soit pas
réalisée de manière humiliante. En décembre, il prend position en faveur d’une augmentation du niveau
de vie des curés. En novembre 1790, il intervient sur la retraite du clergé régulier et sur le statut des
nouveaux évêques.
(26) Il appartient successivement au comité de Vérification (22 juin 1789), de Subsistances
(25 juin 1789), de Mendicité (21 janvier 1790) et d’Aliénation des Domaines nationaux (17 mars 1790).
(27) Opinion sur le serment, Paris, janvier 1791 par M. l’abbé d’Abbécourt (De Coulmier),
député à l’Assemblée nationale, Paris, de l’imprimerie de la Société nationale des Neuf-Sœurs, [1791].
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de la folie. Nous verrons justement qu’il parvient à faire de Charenton un
laboratoire du traitement moral entre 1797 et 1806.
Charenton, un laboratoire réputé dans le traitement moral
Dès 1797, la maison accueille plusieurs types de malades qui
sont logés, installés et entretenus dans des conditions très différentes
les uns des autres. Les différents registres font apparaître trois grandes
catégories de malades, mêlant hommes et femmes, riches et pauvres :
la plus nombreuse, nous l’avons déjà évoquée, est celle des militaires
invalides, aliénés et souvent placés par leurs autorités ; les militaires qui
ne sont pas invalides côtoient les pensionnaires civils qui sont à leur tour
distribués, selon leurs revenus, en trois catégories. Des listes envoyées par la
Commission des hospices et de l’Hôtel-Dieu de Paris permettent de mieux
apprécier l’évolution du nombre de cette dernière catégorie de malades
civils. S’il est difficile de mesurer exactement le nombre des pensionnaires,
celui-ci semble avoir progressé régulièrement entre 1797 et 1805 : de 98
pensionnaires en 1802, le nombre des patients envoyés par les autorités
administratives passe à 132 en 1803, à 177 en 1806 et à 60 en 180828 . Ces
variations peuvent, en partie, dépendre des envois, par la préfecture de
Police de Paris et la Commission sénatoriale des libertés établie le 6 juin
1804, de certains prisonniers considérés comme « fous », susceptibles de
sortir quelque temps après. Selon Michel Vovelle, c’est dans cette logique
répressive que Théodore Desorgues est envoyé à Charenton en mai 1805,
l’établissement jouant ainsi le rôle de « prison politique »29 . La plupart de
ces opposants présentés comme fous par les autorités prennent à leur charge
les frais de leur séjour. Ces malades vivent dans un vaste établissement
composé de plusieurs parties et offrant des services étendus, adaptés
aux différents traitements nécessaires. En bon gestionnaire, Coulmier y
développe des activités variées (cultures, jardinage, écuries) permettant
à l’institution de se fournir en produits, certains malades travaillant pour
l’économie de la maison, d’autres, plus aisés, pouvant bénéficier d’un
certain confort. Les enjeux de ces aménagements ne se réduisent pas
à l’économie. Selon les principes du « traitement moral » défendus par
Coulmier, soigner la folie consiste à agir sur le milieu et l’environnement
du malade : favoriser les promenades et les relations humaines, occuper et
(28) Anne-Marie BERNARD et Jacques HOUDAILLE, « Les internés de Charenton, 1800-1864 »,
Population, 1994, vol. 49, n°2, p. 500-515.
(29) Michel VOVELLE, Théodore Desorgues ou la désorganisation. Aix-Paris, 1763-1808,
Paris, Seuil, 1985, p. 198 et sq. L’auteur présente plusieurs cas d’incarcération « par mesure de sûreté ».
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divertir les malades en améliorant ses conditions de vie doivent participer
à l’œuvre thérapeutique offerte dans l’hôpital de Charenton.
Dès sa prise de fonction, Coulmier doit faire œuvre de tout bois pour
maintenir à flot les finances de l’institution tout en veillant à l’accueil des
malades. Il s’attèle ainsi à recouvrer les sommes dues par les institutions
ou les familles qui ont placé des malades, à récupérer également des loyers
versés sur les terres ou les habitations louées par l’hôpital. Il s’occupe
encore de l’entretien des bâtiments et, comme à Abbécourt, il en fait
également construire de nouveaux. Entre 1797 et 1814, face à l’afflux des
malades, la surface bâtie triple de volume grâce à de nouvelles constructions
ou à des annexions de bâtiments. Une lettre du 10 janvier 1798 au citoyen
Molinot, chef de la 2e division du ministère de l’Intérieur le montre ainsi
employé à des entreprises de récupération de terres : Coulmier informe
son autorité de tutelle qu’il a demandé à son ancien collègue, le ministre
des Finances, de récupérer quelques « dépouilles » venant des biens des
princes de la maison de Bourbon. Il s’appuie sur une loi de septembre 1797
permettant aux institutions nationales de récupérer certains des biens
vendus au titre de biens nationaux. En dépit de ses efforts, Coulmier doit
souvent, comme le montre cette lettre du 30 décembre 1802 au ministre de
l’Intérieur, solliciter le soutien financier des autorités. L’institution semble
alors souffrir de son succès qui a pour effet l’augmentation du nombre
de malades dont l’hétérogénéité sociale n’est pas sans poser problèmes,
le directeur devant encore s’occuper des problèmes qui peuvent naître du
voisinage entre riches et pauvres au sein de son institution.
Coulmier n’est évidemment pas le seul à administrer l’établissement.
Le personnel soignant passe de dix-huit membres en 1798, à trente en
1802 pour atteindre soixante en 1810. Coulmier s’est entouré de proches
comme le chirurgien Deguise, qui réside à côté de l’hospice ou le deuxième
surveillant général, Dumoustier, ancien prieur d’Abbécourt. Jean-Baptiste
Joseph Gastaldy (1741-1805), nommé médecin-chef en décembre 1797,
occupe une place importante parmi le personnel. Docteur de la Faculté
de Montpellier, centre important des réformes médicales au XVIIIe ,
particulièrement dans le domaine des nosologies et des recherches sur les
rapports du physique et du moral, Gastaldy devient, en 1767, médecin chef
de l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon. Participant à différentes campagnes
menées contre diverses épidémies, il est correspondant de la Société royale
de médecine et membre de la Loge de la Parfaite Union. En 1790, il quitte
le Comtat pour s’établir à Paris puis décide de rejoindre l’Angleterre où il
devient médecin particulier du duc de Cumberland, Henry Frederick (17451790), le jeune frère du roi George III. Rentré sous le Directoire, il se voit
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
63
de nouveau confier une série de missions contre les épidémies puis entre à
Charenton où il joue, en collaboration avec Coulmier, un rôle essentiel dans
la mise en pratique du traitement moral de Pinel. Les visites que rendent les
autorités administratives témoignent par ailleurs de la satisfaction de ces
dernières. Présenté le 4 floréal an XII au ministre de l’Intérieur, Chaptal, le
Mémoire sur la Maison nationale de Charenton, exclusivement destinée
au traitement des aliénés rédigé par le médecin Charles-François-Simon
Giraudy (1770-1848), autre médecin réputé30 , collaborateur de Gastaldy,
offre un tableau précis, indéniablement laudateur, de l’administration et
des traitements offerts aux malades de Charenton :
« La maison nationale de Charenton est la première en France qui
ait été uniquement destinée au traitement des aliénés ; la première où la
présence des incurables ne nuise point à ceux qui sont encore susceptibles
de guérison ; où les malades ne soient pas considérés, dans tous les cas,
comme totalement dépourvus de jugement ; où ils ne soient pas exposés
à des brutalités, ni à des mauvaises plaisanteries, ni à tous les autres
traitements inhumains »31 .
Selon la nature de la maladie mentale, les traitements apportés aux
patients mêlent en effet des formes contraignantes consistant à agir sur le
« physique » (douches, bains, enfermement...) et des formes plus « douces »
visant à rétablir la relation sociale avec le malade et à le réintégrer dans
un espace de communication. De visite à Paris, le médecin allemand
August-Friedrich Schweigger signale particulièrement le rôle joué par les
représentations théâtrales dans les pratiques thérapeutiques32 . Fondé sur
les principes épistémologiques des rapports du physique et du moral, le
traitement moral vise en effet à faire sortir l’aliéné de son isolement. Dès
lors, il convient autant d’agir sur les corps (parfois de manière violente)
que sur le moral en utilisant des méthodes qui doivent rendre possible ce
« dialogue avec l’insensé », justifiant l’importance accordée aux différentes
formes de parole, communication orale, mais aussi danse, musique ou
théâtre, autant d’outils thérapeutiques utilisés par Pinel à Bicêtre mais
(30) Il est directeur du Journal de médecine pratique (1806-1819).
(31) Charles-François-Simon GIRAUDY, Mémoire sur la Maison nationale de Charenton,
exclusivement destinée au traitement des aliénés, Paris, impr. de la Société de médecine, an XII/1804,
Avis.
(32) « Une visite des établissements d’aliénés parisiens en 1808 », par August-Friedrich
SCHWEIGGER, traduit de l’allemand par Michel Caire et mis en ligne http://psychiatrie.histoire.free.fr/
index.htm
64
JEAN-LUC CHAPPEY
aussi par l’abbé Sicard dans son établissement pour les sourds33 . Sur ce
point, il semble incontestable que Coulmier ait tenté de développer, en leur
donnant plus de portée, certaines des expériences menées dans d’autres
établissements. Si les archives ne permettent pas de préciser la nature
des spectacles, il apparaît que, sur ce point, Charenton constitue un lieu
d’expériences pour des pratiques souvent redécouvertes au XXe siècle34 .
Comme le rappelle cet extrait d’un « Avis » vantant les ressources offertes
par l’hôpital, les malades disposent, selon leur richesse, de logements et de
services différents :
« Il y a des chambres communes, des chambres particulières à cheminées et des appartements composés de plusieurs pièces pour ceux à qui leur
fortune permet la facilité d’avoir un domestique particulier. Des terrasses
du grand jardin sont destinées à la promenade ; on conduit dans la campagne les malades dont l’état permet de sortir au-dehors. Il y a des salles
d’assemblées, de billard et de jeux tels que les dames, les échecs, le trictrac,
et une bibliothèque ; enfin, on y réunit tous les genres d’amusement et
de distraction : car l’isolement est un moyen d’augmenter la folie, tandis
que la société et la vie commune en est un de l’adoucir. La table y est
bonne, cette jouissance étant souvent la seule qu’on puisse procurer dans
cet état : la nourriture consiste en potages, viandes et volailles bouillies et
rôties, poisson, pâtisseries, légumes et fruits. Le prix du pensionnat diffère
à raison de l’aisance et des jouissances que la fortune de l’individu permet
à sa famille de lui procurer : le minimum est de six cents francs par an.
La famille fournira le coucher, quatre paires de draps, deux douzaines de
serviettes, et se chargera de l’habillement : la maison pourra procurer ces
objets moyennant une somme additionnelle dont on conviendra »35 .
Même si aucune source ne permet d’en connaître la nature, l’organisation de spectacles mettant en scène des malades constitue un moyen
susceptible de favoriser leur guérison et entre dans une stratégie publicitaire
indéniable. Pour le directeur, toujours soucieux de trouver des ressources,
l’organisation de ces spectacles sert aussi à attirer un public de curieux,
venus pour des raisons plus ou moins avouables, qui paie pour assister
à ces représentations. Même si les archives à disposition ne permettent
(33) Gladys SWAIN, Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1993 ; Laurence BROCKLISS,
Colin JONES, The Medical World of the Early Modern France, Oxford, Clarendon Press, 1997.
(34) Cf. le film de 1996 de Nicolas PHILIBERT, La moindre des choses : http://www.youtube.
com/watch?v=Ox9nWVSYvTU
(35) « Avis », Paris, de l’imprimerie de la République, nivôse an VI.
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
65
pas d’en mesurer la place exacte, il semble que Charenton se soit ainsi
imposé dans la géographie des théâtres parisiens, particulièrement à partir
de l’entrée comme « pensionnaire » du fameux marquis Donatien de Sade
(1740-1814), le 7 floréal an XI (27 avril 1803)36 . Ce dernier a sans doute
bénéficié d’une initiative lancée avant lui et l’on peut croire que, sous sa
direction, les spectacles proposés ont bénéficié d’une portée plus grande.
De manière générale, il semble que le personnel de Charenton soit
parvenu à imposer la réputation de l’établissement comme espace thérapeutique où les conditions de vie des patients ne sont pas négligées. En 1804,
le médecin adjoint, Charles-François Giraudy, qui vise indéniablement à
valoriser l’établissement, signale que la nourriture est « saine et abondante
[...] Elle est la même pour l’indigent et pour le riche ; et là l’observateur
voit avec plaisir que le mot Égalité n’est pas un mot vide de sens. Un
potage, un bouilli, une entrée et un dessert forment le dîner ; un rôti, un
entremets compose le souper ; et l’on donne à chaque repas une quantité
de vin proportionné à l’état de chaque malade »37 . Soucieux encore de
promouvoir les efforts du personnel pour améliorer les conditions de vie des
malades, il décrit encore dans le Journal général de médecine, une « gangue
de force » qui devait remplacer la camisole de force afin de diminuer les
souffrances liées aux entraves38 . Durant son administration, Coulmier se
montre d’ailleurs curieux des possibles découvertes thérapeutiques dans le
domaine du traitement de la folie. En 1807, il écrit par exemple à un de ses
confrères, Pierre-Antoine Prost (1770-1832), directeur depuis 1805 d’une
Maison de santé située à Montmartre (au n°4 de la rue Trainée, actuelle rue
Norvins), qui, dans son ouvrage Coup d’œil physiologique sur la folie39 ,
(36) Il existe une littérature très abondante concernant la présence de Sade à Charenton.
Signalons, Isabelle Tatiana REDALIE, L’internement de Sade à Charenton. Considérations sur les deux
internements de Sade à l’hospice de Charenton, leur signification historique et médico-légale, Thèse
de doctorat en médecine, Paris, 1969.
(37) Charles-François GIRAUDY, Mémoire sur la Maison nationale de Charenton, Imprimerie
de la Société de médecine, 1804, p. 13.
(38) « Sur un nouveau moyen de contenir les aliénés furieux, employé à l’hospice national de
Charenton ; avec quelques réflexions sur ceux des moyens connus qui ont obtenu la préférence jusqu’à
ce jour, par M. Giraudy, médecin », Journal général de médecine, de chirurgie et de pharmacie, t. 19,
an XII/1803, p. 148-152.
(39) Pierre-Antoine PROST, Coup d’œil physiologique sur la Folie ou Réflexions et recherches
analytiques sur les causes qui disposent à cette maladie, et sur celles qui lui donnent lieu et qui
l’entretiennent ; suivies des diverses méthodes qu’il faut employer dans son traitement en raison de
ces causes. ce sujet est traité sous des points de vue nouveaux : c’est une exposition succincte de faits
déjà connus, et de faits découverts depuis peu sur les cadavres, particulièrement dans les viscères du
ventre où l’on trouve les causes essentielles de cette maladie, Paris, Chez Demonville et chez l’Auteur,
s.d. [1806].
66
JEAN-LUC CHAPPEY
propose de nouvelles hypothèses sur les causes des malades mentales40 .
Plusieurs témoignages postérieurs rappellent en outre que l’établissement
était largement ouvert sur la ville de Charenton, les patients, du moins ceux
qui en avaient la possibilité, étant libres de se promener hors des limites
de l’hospice, pouvant même se rendre à Paris41 . Sous l’administration de
Coulmier, l’hôpital semble bénéficier d’une aussi bonne réputation que
les établissements parisiens, les autorités administratives et les particuliers
n’hésitant pas à y envoyer les patients souffrant, à des degrés divers, d’une
folie réelle ou supposée. L’établissement accueille ainsi le marquis de
Sade, le chansonnier Théodore Desorgues ou le conventionnel, député
d’Indre-et-Loire, Jacob Louis Dupont (1755-1813) à partir de 1798. La
bonne réputation de son établissement entre sans doute en compte dans
l’élection de Coulmier autant au Corps législatif en 1799 que dans diverses
institutions locales : il est président du conseil électoral de Sceaux puis du
canton de Charenton. Il inspire même quelques auteurs de pièces de théâtre,
tel Joseph Berchoux, auteur du Philosophe de Charenton en 180342 . Or,
les choses vont se dégrader assez rapidement. En 1805, Gastaldy décède.
Son remplacement va être à l’origine d’un conflit particulièrement violent
aboutissant à la perte de Coulmier.
Charenton, théâtre de la cruauté ?
À la suite du décès de Gastaldy, plusieurs réseaux d’influences et de
solidarités se mobilisent pour peser sur le choix du successeur auprès du
ministre de l’Intérieur, Champagny. Coulmier transmet à ce dernier une
(40) La thèse de Prost est que les vers intestinaux sont la cause la plus fréquente de l’aliénation
mentale. L’existence de manies vermineuses est défendue également par le jeune Esquirol. Cette thèse
est attaquée par Royer-Collard dans la Bibliothèque médicale Bibliographie médicale ou Recueil
périodique d’extraits des meilleurs ouvrages de médecine et de chirurgie par une société de médecins,
Paris, Vinçard, 1807, t. XV, p. 133-136. Prost répond, dans son Troisième coup d’œil physiologique
sur la folie
(41) Jean-Étienne ESQUIROL, Mémoire historique et statistique sur la maison royale de
Charenton, Paris, Paul Renouard, 1835.
(42) Cf. Le philosophe de Charenton, Paris, Giguet et Michaud, an XI/1803.
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
67
« fiche de poste » qui détaille les contraintes de la fonction43 . Il en profite
pour proposer une liste de quelques noms :
« Je crois qu’il est d’une nécessité pour ainsi dire indispensable que la
personne que vous aurez la bonté de choisir réside à Charenton. [...] Ce qui
me détermine à proposer pour un des candidats M. Deguise, nommé en l’an
4, chirurgien de l’hôpital de Charenton, qui depuis cette époque et conformément aux nouveaux règlements, a été nommé docteur en médecine
[...] M. Sédillot, médecin très estimable, sollicite la place. Il est protégé
par M. le sénateur Lacepède, grand chancelier de la Légion d’Honneur,
par M. [Baviere], sénateur, recommandations respectables et infiniment
honorables pour M. Sédillot. Mais il est très occupé sur la place de Paris.
Secrétaire de la Société de médecine, je craindrais que ces grandes occupations ne lui permissent pas de donner aux malades tous les soins qu’exige
leur pénible situation »44 .
D’autres personnalités cherchent alors à placer leur protégé, Pinel
faisant alors campagne en faveur de son élève Jean-Étienne Esquirol
(1772-1840). Or la décision est prise le 23 janvier 1806, en partie par
les membres d’une commission composée de Joseph-Marie de Gérando,
Mathieu de Montmorency et Barbier-Neuville qui décident de nommer
Antoine-Athanase Royer-Collard. Ce dernier est « protégé et lié avec M.
Portalis, secrétaire général du ministère du Culte ; et quelque temps avant la
disgrâce de ce dernier, il était sur le point d’être nommé par lui, inspecteur
général de la librairie ». Il est aussi frère du député Pierre Paul Royer
Collard, professeur d’humanités, dans la congrégation libre de l’Oratoire,
il est employé pendant quelque temps à l’administration des vivres des
Alpes, emploi qu’il abandonne en 179745 . Après avoir soutenu une thèse
(43) « 1- La visite du médecin se fera tous les jours en été à six heures du matin, et à huit
heures en hiver. Le médecin sera toujours accompagné d’un surveillant, d’un des élèves en chirurgie et
du garçon de pharmacie qui tiendra le registre des ordonnances. Cet article est d’autant plus intéressant
que les malades resteront dans leurs chambres jusqu’après la visite. C’est le seul moyen pour que
le médecin puisse juger dans le calme de l’effet des remèdes qu’il a ordonné. La visite étant faite à
cette heure, les malades pourront jouir de la liberté de la promenade avant le moment de la grande
chaleur, mesures que l’usage et l’expérience me font regarder comme indispensables. 2- Le médecin
sera présent aux douches qu’il aura ordonnées au moins une fois par semaine afin de pouvoir juger de
leur effet. 3- Le médecin fera tous les ans, conjointement avec le directeur général, un rapport à votre
excellence sur le nombre des malades, des traitements pendant l’année, des cures qui se seront faites,
avec des observations sur les causes présumées de la maladie » [AD Val-de-Marne, AJ2 100]
(44) A D Val-de-Marne, 2 Mi 56, « Rapport au ministre de l’Intérieur sur la nomination d’un
médecin » [1804].
(45) Il collabore à la rédaction du Surveillant, par une société de patriotes, Lyon, 1791.
68
JEAN-LUC CHAPPEY
de doctorat en 180246 , il devient rédacteur de la Bibliothèque médicale
en 180347 et participe à la légitimation de la loi du 19 ventôse an XI de
réorganisation de la profession médicale. Il n’a pas forcément une très
bonne réputation au sein du monde médical. Dès sa prise de fonction à
Charenton, Royer-Collard est sollicité comme « expert » par les tribunaux
de la Seine dans plusieurs affaires familiales pour mesurer la maladie
d’individus placés en tutelle par leur famille. Mis en cause dans l’une
d’entre elles, Royer-Collard doit se défendre en publiant en décembre 1806
des Observations48 où il s’en prend particulièrement à Jean-Baptiste Pussin
(1745-1811), le fameux auxiliaire de Pinel.
Entre 1806 et 1814, Coulmier et Royer-Collard vont s’affronter de
manière de plus en plus violente, chacun n’hésitant pas à user de tous
les moyens pour s’attaquer à la réputation de son adversaire49 . Dans une
lettre envoyée le 29 janvier 180650 , Royer-Collard informe Coulmier de sa
nomination à la place de médecin chef et s’enquiert auprès du médecin
Deguise de l’état des malades. Le nouveau médecin souhaite recevoir les
registres d’entrée et de sortie des malades, registres tenus par Coulmier et
relevant de prérogatives administratives. Deguise l’informe par ailleurs de
la difficulté à obtenir certains renseignements sur l’état des malades et la
cause de leur maladie :
« M. de Coulmier à qui j’ai fait part du désir que vous aviez de composer la liste des malades actuellement en traitement à Charenton m’a dit
qu’il s’occuperait de ce travail aussitôt que, conformément à la volonté
du ministre de l’Intérieur, il aurait évacué les malades de l’hôtel-dieu et
de la police qui ont plus de six mois de résidence [...] Vous demandez
ensuite, Monsieur, des détails qui ne sont jamais parvenus à la maison
(46) Essai sur l’aménorrhée ou suppression du flux menstruel, Paris, 26 thermidor an 10.
(47) Bibliothèque médicale ou Recueil périodique d’extraits des meilleurs ouvrages de
médecine et chirurgie par une société de médecins..., Paris, Gabon & Méquignon-Marvis, 1803-1822,
78 vol.
(48) Observations sur un récit ayant pour titre « Mémoire pour Mme de Chabon, appelante
du jugement qui nomme M. Fréteau administrateur provisoire de la personne de d’Abbouville ; contre
M. Dupaty et M. et Mme de la Chatagnerai, intimés » par M. Royer-Collard, docteur en médecine,
membre de la Société de l’École de médecine de Paris, médecin en chef de l’hospice de Charenton
et l’un des médecins chargés par le tribunal de première instance du département de la Seine, du
traitement de Mlle d’Abbouville, Paris, de l’imprimerie de Vinçard, décembre 1806.
(49) Un dossier conservé aux Archives nationales [AJ2 100] porte pour titre « Démêlés entre
M. de Coulmier et le S. Royer-Collard, 1806-1813 ». Il comporte douze pièces et a déjà fait l’objet de
plusieurs études et donné lieu à des interprétations. Cf. Jan GOLDSTEIN, Console and Classify : The
French Psychiatric Profession in the Nineteenth Century, University of Chicago Press, 2002.
(50) « Lettre de Royer-Collard », 29 janvier 1806 [AN, AJ2 100/ AD Val-de-Marne, 2 Mi
56].
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
69
vu la différente classe des malades qui y viennent de la police de l’Hôteldieu, des Invalides. Messieurs Coulmier et Gastaldy, malgré le zèle qui
les animait, n’ont jamais pu parvenir à avoir des renseignements que pour
quelques pensionnaires. Très peu de malades sont dans le cas de les donner.
Vous reconnaîtrez par l’habitude de la maladie que l’on est obligé d’aller
longtemps en tâtonnant »51 .
L’étude du corpus de sources conservé dans les Archives départementales du Val de Marne52 permet de revisiter en partie ce conflit et
plus généralement de découvrir les activités du directeur de l’hôpital de
Charenton53 . Le conflit entre Coulmier et Royer-Collard est loin d’être
anecdotique car il touche aux principes et aux pratiques du « traitement
moral » ainsi qu’aux rapports de pouvoir au sein d’un établissement de
santé dans un contexte de transformation théorique et sociale de l’espace
médical54 . La Légion d’Honneur, que Coulmier reçoit sous l’Empire semble
témoigner de la satisfaction des autorités... et pourtant.
La question des registres et du contrôle des noms
Dès les premiers jours de 1806, les demandes réitérées de RoyerCollard d’accéder aux registres des malades deviennent un objet de conflit.
Ce dernier ne cesse en effet de justifier ses demandes par la volonté de
mieux connaître ses malades et de pouvoir ainsi mieux les soigner :
« Je sais parfaitement, Monsieur, que ce n’est point à force de médicaments qu’on guérit l’aliénation et en vous demandant quelques détails
sur les méthodes de traitement employés jusqu’ici dans l’hospice, j’étais
loin de supposer que ces méthodes eussent dû consister dans une suite de
moyens actifs. Mais il importe à votre humeur et au mien [sic] que l’hospice de Charenton ne soit pas tenu, quant à la partie médicale, avec moins
(51) « Lettre de Deguise », février 1806 [AN, AJ2 100/ AD Val-de-Marne, 2 Mi 56].
(52) En 1989, l’ensemble du fonds de la maison nationale de Charenton, conservé aux Archives
nationales sous la cote AJ2 1-103, a été transféré aux Archives départementales du Val-de-Marne.
(53) Thierry HAUSTGEN, « Les débuts difficiles du Dr Royer-Collard à Charenton. État
sommaire de la maison de Charenton sous le rapport du service médical et aperçu des réformes qui y
sont nécessaires (1811), Antoine-Athanase Royer-Collard », Synapse, n° 58, novembre 1989, p. 57-66 ;
Idem, « La Maison de Charenton vers 1810, lieu de conflits institutionnels. Une lettre et un rapport
confidentiel au ministre de l’Intérieur », L’Évolution Psychiatrique, 50, 1, 1985, p. 217-223.
(54) Il conviendrait ainsi de souligner que le « traitement moral n’est plus du tout du côté
de la médecine clinique qui se constitue par ailleurs, à la fin de ce XVIIIe siècle mais du côté d’une
pratique de "direction morale" dont le médecin va s’emparer, sans y avoir été pourtant spécialement
préparé » : dans Jacques POSTEL et Claude QUETEL (dir.), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris,
Dunod, 1994, p. 160.
70
JEAN-LUC CHAPPEY
d’exactitude et de régularité que celui de la Salpêtrière et de Bicêtre ; et je
sais de manière la plus positive qu’à la Salpêtrière, en particulier, on tient
un état fort détaillé de tous les aliénés qu’on y reçoit [...]. Voilà ce que je
désire faire à Charenton »55 .
Face aux refus successifs de Coulmier, Royer-Collard décide de
créer ses propres registres, une initiative qui lui vaut la plus grande hostilité
du directeur. Il ne cesse de justifier la nécessité thérapeutique d’enquêter
sur les malades :
« Lorsque j’entrai en fonction, mon premier soin fut de vous prier de
me faire donner un état exact de tous les malades qui existaient alors dans
la maison avec l’indication de leur nom, de leur âge, de leur profession, de
l’espèce de maladie dont ils étaient atteints, des causes auxquelles on en
attribuait le développement et du traitement qu’ils avaient subi. Cet état me
paraissait nécessaire pour agir avec connaissance de cause et rien en effet
ne pouvait le suppléer. Vous eûtes la bonté de me le promettre à diverses
reprises, mais soit défaut de temps soit défaut de zèle de la part de ceux
que vous en aviez chargés, l’année s’est passée sans qu’il n’ait été fourni
au moins complètement [À défaut d’obtenir ce registre] toutes les fois
qu’un nouveau malade a été admis dans la maison, je l’ai interrogé sur son
âge, sur sa profession, sur les diverses circonstances qui avaient précédé,
accompagné et suivi l’invasion de la maladie. [...] Je me suis servi de toutes
ces notes réunies pour tracer une histoire abrégée de chaque malade ; j’y ai
suivi les maladies dans toutes leurs phases et depuis leur commencement
jusqu’à leur terminaison. [Selon un membre de la maison] vous désireriez
qu’il n’y eut point d’autre registre des malades que celui que vous faites
tenir par l’administration de la maison ; vous voudriez qu’on ne me remit
aucun état indicatif de leur entrée, de leur sortie, non plus que de leurs
noms ; vous irez même jusqu’à exiger que je ne prisse aucune note sur
leur personne ni aucun renseignement sur leur position, c’est-à-dire que je
serai obligé de traiter des malades sans les connaître [...] qu’il me serait
défendu de suivre leur histoire et de la rédiger, que je ne pourrais dans
aucun temps revenir sur le passé et me rendre compte à moi-même de mes
opérations »56 .
(55) AN, AJ2 100/ AD Val de Marne, 2 Mi 56, « Lettre de Royer-Collard à Coulmier » (Paris,
4 février 1806).
(56) Ibidem, « Lettre de Royer-Collard à Coulmier » (Paris, 27 janvier 1807).
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
71
En janvier 1807, Coulmier semble rechercher encore le compromis
mais reste inflexible concernant son refus de communiquer au médecin les
noms des malades :
« C’est précisément ce travail abrégé de chaque malade qui m’a effrayé
si les noms s’y trouvaient et m’a fait prendre la ferme résolution de ne pas
vous les communiquer. Ce tableau serait sans contredit instructif pour le
traitement de la maladie, mais pourquoi dans un travail de ce genre mettre
les noms des malades intéressants par eux et par les familles auxquelles
ils appartiennent. Ne sont-ils assez malheureux par leur situation sans les
exposer à voir leurs noms consignés dans un registre in-folio qui serait
destiné à tracer le tableau des misères humaines. Il a, vous le savez, un
cruel préjugé contre la maladie que l’on traite à Charenton, tout injuste qu’il
soit, il n’en existe pas moins »57 . On peut interpréter les refus de Coulmier
comme la marque d’un caractère « tyrannique » soucieux de conserver ses
prérogatives administratives contre les empiètements du pouvoir médical.
Derrière cette lutte autour des registres se dévoile une autre question, celle
de l’identification des malades et de la préservation de leur vie privée. Le
registre établi avant l’arrivée de Royer-Collard comprend 18 colonnes dont
« 1. La lettre initiale du nom du malade [en note : j’évite par ce moyen
d’attacher publiquement le nom des familles à une maladie qui porte encore
l’empreinte des faux préjugés] ; 2. le sexe ; 3. l’âge ; 4. Le tempérament ;
5. la profession ; 6. L’invasion de la maladie ; 7. L’entrée dans la maison
[...] »58 .
Selon Coulmier, il s’agit en effet de protéger le « secret » des familles
et des malades, non pas aux yeux d’un médecin, mais plus généralement
aux yeux d’un public contre lequel le malade doit être protégé.
Si les registres existent, ils doivent ainsi être gardés « en sûreté
dans un greffe » et n’être consultés que « quand la nécessité l’exige ».
Le risque, en autorisant Royer-Collard à enquêter et à tenir les registres,
est de voir circuler le nom des malades et de mettre en cause le secret
qui doit être garanti. S’il refuse de communiquer le nom des malades,
Coulmier s’engage, pour aider le médecin, à communiquer le prénom,
l’âge, la profession et le département d’origine du malade car « c’est les
malades que vous devez traiter, non les noms. Ils vous sont inutiles et ce
serait préjudiciable aux intérêts de la maison qui nécessairement perdrait
(57) Ibid., « Réponse de Coulmier à Royer-Collard » (31 janvier 1807).
(58) Ibid.
72
JEAN-LUC CHAPPEY
la confiance de l’opinion publique »59 . Selon Jan Goldstein, l’attitude de
Coulmier serait à replacer dans la continuité du respect ecclésiastique pour
le secret de la confession60 . On peut également rappeler que sous l’Empire,
le refus des pratiques susceptibles de devenir les matériaux administratifs
d’un renforcement d’un contrôle policier ne doit pas être négligé. En
1813, Coulmier justifie encore son refus d’imposer de nouvelles normes
d’identification des malades :
« Je n’ai refusé à M. Royer-Collard qu’un nouveau registre qu’il demandait et désirait avoir chez lui en dépôt qui contiendrait les noms des malades,
les prénoms, l’âge, le lieu de naissance, l’état de sa fortune, l’état de ses
parents, le nom de sa femme, le nombre de ses enfants, questions dont
la plupart ne pouvaient intéresser l’art de la médecine. Ce registre est un
dépôt sacré [...] et ne doit pas sortir des archives de l’administration. Ce
refus est fondé sur l’intérêt de la société et sur la demande de la plupart
des parents qui redoutent le préjugé fâcheux que l’on a contre la folie que
l’on pense héréditaire ce qui est un obstacle à beaucoup d’alliance dans un
degré même éloigné ».
S’il est traditionnel de considérer les hospices et autres asiles comme
des institutions d’État susceptibles de participer à l’enfermement des ennemis politiques, il convient aussi de constater que, sous la Révolution,
certains de ces établissements ont servi de refuge à ceux qui, dans différents contextes, ont pu être inquiétés et poursuivis. Dirigé par l’abbé
Sicard, l’Institut national des sourds et muets a ainsi accueilli des prêtres
ou religieux réfractaires qui ont rejoint le personnel d’encadrement. Sous
l’Empire, on peut penser que Coulmier cherche à éviter que les registres
lui échappent afin de protéger certains malades, en particulier ceux qu’il
désigne dans une des ses lettres comme les « prisonniers d’État », susceptibles d’être déplacés par les autorités dans des prisons sans doute
beaucoup plus contraignantes. Il convient sans doute de considérer que
la Maison de Charenton a pu être, sous l’administration de Coulmier, un
refuge pour certains prisonniers, enfermés pour des raisons administratives
et politiques, qui ont pu bénéficier de certaines libertés dont ils auraient
été privés ailleurs. Il semble que c’est justement ce régime de liberté et la
présence de ces prisonniers dans l’établissement que dénonce, au nom de la
(59) Ibid.
(60) Cf. Jan GOLDSTEIN, « Foucault among the Sociologists: The "Disciplines" and the
History of the Professions », History and Theory, Vol. 23, no. 2 (May, 1984), p. 170-192. Selon l’auteur,
la médecine moderne serait, à l’inverse, à la recherche d’une totale transparence de l’individu.
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
73
science médicale, Royer-Collard61 . C’est d’ailleurs dans cette perspective
que ce dernier déplace ses attaques contre Coulmier pour s’en prendre
violemment à la présence du marquis de Sade au sein de l’hospice. À
partir de 1808, les attaques du médecin se cristallisent en effet contre Sade.
Royer-Collard instrumentalise les fantasmes dont ce dernier est déjà l’objet
pour stigmatiser l’administration de Coulmier et dénoncer les aberrations
thérapeutiques dont l’hôpital serait le théâtre.
Sade à Charenton : un mythe ?
En 1808, la présence de Sade devient un moyen de fragiliser la
position de Coulmier. Dans une lettre envoyée au ministère, Royer-Collard
affirme qu’« il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité
a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice
entraîne les inconvénients les plus graves. [...]. Cet homme n’est pas un
aliéné. Son délire est celui du vice, et ce n’est point dans une maison
consacrée au traitement médical de l’aliénation que cette espèce de délire
peut être réprimée. [...] On a eu l’impudence de former un théâtre dans
cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et
sans réfléchir aux funestes effets qu’un appareil aussi tumultueux devait
nécessairement produire sur leur imagination ». Ainsi, « il regarde comme
un scandale public que cet homme immoral [Sade] dirige le petit théâtre
que le directeur de l’hospice, Mr. de Coulmier, a cru devoir autoriser
dans l’intérieur pour l’amusement et la distraction des malades »62 . Un
fonctionnaire du ministère de l’Intérieur reprend les arguments du médecinchef de Charenton, dénonçant l’entière liberté dont bénéficie Sade et les
dangers qu’il communique avec des détenus des deux sexes. À la fin de
son rapport, ce médecin demande à faire déplacer Sade pour que les autres
malades ne soient pas corrompus63 . En septembre 1808, le préfet Dubois
présente un rapport au ministre dans lequel il note qu’il « est vrai aussi
qu’il est le maître de déclamation des acteurs et actrices qui jouent la
Comédie sur le Théâtre que le Directeur de l’hospice de Charenton a fait
(61) L’arrivée de Royer-Collard correspond d’ailleurs à ce que Michel Vovelle appelle la
« grande lessive des détenus politiques » qui sont, au printemps 1807, soit relâchés, soit transférés dans
les forteresses d’Ham ou d’If. Cf. Michel VOVELLE, Théodore Desorgues, op. cit., p. 201.
(62) Cf. Détention du marquis de Sade [Lettre de Donatien-Alphonse-François, Mis de Sade.
Rapports du Cte Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois et du Dr Antoine-Athanase Royer-Collard.]
(Slnd).
(63) Michel GOUREVITCH, « Qui soignera le divin marquis ? Documents inédits sur les
conflits de pouvoirs entre directeur et médecin à Charenton en 1812 », Perspectives psychiatriques,
1984, 22, n° 96, p. 85-91.
74
JEAN-LUC CHAPPEY
élever. Ce directeur que j’ai fait appeler à ma préfecture, convient du fait,
et dit même à cet égard qu’il a beaucoup d’obligation à de Sade parce que
regardant la comédie comme un moyen curatif de l’aliénation d’esprit, il se
trouve heureux d’avoir dans son hospice un homme capable de former à la
scène des aliénés qu’il veut guérir par ce genre de remède. Ce n’est point à
moi, mais aux médecins à décider si ce moyen curatif produit les résultats
avantageux dont se félicite le Directeur de l’Établissement ». Dubois estime
que, si la présence de Sade à Charenton constitue un scandale, il faut le
transférer au château de Ham où il serait entretenu aux frais de sa famille64 .
En juin 1810, alors que sa situation s’est affaiblie du fait du décès
de son protecteur Thouret, Coulmier doit solliciter une entrevue avec le
ministre de l’Intérieur qui semble avoir témoigné de son mécontentement
lors d’une visite (« j’ai été atterré lorsque je n’ai trouvé dans votre abord
que l’expression du mécontentement après l’examen le plus sévère, n’ayant
pas eu l’honneur d’être connu de vous, je n’ai pu attribuer cette défaveur
qu’à quelque ennemi secret qui aurait tenté par de noires calomnies de
me desservir auprès de vous »65 ). Coulmier rappelle l’attention portée à
l’amélioration des conditions de vie des patients et insiste sur l’approche
philanthropique dans laquelle devait s’inscrire la pratique thérapeutique. Il
réitère ses reproches contre Royer-Collard qui a toujours refusé d’adapter
ses heures de visite aux rythmes de vie des malades : « M. le docteur,
trouvant qu’il était pénible pour lui de faire les visites pendant les mois de
novembre, décembre, janvier et février à 6 heures du matin, conformément
au règlement, a désiré ne les faire qu’à 9 heures, heure qui n’est pas
avantageux [sic] aux malades parce qu’alors l’heure pour distribuer les
médecines et autres médicaments étant expirée, il fallait absolument
remettre la distribution des remèdes au lendemain »66 .
Nommé inspecteur général des écoles de Médecine en 1809, RoyerCollard renforce à l’inverse, sa position au sein de la communauté médicale.
Le 14 août, la Société médicale qu’il préside rejoint, sous l’impulsion du
ministre de l’Intérieur, la Société académique de médecine présidée par
Antoine Portal (1842-1832). À cette occasion, Royer-Collard prononce
un discours particulièrement offensif contre la situation d’anarchie dans
laquelle se trouve, selon lui, la médecine en France67 . En 1812, des
(64) AN, F/7/6294, « Dossier Sade ».
(65) Ibidem, AJ2 100, « Minutes de lettre au ministre de l’Intérieur le 20 juin 1810 relativement
à la visite qu’il a faite à Charenton ».
(66) Ibid., AJ2 100 [61-75], COULMIER, « Précis sur la maison de santé du gouvernement à
Charenton », 1er septembre 1812.
(67) Bibliothèque médicale, Paris, 1810, t. XXX, p. 124-129.
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
75
dénonciations de plus en plus nombreuses contre la gestion de Coulmier
justifient l’intervention du Conseil d’État. Dès le mois de janvier, le
ministre de l’Intérieur demande à un auditeur du Conseil d’État de se
rendre à Charenton. Il faut attendre une année pour que Pepin de Belle-Isle,
auditeur au Service extraordinaire du Conseil, commence son inspection.
Coulmier intervient directement auprès des autorités pour tenter de répondre
aux attaques de Royer-Collard. En mai 1812, il écrit à Barbier Neuville,
chef de la 3e division du ministère de l’Intérieur, un des protecteurs de
Royer-Collard :
« J’ai cru que le temps pouvait affaiblir ce vif intérêt que vous portiez
à M. Royer-Collard qui ne pouvait être fondé que sur les liaisons ou
l’amitié que l’on conserve naturellement pour des compatriotes et ses
alliés sans analyser ni les talents ni le zèle avec lequel on doit s’occuper
des infortunés qui doivent trouver des secours dans l’art de la médecine.
[Coulmier rappelle ses préventions lors de la nomination de Royer-Collard
et le système mis au point pour organiser les visites] M. le médecin a
eu la dissimulation de concentrer son mécontentement qui s’est accru
par mon opposition à beaucoup d’innovations qu’il voulait faire, par mes
représentations sur la manière dont les visites se faisaient, sur le temps qu’il
employait à consulter plutôt les pensionnaires sur leurs noms, sur leurs pays,
l’état et la fortune de leurs parents, questions curieuses qui ne pouvaient
pas intéressées l’art de la médecine, sur des réflexions qu’il se permettait,
souvent injurieuses et toujours pénibles à être entendues par des malades
qui n’étaient pas dans un état de demence absolue. [Coulmier critique
l’attitude de Barbier Neuville qui ne l’a jamais informé des accusations de
Royer-Collard] votre air glacial et vos promesses évasives m’affligeaient
au point que j’ai été forcé de prendre le parti de ne plus vous voir ni vous
consulter »68 .
C’est dans ce contexte qu’est publiée la Notice sur l’hôpital de
Charenton, une véritable charge particulièrement scandaleuse contre
Coulmier rédigée par Hipollyte de Collins69 . Ancien officier de cavalerie, Collins insiste particulièrement sur le lien entre Coulmier et Sade
(« La première chose qui s’offre à mes regards est sa liaison intime avec un
(68) AN, AJ2 100 : « Lettre de Coulmier à Barbier-Neuville, le 10 mai 1812 relative à
Royer-Collard ».
(69) Cette source a servi de vivier aux nombreux récits concernant la place occupée par Sade
à Charenton. Cette notice a en effet été publiée pour la première fois en appendice au Journal inédit de
Sade (Paris, 1970).
76
JEAN-LUC CHAPPEY
monstre voué à l’exécration publique »70 ). Collins dénonce surtout les effets
du théâtre (avec gradins, loges et fosse d’orchestre qui se situait sous la
salle des femmes aliénées) où seraient jouées les pièces de Sade : « Quelle
confiance peut inspirer un Directeur auprès duquel on a souvent accès et
faveur par un être auquel je ne puis donner le nom d’homme ; un Directeur
qui consent à prendre un tel panégyriste ; qui fait jouer publiquement sur
son théâtre une pièce faite par lui et à sa louange, dans laquelle on trouve
les flatteries les plus basses et où on le compare aux dieux mêmes [...] J’ai
vu tout un public frémir d’horreur à ce spectacle, tandis que le Directeur
général rougissait de colère de n’entendre aucun applaudissement dans
la salle »71 . Ces accusations, sans doute à l’origine d’un véritable mythe
construit autour du théâtre de Sade à Chrenton, fragilisent d’autant plus
Coulmier que ce dernier semble résister à certaines sollicitations des autorités administratives qui cherchent à renforcer la surveillance sur les patients,
signe évident du rôle d’espace-refuge que pouvait jouer sous l’Empire
la Maison de Charenton. Coulmier semble en effet refuser de répondre
favorablement à certaines demandes émanant du ministère comme celle de
rédiger un rapport sur un individu rattaché à l’administration de l’hôpital72 .
Coulmier prétend ne pas connaître l’individu en question, mais profite de
l’opportunité pour dénoncer Royer-Collard et rédiger une lettre de délation
contre lui :
« la grande inquiétude que j’éprouve d’après votre lettre provient du
silence que j’ai gardé par délicatesse sur une personne dont les principes
sont absolument opposés aux vues du gouvernement et surtout par la crainte
que j’avais que l’on impute ma déclaration à un projet de vengeance contre
un ennemi qui, depuis quatre ans, ne cesse de me calomnier et de me
causer les plus cruels chagrins. [..] Je parle de M. Royer-Collard, docteur
en médecine, homme d’un esprit très délié, adroit et insinuant, que les
rapports que j’ai eu par ma place avec lui m’ont mis dans le cas d’apprécier
et de pouvoir juger de ses principes politiques, qui a des relations très
(70) Hippolyte de COLLINS, « Notice sur l’établissement consacré au traitement de l’aliénation
mentale, établie à Charenton, près Paris, 1812 », Journal inédit de Sade, Paris Gallimard, Folio, 1994,
p. 116.
(71) Ibidem.
(72) AN, AJ2 100 : « Lettre de Montalivet à Coulmier », Paris, le 18 novembre 1812 :
« J’aurais besoin, monsieur, de quelques renseignements sur la personne de M. David Delille, receveur
de la maison de Charenton ; je vous prie de me faire connaître les relations sociales, l’influence qu’il
exerce dans la société, son caractère, surtout son opinion politique et le degré de confiance qu’il vous
inspire. Veuillez me donner le plus promptement possible ces renseignements qui seront pour moi seul
et qui ne sortiront jamais de mon cabinet ».
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
77
intimes dans vos bureaux, qui est un des inspecteurs de l’Université, place
qui lui donne de l’influence sur les maîtres et les élèves. [...] Le vendredi 30
[octobre], [...] , Monsieur Royer-Collard, en parlant de la conspiration [de
Malet] et de ses auteurs s’est permis de dire que l’événement qui venait
de se passer, était la preuve la plus complète qu’il n’y avait en France ni
gouvernement ni dynastie et que le tout reposait sur la pointe d’une aiguille.
Son opinion sur le gouvernement pourra être répétée et confirmée par des
personnes dignes de foi qui en ont été aussi indignées que moi »73 .
Dans cette lutte, Royer-Collard va s’appuyer sur l’affirmation de son
autorité médicale pour écarter Coulmier.
L’affirmation du pouvoir médical : la révolution terminée ?
Dans une lettre du 9 juillet 1813 de Royer-Collard, ce dernier
reproche à Coulmier d’empiéter sur ses fonctions thérapeutiques. Pour
Royer-Collard, il doit y avoir un partage des tâches, revendication qui
s’appuie sur une décision ministérielle : « vous n’ignorez pas que le
dernier arrêté de son excellence, le ministre de l’Intérieur, relatif à la
maison de Charenton, porte expressément que le médecin en chef est
exclusivement chargé de prescrire le régime que doivent suivre les malades
et le traitement qui doit leur être administré ». Le médecin cherche à
intervenir sur le placement des malades dans les différents quartiers : « le
régime ne comprend-t-il pas nécessairement, ainsi que j’ai eu l’honneur
de vous le rappeler dans ma lettre du 12 mai dernier, la détermination des
lieux où doivent être placés les malades, le choix des personnes et des
objets avec lesquels on peut les mettre en communication, et la mesure de
liberté qu’il convient de leur accorder ? ». À ces conflits de compétence
s’ajoutent des enjeux concernant l’administration même de l’hôpital et,
plus précisément, les « libertés » concédées aux malades :
« Il est encore un abus que vous entretenez, et qui doit cesser. Plusieurs
malades ont la liberté, non seulement d’errer à leur gré dans l’intérieur de
la maison, mais même de se promener seuls au dehors, au risque de s’y
livrer à des extravagances et des troubles d’ordre public par des scènes
désagréables. Je vous répète que c’est à moi à déterminer la mesure de
liberté dont chaque malade peut jouir, et que vous ne devez par conséquent
laisser sortir de la maison que ceux que j’en aurai jugés capables ».
(73) Ibid., « Lettre de Coulmier à son excellence monseigneur, le comte de Montalivet,
ministre de l’Intérieur » (1812).
78
JEAN-LUC CHAPPEY
À l’idéal de régénération issu de l’entreprise révolutionnaire auquel le
traitement moral de Pinel donne corps succède un nouveau régime de savoirs
qui transforme radicalement le regard sur l’aliéné qu’il s’agit désormais
autant de contrôler que de soigner. Même si Esquirol continue le traitement
moral lors de sa direction, la rupture avec le projet de Coulmier est bien
nette. De plus en plus rapportée à des causes physiques ou physiologiques,
la maladie est désormais interprétée en termes de dysfonctionnements
singuliers. S’il s’agit toujours de s’inscrire dans le paradigme du physique
et du moral, l’approche thérapeutique consiste ainsi à rétablir l’équilibre
dans l’individu, le rôle du milieu ou de l’environnement passant dès lors
au second plan. La promotion du rôle de la sociabilité ou des distractions
dans le « traitement moral », telle que pouvait la défendre Coulmier, est
désormais mise en cause en faveur d’une prise en charge médicale beaucoup
plus individualisée, au risque naturellement de responsabiliser le malade
sur le succès ou l’échec de la thérapie. De manière plus générale, la
pratique thérapeutique n’est plus considérée comme participant à une
logique d’inclusion politique, les possibilités de soigner et de transformer
le fou en citoyen étant désormais présentées comme plus réduites. Dès lors,
on s’interroge plus sur les conditions physiologiques ou anatomiques de la
folie et sur la responsabilité judiciaire de l’aliéné que sur la possibilité de le
perfectionner. Face à cette offensive, Coulmier rédige, en septembre 1812,
une longue justification de son administration, véritable plaidoyer en faveur
du traitement moral incarné par le médecin Gastaldy. Il rappelle certaines
des activités thérapeutiques qu’ils proposaient aux malades :
« Nous cherchions à les dissiper par des jeux innocents, les concerts,
la danse, des comédies dont les rôles étaient remplis par des malades,
ce qui excitait entre eux une véritable émulation [...] Ces occupations
les tenaient en activité, éloignaient les idées mélancoliques, source trop
commune du délire. [...] Ce traitement moral approuvé par les personnes
les plus respectables, par des étrangers qui sollicitaient avec empressement
des billets d’entrées pour être témoins de l’influence des arts sur le moral
comme sur le physique, était parvenu à établir une réputation à la maison
de Charenton [...] ».
Coulmier mentionne encore le fait qu’il a accepté d’augmenter
le traitement de Royer-Collard (1 000 francs), mais qu’en échange, ce
dernier n’a pas fait plus de visites. Derrière les arguments scientifiques,
une campagne de délation est menée contre le directeur comme en
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
79
témoignent différentes lettres réunies aux Archives nationales74 . Alors
que les descriptions physiques de Coulmier servent alors à le stigmatiser
(effet pervers des usages des rapports du physique et du moral)75 , il semble
que Royer-Collard suscite de faux témoignages pour perdre Coulmier :
accusation de pédophilie, de tentative de viol, d’alcoolisme. Ainsi, un
militaire, accusé de voler les autres détenus, accuse ce dernier des pires
maux et finit sa lettre d’aveux adressée au ministre de la Police par cet appel
au secours : « La seule grâce que je vous demande, Monseigneur, est de
me faire transférer à Bicêtre, à Brest, à Rochefort, aux Isles Marguerite, à
Missicipi [sic], au bout du monde, chez les anthropophages même, voulant
absolument sortir de ce gouffre où triomphe le vice »76 . Les accusations de
pédophilie et de viol, toujours justifiées par sa proximité avec Sade, ne font
que salir davantage sa réputation. Coulmier tente de faire appel au public
qui assistait à ces traitements (« J’invoque le témoignage éclairé de tous les
amis de l’humanité qui ont été témoins de la décence, de l’ordre établi dans
la réunion des infortunés dont les chagrins étaient suspendus [...] par ce
traitement moral ; celui des respectables mères de famille qui assistaient aux
plaisirs innocents des pensionnaires et qui y conduisaient leurs enfants »).
Le 30 mai 1814, Coulmier est démis de ses fonctions et est remplacé par
l’administrateur Roulhac Dumaupas qui rédige, avec Royer-Collard, un
nouveau règlement intérieur promulgué par le ministre de l’Intérieur en
octobre 1814, quelques semaines avant la mort de Sade. Coulmier semble
retrouver sa fonction lors des Cent Jours mais est définitivement renvoyé
en 1815.
Pour une histoire politique de la folie à Charenton
Si « l’enfer de Théodore Désorgues s’appelle l’oubli »77 , celui de
Coulmier s’appelle au contraire la mémoire construite au lendemain de
sa défaite qui fixe pour longtemps sa mauvaise réputation. Les différentes
notices biographiques, récits ou histoires rédigées dans les années 18201830 « par les vainqueurs » vont en effet canoniser de manière négative la
figure de Coulmier. Entré en fonction comme directeur en 1826, Esquirol va
fixer la légende noire de ce dernier en construisant une « image d’Épinal de
(74) Ibid., F15/2608 et 2609 (b).
(75) Le fait que Coulmier soit bossu et de petite taille suffit pour ses adversaires à assimiler
ces « difformités » physiques aux « perversités » morales.
(76) Cité par Laure MURAT, L’homme qui se prenait pour Napoléon. op. cit., p. 156.
(77) Michel VOVELLE, Théodore Désorgues, op. cit., p. 206.
80
JEAN-LUC CHAPPEY
son asile »78 dans son Mémoire historique et statistique sur la maison
royale de Charenton79 . Ces critiques se diffusent largement comme peut
l’illustrer la notice publiée en 1836 dans la Biographie universelle ancienne
et moderne des frères Michaud :
« De nombreuses plaintes s’élevèrent contre son administration, où il
avait introduit un système très bizarre pour l’amusement, et même, disait-il,
pour la guérison des aliénés. II leur procurait des spectacles de différents
genres, réunissait souvent les deux sexes et laissait entrer dans la maison
un grand nombre d’étrangers, ce qui avait donné lieu à d’incroyables abus.
Coulmier lui-même, quoique d’un âge avancé, d’une constitution faible
et d’une taille contrefaite, était fort relâché dans ses mœurs. Il s’était
lié étroitement avec l’infâme de Sade, et cet homme odieux lui avait
communiqué tous ses vices. Cet état de désordre dut cesser en 1814 à
l’époque de la restauration et le directeur Coulmier perdit alors sa place.
Se prétendant persécuté par les Bourbons, il y rentra en 1815, après leur
départ ; mais il la perdit de nouveau après le second retour de Louis XVIII,
et mourut dans l’obscurité le 4 juin 1818 »80 .
Ces récits vont servir de matériaux aux historiens de la folie du
XXe siècle. Les jugements négatifs portés sur Coulmier sont alors repris
dans les travaux des étudiants de médecine81 . Ils alimentent encore les
imaginaires sur la folie dont la pièce de théâtre de Marat/Sade de Peter
Weiss n’est qu’un exemple82 . À leur tour, Gauchet et Swain érigent Coulmier
(78) Jeanne MESMIN D’ESTIENNE, « La folie selon Esquirol. Observations médicales et
conceptions de l’aliénisme à Charenton entre 1825 et 1840 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2010/1,
n°40, p. 109.
(79) Jean-Étienne ESQUIROL, Mémoire historique et statistique sur la maison royale de
Charenton, Paris, Renouard, 1835. Au paragraphe « Autorité », Esquirol dénonce ainsi Coulmier :
« Le ministre de l’intérieur, en rétablissant la maison de Charenton, fit une faute grave en se contentant
de nommer les principaux chefs de l’établissement tels que le régisseur, le receveur, le médecin et
le chirurgien, sans donner de règlement ni de mode de comptabilité, sans déterminer les attributions
des divers fonctionnaires [...]. Il résulta de là que m. de Coulmier fut administrateur absolu sous le
nom, d’abord de régisseur, et puis sous celui de directeur. Le directeur percevait les revenus de la
maison, sans rendre compte ; il administrait, disait-il, paternellement, nommant ou présentant à toutes
les places, démolissant et bâtissant sans principes, ordonnant tout, se faisant obéir par tout le monde,
depuis le dernier infirmier jusqu’au médecin en chef. [...] ».
(80) « Coulmier », Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, L.G. Michaud, 1836,
t. LXI, p. 463.
(81) Voir par exemple Adeline FRIDE, Charenton, ou la chronique de la vie d’un asile
de la naissance de la psychiatrie à la sectorisation, Thèse pour le Doctorat de Troisième cycle en
psychologie, G. LANTERI LAURA (dir.), 1983.
(82) La pièce de théâtre Marat/Sade : La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat
représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade [
Die Verfolgung und Ermordung Jean Paul Marats dargestellt durch die Schauspielgruppe des Hospizes
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
81
et son administration en symboles des archaïsmes médicaux et des erreurs
politiques de la Révolution française. L’opposant systématiquement à
Esquirol, incarnation à leurs yeux de la médecine « moderne » sur laquelle
ils s’appuient83 , ils ne cessent de critiquer l’expérience de Coulmier. Ils
reprennent à leur compte, et sans aucune distance critique, les attaques les
plus grossières adressées à ce dernier dans le contexte de luttes rappelées
précédemment. Dès lors, Coulmier et son administration sont ravalés au
rang d’un archaïsme teinté plus ou moins de charlatanisme84 . Nos deux
auteurs en viennent ainsi à réduire l’administration de Coulmier à une
expérience extra-médicale. Ainsi, indifférents aux enjeux de la lutte entre
l’administrateur et le médecin-chef, ils concluent qu’à « beaucoup d’égards,
Coulmier semble avoir fondé le succès commercial de son entreprise sur
l’exploitation des attitudes les plus traditionnelles en matière de folie
(à commencer par l’intérêt pour le spectacle des fous) »85 . Charenton et
Coulmier vont encore occuper une place de choix dans l’ouvrage de Laure
Murat qui consacre à son tour un long développement au séjour de Sade à
Charenton. S’écartant de l’interprétation de Gauchet et de Swain, elle insiste
particulièrement sur les relations privilégiées entre le « divin marquis »
et l’ancien député à la Constituante en mettant en avant une proximité
générationnelle, sociale et culturelle entre les deux acteurs, proximité qui
devrait rendre compte de l’hostilité dont ils ont été tous les deux les cibles.
L’appartenance à une certaine « culture » du XVIIIe siècle, largement
idéalisée par l’auteur, devrait ainsi rendre compte du caractère subversif
des deux hommes confrontés à la mise en ordre morale de l’Empire :
« La grande originalité qui singularise Charenton, c’est bien le théâtre,
auquel le nom de Sade donne des proportions sataniques. Je serais tentée
de croire que le véritable scandale du théâtre de Charenton ne touchait pas
tant aux questions thérapeutiques [...] l’intolérable, pour les fonctionnaires
de l’Empire et leurs successeurs, c’était l’ouverture, dans le monde forclos de l’asile, que représentait cette "autre scène", libre de tout contrôle
zu Charenton unter Anleitung des Herrn de Sade] retrace le passage à Charenton du marquis de Sade.
Elle a été écrite entre 1961 et 1963 (représentée pour la première fois au Schillertheater de Berlin en
1964) et traduite en français par Jean Baudrillard aux éditions du Seuil en 1965 (théâtre Sarah Bernard
en 1966). Coulmier y apparaît comme le représentant de l’autorité et de la raison (l’envers de Sade).
Cette pièce a été portée à l’écran en 1966 par Peter Brook (neuf ans avant le Vol au-dessus d’un nid de
coucou de Milos Forman).
(83) Les deux auteurs mettent particulièrement en valeur les pratiques thérapeutiques mises
en œuvre par Esquirol dans la maison de santé pour les aliénés qu’il fonde en 1802 rue de Buffon.
(84) Marcel GAUCHET et Gladys SWAIN, La pratique de l’esprit humain [2007], op. cit., p.
63 et p.67
(85) Ibidem, p. 67, note 34.
82
JEAN-LUC CHAPPEY
idéologique, où Sade réhabilitait ce que la fête révolutionnaire et la propagande impériale, dans la raideur abstraite de leurs poses néoclassiques,
avaient concouru à écraser : la matérialisation des corps et la circulation
du désir »86 .
Cette approche permet à l’auteur de réhabiliter deux figures qui
apparaissent ainsi plutôt sympathiques, mais éclaire-t-elle vraiment sur
les raisons de l’éviction de Coulmier et sur les enjeux politiques qui
entourent l’histoire de Charenton entre le Directoire et l’Empire ? Faute de
sources, il est impossible de confirmer le rôle joué par Sade et le théâtre à
Charenton... Faut-il voir dans le théâtre de Sade à Charenton un « mythe »
construit pour salir la réputation de Coulmier ? Sous couvert d’écrire une
histoire politique de la folie, Laure Murat, faute d’être réellement attentive
au contexte et aux logiques politiques qui s’affrontent dans cette affaire,
prêtant à l’inverse trop d’importance à des éléments qui participent plus
de l’écriture romanesque (pensons à l’importance qu’elle accorde aux
descriptions physiques des personnages !), en vient au contraire à proposer
une lecture esthétisante et donc dépolitisée et désidéologisée de la folie.
Alors que, derrière les condamnations lancées contre les pièces de Sade
et la lutte qui oppose Coulmier au médecin Royer-Collard, il est possible
de voir un épisode majeur de la mise en ordre impériale qui tourne le dos
aux idéaux révolutionnaires et républicains, Murat invite le lecteur à lire
cet épisode comme l’illustration de la transition entre un XVIIIe siècle
aristocratique et libertin à un XIXe bureaucratique et bourgeois :
« ces deux hommes du XVIIIe siècle, marqués par les privilèges de
la naissance, conservent de l’ancien monde une vision cosmique, interne,
nourrie de fantaisie, dans le sens fort du mot, à l’intérieur de deux notions
que la Révolution a congédiées : le plaisir et la volupté. Issus de l’âge du
libertinage, ils partagent l’insoumission aux conventions, le goût, surtout,
du théâtre »87 .
Si Coulmier a été finalement victime des attaques particulièrement
violentes de Royer-Collard, ce n’est pas parce qu’il représentait la culture
aristocratique et mondaine du XVIIIe siècle mais parce qu’il incarnait
des principes et des valeurs issus des transformations politiques de la
Révolution française dont il conviendrait de mieux mesurer l’empreinte
(86) Ibid., p. 159.
(87) Ibid., p. 139.
LE NAIN, LE MÉDECIN ET LE DIVIN MARQUIS...
83
dans cette histoire politique de la folie. Michel Foucault, en dépit des
critiques dont il peut encore être l’objet, avait bien mesuré le rôle joué par
cet événement dans l’histoire de la folie. À trop vouloir l’occulter, le risque
est grand de donner l’illusion d’écrire une histoire politique de la folie
en proposant finalement un simple catalogue des différents imaginaires
politiques construits sur la folie. Si cette approche doit avoir sa place, elle
ne saurait prétendre au rang d’histoire politique de la folie pour la simple
et seule raison qu’elle serait fondée sur un travail d’archives et s’achèverait
par une prise de position politique de l’auteur face aux dysfonctionnements
du traitement de l’aliénation aujourd’hui. Sur ce terrain comme sur d’autres,
il convient de s’efforcer de mieux connaître l’histoire politique et sociale de
la Révolution française qui peut ainsi offrir un vrai laboratoire de réflexion
et de questionnement pour l’historien de la folie et, plus largement, pour
tous ceux qui s’interrogent sur les modalités et les effets politiques des
opérations de qualification et de disqualification du social.
Jean-Luc CHAPPEY
Université de Paris I Panthéon-Sorbonne Ea 127
Institut d’histoire de la Révolution française/Ums 622
[email protected]

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