Le parti russe Facebook - l`Institut d`Histoire sociale

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Le parti russe Facebook - l`Institut d`Histoire sociale
colloque
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LA RUSSIE NOUVELLE
par Zoïa Svetova*
Le parti russe Facebook
L
A RUSSIE EST AU SEUIL d’un grand changement. Personne ne saurait dire aujourd’hui ce
qu’il sera. En tout cas, il ne faut pas croire celui
qui prétend le savoir. À un mois des élections, personne
ne peut même prédire si Vladimir Poutine sera gagnant
au premier tour. Cependant, il est fort peu probable
qu’il reste Président pendant douze ans, et même qu’il
tienne jusqu’au bout de son premier mandat de six ans.
Cette mobilisation populaire inouïe en décembre 2011
© FSP JFT
– du jamais vu depuis vingt ans – a reçu le nom de
«révolution des neiges» ou de «révolution Facebook».
En réalité, ce n’est pas une révolution: les gens protestent contre le jeu sans règles du
pouvoir, contre la dégradation morale et l’absence d’un État de droit, imposés à la société
par le régime de Poutine.
Essayons de comprendre la nature de cette nouvelle protestation.
Comment ce mouvement est-il né?
Avant les élections parlementaires, il y a eu des discussions, essentiellement sur Internet, sur
différentes stratégies de vote. C’est la consigne du célèbre avocat et blogueur russe, Alexeï
Navalny, qui l’a emporté: «Non au parti des escrocs et des voleurs!». Navalny a suggéré de
voter aux élections pour n’importe quel parti à l’exception du parti du pouvoir, la Russie
unie. Et en effet, de très nombreuses personnes ont voté pour les communistes ou pour la
Russie juste en signe de protestation, sans adhérer aux programmes de ces partis.
*
Fille de deux écrivains soviétiques dissidents, d’abord professeur de français et interprète de conférence, Zoïa
Svetova est devenue journaliste russe d’opposition. Elle est, notamment, journaliste au New Times; elle est également une active militante des droits de l’homme et, à ce titre, elle est titulaire de nombreux prix des droits de
l’Homme.
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© ALEXEY YUSHENKOV
HISTOIRE & LIBERTÉ
Les élections ont eu lieu le 4 décembre 2011.
Poutine avait exigé de sa «verticale du pouvoir»
qu’elle assure, grâce à la «ressource administrative », près de 60 % des votes à la Russie unie,
mais le score réel de ce parti fut de l’ordre de
30 %, et à Moscou, seulement de 23 à 25 %.
Selon des évaluations d’observateurs indépendants, plus de 15 millions de votes ont été falsifiés pour obtenir le score officiel de 49,5 % pour
L’avocat blogueur Alexeï Navalny
la Russie unie.
Le 4 décembre au soir, des vidéos et des photos commencèrent à circuler sur Internet
où l’on voyait de nombreux cas de bourrage d’urnes. Cela a provoqué une vague d’indignation. Un jeune journaliste a appelé sur sa page Facebook à sortir dans la rue le
5 décembre. Quelques heures plus tard, des milliers de personnes ont annoncé sur
Facebook qu’ils participeraient au meeting. Le meeting eut lieu près du métro «Tchistyïé
Proudy». Bien qu’il fût autorisé, 200 personnes ont été arrêtées et 80 parmi elles ont écopé
de 10 à 15 jours de prison.
J’ai visité ces gens en prison qui, pour la plupart, avaient été observateurs dans des
bureaux de vote. Choqués, ils sont sortis dans la rue pour protester contre les falsifications
dont ils avaient été eux-mêmes témoins. Les citadins en colère ne voulaient pas qu’on les
prenne pour un troupeau docile.
Mais le point de départ de cette indignation date de bien avant les législatives. Lorsque,
le 24 septembre 2011, Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev annoncèrent publiquement
que leur échange de rôles avait été conçu d’emblée, les gens se sont sentis humiliés et
offensés. Certains se disaient prêts à faire leurs valises et à quitter la Russie.
Rapidement, surtout au sein de la classe moyenne, le désir est né de protester publiquement. Il s’est avéré que les causes de l’irritation contre le pouvoir s’étaient accumulées
depuis longtemps.
D’abord, c’étaient des « petites choses ». Par exemple, lorsque le cortège présidentiel
traverse Moscou, on ferme les voies magistrales et les automobilistes passent des heures
dans des bouchons. Et le Président n’est pas le seul à perturber le trafic moscovite: les hauts
fonctionnaires eux aussi ont droit à des gyrophares qui permettent à ces «serviteurs du
peuple» de passer là où le «menu fretin» est pris dans des embouteillages monstres.
En été 2010, d’horribles incendies de forêt ravagèrent la Russie. Les gens ont compris
alors que les autorités étaient incapables de leur venir en aide, à cause de l’impréparation
totale aux situations d’urgence, et ils se sont souciés de leur propre salut en organisant des
groupes de volontaires.
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Zoïa Svetova, Pierre Rigoulot, Marie Mendras
© FSP JFT
Et voici un facteur bien plus sérieux d’une irritation permanente : en douze ans, le
«régime Poutine» a détruit les rudiments d’une justice indépendante. Aujourd’hui, n’importe qui peut être arrêté et jeté en prison. Ainsi, il est dangereux de faire du business: près
de 100000 hommes d’affaires sont poursuivis chaque année au pénal, abusivement pour la
plupart, et s’ils ne donnent pas de pots-de-vin à la police, au parquet, au fisc, s’ils n’arrivent
pas à racheter leur liberté, ils risquent d’être dépossédés de leur propriété et de rester durablement derrière les barreaux. Il n’est pas moins dangereux d’être dans l’opposition: un
opposant peut être arrêté, par exemple, pour la possession d’une drogue qu’on avait fourrée
au préalable dans sa poche ou pour de «la propagande en faveur de l’extrémisme».
En prison, les gens arrêtés pendant les meetings me disaient tous: «Il n’y a pas de justice
en Russie. L’audience pour un délit administratif (participation au meeting ou résistance
aux policiers) n’a duré que deux minutes. La juge n’a voulu ni écouter les témoins de la
défense, ni visionner les vidéos de l’arrestation. Certaines personnes furent arrêtées juste
pour s’être trouvées à proximité du lieu du rassemblement».
Qui sont les protestataires? Que veulent-ils?
Le 24 décembre 2011, près de 80000 personnes sont venues manifester sur la perspective
Sakharov. Si le principal slogan du précédent rassemblement, (près de 50000 manifestants
le 10 décembre, sur la place Bolotnaïa) était «Pour les élections honnêtes!», celui sur la
perspective Sakharov appelait la population à «Ne pas donner une seule voix à Vladimir
Poutine le 4 mars 2012!».
Dans les deux meetings, les manifestants n’étaient membres d’aucun parti, mais étaient
seulement des citoyens ayant ressenti la nécessité d’une société civile. Beaucoup parmi eux
– commerçants, entrepreneurs, étudiants, journalistes, artistes, musiciens, écrivains –
n’avaient jamais dans le passé participé à des meetings.
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Selon le sondage du Centre Youri Levada, 38 % des participants à ces deux rassemblements se disent démocrates, 31 % libéraux et 13 % communistes. Selon une autre étude,
réalisée par des utilisateurs de réseaux sociaux, la plupart des manifestants étaient des
jeunes gens qui exigent du pouvoir de «l’honnêteté». Un autre calicot résumait l’état d’esprit des protestataires : « Nous ne sommes pas une opposition. Nous sommes vos
employeurs. Nous ne protestons pas, nous vous licencions!».
Pour l’instant, le nouveau mouvement civique n’a pas de leader accepté de tous. Ces
activistes d’une société civile subitement émergée ont compris qu’ils étaient capables de
s’organiser et de prendre des décisions collectives grâce à Facebook et autres réseaux sociaux.
Voici ce que dit le politologue Grigori Satarov: «Le pouvoir a essuyé un revers dans sa lutte
pour le contrôle des rues et des places. La campagne de propagande de la «stabilité», cette
principale réalisation du régime poutinien, a subi un échec cuisant. Il s’est avéré que cette
stabilité n’est qu’un mythe imposé à la société par le régime».
Une rapide politisation de la protestation eut lieu: ainsi, on exige non seulement une
révision des résultats des élections à la Douma, mais aussi la libération de tous les prisonniers politiques. Et Poutine est en passe de devenir un antihéros.
Pendant des années, les analystes croyaient que seule une brusque chute des prix du
pétrole (et donc une chute brutale du niveau de vie en Russie) pouvait pousser la population à descendre dans la rue. Mais c’était faux. Les gens ont leur dignité. On ne peut
toujours acheter leur loyauté. Ce qui se passe est une protestation morale, une protestation
contre la corruption.
Depuis longtemps, le pouvoir avait persuadé la société que rien ne dépendait d’elle, car
tout se jouait à l’avance. Que le quidam vienne ou non au bureau de vote, de toute façon,
seront élus ceux qui ont été désignés par le régime. Telle était la conviction de la plupart des
Russes. Mais après les élections parlementaires de 2011, la situation a subitement changé.
Indignés par l’énormité des falsifications, les gens ont compris que Poutine les avait
trompés et que la société était capable d’un virage antiautoritaire. C’est le résultat le plus
important de ces actions de protestation. Et encore un élément important: les gens ont
vaincu leur peur. Ils n’ont plus peur. Ils ne craignent pas d’aller à un meeting. Ils ne craignent pas la répression.
Que s’est-il passé?
Depuis douze ans, les experts, les journalistes et les analystes politiques parlaient d’îlots de la
société civile: de petits groupes de gens par-ci par-là. Il s’agissait surtout de communautés
qui défendaient leurs intérêts particuliers: des acquéreurs de l’immobilier neuf trompés par
des constructeurs malhonnêtes; des habitants de Khimki s’opposant à l’abattage de leur
forêt domaniale; des mères dont les enfants étaient envoyés en prison en violation de la loi.
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Mais en décembre 2011, une multitude de citoyens ont subitement compris qu’ils avaient
des intérêts communs: ils sont sortis dans la rue pour protester contre les élections qu’on
leur avait volées. On leur a subtilisé leur droit électoral.
La société civile a poussé comme un champignon et il est difficile d’arrêter sa croissance. Le feu qui couvait pendant de longues années s’est subitement embrasé.
Une ligue des électeurs fut formée le 16 janvier 2012 à Moscou. En font partie des écrivains, des présentateurs télé, des journalistes, des musiciens connus. Leur objectif est d’organiser le contrôle de l’élection présidentielle. Ils veilleront à la préparation de milliers
d’observateurs civils qui seront présents dans les bureaux de vote et essayeront d’empêcher
les bourrages d’urnes et autres violations. Par ailleurs, les représentants de la Ligue doivent
transmettre à l’administration présidentielle la liste des prisonniers politiques. Leur libération par amnistie ou grâce présidentielle est l’une des exigences des meetings de protestation.
Cette liste contient une quarantaine de noms, dont ceux de Mikhaïl Khodorkovski et
Platon Lebedev. Au début de la perestroïka, en 1987, Mikhaïl Gorbatchev a gracié tous les
prisonniers politiques. L’opposition d’aujourd’hui considère que le régime Poutine doit
faire de même.
Quelle sera la suite des événements?
Quoi qu’il arrive, la protestation va s’amplifier. Le Facebook continuera à jouer le rôle
important qu’il a depuis le début de la contestation. C’est sur Facebook que l’on élit les
listes d’orateurs dans les meetings et que l’on établit collectivement celles des prisonniers
politiques.
La scission ressentie au sein de l’élite gouvernante, y compris dans l’entourage de
Poutine, est un facteur qui inspire l’espoir d’une évolution pacifique. Mais si Poutine s’obstine à ne pas chercher de compromis avec la société et refuse de faire des concessions
importantes, alors la situation deviendra dangereuse. La société continuera de protester
avec des exigences de plus en plus radicales. Et alors, il sera forcé de réagir.
Apparemment, Poutine n’osera pas tirer sur le peuple. Lui-même et tout son entourage
ont des comptes bien approvisionnés dans des banques occidentales. Or, après une effusion
de sang, ces comptes risquent d’être gelés et eux-mêmes interdits de visas, comme c’est déjà
le cas pour les soixante fonctionnaires russes de la «liste Magnitski». C’est le résultat de
l’initiative du sénateur américain Benjamin Cardin : le département d’État a pris ces
mesures vis-à-vis de ceux qui ont joué un rôle dans la mort atroce du juriste Serguei
Magnitski à la prison moscovite «Matrosskaïa Tichina».
Les représentants de l’élite poutinienne, les hommes d’affaires, les oligarques suivent
attentivement le mouvement de protestation en Russie. Car c’est ici, dans la rue, que leur
sort sera scellé.
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