Préface à l`édition française

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Préface à l`édition française
Préface à l’édition
française
Laurence Tubiana
L’état de la planète 2006 vient, comme chaque
année, nous rappeler l’urgence des problèmes
nés de modèles de développement économique insoucieux du long terme et indifférents
aux inégalités qu’ils génèrent. Rien de nouveau ? Si, avec son coup de projecteur sur
l’Inde et la Chine, le rapport du Worldwatch
nous fait percevoir les bouleversements profonds qui nous attendent et qui posent, de
manière tout à fait nouvelle, le problème du
développement durable à l’échelle de la planète. C’est que justement, avec le développement économique de la Chine et de l’Inde et
des autres pays émergents très peuplés, nous
avons changé d’échelle, et les problèmes liés
aux activités humaines aussi. Quarante pour
cent de la population mondiale en marge
de l’économie mondiale jusqu’au début des
années 1990 est en voie d’intégrer à grande
vitesse l’économie mondialisée. Depuis 1980,
le nombre de travailleurs qui ont rejoint
l’économie de marché a doublé. Le taux de
croissance économique de la Chine, malgré
toutes les tensions, laisse penser que l’objectif
« 4 Chines en 2020 » poursuivi par le gouvernement chinois a de grandes chances de se
réaliser. Quant à l’Inde, elle devrait dépasser
la Chine en population et en taux de croissance dans les quinze prochaines années.
La montée en puissance de ces pays-continents modifie profondément le débat sur
le développement économique mondial et
sa durabilité. La généralisation dans les pays
émergents du modèle de développement issu
de ce qui pourrait devenir « l’ancien premier
monde », et ses dangers, n’est plus un débat
de prospective, c’est un débat d’actualité. Nous
sommes au pied du mur comme le souligne
Sunita Narain dans sa préface, et les phrases
prémonitoires de Gandhi sur le développement
de l’Inde prennent tout leur sens : combien
de planètes pour doter tous les habitants de la
Chine et de l’Inde des mêmes biens de consommation qu’un Américain ou un Européen ?
Laurence Tubiana est directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales
(IDDRI) et titulaire de la chaire de Développement durable de Sciences Po (Paris). Elle est membre
du CCICED (China Council for International Cooperation on Environment and Development) et du
Conseil scientifique de l’Ecole des Ponts. Elle est également membre du Conseil d’administration de
l’IFPRI (International Food Policy Institute) et du Cirad (Centre international de la recherche agronomique). De 1997 à 2002 elle a été chargée de mission pour les questions d’environnement mondial,
conseillère pour l’environnement et membre du Conseil d’analyse économique du premier ministre
français Lionel Jospin. Laurence Tubiana est diplômée de Institut d’études politiques (IEP, Paris) et
docteur en sciences économiques.
XI
L’état de la planète 2006
PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE
Il est clair aujourd’hui que les pays émergents ne peuvent compter se développer sur
le modèle d’utilisation intensive de ressources
naturelles à bon marché qui a caractérisé la
deuxième révolution industrielle, notamment en matière d’énergie fossile. L’accès
aux ressources énergétiques fossiles, aux ressources forestières, halieutiques, minières et
alimentaires est en voie de devenir un sujet de
tensions mondiales, et, potentiellement, pour
certaines ressources, de conflit. La Chine
consomme aujourd’hui 26 % de l’acier mondial, 47 % du ciment et est déjà le deuxième
importateur mondial de pétrole (mais loin
derrière les Etats-Unis). La perspective de
quadruplement du PIB chinois (par rapport
à 1999) sur la base de la même intensité en
ressources naturelles est une impasse.
Quelles réflexions faut-il engager pour comprendre ces enjeux ? Ce rapport 2006 montre qu’il faut s’attaquer aux deux bouts de la
chaîne. Les pays émergents doivent inventer
un nouveau modèle qui ne soit pas le prolongement de ce qu’ils peuvent observer dans
l’ancien monde. Pour la Chine et l’Inde, c’est
le moment des choix alors que s’engage leur
11e Plan de développement ; choix d’investissements, de modèle de production et de
consommation qui organiseront leur économie
pour les prochaines décennies et vont profondément marquer l’environnement mondial.
De leur côté, les pays du premier monde
doivent permettre l’accès aux ressources
des pays émergents : loin d’entrer dans une
compétition pour cet accès, ils doivent restreindre fortement leur prélèvement sur les
ressources naturelles. C’est la seule attitude
responsable pour que les pays émergents
considèrent comme légitime et équitable une
réflexion sur le modèle de croissance qu’ils
vont emprunter.
Dans tous les cas de figure, l’avenir de
l’environnement mondial et de la coopération
internationale pour gérer les ressources monXII
diales de façon durable dépendra des choix
et des positions prises par les pays émergents.
Rien ne pourra se décider sans eux, et le club
des pays riches n’est plus le seul à orienter
l’avenir de la planète. Leur rôle dans le choix
des différentes options de la gouvernance
mondiale s’est illustré particulièrement dans
le domaine du changement climatique avec
l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto. La
mort du Protocole comme celle du système
multilatéral a été annoncée à plusieurs reprises,
tout spécialement après la Conférence des parties de New Delhi. Au cours de cette conférence, l’administration américaine avait réussi
à rallier les pays émergents à sa vision, refusant
toute contrainte internationale pesant sur son
modèle de croissance. Or, longtemps reportée, la ratification russe a déclenché l’entrée en
vigueur du Protocole et a démenti le constat
de son décès. Il s’agit donc aujourd’hui de
négocier la deuxième période de l’engagement
multilatéral (après 2012) et de construire un
cadre répondant à deux questions majeures :
le retour des Etats-Unis dans le processus et
l’engagement des pays émergents qui seront
bientôt dans le groupe des grands émetteurs
de gaz à effet de serre. La vision européenne
d’une coordination de l’action collective
internationale par des règles, particulièrement
incarnée dans le processus de Kyoto, ne rallie
pas tous les suffrages. Les Etats-Unis proposent au contraire d’abandonner l’idée d’un
cadre global pour lancer des programmes de
coopération technologique.
Il n’est pas facile pour l’Union européenne de rallier les pays émergents et les
Etats-Unis à l’idée d’un cadre multilatéral,
certes redéfini, mais qui s’impose comme
une contrainte par rapport aux stratégies
domestiques de développement. Si les instruments du Protocole sont acceptés – marchés de droits d’émissions et investissements
dans le cadre du mécanisme de développement propre – il n’en est pas de même pour
L’état de la planète 2006
PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE
le reste du dispositif, de l’allocation initiale
de droits au rôle du stockage du carbone,
en passant par les mécanismes d’observation
ou de pénalités, ou même de la formulation
d’objectifs quantifiés de réduction.
Les options pour 2012 peuvent donc
remettre à l’ordre du jour des solutions
décentralisées ou davantage fondées sur des
engagements volontaires : si les pays émergents tranchent dans ce sens, il deviendra
impossible aux pays européens de respecter la
discipline d’engagements quantifiés alors que
la compétition économique augmente. Or, le
Protocole de Kyoto n’est qu’un premier pas.
Il ne concerne que 40 % des émissions mondiales avec un objectif pour l’année 2012.
Stabiliser le climat avec un niveau modeste de
réchauffement (2 degrés Celsius en moyenne)
et en laissant une place au développement
économique des pays émergents signifie des
réductions très importantes des émissions des
pays développés. Sans cadre global, il n’y aura
pas de lutte efficace contre le changement
climatique.
Plus généralement, les pays émergents (les
« BICS » : Brésil, Inde, Chine, Afrique du Sud)
jouent déjà, ou vont jouer, un rôle déterminant dans la construction du nouveau système de gouvernance mondiale. Exprimées au
nom de l’inefficacité du système, du manque
d’équité ou d’une faible légitimité, les contestations du système actuel peuvent déboucher
sur une volonté de re-nationaliser les politiques et de mettre en avant la primauté des
intérêts stratégiques nationaux, laissant aux
rapports de force internationaux (économiques, militaires…) l’arbitrage entre intérêts
concurrents. Au contraire, elles peuvent aussi
conduire à des tentatives de modernisation
et d’adaptation du système né de la Seconde
Guerre mondiale. C’est l’objet de la réforme
des Nations unies. Dans ce débat, les pays
émergents ont d’abord cherché à renforcer
leur rôle dans le système intergouvernemental, en exerçant leur leadership au sein des
pays en développement, ce qui tend à faire
éclater le G 77, le regroupement des pays du
Sud créé en 1964. Deux exemples l’illustrent.
Le G 22 a été constitué à l’initiative du Brésil
dans le cadre des négociations commerciales ; il regroupe, autour du noyau des pays
émergents, des pays en développement qui
partagent les mêmes objectifs, notamment sur
la négociation agricole. Dans la Convention
sur la diversité biologique, les pays émergents
ont constitué un groupe de négociation, « les
pays mégadivers », qui a proposé un nouveau
régime de droits de propriété intellectuelle. Ces
pays prennent pied également dans les nouveaux arrangements internationaux comme le
Fonds mondial contre le sida auquel le Brésil
contribue, ou le Nouveau partenariat pour le
développement de l’Afrique (NEPAD) soutenu par l’Inde. Ils s’investissent aussi dans la
formulation d’une doctrine sur l’encadrement
de la mondialisation comme en témoigne la
déclaration de Brasilia, signée en 2003 par les
grands pays émergents démocratiques (Brésil,
Inde, Afrique du Sud), véritable manifeste de
la gouvernance mondiale. Les pays émergents
vont-ils trancher entre le nationalisme économique – ou la doctrine de la puissance – et
le système multilatéral en s’investissant dans
l’élaboration des règles mondiales ? Face aux
incertitudes européennes et à l’incapacité des
Etats-Unis de proposer un cadre global acceptable, les pays émergents tiennent sans doute
les clés des orientations futures.
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