LE PACTE SOCIAL DE 1944 : LE GRAND COMPROMIS CAPITAL

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LE PACTE SOCIAL DE 1944 : LE GRAND COMPROMIS CAPITAL
LE PACTE SOCIAL DE 1944 : LE
GRAND COMPROMIS CAPITALTRAVAIL
Par Marc Sinnaeve
Les principes du modèle social belge sont inscrits dans le Projet
d'accord de solidarité sociale conclu en 1944 par un comité patronalouvrier. C’est à la fois le point d’aboutissement d’un processus amorcé
lors de la décennie précédente pour faire face à la grande crise des
années 1930, et le point de départ de l’Etat social moderne.
Des membres « éclairés » du patronat et des représentants syndicaux « modérés » ont pris
l’initiative de se réunir dans la clandestinité, avec quelques hauts fonctionnaires de l’Etat,
afin d’envisager ce qui pouvait être fait immédiatement après la Libération. Il s’agissait, pour
les patrons, de préparer les conditions de la reconstruction de l'après-guerre, et, pour les
syndicalistes présents, de parvenir à la généralisation des assurances sociales.
Si les négociations durant la guerre se déroulent dans un cadre équilibré, la balance penche
en faveur des salariés une fois la Libération. Une partie de la classe ouvrière sort de la
guerre radicalisée et animée de la conviction qu’une véritable transformation de la société
est à portée de mains. Les détenteurs du pouvoir craignent que ce courant ne mette à profit
la période de grande instabilité politique et sociale de l’époque pour avancer des
revendications qui débordent le cadre du capitalisme.
C’est cette peur, en fin de compte, qui amènera de leur part des concessions en vue non
seulement de la définition de structures et de mécanismes de pacification, de régulation et
de rééquilibrage des rapports sociaux, mais aussi de l’établissement structurel des
conditions de la sécurité d’existence pour tous : ce sera la consolidation du statut salarial à
travers les protections et les droits qui lui seront attachés.
Le galop d’essai d’avant-guerre
Les grands axes de l’accord représentent, en fait, la continuation et la radicalisation de la
politique adoptée en 1935 pour sortir le pays de la Grande Crise.
Dix ans plus tôt, en effet, les politiques économiques orthodoxes font la preuve de leur
incapacité à venir à bout de la profonde crise économique et sociale mondiale consécutive
au krach boursier de Wall Street en 1929. En Belgique (entre autres), le gouvernement
tripartite (catholique-libéral-socialiste) 1 du catholique Paul Van Zeeland adopte alors un cap
nouveau en abandonnant la politique de réduction des dépenses et du déficit budgétaire.
Le changement d’orientation se produit sous la double pression du mouvement social ouvrier
et du climat d’instabilité politique qui règne alors en Europe.
Le mouvement de mobilisation autour du gouvernement de Front populaire, au printemps
1936, en France, suscite un effet de contagion de l’autre côté de la frontière. Il est attisé par
le chômage, les fermetures d’entreprises, le blocage des salaires, la vie chère… Début juin :
plus d’un demi-million de travailleurs débraient. Cette démonstration de force, connue sous
le nom de « Grève des 500.000 », amène le gouvernement belge à convoquer une
Conférence nationale du travail réunissant, pour la première fois, à la même table les grands
dirigeants syndicaux et patronaux. Ceci malgré l'hostilité réaffirmée des patrons et des
conservateurs à toute mesure sociale susceptible d'entraver le fonctionnement de l'économie
de marché.
La Conférence aboutit malgré tout à des résultats significatifs. Notamment, la loi sur la
première semaine de « congés payés » du 8 juillet 1936 2 . Elle représente pour l’époque un
progrès social majeur qui va bouleverser la vie quotidienne des familles ouvrières. Jusque-là,
les rares jours ou heures de repos des travailleurs salariés se confondaient largement avec
les fêtes religieuses 3 . Autre avancée marquante : la loi instituant la semaine de 40 heures de
travail (au lieu de 48 heures auparavant) dans les secteurs de l’industrie lourde. Sa conquête
s’inscrit dans la constance du combat syndical pour la réduction du temps de travail 4 .
Malgré les limites et les entraves maintenues par le banc patronal dans leur application, les
mesures et les politiques de cette période constituent une sorte de galop d’essai, préfigurant
les grandes réformes d’après-guerre. Elles consacrent aussi la reconnaissance au plus haut
niveau de la légitimité syndicale. Laquelle annonce l'extension de la négociation collective et
l'encadrement légal du système de relations professionnelles au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale.
Une sécurité d’existence nouvelle
En 1944, pourtant, c’est d’abord et surtout l’organisation légale d’un système global de
sécurité sociale, qui marquera les esprits. Il est la pierre angulaire de ce que l’on va appeler
1
Le contexte politique intérieur chahuté par la montée du rexisme et de l’extrême droite flamande, ainsi que le contexte international marqué par les avancées des régimes totalitaires sont d’autres facteurs qui incitent à jouer la carte de l’union nationale face aux oppositions de classe traditionnelles. 2
Son auteur est le ministre socialiste borain du Travail et de la Prévoyance sociale, Achille Delattre. Les salariés devront attendre 1952 pour obtenir une deuxième semaine de congés payés, La troisième suivra en 1966, et une quatrième en 1975. 4
L’histoire du mouvement ouvrier montre que l’augmentation des gains de productivité engendrée par les changements successifs dans l’organisation du travail (machinisme, taylorisme, travail à la chaîne…) s’est largement accompagnée, sous la pression syndicale, d’une réduction du temps de travail sur la journée, sur la semaine, sur l’année et sur la carrière. Du 19ème siècle à la fin du 20ème siècle, on est passé de 4.000 heures de travail par an à une durée allant de 1550 à 1700 heures un peu partout en Europe et en Amérique du Nord. En Belgique : loi sur le repos dominical de 1905 ; loi de 1909 sur les 9 heures de travail dans les mines ; loi de 1921 sur la journée des 8 heures et la semaine de 48 heures, etc. 3
le Pacte social : « Le mot d’ordre, dit le texte de l’accord conclu, est de soustraire, aussi
complètement que possible, aux craintes de la misère les hommes et les femmes.» Au terme
de leurs négociations, employeurs et représentants syndicaux impliqués affirment « le
caractère indispensable de la solidarité entre les différentes classes de la société ».
L’expérience de la guerre, à l’échelle de la société, a modifié des comportements. En
mélangeant des milieux idéologiquement et socialement très différents, elle a pu faire naître
de grandes espérances pour plus de justice, d’égalité, de moralité sociale.
Plus prosaïquement, le deal politique conclu est le suivant : faire régner la paix sociale
comme condition de l’augmentation de la productivité, de la croissance et des profits, d’une
part (reconnaissance des bases capitalistes de l’économie); mettre en place les mécanismes
d’un nouveau partage des richesses produites dans ce cadre, principalement la Sécurité
sociale et la négociation collective de hausses salariales, d’autre part (reconnaissance du fait
social et du fait syndical). En clair, les gains de productivité financent la Sécurité sociale et la
revalorisation salariale. Le Pacte social de 1944 traduit, pour Michel Molitor, « une
conception du progrès selon laquelle la bonne marche des entreprises conjuguée à une
importante redistribution des revenus était la meilleure garantie de la prospérité » 5 .
Les protections sociales, qui sont attachées au statut salarial, fournissent à ceux qui n’ont
que leur travail pour vivre, une sécurité d’existence nouvelle en regard de la vulnérabilité de
masse qui caractérisait jusqu’alors la condition ouvrière. Non seulement les assurances
sociales signifient une couverture collective de tous les risques liés à la vie dans la société
industrielle, mais le mode de financement des prestations sociales (allocations,
remboursements, compléments…) participe d’une dynamique solidaire qui atténue les
énormes inégalités de revenus et d’existence, produites jusque-là par le capitalisme
industriel.
On assiste à l'avènement d'une société de plus en plus redistributive qui aboutira, dans les
années 1960, à l'intégration quasi totale de la classe ouvrière à la société… Même si, dans
l’immédiat, l’après-guerre reste synonyme de conditions de vie particulièrement difficiles pour
la grande majorité de la population, en matière de logement, notamment.
Paradoxalement, eu égard à son importance politique, le Pacte social, qui constitue un
préaccord entre dirigeants, n'aboutira toutefois jamais à un accord proprement dit. Les
organisations patronales et les organisations syndicales rétablies dans leur légalité après la
guerre ne dégageront en effet jamais de majorité en leur sein pour ratifier le document signé
par ses auteurs, la majorité des membres le trouvant trop radical (du côté patronal) ou trop
modéré (du côté syndical) 6 . Signe de la persistance d'une conflictualité fondamentale entre
les deux camps.
Il n'empêche : le contenu du préaccord va déterminer largement toute la politique
économique et sociale des gouvernements d'après-guerre. Le volet du texte consacré à la
5
« Les renouveaux de l’action collective », in La Revue nouvelle, juin 2006, pp. 18‐35. Les divergences apparaissent surtout dans la famille socialiste entre les syndicalistes socialistes exilés à Londres et les partisans du Mouvement syndical unifié, le MSU, créé pendant l’Occupation par André Renard, qui défendent une position beaucoup plus radicale sur le plan du contrôle ouvrier et de la démocratie économique. 6
sécurité sociale sera entièrement exécuté. Le ministre socialiste du Travail et de la
Prévoyance sociale Achille Van Acker, qui deviendra premier ministre par la suite, reste
associé au célèbre arrêté-loi du 28 décembre 1944, le véritable acte de naissance de la
Sécu contemporaine, financée, de façon mixte, à la fois par les cotisations des travailleurs et
des employeurs, et par des subventions de l'Etat.
Le nouveau système contribue immédiatement à des améliorations importantes :
rehaussement significatif du taux des prestations sociales d’avant-guerre et instauration d'un
régime d'assurance obligatoire également dans les secteurs de l'assurance maladie
invalidité et de l'assurance chômage, jusque-là refusé par le patronat.
Le grand compromis entre Capital et Travail
Les propositions relatives à la démocratisation de l’économie dans les entreprises et aux
relations paritaires, autre volet important du Pacte social, ne reçoivent pas la même priorité.
Ce n’est qu’en 1948 que la loi portant sur l’organisation de l’économie reconnaît une forme
de participation des travailleurs aux décisions économiques via les organes de la
concertation sociale qui seront créés 7 .
Il n’empêche : par ce biais, organisations patronales et syndicales acceptent de se
reconnaître mutuellement comme interlocuteurs légitimes, malgré leurs antagonismes, et
d’œuvrer ensemble à la recherche de voies structurelles de résolution des multiples conflits
du travail qui accompagnent la mise en place progressive du nouveau modèle de société.
C’est le fondement du grand compromis d’après-guerre entre détenteurs du capital et forces
du travail.
D’un côté, les syndicats, où l’option pragmatique l’emporte, mettent de côté leurs
revendications en matière de réformes de structures (capitalistes), et ils privilégient
l’obtention de la sécurité sociale et d’une forme de contrôle de l’économie. Ils acceptent
l'autorité des chefs d'entreprise comme pilotes de la vie économique des entreprises, et par
là même, ils reconnaissent et acceptent les règles de fonctionnement de l'économie
capitaliste, notamment davantage de discipline dans la production et une productivité accrue.
De ce fait, les syndicats se rallient, implicitement, au modèle productiviste du capitalisme, en
tant que moteur du progrès.
Les employeurs, eux, acceptent le principe de la négociation collective dans le domaine
social des relations du travail (fixation et évolution des salaires liées à l’augmentation de la
productivité, conditions de travail, redistribution des revenus, durée du travail, etc.). Les
entreprises achètent en quelque sorte la « paix sociale » (la non-contestation du pouvoir au
sein de l’entreprise) par le versement d’un salaire décent qui permettra aux salariés, titulaires
en général d’un travail peu valorisant ou inintéressant, de « vivre leurs passions », selon
l’expression de Patrick Viveret 8 , à l’extérieur. Le mouvement ouvrier s’y retrouvait puisqu’il
7
Cette loi institue, entre autres, le Conseil central de l’économie au plan interprofessionnel, les Conseils professionnels au plan des branches d’activité, et les Conseils d’entreprise dans les sociétés occupant de manière permanente au moins cent travailleurs. 8
Pourquoi ça ne va pas plus mal ?, Fayard, 2005. pouvait de la sorte, en théorie du moins, capter l’énergie libérée des travailleurs au service
de son projet politique 9 . Les employeurs acceptent aussi, pour rappel, le principe d’un
cofinancement de la Sécurité sociale, par le biais du prélèvement de cotisations patronales
et de cotisations des salariés qui représentent un « salaire différé ».
Avec le Pacte social de 1944, qui sera traduit en lois et en dispositifs institutionnels, la
Belgique adopte un système qui constitue un des piliers des sociétés modernes, associant
des progrès sociaux et une prospérité économique fondée sur la production industrielle (et,
bientôt, la consommation) de masse. Ce sera aussi la limite principale du modèle.
Analyse 2012-21 / Présence et Action Culturelles
9
Les mutations de l’économie et du management pousse aujourd’hui l’entreprise, en sens inverse, à vouloir recapter la motivation et la « passion » de ses travailleurs, à les internaliser à nouveau, au service de la marque ou de l’enseigne.

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