Trois regards fministes sur la presse fminine

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Trois regards fministes sur la presse fminine
Trois regards féministes sur la presse féminine
Par Mickael Chacha Enriquez, étudiant à la maîtrise en sociologie
Cette conférence, animée par Francine Descarries, a eu lieu le 24 novembre 2009. Tour à
tour, Christelle Lebreton, doctorante en sociologie, Maryline Claveau, qui vient de déposer
son mémoire de maîtrise en études littéraires et Stéphanie Mayer, candidate à la maîtrise en
science politique, ont présenté les résultats de leur recherche respective sur la presse féminine.
Une trame commune se dégage de leurs propos : chacune des revues analysées contribue à la
reproduction des stéréotypes sexistes par la mise en exergue des rôles sociaux sexués.
Christelle Lebreton nous présente son analyse du modèle du « Girl Power » dans les revues
québécoises pour adolescentes. Elle relève comment celles-ci réduisent les rapports sociaux
entre les sexes aux seuls rapports amoureux et illustre comment ces revues associent « Girl
Power » et séduction et renvoient les jeunes femmes au « paraître » comme lieu de leur
pouvoir.
La mise en place de rôles sexuels dès l’adolescence
Elle constate également à quel point le désir et les besoins sexuels des filles sont occultés et
comment celles-ci sont convoquées à répondre aux attentes et demandes sexuelles des
garçons. Cela, note-t-elle, s’oppose paradoxalement non seulement à la construction d’une
identité autonome, mais encore à la construction d’une féminité axée sur le pouvoir de
séduction sexualisée, ce qui constitue en réalité un risque de disempowerment des
adolescentes.
Conclusion qui s’impose de cette analyse, Christelle Lebreton parle du double standard
entretenu dans cette presse qui présente les hommes comme des prédateurs qui veulent du
sexe, et les femmes comme des êtres dociles qui veulent l’amour à tout prix. Ainsi les filles
sont incitées à prioriser leurs relations amoureuses et, en même temps, à se montrer
compréhensives face aux comportements des garçons. On peut parler ici d’un apprentissage
de la docilité. De plus, constate la chercheure, la norme des rôles traditionnels est
constamment rappelée, y compris de la plume des « experts » psychologues ou sexologues qui
répondent au courrier des lectrices.
Pour sa part, Marilyne Claveau s’est intéressée à la construction de l’identité féminine dans
la presse féminine. Postulant que la presse féminine fait partie du quotidien des femmes et les
accompagne toute leur vie, elle a choisi d’étudier trois magazines féminins s’adressant à des
générations différentes de femmes. Les trois magazines retenus sont : Filles Clin d’œil
destiné aux adolescentes, ELLE Québec qui s’adresse aux femmes adultes et Bel Âge qui cible
spécifiquement les aînées.
Les modèles de la femme traditionnelle (femme-objet) et la femme libérée/émancipée
(femme-sujet) dans la presse féminine
Elle constate que les magazines Fille Clin d’œil et Elle Québec véhiculent un message
traditionnel et inscrivent les femmes dans un cadre patriarcal où les hommes et les femmes
sont hiérarchiquement complémentaires. L’obsession du paraître, l’impératif de beauté et,
pour les femmes adultes, une crainte de vieillir occupent l’essentiel de l’espace, alors que
dans Bel Age les sujets principaux sont liés au bien-être et la santé. Le corps et la féminité ne
sont donc pas engagés de la même manière selon la génération visée. Plus les femmes
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vieillissent, moins la féminité est liée au paraître et à la séduction et plus elle se traduit en
valeurs comme l’altruisme.
Selon Marilyne Claveau, femme traditionnelle et femme libérée sont présentées dans une
alternance récurrente, mais la femme libérée a particulièrement mauvaise presse, tout comme
le féminisme. Certes on y présente une femme qui gère à la fois sa carrière, sa famille et sa vie
d’épouse, mais celle-ci doit également présenter une féminité épanouie (post-féminisme),
laissant entrevoir un modèle de libération individualiste et tributaire de la société de
consommation.
La représentation globale est donc davantage celle d’une femme traditionnelle dont le pouvoir
réside dans ses capacités de séduction sexuelle (« Girl Power »). C’est donc bien davantage
sur sa beauté que sur ses idées ou ses opinions que reposent ses chances de succès. Quant à la
personne plus âgée, le discours et les représentations ne laissent plus de place pour
l’expression d’une sexualité active. C’est essentiellement à prendre soin de sa santé et de son
bien-être physique et mental que cette dernière est invitée.
L’analyse de la construction de l’identité féminine a travers la presse féminine a été
complexifiée d’un point de vue intergénérationnel par Marilyne Claveau. En effet la presse
féminine fait partie du quotidien des femmes, les accompagne toute leur vie et se spécialise en
offrant différents modèles de femmes. La liberté est alors toujours liée au corps, mais vient
avec la santé, non pas avec une libération des contraintes patriarcales.
Enfin, la présentation de Stéphanie Mayer a permis de questionner la place de
l’antiféminisme et du masculinisme dans le magazine Châtelaine, qui est actuellement lu par
plus de 20 % des québécoises.
« Quand le châtelain s’invite chez Châtelaine »
Proposant de définir l’antiféminisme comme un mouvement de pensée et d’action s’opposant
aux projets des féministes 1 , Stéphanie Mayer constate que l’antiféminisme est présent dans la
revue Châtelaine depuis sa fondation dans les années 1960, mais que son importance s’est
accrue au tournant des années 1980 et prend des formes plus explicites à partir des années
1990. Il se décline dorénavant dans les pages de la revue sous le mode masculiniste, que
l’auteure définit comme une forme particulière d’antiféminisme qui prétend que les femmes et
surtout les féministes dominent une société dans laquelle les hommes sont efféminés et n’ont
plus de rôle à significatif à jouer 2 .
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Plus spécifiquement Stéphanie Mayer a découpé son analyse en six périodes distinctes :
- 1960-1961 (année de création) : La revue se veut néo-féministe et des réponses féministes
de la rédactrice en chef font écho à la chronique masculine tenue par un homme.
- Fin des années 1970 : l’affirmation politique des féministes et leurs luttes occupent une
place importante dans la revue, cependant un des premiers axes du discours masculiniste
apparaît : le féminisme est retenu comme la cause de la déstabilisation de la masculinité
traditionnelle.
1
Descarries Francine, 2005, « L’antiféminisme "ordinaire" », Recherches féministes, vol. 18, no 2, p. 137-151.
Blais Mélissa et Francis Dupuis-Déri, 2008, Le mouvement masculiniste au Québec, l’antiféministe démasqué,
Éditions du remue-ménage, Montréal, 257pages.
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- 1989-1990 (Les années entourant la tuerie de l’École Polytechnique) : On assiste à une
présence accrue du discours masculiniste. Deux premiers dossiers spéciaux sur les hommes
sont proposés, dans lesquels le mal-être identitaire et la perte des repères traditionnels de la
masculinité ainsi que les questionnements sur la paternité sont mis de l’avant. Stéphanie
Mayer fait remarquer que cette période est marquée par l’activisme politique des hommes
divorcés et séparés. Elle note également un discours qui naturalise la violence masculine,
alors que les lectrices qui écrivent à la revue ont surtout tendance à dire qu’elles ne sont pas
féministes et que certains lecteurs font état de la souffrance occultée de Marc Lépine.
- 1995-1996 : Malgré son importance, aucune mention ne sera faite de La Marche du Pain et
des roses dans la revue. Un nouveau dossier, un troisième, sur les hommes est publié dans
lequel on fait état de la vulnérabilité et de la sensibilité des hommes divorcés/séparés, alors
que plusieurs lectrices néo-traditionalistes s’expriment et revendiquent la possibilité d’être
une femme-mère à la maison.
- Le tournant des années 2000 : les propos masculinistes et anti-féministes gagnent encore de
l’espace dans le magazine. Une chronique tenue par un homme apparaît dans laquelle le rôle
des nouveaux pères est omniprésent. Le discours va même jusqu’à suggérer que l’articulation
travail-famille soit plus difficile pour les hommes que pour les femmes.
- Le Châtelaine actuelle (2005-2009) : une dépolitisation des propos, la promotion d’un
modèle de femme néo-traditionaliste et un questionnement sur la pertinence du féminisme
indique, selon Stéphanie Mayer, l’accueil que fait la revue à un discours antiféministe
explicite. Elle constate en l’occurrence que les discours masculinistes et anti-féministes
tiennent une place de plus en plus grande dans la presse féminine, place qui traduit la
radicalisation du mouvement masculiniste.
Peut-on changer la presse féminine ?
Ces constats ont permis à Stéphanie Mayer de formuler plusieurs propositions pour
changer Châtelaine pour son cinquantième anniversaire : actualiser la conception des luttes
féministes; réhabiliter et revaloriser le modèle des femmes comme agentes de transformation
sociale; développer un filtre contre les discours anti-féministes; etc. Elle pense qu’en tant que
féministe on ne peut pas abandonner la presse féminine et qu’il faut tenter de l’influencer.
Christelle Lebreton considère qu’il faut plutôt écrire des articles pour dénoncer la
presse féminine, et que notre capacité d’action en direction de ces revues est extrêmement
limitée.
Marilyne Claveau explique qu’il est difficile de changer les choses, parce que les
critères économiques priment sur le contenu rédactionnel. À cet effet, elle donne l’exemple du
passage de Filles d’aujourd’hui à Filles Clin d’œil en 2005, puis à FCD en 2007. Il y avait
auparavant un réel contenu social (sans être féministe) qui n’était pas sexualisé dans ce
magazine, mais on a évacué tout le contenu social pour se conformer au marché et pour
rentabiliser les ventes.
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