l`expression de la subjectivité à travers les verbes de perception
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l`expression de la subjectivité à travers les verbes de perception
L’EXPRESSION DE LA SUBJECTIVITÉ À TRAVERS LES VERBES DE PERCEPTION VISUELLE DANS LES TEXTES FRANÇAIS RELEVANT DES EXAMENS CLINIQUES ET PARACLINIQUES Aneta Tosheva Section de langues étrangères Université de médecine de Plovdiv Bulgarie [email protected] Résumé : L'analyse de 15 textes français relevant d’examens médicaux montre que la subjectivité se glissant à travers les verbes de perception visuelle augmente dans les cas où l'interprétation cherche à éviter la conclusion définitive, ce qui impose une approche ethnolinguistique à la traduction vers le bulgare. Mots-clés: traduction médicale, subjectivité. 1. INTRODUCTION. OBJECTIFS DE L’ÉTUDE Les textes produits à partir des examens cliniques et paracliniques ou comptes-rendus d’examen (CRE) constituent une partie particulièrement importante du dossier médical et correspondent à un genre particulier au sein du discours médical. Au cours de la traduction de ces textes du français vers le bulgare et inversement, nous avons constaté un taux élevé d’incidences d’asymétrie interlinguale. Cette asymétrie s’est fait sentir aux endroits où se laissait voir une fluctuation des limites entre l’objectif et le subjectif. Là où l’on s’attendait plutôt à des affirmations catégoriques provenant du caractère non dubitatif des examens, dans les textes français on a retrouvé une attitude verbale étayée par des moyens divers de modalisation subjective. Confrontées aux textes bulgares où la prise de position appréciative ou affective est bannie, ces productions textuelles viennent une fois de plus à l’encontre de la thèse préconisant que le discours spécialisé aurait une structure universelle reposant sur la standardisation du vocabulaire et les conventions des démarches descriptives interdisant toute appréciation ou prise de position affective. Il nous semble donc légitime de procéder à l’éclairage des éléments créant des contextes différents au sein d’un même genre textuel et demandant des approches diversifiées de la part du traducteur médical. 2. MATÉRIEL ET DÉMARCHE À SUIVRE Dans un corpus de 50 textes représentant des CRE, traduits du français en bulgare et commentés avec des spécialistes médicaux, nous avons repéré 15 textes représentatifs pour la manifestation de la subjectivité à travers l’expression de la modalité perceptive. Considérant les textes comme des actes discursifs, nous allons définir leur contexte de production; ensuite, nous allons procéder à l’analyse du matériel lexical, verbes et constructions, traduisant la perception visuelle comme un moyen naturel de mettre en évidence le caractère objectif des faits observés. Nous allons y rechercher les traces de la subjectivité qui entraîne une déviation du mouvement argumentatif vers la nonprécision, l’hypothèse ou la suggestion. Enfin, à la base d’une distinction typologique, nous allons identifier le caractère de la démarche à suivre lors de la traduction de ce type textuel. 3. CONTEXTE DE PRODUCTION DES TEXTES DE CR Les textes étudiés sont des textes nécessairement écrits, rédigés par des médecins et adressés à un public relativement homogène. Formellement, ils sont représentatifs pour une situation communicative asymétrique, « non partagée » (Kerbrat-Orecchioni 1999 : 61), le destinataire du texte n’étant pas présent dans l’espace communicatif. Ils relèvent du discours formellement monologal mais à finalité dialogale et sollicitent une réponse différée en actes ou en paroles. Le lieu de communication, qui est celui du discours officiel, affecte parfois l’aspect d’un courrier privé entre médecins; or, une convention institutionnalisée exige que tout échange épistolaire concernant le patient fasse partie intégrante du dossier médical de celui-ci. L’auteur du document est donc parfaitement conscient de ce que son message peut être lu par des personnes autres que le destinataire mentionné. Les actants qu’il convient de prendre en considération dans cette analyse ont tous leur part à la construction de la subjectivité : - l’auteur-scripteur, origine des relations interpersonnelles, qui est responsable des choix de sa manifestation explicite ou de son effacement de la trame discursive ; - le récepteur visé qui intervient toujours indirectement, et la trace de sa présence virtuelle est, en dehors de l’indication nominative dans certains textes, « dans le choix de l’appareil stratégique, affectif ou argumentatif » [Kerbrat-Orecchion 1999 : 160] du scripteur ; - le/les récepteur/s potentiel/s ayant accès au dossier médical ; - le regard médical expert, l’œil clinique que nous mentionnons comme acteur autonome - en dehors des sujets-actants, le référent du texte qui est une unité complexe. D’un côté, ce sont les données réelles concrètement présentées dans l’espace communicatif et qui représentent le contenu du message. De l’autre côté, le dénoté effectif de ce message est le patient concerné dont le corps, ou l’organe, ou d’autres éléments matériels (prélèvements, cellules, coupes, etc.) font l’objet de l’examen réalisé en observation directe ou par l’intermédiaire d’une image. Le but communicatif de ces textes, c’est l’exposition de faits observés et interprétés, ce qui définit une allure expositive et argumentative des séquences aboutissant à une conclusion engageant la personnalité et l’autorité professionnelle du sujet émetteur. 4. LA VISION ET L’IMAGE, LA PERCEPTION ET SON EXPRESSION VERBALE Même si l’examen clinique fait appel au cinq sens, c’est la vision qui y occupe la place principale, fournissant l’information à l’observation experte aboutissant à la construction de l’image. Celle-ci relie les mondes du visible et de l’invisible par un jeu subtil d’analyse conjuguant sens, intelligence et savoir partagé. Cette image s’expose, s’impose à la vue et, à force d’exiger une interprétation immédiate, peut acquérir une autonomie qui se laisse facilement saisir par le langage. C’est la perception, à travers son expression linguistique, qui rend compte de cette primauté de l’image dans l’exposition objective des faits observés. La perception correspond à une représentation intellectuelle où le sujet perceptif s’engage dans l’investigation et la connaissance d’un fait objectif, l’objet et/ou son image. Cette saisie de l’objectif implique un double parcours actif : une activité que l’objet exerce à l’égard du sujet en manifestant sa présence, et une activité du sujet perceptif intériorisant et analysant l’objet. 4.1. Un groupe important de verbes assurant la primauté de l’image perçue attribuent une activité accrue à l’objet d’observation [OO] en réduisant le sujet observant [SO] et producteur du texte à l’état d’observateur plus ou moins passif. C’est l’objet qui vient s’installer dans le champ visuel du sujet afin d’être intégré par l’activité cognitive de ce dernier avant de devenir l’objet de son interprétation. Cette démarche conférant un caractère objectif à l’exposé est en fait le résultat d’un choix prémédité du sujet de minimiser son propre rôle d’observateur analysant et de laisser parler les faits eux-mêmes. Les verbes auxquels il a recours sont généralement pronominaux et assimilables aux tournures factitives se faire voir, se laisser voir, s’offrir à la vue, tels que se présenter, se révéler comme, se montrer, se dessiner, se détacher, se découper; se déceler, se produire, se manifester, s’inscrire dans, se voir, s’apercevoir, se signaler, se constater. Dans les textes français étudiés, pas un seul emploi de ces verbes n’a été enregistré dans le contexte de la perception visuelle. On ne saurait interpréter ce fait autrement que par le sémantisme restreint de ces verbes réduits dans ce contexte à leur valeur strictement perceptive et par la tendance à la transitivation directe du français moderne. Par contre, lorsqu’à l’idée de perception visuelle accordant une activité accrue de l’objet, se greffe l’idée d’intellection, le SO recourt à des verbes raffinant cette perception visuelle et précisant des détails spécifiques retenus lors de l’observation. Ainsi : – la localisation et la disposition dans l’espace de l’observé est représentée par les verbes se situer, se placer, se trouver, s’étendre ; constituer, contenir, abriter, comporter, comprendre, renfermer, s’intégrer à, etc. [1] Le chorion est abondant et abrite des glandes sans particularité. – la mise en rapport entre l’objet et ses constituants ou d’autres objets est assurée par les verbes de correspondance – intéresser, correspondre, répondre à, être lié à, se rattacher à ; de coïncidence – coïncider, couvrir, (se) recouper, recouvrir ; de ressemblance – ressembler à, se rapprocher de, différer de ; de conformité – convenir, contraster, etc. [2] Liquide brunâtre renfermant un agglutinat blanchâtre répondant à de la fibrine. Dans l’idée de perception visuelle, l’OO et le SO sont complètement discriminés. « L’objet se laisse concevoir comme un projet objectif que le sujet, intervenant en deuxième lieu, intègre » (Manchev 1976 :19). Dans cette tendance à l’autonomie, l’objet peut se présenter comme une entité dynamique ou animée à travers les verbes et les expressions émerger, surgir, former des ilôts, rejoindre, coloniser, envahir, former saillie. [3] Succédant à la destruction épithéliale et provenant des zones périlésionnelles intactes, une migration cellulaire se développe après 3 à 4 jours d'évolution et vient coloniser les zones détruites. Les constructions verbo-nominales qui abondent dans les textes étudiés mettent en valeur l’expression perceptive de l’idée de qualité qui est nominalisée. Ce sont avoir, présenter, montrer, offrir, affecter… un aspect, une image, un air, une apparence, un caractère, une allure, une tendance ; (être) d’aspect, de forme… + hyperonyme ou nom présentatif + caractérisation ; les constructions participiales être entouré, cerné, enserré, centré, prolongé, tapissé, bordé, dépourvu, revêtu de, être représenté par, être visualisé, composé, constitué, mis en évidence, etc. La ressemblance est évoquée toujours implicitement par rapport à la norme : l’OO présentant la forme/l’image/l’aspect de… est implicitement comparé à celui qui a la forme/l’image/l’aspect relevant de la norme. La raison de ces emplois devrait être recherchée dans la philosophie du regard expert du médecin : celui-ci ne voit pas les choses telles quelles, il les voit comparables à d’autres choses, c’est-à-dire douées de qualités que l’œil non expert ne saurait jamais identifier. [4] Certaines zones montrent un tissu scléreux très collagène en voie d’ossification entouré par une réaction granulomateuse. [5] Les corps vertébraux sus et sous-jacents du rachis thoracique et du sacrum présentent des remaniements d'allure cicatricielle. 4.2. À ce niveau de construction du sens où s’opère le choix lexical du SO, on peut déjà attester la présence d’une modalisation témoignant d’un degré élevé de subjectivation. Même si l’attribution d’une activité interne de l’observable confère au discours une allure expositive et objective, fondée sur les faits, le choix de s’effacer devant la réalité est un choix prémédité du sujet qui introduit des éléments de subjectivité pour faire état de ses incertitudes là où l’interprétation unique de l’image risque d’être compromise. Quelques verbes n’appartenant pas au groupe 3.1. et qui accordent normalement une activité au sujet animé comme voir, détecter, reconnaître se sont convertis en adjectifs en -able afin d’imprimer un caractère actif à l’observé. Dans cet emploi, ces verbes sont assimilables à être tel tout en introduisant une dimension subjective. Il convient de mentionner ici l’emploi du verbe apparaître introduisant déjà une petite nuance de non-précision voire d’incertitude attachables à l’aspect observable de l’objet. Le cas limite entre l’objectif et le subjectif est signalé par le verbe sembler véhiculant la modalité d’attribution illusoire. Tout en laissant les qualités objectives de l’objet se manifester pleinement, le sujet prend ses distances quant à l’interprétation de cette objectivité en laissant percevoir un doute. [6] Cette recoupe de 2,5 cm, examinée sur des plans de coupes apparaît dissociée. [7] Catéthérisme difficile de l'orifice cervical externe qui semble sténose avec écoulement d'une hématométrie rétentionnelle. 4.3. Ayant été repéré et identifié après s’être offert à la vue, l’OO est soumis à l’interprétation du SO. L'interprétation de l’image est un parcours intellectuel actif dont les étapes sont complexes et demandent une formation experte. – Dans les textes étudiés, le sujet observant et interprétant rapporte le résultat de son attitude perceptive active par l’intermédiaire des verbes voir, percevoir, observer, retrouver, remarquer, noter. L’insistance dans l’observation est marquée par inspecter, étudier, explorer. Une valeur intellective y est infiltrée par les verbes examiner, analyser. [8] À la dose de 2 MU d'interféron, nous avons observé au cours des derniers mois plusieurs épisodes de purpura des membres inférieurs et parallèlement une réascension des transaminases. La précision assurée à laquelle s’ajoute une activité intellective d’interprétation et de commentaire implicite est représentée par les verbes reconnaître, identifier, constater, trouver, retrouver, découvrir, déceler, dépister, détecter ou substantifs déverbaux assimilables à ces verbes. On pourrait y classer le verbe objectiver et sa transcription analytique objectiver la présence de. – [9] Sur certains plans de coupes, on identifie une prolifération répondant à un carcinome épidermoïde invasif fait de massifs riches en atypies, certains centrés par des foyers de nécrose avec afflux de polynucléaires. – Lorsque la perception visuelle résultant d’un travail de recherche exploratrice aboutit à une image apparue avec plus ou moins d’imprécision, ce sont les verbes repérer, distinguer, discerner, visualiser, entrevoir qui interviennent. [10] L'origine du tronc coeliaque a été très difficile à visualiser en raison de la superposition artérielle et malgré la réalisation de deux séries de profil, l'une d'aortographie, la seconde après cathéterisme sélectif du tronc coellaque et reflux. Le regard explorateur d’un SO actif est doué de pouvoir métaphorique. Il ne s’agit pas ici de cette manifestation banalisée de la métaphorisation qui caractérise le jargon médical de nos jours [Une angine qui vomit est une scarlatine] mais d’une transposition de traits perçus au cours de l’observation directe. [11] Après cytocentrifugation, on identifie au sein de nappes denses d'hématies des lymphocytes et polynucléaires et des cellules mésothéliales parfois d'aspect irrité regroupées en petits îlots. 5. LE REGARD MÉDICAL ET LES LIEUX D’INSCRIPTION DE LA SUBJECTIVITÉ Quels sont les rapports entre le processus de perception, sa représentation linguistique et l’image obtenue, dans l’optique de la subjectivité ? Référons-nous à un radiologue, Dr. Pierre Aimard. Dans son excellent exposé sur les enjeux de l’imagerie moderne, il affirme : « À l'encontre de ce que fit Narcisse, les médecins ne doivent pas se laisser séduire par ce qui n'est qu'un reflet. Et pour paraphraser Magritte, on pourrait dire, en montrant une radiographie du thorax : Ceci n'est pas un poumon. Les images que nous fabriquons à partir du corps humain ne sont que des reflets de la réalité… » (Aimard, 1999). En effet, l’OO interprétable comme un signe pathologique n’est qu’une image du réel, le signifiant dont la perception visuelle doit identifier le signifié. La relation SO – OO se trouve transposée dans le domaine de la relation entre le signe et le sens grâce à un opérateur, « le regard médical » (Foucault 1983). Celui-là, instrument et médiateur, renvoie chaque fois à un espace construit et modelé par un sujet actif et conscient. Les questions relevant des rapports entre signes naturels et signes langagiers, leur lecture et leur interprétation sont au fondement même de la communication instaurée à partir de ce sujet. Ses stratégies discursives apparaissent comme des stratégies d’investissement d’une forme d’un contenu, comme des démarches de partage. Les verbes de perception que nous avons repérés dans le point 4 constituent l’appareil formel de cet instrument, de cet opérateur mariant le visuel à l’intuitif qu’est le regard médical. L’auteur-scripteur du texte y recourt pour privilégier soit le sujet perceptif, soit l’objet de perception. En dehors de ce choix qu’il entreprend dès le niveau lexical, il procède à d’autres choix lui permettant d’expliciter ou d’effacer sa présence dans le texte. Ces choix définissent le taux de subjectivité dont les textes faisant l’objet de cette étude sont investis. Chercher ses lieux d’inscription, c’est rechercher toutes les traces linguistiques de la présence de l’émetteur liées à son activité perceptive. – Ainsi, la première inscription personnelle de l’auteur dans son discours c’est le déictique je, beaucoup plus subjectif que le pluriel nous ou l’indéfini on. Ces derniers marquent le recul du sujet scripteur derrière une personne collective ou indéfinie. Or, le pronom je ne s’associe jamais dans l’ensemble des textes à un verbe perceptif, à l’exception du verbe voir à la valeur de rencontrer : Je viens de voir à ma consultation Mme X. Par contre, les formes verbales sont régulièrement précédées de on, et plus rarement de nous, cf. : [12] On y trouve également des foyers macrophagiques et giganto-cellulaires. [13] À la dose de 2 MU d'interféron, nous avons observé au cours des derniers mois plusieurs épisodes de purpura des membres inférieurs et parallèlement une réascension des transaminases. Divers éléments, expressions, tournures ou structures grammaticales, prêtent au message une orientation argumentative. Il en découle une imbrication des dimensions descriptive et argumentative dépendant exclusivement des choix opérés par l’auteur. Ceux-ci sont conditionnés et limités par les contraintes relevant des données situationnelles et les conventions du genre. – La subjectivité est saisie à travers des lexèmes qui énoncent a priori un jugement de valeur et un engagement émotionnel du locuteur à l’égard du contenu de son message ou qui, appartenant aux autres registres du langage, tranchent sur l’environnement linguistique et sont facilement perçus par l’intuition du récepteur. Ce sont des adjectifs, adverbes et substantifs à charge stylistique appréciative, affective, dubitative ou concessive : [14] Mi-mars, elle part en classe de neige sous ttt par josacine à cause d’une bonne trachéite. – Divers procédés d’expression d’hypothèses, ou éventualités qui restent à être approuvées, sont mis en jeu par l’auteur : [15] L'éventualité d'une fistule n'est pas éliminée mais l'orifice sigmoïdien n'a pas été mis en évidence. [16] Il est possible que ce syndrome dépressif soit lié en partie à la reprise du travail récent. – L’explicitation de l’approximation et de l’hésitation relèvent de la volonté du sujet observant de ne pas fournir une conclusion catégorique. On peut y mentionner les verbes relevant de la modalité illusoire, la construction verbale pouvoir + verbe, certains adverbes ou expressions vecteurs d’incertitude ou imprécision : [17] Les différents segments médullaires semblent respectés. [18] Indication : Coloscopie dans le cadre de la recherche d'une cause de polymyosite pouvant être intégrée dans le cadre d'un syndrome para-néoplasique. [19] Cet aspect est assez superposable à celui de la biopsie précédente. 6. LES STRATÉGIES DU SUJET ÉMETTEUR L’amalgame des éléments vecteurs de la subjectivité définit des stratégies fondées sur des formules modalisatrices complexes développant une argumentation nuancée. La tension argumentative de tous ces textes vise soit à conduire le récepteur à une conclusion quant au diagnostic ou à la démarche à suivre, soit à l’en détourner en lui offrant le choix d’en tirer ses propres conclusions ou d’entreprendre de nouveaux examens, ce qui nous amène à identifier trois stratégies : 6.1 Stratégies d’effacement Si les pronoms on et nous sont généralement admis comme marquant l’impersonnalité due à la volonté de l’auteur de laisser parler les faits, leur combinaison dans une séquence avec un sujet inanimé s’appropriant la fonction d’agent, évoque déjà un choix prémédité de s’effacer de la trame discursive, cf. : [20] Cliniquement on note effectivement une tumeur qui est polaire inférieure, qui se montre tout à fait lisse, qui n'a pas de caractère cliniquement suspect et qui est indolore. Le remplacement du sujet émetteur en début de phrase par un sujet inanimé introduisant le cadre situationnel insiste sur le côté instrumental de l’examen. On y retrouve examen, observation, inspection, revue, exploration, analyse, mais c’est encore plus marqué comme stratégie d’effacement lorsque la fonction sujet est occupée par le nom patient : [21] La biopsie du 2 mars 2000 avait conclu à une hépatite chronique C. [22] Ce patient avait eu une endoscopie le 28 juin 1996 qui avait trouvé seulement une oesophagite érosive et une candidose. Le choix d’un pronom pluriel ou impersonnel, d’un nom d’être inanimé pour sujet grammatical et de verbes du groupe 3.1. préfigure en quelque sorte le développement de ce qui suit : l’argumentation repose exclusivement sur les données obtenues des appareils et est présentée comme dépendante exclusivement des faits vus et interprétés tels quels. L’auteur-scripteur construit un cadre argumentatif qui semble définitif et qui est souvent soutenu par l’argumentatif donc : [23] L'hypothèse d'une tumeur du côlon est donc presque complètement écartée grâce à cette coloscopie. Donc très faible probabilité d'un cancer du côlon. La stratégie de l’effacement est souvent doublée d’une mise en valeur du savoir partagé avec le destinataire, ce qui conduit l’auteur à utiliser des procédés d’économie linguistique et relevant du présupposé. Ici, il s’agit non seulement d’une compétence linguistique, mais avant tout d’une sorte de métacompétence présupposant la capacité de décoder des faits déjà intériorisés par l’expérience, de connaître les règles et les algorythmes des démarches. Parmi ces procédés, on pourrait mentionner la reconversion des verbes ou de constructions verbales en noms : présence, diminution, augmentation, et la négativation du discours Absence de… Il n’y a pas de… Il n’existe pas de… On n’observe pas de… [24] Présence d'une formation à centre hypodense au niveau du Douglas. [25] Aucune anomalie duodénale et aucune lésion érosive oeso-gastro-duodénale. 6.2. Stratégies de prise de distance par rapport à l’interprétation de l’image qui s’impose objectivement Cette stratégie communicative se définit comme un ensemble de procédés associant les nuances dubitatives et hypothétiques de l’exposé à une prise de position personnelle à l’égard de l’interprétation – Les nuances dubitatives et hypothétiques sont souvent accentuées ou doublées par des éléments modalisateurs mettant en valeur le recul de l’auteur face aux données à interpréter : [26] Il semble bien exister une sténose relativement serrée à l'origine du tronc coeliaque avec une image d'empreinte supérieure pouvant correspondre à un ligament arqué. – La posologie et les démarches à suivre sont présentées sous la forme de suggestions précautionneuses. [27] Il serait intéressant de prendre l'avis d'un dentiste, voire d'un stomatologue pour la conduite à tenir. Le Prof. … pourrait éventuellement voir cet enfant en consultation si vous le souhaitiez. – L’association de plusieurs éléments véhiculant l’idée d’hésitation – concessifs, adversatifs, verbes modaux ou formules appropriées – détournent le destinataire d’une conclusion définitive : [28] L'œsophage est normal mais il existe çà et là quelques petits éléments blanchâtres surélevés pouvant faire penser (en l'absence de prémédication par un comprimé blanc) à une mycose. [29] Pour ma part, je pense que pour l'instant, la situation est à peu près stable. – L’étoffement verbal ou nominal crée parfois l’impression que l’auteur aimerait interpréter les faits avec prudence, en contournant la formulation par trop directe du problème ou de la conclusion. Il en résulte parfois des tautologies : [30] Sur cette coupe, on note la présence d'une formation tissulaire droite para-utérine, située en arrière des vaisseaux et en avant de l'uretère, évoquant la présence d'adénopathies. La stratégie de prise de distance marque un effritement du parcours argumentatif. La volonté de l’émetteur de laisser un champ libre au récepteur pour une interprétation plurivalente le conduit à combiner plusieurs éléments et d’utiliser des formules complexes en faveur d’une conclusion qu’il juge encore discutable. [31] Conclusion : Côlon assez mal préparé surtout à droite. Un polype peut avoir échappé en raison de la préparation insuffisante mais un gros cancer aurait été vu. Donc très faible probabilité d'un cancer du côlon. 6.3. Stratégies de mise en valeur de l’attitude affective du médecin vis-à-vis de l’état de son patient Dans leurs écrits, les auteurs de ces CR ne manquent pas de faire sentir leur engagement humain et profondément personnel vis-à-vis du patient concerné et de l’allure de son traitement. Cette attitude affectionnée se montre en dehors et indépendamment de toute argumentation professionnelle. [32] Je vois ce jour en consultation M. X qui présente malheureusement une évolution de sa maladie de Hodgkin avec surtout une évolution au niveau du rachis dorsal localisée au niveau de D7 à D10. [33] Je vous confie en urgence Mlle X âgée de 10 ans […] Son cas m’intrigue […] Je me demande ce qui lui arrive. On peut donc conclure que la subjectivité du texte médical français vu dans l’optique du visuel, recouvre des valeurs intellectuelles et émotionnelles desservant de manière raffinée l’acheminement argumentatif de la pensée. Elle débouche sur des prises de positions personnelles de la part du sujet-scripteur témoignant de son engagement humain et professionnel, notamment la distance à l’égard de ses propres conclusions et la prise en charge affective de l’état du patient. Certains auteurs (Régent 1992 :73) considèrent que cette impression de manque de conviction est laissée par le souci de l’auteur « de se prémunir contre les contradictions et les réfutations qui ne manqueront pas de venir » et par leur crainte « d’outrepasser leurs droits». Nous sommes plutôt tentés d’y voir un souci de préserver la face du destinataire dans le cadre des rituels de politesse entre collègues. Le profil du destinataire du texte influence lui aussi le choix stratégique. Lorsque les spécialistes médicaux s’engagent dans un discours intradisciplinaire, ils semblent se garder bien de formuler leurs conclusions comme définitives et leurs interprétations sont avancées prudemment, sous forme d’hypothèses. 7. TYPOLOGIE DES TEXTES D’EXAMENS CLINIQUES DU POINT DE VUE DE LA SUBJECTIVITÉ QUI S’EN DÉGAGE Les textes étudiés, tout en présentant la description d’une image qui se veut objective, ont nécessairement une visée argumentative associée à un mouvement conclusif. Ces trois visées, descriptive, argumentative et conclusive, se développent sur trois paliers toujours présents dans la structure macro-discursive des textes : a) la perception visuelle met en jeu le regard expert du médecin b) l’observation identifie une image dont les caractéristiques sont verbalisées c) l’interprétation crée des arguments qui amènent à une conclusion Ce type textuel commence donc comme objectif, mais à c) il est censé se scinder en trois sous-types : A. textes objectifs, faisant état uniquement des données obtenues et présentant une conclusion ferme issue d’une argumentation solide B. textes arborant une subjectivité modérée traduite par des stratégies d’effacement et de modalisation dissolvant l’argumentation C. textes montrant un taux élevé de subjectivité associant des procédés de modalisation et des marques d’affectivité où le mouvement argumentatif est doublé d’émotivité C’est la stratégie d’effacement et les textes de type A qui prédomine dans l’ensemble des CR bulgares. Le discours médical y apparaît très objectivé, distancié et aboutit naturellement à une conclusion fondée sur une argumentation solidement développée. Le traducteur se trouve confronté à une situation renvoyant à celle des formules de politesse – ainsi, la phrase «Veuiller agréer, Cher Monsieur, l’expression de ma considération distinguée» ne devra être transposée en bulgare que par S uvajenie, (=Avec respect.) Les procédés de modalisation appellent donc des transformations et des reconversions au cours de la traduction en bulgare. Les marques émotives et affectives empruntées en apparence à d’autres registres langagiers, mais correspondant parfaitement en réalité à l’esprit d’analyse français, demandent des explicitations et des étoffement supplémentaires dans les textes d’arrivée bulgares. Conscient de ce fait, le traducteur sensibilisé devrait être très prudent en traduisant du français les textes de type B et C. Il devrait bien se garder de présenter le sens naturel de l’auteur français de préserver la face du récepteur comme une hésitation sur le plan professionnel et devrait mettre en valeur les marques d’affectivité et d’engagement personnel voire émotionnel, généralement absentes dans les CR bulgares, comme des caractéristiques ethnolinguistiques. Biblographie Aimard (P.) : « Imagerie médicale : les arcanes d’un succès », exposé lors de la conférence L’Image, le 16/9/1995, relu et révisé en février 1999 (web). Foucault (M.), 1983 : Naissance de la Clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF. Kaménova (R.), Mantchéva (A.) et Bechkova (R.), 1986 : Cours systématique de langue française, partie constructive 2, 1re édition, Naouka i Izkoustvo, Sofia. Kerbrat-Orecchioni (C.), 1999: L’Énonciation. De la subjectivité dans le language, 4e édition, Paris, Armand Colin. Manchev (K.), 1976 : Morphologie française, 1re éd., Sofia, Naouka i Izkoustvo. Régent (O.), 1992: « Pratiques de communication en médecine : contextes anglais et français » dans Langages, mars 1992, nº 105, p. 66-75.