1 Ce qui ne tue pas ne nous rend pas plus fort Sa maison est un

Transcription

1 Ce qui ne tue pas ne nous rend pas plus fort Sa maison est un
Ce qui ne tue pas ne nous rend pas plus fort
Sa maison est un refuge. Elle le sait. Dehors n’est qu’une jungle. Elle ferme les yeux, et
adossée au dossier de la chaise elle respire lentement. Devant sa coiffeuse, elle étale un peu de
rouge sur ses lèvres et se met un peu de poudre. Elle se peigne délicatement devant son miroir, le
regard flamboyant. Elle dispose sur ces cheveux son chapeau favori, celui qui fait ressortir si bien la
couleur de ses yeux. Sa paire de gants et son sac à la main, elle part. Dans la rue de briques,
l’Agitation grimpe et s’agrippe aux passants. Elle s’accroche aux vêtements, vous suppliant de
l’emporter avec vous. Si vous acceptez, elle vous tient à sa merci. Il vous faut alors poliment refuser
et passer votre chemin si vous voulez vivre un peu plus.
Elle arrive au travail. Elle entre dans son bureau, retire ses chaussures, ses gants et son
chapeau. Elle range le tout fort soigneusement. Elle enfile sa paire de patins à roulettes et se dirige
vers la salle des machines. Les femmes se trouvent déjà à leur poste, leurs casques sur les oreilles,
reliées aux engins, attendant les appels. Cela fait deux ans qu’elle a été promue. C’est elle qui gère
les filles maintenant. Toute la journée des hommes s’énervent contre les standardistes à l’autre bout
du fil. Ils profèrent parfois des injures. Mais le client est roi, surtout si c’est un homme. D’ailleurs
jamais on ne dit « la cliente est reine », exception faite des échoppes et services réservés
exclusivement à une clientèle féminine. Il faut alors satisfaire l’homme, quoiqu’il vous en coûte,
même si cela vous dégoûte parce qu’il vous manque de respect. C’est sa satisfaction qui assure votre
salaire. Le monde est ainsi fait.
Désormais elle se sent hors de portée. Elle supervise et parcourt les salles de machines
montée sur ses patins. Du coin de l’œil elle sent le regard pesant de son supérieur, qui l’observe
chaque jour depuis son bureau à l’étage. Il veut encore plus de résultats, plus de satisfaction client.
Toutefois, l’amélioration de satisfaction ne signifie pas accroissement de salaire des employées. Les
journées défilent et se chevauchent. Du haut de ses patins et son regard surplombant elle le
remarque. Au travail tout le monde semble pris dans une sorte de douce léthargie routinière, comme
le sommeil qui vous gagne progressivement. Il vous séduit, vous enrobe et vous caresse
langoureusement avant de vous frapper violemment sur le crâne pour que vous vous endormiez. Le
sommeil c’est comme le travail, à chaque jour sa rengaine. Le quotidien vous discipline et vous
résigne. Elle le voit. Un client insultant, une voix monotone qui répond, il raccroche, elle prend un
autre appel. Le quotidien est mortifère. Des gens peuvent mourir au travail. L’apothéose serait de
mourir d’épuisement au travail, la victoire de la routine sur le corps. Dure fatalité. Elle de son côté ne
dit mot, elle a appris à accepter.
La trotteuse franchit la ligne d’arrivée. Les employées enlèvent leurs costumes de
standardistes pour revêtir l’habit de mère ou d’épouse, souvent les deux en un seul. Un nouveau
rôle. Cela fait partie de la routine. Des êtres aux multiples facettes, un masque composite. Elle de son
côté desserre les sangles de cuir de ses patins. Elle les échange contre ses souliers, reprend ses gants,
son chapeau. Elle ferme délicatement la porte de son bureau. Sur le chemin de la sortie elle croise
son supérieur, et lui tend les derniers chiffres de satisfaction. Il parcourt rapidement le papier et
relève les yeux. Ses employées doivent encore progresser si elles veulent continuer à travailler. Elle
ne baisse cependant pas le regard, elle le soutient de ses yeux de feu, les lèvres pincées. Elle baisse
très légèrement la tête pour lui souhaiter le bonsoir alors qu’il ouvrait la bouche pour émettre un
son. Elle tourne les talons et descend les quelques marches de l’immeuble en tenant la rambarde.
1
Elle se dirige vers le jardin public après le travail, comme à son habitude. A cette heure tout
est calme. Elle dépasse le bosquet de jacinthes et d’églantines et aperçoit le banc de fer, rouillé par
l’usure du temps. Elle s’installe et met à côté d’elle sa bouteille d’eau. Elle extrait de son portefeuille
la petite boîte qui contient ses pilules. Elle en saisit deux, les dépose sur sa langue et prend une
gorgée. Elle reprend sa respiration et contemple le square, véritable jeu d’ombres et de couleurs au
crépuscule. Elle prend le temps de fumer une cigarette. Les derniers enfants qui jouent dans le parc
sont bien vite rappelés par leurs mères qui les saisissent par le bras et les conduisent vers la sortie.
Alors que la nuit tombe et que les animaux s’apprêtent à rôder, elle expire sa dernière bouffée et
décide de prendre le chemin de la maison.
Il fait doux le soir. Ses talons battant les pavés, elle retourne mécaniquement vers son refuge.
Les hommes s’attablent sur les terrasses des bistrots de la ville et regardent passer les jupons. C’est
un exercice qu’ils pratiquent souvent en meute. On les entend rire aux éclats, les chopes de bière et
les verres de vin émettent leurs sons cristallins en s’entrechoquant. Les femmes ne vont pas dans ce
genre d’endroits. Elles sont à la maison, préparant le souper et attendent leurs maris devant la porte,
sagement, en faisant un brin de crochet. Elle sait où se trouvent les hommes à cette heure-ci, ils ne
sont plus au travail mais boivent des coups.
Elle bifurque légèrement dans les rues étroites de la ville, là où on ne croise personne. Tout est
calme. Elle parcourt ces petites rues tout en caressant les murs de ces gants. Personne ne peut venir
troubler cette plénitude. Ce sont dans ces passages qu’on est en paix. Les bruits de la rue deviennent
sourds. C’est son moment privilégié à elle, intime. Où que l’on regarde on voit les briques. On ne
distingue plus le ciel tant les bâtiments sont hauts. Elle avance doucement vers l’autre bout de la rue
qui donne sur le canal, en posant délicatement un pied devant l’autre. Chaque pas est un coup de
talon qui résonne, comme suspendu dans le temps. Elle sourit.
La petite rue débouche sur la digue du canal. Avec un peu de chance on peut voir les poissons qui
remontent à la surface pour admirer le ciel. De temps en temps elle s’accoude à la rambarde et les
observe d’un air rêveur. Brusquement, elle se retourne. C’est juste un chien qui lui a frôlé la jambe et
qui court rejoindre son maître un peu plus loin. Elle pose sa main sur sa poitrine et respire à nouveau.
La lune commence à monter dans le ciel, elle a pris du retard et doit se dépêcher de rentrer. Elle
marche donc un peu plus pressement et passe devant la petite chapelle de pierre, qui donne sur le
canal. Elle se demande quelle impression cela peut bien faire de quitter l’office et de se retrouver
devant une étendue d’eau. Elle dépasse le parvis et avance un peu plus.
Deux hommes, adossés au mur de l’église, l’interpellent. La première fois elle fait mine de ne
pas avoir entendu et continue sa route. Les hommes sont pressants et s’agitent. L’un deux la rattrape
et lui pose une main sur l’épaule. Il l’agrippe si fort qu’elle a l’impression que ses ongles s’enfoncent
dans le cuir de son manteau. Elle se retourne face à lui. Ils veulent juste discuter. Elle prétexte que
son mari l’attend chez elle, et ne peut bavarder au clair de lune avec deux étrangers. Il lui rétorque
qu’un petit brin de causette n’a jamais fait de mal à personne et l’entraîne donc vers son comparse
qui n’a pas bougé de sa place initiale. Il lui présente le mur de la chapelle en tirant la révérence et lui
propose de s’y adosser confortablement. Il part un peu plus loin, fouille dans son sac et en ressort
une boîte d’allumettes. Il remet son chapeau sur sa tête, réajuste son trench et allume sa cigarette.
Le second homme pose à terre son chapeau et vient la voir. Il se tient face à elle et l’encercle en
plaçant ses bras de chaque côté. Le premier homme observe d’un peu plus loin la scène en fumant.
Cet homme-là a des yeux d’un brun très foncé presque noir, qui ne reflètent rien. Lui de son côté la
dévisage, et cherche un signe de frayeur. Il commence à avoir chaud. Il entre-ouvre la bouche comme
2
pour haleter. Sa respiration s’accélère et devient plus rauque. Ses lèvres tremblent légèrement et
après quelques longues hésitations, il se décide. Il rapproche son visage du sien et lui lèche la joue. Il
ne s’arrête plus et continue de la lécher avidement. Il tartine sa joue de salive tout en la reniflant
éperdument. Il ne peut pas s’arrêter. Il se frotte contre elle. Son compagnon se dirige vers eux et
enlève le chapeau de son confrère, toujours occupé à la séduire. Il pousse de petits cris de plaisir. Le
second jette son mégot au loin et rejoint la petite troupe. Elle ne peut rien faire. La salive froide et
visqueuse glisse le long de sa joue, et descend jusque dans son cou. L’homme au chapeau saisit un
mouchoir de sa poche et lui éponge le menton en lui lançant un clin d’œil. Elle sait qu’il est inutile de
se débattre. C’est comme avec le travail : la satisfaction du client détermine votre salaire. Dans ce cas
précis, le salaire c’est la vie. Elle sait qu’ils ne vont pas s’arrêter là. D’ailleurs l’homme au chapeau
commence à défaire son trench, l’accroche à la branche d’un arbre et ouvre sa braguette. Il siffle son
compagnon qui s’arrête de la lécher immédiatement. A la place, il lui assène un coup dans le ventre
pour la mettre à genoux. Dans sa chute elle se tape violement la tête contre le mur de pierre. Elle
étouffe un cri. Elle ne tient pas à leur donner ce plaisir d’être face à une proie faible, facile. L’homme
au trench se tient devant elle et lui présente son sexe. En guise de refus elle pince les lèvres et
détourne la tête. Le deuxième homme lui ouvre la bouche de force. L’homme au trench lui tient les
cheveux et lève les yeux au ciel. Il prend son pied. Elle suffoque. Elle sait qu’il est trop tard, qu’il n‘y a
plus d’échappatoire. Elle le mord. Elle le mord si fort que le sang se déverse dans sa bouche.
L’homme au trench hurle. Il n’arrive pas à se retirer, elle le retient à la force de sa mâchoire. Son
compagnon décide de la frapper, afin qu’elle lâche prise. Elle finit par cracher ce bout de viande
infect qu’elle avait dans la gorge et tombe à terre. Elle a du sang plein la bouche et plein les lèvres.
Elle crache. L’homme au trench, mutilé, se tord de douleur sur le sol. Son compagnon, les yeux
débordant de fureur, se jette sur elle dans un bond et lui arrache ses vêtements en la tailladant de
ses ongles affutés. Cet animal enragé, empli de haine, ne la laissera pas s’en aller tant qu’elle ne
l’aura pas satisfait. Ses yeux sont comme deux billes d’ébène. Dans son for intérieur elle se persuade
depuis toujours qu’elle souffre de vaginisme. Il ne pourra pas l’atteindre et en aura bientôt fini. La
bête arrache les derniers lambeaux de la robe de satin et s’arrête brusquement. Il se recule et pousse
un rugissement de colère et d’effroi.
Elle ne souffre pas de vaginisme. Il se relève et lui crache au visage. Elle le dégoûte. Elle le
répugne. L’animal retourne auprès de son maître agonisant et lui chuchote quelques mots à l’oreille.
Il retourne vers elle et l’insulte. Les mots ne l’atteignent pas. Catin, dégénéré, homosexuel, travlo.
Rien n’est pourtant pire que le regard de l’autre, celui qui vous blesse, celui qui vous transperce. Ce
regard d’inculture, d’incompréhension et d’intolérance profonde que les gens lui lancent quand ils
décèlent en elle sa différence. Le regard de ses collègues, de son supérieur, de ses voisins. Aucun mot
ne remplace un regard. En guise de punition, ce chien retourne sur le ventre violement ce corps qui
lui est repoussant et se défoule tout de même sur lui pour éprouver de la jouissance. Après l’avoir
usé et souillé de la manière la plus brutale qui soit, la bête féroce se lève dans un râle, époussette
son pantalon, remet ses boutons de manchette et son pardessus. Il ramasse son compagnon toujours
recroquevillé sur le sol et le rhabille en lui fredonnant un petit chant. Les deux hommes se préparent
à partir, la laissant semi-inconsciente. L’un d’eux revient sur ses pas et s’agenouille près d’elle. Elle
avait une brindille coincée dans les cheveux. Il la lui ôte et repart en souriant.
3
Elle est de retour dans son refuge, les mains sales et les cheveux emmêlés. Elle fait chauffer
de l’eau et la verse dans une bassine. Elle s’assied devant son miroir, le regard impassible. Elle chasse
de son visage les traces de terre, les traces de sang. Elle étend ses guenilles sur une chaise, et dispose
son set de couture à côté. Elle raccommodera ses vêtements plus tard. Là elle a juste besoin de
dormir, dormir pour tenter d’oublier. Quand elle pose sa tête sur son oreiller, elle verse la première
larme de la soirée. Cette larme ira rejoindre toutes les autres. Des larmes de solitude, de profondes
peines, des larmes d’immenses douleurs.
De tous temps, femmes et hommes subissent châtiments et sévices. La violence a toujours fait
partie des sociétés humaines. L’Homme rejette le Différent et violente l’Autre. Il rejette avec les
poings, avec les mots. Aujourd’hui encore, une culture des violences est toujours sévèrement et
solidement ancrée dans les esprits, qui atténuent la responsabilité de ces bêtes galleuses et enragées,
qui prétendent sans honte être des Hommes. Atténuer la responsabilité de la personne qui violente
c’est cautionner le viol fait à la victime. Une complicité de crime est née. Le viol recouvre des formes
diverses et s’insinue au cœur des familles, au sein des couples, dans des groupes de pairs. Cette part
sombre qui constitue certains d’entre nous, souvent terriblement enfouie, nous rappelle à quel point
l’Homme peut être dangereux même envers ses semblables les plus intimes, pour assouvir ses
pulsions meurtrières. Le viol est un moyen d’arriver à ses fins, parfois pour certains c’est aussi un but.
On nous parle d’évolutions et de progrès de l’humain, à d’autres.
2439 mots
4