Martine_Segalen_CoRP_23juin2014 RevuMS

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Martine_Segalen_CoRP_23juin2014 RevuMS
Parenté, filiation et alliance en anthropologie
Par Martine Segalen
Intégrale Intervention du 23 juin 2014
auprès du Collectif pour le Respect de la Personne (CoRP)
Introduction
Avant d’être sociologue et anthropologue, dans les années 60 je fus vendeuse de pullovers, et une de mes collègues avait deux enfants qui étaient élevés par ses parents :
elle les voyait une fois tous les quinze jours. Aujourd’hui cela ne serait plus accepté,
or c’était souvent le cas dans les années trente, quarante, cinquante, pour les femmes
qui travaillaient, de faire élever leurs enfants par leurs parents.
Cette circulation des enfants se retrouve dans beaucoup de sociétés. J’ai fait une
étude sur les grands-parents [2014], il y a de nombreuses comparaisons culturelles et
un ensemble de travaux qui parlent de la circulation des enfants. C’est seulement à
partir des années 1970 avec le développement des adoptions que Suzanne
Lallemand, travaillant sur la société Mossi en Haute-Volta, commença à s’intéresser à
la façon dont les enfants circulaient et n’étaient pas élevés par leurs géniteurs.
Dans toutes les sociétés que je vais évoquer la place de l’enfant n’a rien à voir avec
celle de l’enfant dans notre société, qui est devenu un bien rare, un enfant chéri,
voulu par le couple, fondant la filiation (lorsqu’il n’y a pas mariage). Enfant dû,
désir d’enfant pour soi, pour fonder son couple, pour être dans la norme.
Au contraire, dans toutes les sociétés dont je vais parler, qui vivent encore sur la
force de travail sans soutiens publics, l’enfant est un bien précieux à multiplier dont
la force doit servir dans la société, enfant travailleur, soutien aux vieux etc.. Enfant
bien précieux, enfant bien négociable. Comme l’a été la femme pendant longtemps.
D’ailleurs les chercheurs mettent en rapport ces pratiques de circulation d’enfants
avec celles de circulation des épouses. Pratiques observées aussi bien dans les
sociétés lignagères que cognatives .
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Le transfert d’enfants sous toutes ses formes s’inscrit aussi dans un ensemble de
représentations sur le corps, les fluides, la maladie et la mort, qui structurent la
pensée et les faits sociaux.
Deux considérations générales préalables sur les motifs de la circulation d’enfant.
1- La stérilité (dite) féminine : donner un enfant à une femme qui n’en a pas. C’était le
cas dans la France ancienne, et dans des sociétés non européennes. La stérilité est une
malédiction.
2- La stérilité n’est pas la seule raison de la circulation des enfants : voir le tableau
extrait de l’ouvrage de Maurice Godelier [2004] qui décompose les diverses
2 principe cognatique : reconnaissance des deux lignées, paternelle et maternelle.
Lignagère : les deux lignées sont reconnues, mais dans les yssètmes uni-lignagers, les
biens, les savoirs, les responsabilités transitent par une seule lignée, soit celle des
hommes (patri-linéaire) soit celle des femmes (matri-linéaire). modalités de la parentalité, grille à laquelle je rajouterais aussi les normes de
comportement selon les liens entre les générations.
La question des droits sur l’enfant qui circule se pose en des termes beaucoup plus
souples que dans nos sociétés qui ne connaissent que la procréation et l’adoption,
deux formes très tranchées de « droits » sur l’enfant, l’adoption substituant
définitivement les tuteurs aux géniteurs biologiques.
Départons-nous de nos conceptions très biologiques de la parenté occidentale, où
seuls les géniteurs peuvent élever leurs enfants. Dans beaucoup de sociétés la
fonction génitrice et éducative sont dissociées.
Il existe une forme intermédiaire, plus flexible, plus souple, appelée par Esther
Goody « fostering », vieux mot français fosterage qui est dérivé du vieil anglais, fod,
food = élever et nourrir un enfant comme des parents.
II- Sociétés africaines
Il y a une grande diversité selon les modes de circulation des enfants. Voir le chapitre
« Les grands parents dans l’univers », p. 224-225.
Il faut comprendre que nous sommes là dans des systèmes lignagers, qui font qu’un
enfant, avant d’appartenir à un couple, appartient à toute sa parenté patri- ou matrilinéaire. C’est toute la parenté qui possède en commun des droits et des obligations
sur les ressources, et l’enfant rentre dans le champ de ces ressources qui sont
partagées ; il y a donc une grande diversité des modalités de cession de l’enfant, de la
nature et de l’étendue des devoirs parentaux délégués.
La proportion d’enfants placés est en relation avec un système matrimonial : s’il y a
versement de prestations matrimoniales à la famille de la femme, alors la lignée
masculine qui a versé ces prestations assure ainsi sa propriété de l’enfant et l’élevage
et l’éducation seront bien plus assumés par le père et la mère biologique; il n’y a pas
beaucoup de circulation d’enfants, alors que dans une société où les groupes de
filiation sont faibles, où il n’y a pas eu de prestations matrimoniales, plusieurs
lignées peuvent revendiquer l’enfant.
A quel âge l’enfant est-il confié ? Jeune pour aider une grand-mère, plus âgé auprès
d’une autre famille, ce qui est une forme l’apprentissage (c’est le cas des sociétés
contemporaines africaines urbaines) ou en diaspora qui reçoivent les enfants du bled,
ou cas de migration. Ce système d’ailleurs fonctionne en migration : les familles
africaines installées en France reçoivent des enfants d’apparentés par obligation
familiale, ce qui ne plaît pas toujours aux enfants biologiques, européanisés, qui
doivent faire de la place dans leur chambre.
Suzanne Lallemand considère deux types de circulation, l’une en harmonie, l’autre
en dysharmonie. Dans le premier cas, l’enfant circule au sein de son groupe de
descendance, si l’enfant est confié à un consanguin de l’un de ses géniteurs et
finalement va dormir chez une grand-mère mais voit sa mère au quotidien : l’enfant
est capté au plus proche. La filiation dysharmonique, c’est lorsqu’il change de groupe
de filiation, avec changement de résidence, changement d’identité pour l’enfant.
Il y a des dons complets, définitifs et exclusifs, et des transferts partiels, réversibles,
inclusifs.
Enfin il y a des développements plus complexes qui mettent en rapport la circulation
des enfants et des épouses, jusqu’au cas des petites fillettes chinoises envoyées sous
le toit de leur époux pour être élevées par leurs futures belles-mères (ce n’est pas une
adoption qui est dans la logique de la filiation, mais c’est une logique d’alliance).
III- Les sociétés malaises
L’adoption y est très répandue et concerne surtout les filles : les unes compensent
une distribution démographique inégale (pas assez d’enfants ou pas du tout) entre
parentes proches, sœurs, mère et fille, mère et épouse du fils. Il faut un nombre
« suffisant » d’enfants. Déplacement effectif de l’enfant qui est assimilé, socialement,
affectivement et matériellement aux descendants généalogiques des tuteurs, y
compris pour ce qui concerne l’héritage. Société uxorilocale : société où le transfert
d’enfants est marqué par des rituels qui soulignent la séparation symbolique.
Je cite Josiane Massard parlant de l’adoption « spontanée du nouveau-né » : lorsque
la petite fille est âgée de 40 jours, on procède à un rasage rituel organisé par les
parents sociaux : les géniteurs sont conviés, mais se tiennent à l’écart. Les donneuses
admettent en effet que ce n’est pas sans déchirement qu’elles renoncent à un enfant
de leur « propre sang »… L’enfant est rapidement informée de la réalité
généalogique et apprend à utiliser les termes de mère et père lorsqu’elle s’adresse
aussi bien à ses géniteurs qu’à ses parents adoptifs. De même en adresse elle ne
distingue pas ses germains biologiques de ses germains sociaux. Généralement elle
vient en visite ou pour de brefs séjours dan sa famille d’origine et c’est d’elle que
dépend le choix ultime de retourner auprès de ses géniteurs. Les grands-parents ont
un « droit de préemption » sur l’enfant.
Relation adoptive de confiance.
S’il y a mort de la mère, méfiance à l’égard de la belle-mère, et la grand-mère adopte
les enfants, les élève. Il y a aussi des cas d’adoption d’un fils dans le cadre d’un
système de travail pour travaux de défrichement et plantation.
Partage de parenté, pour aider les enfants en mauvaise santé. On recherche une
tutrice qui est dite dotée d’une puissance vitale, qui a une bonne aptitude à élever et
soigner les enfants faibles : il s’agit d’une puissance vitale manifestée dans des
rituels.
Cas d’adoptions symboliques qui permettent de donner des tuteurs à l’enfant.
Tuteur choisi chez les sultans (pensons aux rois thaumaturges), compadrazgo. Les
individus qui sont sollicités au village et ont ainsi de nombreux enfants symboliques
sont auréolés de prestige, et les liens peuvent être sollicités sur le long de la vie de la
part de leurs enfants.
L’adoption totale est établie au bénéfice des parents preneurs dépourvus d’enfants,
alors que l’adoption symbolique est au profit de l’enfant à qui l’on veut donner un
potentiel vital.
Autre société : les Sulka de Nouvelle Nouvelle Bretagne, état de Papouasie NouvelleGuinée étudiés par Monique Jeudy-Ballini. Là l’adoption est la règle, les enfants
utilisent les mêmes termes pour parler de leurs parents biologiques ou adoptifs.
L’enfant est « dû » à la parenté. Dans ces sociétés, la parenté est créée par la
nourriture, le partage de nourriture.
Pour conclure
Les anthropologues ont fait de l’étude de la parenté, de la filiation et de l’alliance, la
pierre angulaire de leur discipline. A travers la diversité des cultures du monde, ils
ont montré la diversité des modes d’être en « famille », de se reproduire, de vivre, de
s’épouser, en s’attachant toujours à connaître les représentations auxquelles étaient
attachés les comportements et en les inscrivant dans le contexte économique et social
de la société étudiée. Ainsi ont-ils offert à la connaissance une très riche moisson de
savoirs sur ces sociétés qui fonctionnent toutes sur un mode de partage en commun,
de solidarités fondées sur une organisation parentale en clans et lignages, ou sur des
solidarités de voisinage ou de collectivité locale.
Peuvent-ils arguer d’une comparaison entre ces sociétés-là et les nôtres, séparées par
une rupture radicale (Durkheim a
parlé depuis longtemps des solidarités
mécaniques et des solidarités organiques). Les rapports à l’enfant sont radicalement
différents entre « eux » et « nous » et on ne peut se prévaloir d’une continuité entre
les nouveaux modèles de parentalité et ceux qui fonctionnent dans les sociétés
« exotiques ». De plus, quelle que soit la diversité des modes d’organisation de la
parenté (patri ou matrilinéaire, bilatérale, cognatique, etc.), aucune de ces sociétés ne
connaît de filiation uni-sexuée. Certes on connaît l’exemple unique des Nuer resservi
sans cesse, et les Na de Chine (mais enfin il y a une mère, s’il y a plusieurs pères).
Ainsi l’autorité que les anthropologues s’arrogent au titre des savoirs de leur
discipline est infondée, car la pluriparentalité contemporaine est elle aussi
radicalement différente de ces pluriparentalités parfaitement normées, issues du
fosterage ou de la circulation d’enfants.
Est-ce ce savoir qui confère aux anthropologues une autorité particulière pour
s’arroger le droit de confisquer la parole à propos du recours à la PMA ou GPA?
Pour délégitimer toute opposition à leurs propositions au titre que ces opposants
seraient des « nostalgiques » d’un ordre matrimonial traditionnel, qui ignoreraient
les changements dans les rapports entre les sexes et les générations? En somme
rejouant le combat classique des modernes contre les anciens? Evidemment les anthropologues ne sont pas idiots et connaissent bien ces différences
entre ces sociétés autres et les nôtres. Désormais, c’est sur les conséquences de la
déliaison entre filiation et sexualité, filiation et engendrement, issues des
transformations liées à la nouvelle visibilité de l’homoparentalité, de la PMA ou de la
GPA, qu’ils s’appuient pour proposer des changements législatifs fondamentaux.
Une dérive sémantique a créé au fil des années une chaîne à partir de ce nouveau
terme de parentalité qui a fait irruption dans le langage depuis une vingtaine
d‘années. Elle a commencé avec la monoparentalité, puis la beau-parentalité, la
grand-parentalité, l’homoparentalité, et l’invention du terme de co-parentalité pour
désigner les multiples façons de se procurer un enfant, en dehors des outils que la
nature a donnés aux humains. Et cette dérive linguistique place ces termes sur le
même plan, comme dans un continuum ascendant, alors qu’ils abritent des situations
très différentes dans le rapport entre les divers géniteurs de l’enfant et ceux qui
l’élèvent. Elle légitime alors la demande de réformes du droit de la filiation,
supposées être signes de progrès.
Il me semble qu’analyser précisément chacune de ces situations permettrait de
défaire des raisonnements qui apparaissent très solides sur le plan du droit. Et parmi
tant d’autres questions, se pose celle-ci : le droit doit-il satisfaire toutes les demandes
sociales ? La loi Naquet sur le divorce qui datait de 1884 a été réformée en 1975 sous
la pression des changements sociaux considérables concernant les relations entre les
sexes, mais elle concernait tous les citoyens. Faut-il au nom de demandes
minoritaires réformer le droit de tous? Vaste débat.
Du point de vue de ces procréations assistées, se pose le soupçon d’inceste. Une
américaine a fait un travail sur le soupçon d’adultère dans le cas de contrat de mère
porteuse, et même d’inceste si le donneur est un proche parent. Inceste entre enfants
non consanguins portés par la même femme. Distinguer le circuit sexuel du circuit de
la gestation pour déjouer les accusations d’adultère : l’ouvrage d’Elly Teman est un
des premiers travaux de recherche sur le sujet.
La filiation aujourd’hui est élective, sentimentale, on dit qu’ « aimer » suffit à fonder
une famille. De mon point de vue, il faut regarder le tableau de Godelier cité cidessus, et avoir le courage de dire que c’est un saut considérable qu’il est demandé
de faire à la société si l’on acceptait la GPA.
Références bibliographiques
Attias-Donfut Claudine et Martine Segalen, 2014, Grands-parents, la famille à travers les
générations (avec Claudine Attias-Donfut), Paris, Odile Jacob, 3 ed, poche
Godelier Maurice, 2004, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard
Goody Esther, 1982, Parenthood and Social reproduction. Fostering and occupational roles
in West Africa, Cambridge, Cambridge University Press.
Jeudy-Ballini Monique, 1992 « De la filiation en plus : l’adoption chez les Sulka de
Nouvelle Bertagne, Droit et cultures, L’Harmattan, n° 23 : 109-135.
Lallemand Suzanne, 1993, La circulation des enfants en sociétés traditionnelle. Prêt, don,
échange. Paris, L’Harmattan.
Massard Josiane, 1983, « Le don d’enfants dans la société malaise », L’Homme, 23, 3,
101-144
Teman Elly, 2010, Birthing a mother : the surrogate body and the Pregnant self, Berkeley,
University of California Press.
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