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Paris la putain
Par Rafi Sionado
Octobre 2014
à A.D.
Premier réveil. J'ouvre un œil difficilement, et grimace. J'attrape mon téléphone portable posé à
côté de mon oreiller, active l'écran et cherche l'horloge : six heures une. Je suis complètement dans
le gaz. Je repose mon mobile et referme les yeux. Un mal de ventre commence à me prendre
progressivement, mais j'ai un moyen simple pour le faire passer : me mettre sur le dos et respirer
profondément, régulièrement. Très vite, je ne sens plus rien, alors je peux me rendormir.
Second réveil à sept heures pile. Mon mal à l'estomac – ou à je ne sais quel organe – est revenu
et a augmenté pendant mon sommeil, il a atteint maintenant le point de non-retour, et est tel qu'il
m'a propulsé hors d'un rêve sans intérêt. Je me redresse dans mes draps mouillés de sueur. Ma
housse de couette est trempée, origine : mon torse. Je me tiens le ventre, la douleur est bien là, et
cette fois-ci, elle ne partira plus. Pas tout de suite, en tous cas. Mes muscles sont tellement noués
que me mettre hors des draps est une épreuve. Il faut que j'atteigne la table basse. La lumière
m'aveugle, et par intermittence, je referme les yeux et les rouvre, étant successivement replongé
dans le noir, puis à nouveau ébloui. Pour finir, je prends un repère visuel, et cherche à tâtons à
toucher le coin de la table. Opération difficile, mais terminée avec succès.
Sept heures trois. Je n'ai plus le choix. Je dois maintenant accepter la lumière et être attentif à ce
que je vais faire. Dans un effort intense pour garder les paupières entrouvertes, en quelques gestes
habitués mais maladroits, je prépare puis fais entrer dans le corps d'une seringue en plastique un
mélange étrange, de couleur blanchâtre. Après l'injection, instantanément, mes épaules se détendent,
tous mes muscles se relâchent, mes dents se décrispent, et mon esprit se tranquillise. La sérénité et
un sourire me gagnent. Je me recouche.
Troisième réveil, il est huit heures cinquante-deux. Aucune douleur, l'effet de mon shoot est
toujours là mais c'en était un petit et ça ne durera pas longtemps. J'ai assez dormi, et je me lève. J'ai
des choses à faire, à savoir aller me ravitailler, et pas besoin de trouver de l'argent puisqu'on est
encore dans le premier tiers du mois, et mon compte n'est pas totalement vide, dilapidé dans ces
ponctuels passages aux coins des trottoirs squattés par les clients et les revendeurs, véritable scène
ouverte du marché noir des toxiques très connue des services de police qui ne sont là qu'une minime
partie du temps, étant certainement occupés ailleurs par d'autres priorités – ce qui ne dérange ni les
consommateurs, ni les dealers.
Huit heures cinquante-neuf. Sans un mot, je m'habille avec les mêmes fringues que tous les
jours : jeans, sweat-shirt noir à capuche, look classique. Je sors mes vingt-neuf années de la maison
de banlieue de mon père, et les dirige, déjà plein de lassitude, vers la gare RER. Les quelques
minutes d'attente sur le quai passent vite, grâce à une bière que j'ai achetée au magasin
d'alimentation de la place de la gare. Je la déguste à même le quai. Je vois à peine les autres
voyageurs et bois sans complexe devant eux. Je suis invisible pour la plupart, et pour les quelques
autres, juste une occasion de juger quelqu'un sur les apparences. À mon accoutrement, mon aspect
dégradé, à l'alcool que je consomme de bon matin, je sais que je ressemble à quelqu'un de
désocialisé.
Le train arrive, avec ses couleurs bleues blanches et rouges, et ses voitures à deux étages. En
d'autres temps j'aurais trouvé une voiture vide et je l'aurais occupée à moi seul, mais vu l'heure et vu
le monde, j'ai de la compagnie pendant tout le voyage.
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Il est neuf heures cinquante-sept quand j'arrive à destination : les sous-sols de Junkie-Land, dans
« Paris la putain, qu'a une belle paire de seins » 1. À la descente du train, une fille me précède, sa
silhouette sombre et effilée, son parfum qui la suit et ses talons qui claquent dans un écho typique
des grands espaces urbains clos, m'envoûtent. En règle générale, je déteste le bruit des talons,
j'assimile souvent ça à celui des bottes des militaires, mais là, je suis vraiment séduit. Sa longue
chevelure nouée par une queue de cheval ondule de gauche à droite, et son corps gracieux fend l'air,
semblant l'assainir sur son passage. Elle s'engouffre dans un escalier roulant, rejoignant les quelques
voyageurs qui remontent en surface. Je la suis par pur hasard, c'est aussi ma route. Elle sort de la
gare quelques secondes avant moi, et tourne à gauche.
Dix heures sept. Une queue de plus de dix mètres de long s'est déjà formée devant les
distributeurs de billets de la Poste. Le seul support financier qui me reste est un Livret A. Dessus, je
reçois tous les mois une somme de survie, financée comme pour me mettre un fil à la patte, par la
masse elle-même. Le gros souci est, pour moi, l'impossibilité de retirer cet argent ailleurs qu'aux
distributeurs estampillés « La Poste », ne disposant pas d'une carte bleue et d'un compte en banque
en bonne et due forme. Dans la capitale, il y a plusieurs postes par arrondissement, ce qui réduit tout
de même les détours. Mon tour approche lentement, chacun prenant bien son temps en face de
l'appareil, tandis que la queue s'allonge dangereusement. Il m'est déjà arrivé d'attendre plus d'une
demi-heure ici-même. Il est rare que quelqu'un, las d'attendre, abandonne sa place dans la queue. Je
vis ça un peu comme une malédiction : une fois qu'on y est entré, on n'en sort plus jusqu'au
distributeur, quoi qu'on fasse. Thiéfaine chante dans ma tête : « J'en ai ma claque de faire la
queue… ».
Dix heures dix-huit. Argent retiré, direction Junkie-Land Centre. Il n'est théoriquement ni trop
tôt, ni trop tard. Quelqu'un doit certainement faire le pied de grue en attendant la clientèle. Sinon, je
vais devoir attendre un peu sur place. Suspense…
Dans un instant qui me semble se dérouler au ralenti, une voiture de police croise ma route. Le
conducteur et le passager, deux jeunes flics, me regardent, soupçonneux. Je tente de les ignorer, me
contentant de ma réaction primaire, un raidissement du dos et un froncement de sourcils – malgré
moi et par habitude. Mon regard rencontre tout de même celui d'un des flics à travers sa vitre
ouverte. Ce n'est pas rassurant, ces gens que je considère comme une bande adverse, sont
convaincus qu'il faut éradiquer les personnes comme moi. Ils sont bien plus radicaux avec les
vendeurs, or, tout le monde vend tôt ou tard dans ce milieu. Une belle grosse hypocrisie bordée de
morale manichéenne, car pendant ce temps monsieur et madame tout le monde vont utiliser leurs
passe-droits pour se fournir toutes sortes de drogues aux pharmacies du coin. Pharmacies dont
seules quelques rares remplissent leur rôle d'amélioration de la santé publique et de réduction des
risques en matière d'usage de drogues, en vendant sans distinction des clients, des seringues stériles
et du matériel. Dans le milieu, il n'y a guère que les débutants qui se fournissent dans ces échoppes,
vu le prix qu'elles demandent pour ce qu'on peut se procurer gratuitement ailleurs et pas bien loin,
grâce à des associations. Rien que dans le quartier, plusieurs petites organisations, en plus de
remplir un rôle de médiation avec les usagers, distribuent gratuitement des seringues neuves et du
matériel stérile. Il y a aussi ces automates, trois rien que pour ce pâté de maison. Je n'ai besoin de
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Mano Solo.
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rien de tout ça aujourd'hui, je suis venu uniquement pour l'essentiel.
Dix heures vingt-et-une. Je contourne le dernier angle de la grande gare, et me retrouve dans la
dernière rue avant le centre névralgique de Junkie-Land. D'où je suis pour le moment, je ne peux
pas encore voir le lieu de vente, mais ça semble animé alentours. Je passe devant une autre queue,
celle-ci composée de touristes désireux de prendre des taxis. Des Anglais, des Américains, des
Chinois, ça sent les vacances ! Ils sont bien rangés sous une structure couverte d'une quinzaine de
mètres de long installée sur la chaussée. Ils forment deux lignes séparées par des rampes
cylindriques en métal. À la sortie de ce distributeur de portefeuilles sur pattes, les taxis forment un
petit train dont les wagons ne prennent leur indépendance que lorsqu'un client est monté. Une
cinquantaine d'individus patiente donc, encombrée de valises énormes et de gamins bruyants, de
fringues colorées et de couvre-chefs ridicules. Mais surtout, d'un bon mélange de peur, de snobisme,
et de mépris. Je les longe et les dépasse. Je termine de remonter l'avenue, prenant bien mon temps,
passe sous un pont puant l'urine, et atterris au milieu de nulle part, un carrefour improbable,
croisement entre cinq voies dont l'entrée d'un parking souterrain. Cinq voies, et leurs bordures
bitumées légèrement surélevées réservées aux humains non véhiculés, qui pour mieux les marquer,
les couvrent de centaines de milliards de chewing-gums qu'ils soudent au goudron à l'aide de leurs
semelles. Curieux rituel…
Dix heures vingt-trois. J'arrive au cœur de l'action.
— Tu veux du sken 2 ?
— Une plaquette.
— T'as trente ?
— T'inquiètes, dis-je en sortant de ma poche le haut de mes billets, pour qu'il les voie.
— Tiens, dit-il en me tendant une plaquette de gélules.
— OK, tiens.
— À plus…
— Ouais c'est ça, tchao.
Ce mec, à tous les coups, ne prend pas de drogues en intraveineuse. La courte conversation a
suffi pour que je me sente mal : pour lui je suis un moins-que-rien, j'ai cédé à ce à quoi il résiste
probablement depuis des lustres, alors je suis devenu un de ceux qui sont « un peu moins bien que
lui ». Quelle tristesse de constater autant de jugements mesquins entre usagers, nous sommes
pourtant tous victimes au même titre de la guerre aux drogues, la prohibition… C'est comme ça
dans tous les milieux des usagers confondus. La mentalité est telle qu'il y a comme une échelle de
gravité des usages, l'inhalation étant tout en bas, et l'injection étant de loin considérée comme la
pire.
Je pars de là. Tout en marchant tranquillement, je découpe – en suivant les pointillés – une des
sept gélules et la mets dans la poche de mon jeans, dans l'idée de la consommer quelque part sur le
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Skénan, médicament composé principalement de sulfates de morphine
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chemin entre ici et chez moi. Je fourre les six autres dans mon caleçon, bien planquées dans la
doublure que j'ai trafiquée pour ce genre d'occasion. C'est pour déjouer les contrôles de police,
inopinés, dans lesquels des palpations risquent de me mettre en porte-à-faux avec eux. Ils n'ont pas
le droit de toucher certains endroits du corps en pleine rue, du moins, en théorie. Je pars, mais je ne
retourne pas vers la gare, au contraire je m'en éloigne, remontant la jungle du quartier populaire de
Junkie-Land. Je n'ai rien de précis à faire ici, mais je ne suis ni pressé, ni en manque, et il n'est pas
rare que de petits groupes d'usagers arpentent la rue à la recherche de leur bonheur, ou qu'un
inconnu ignorant les prix cherche un ou deux skens. Et puis, il m'est déjà arrivé de croiser par
hasard de vieilles connaissances, en m'aventurant plus haut dans le quartier.
Dix heures vingt-quatre. L'avenue que je suis est en ligne droite, c'est un des côtés périphériques
d'un immense hôpital qui prend tout le pâté de maison. Le trottoir est assez large et quand il n'est
pas bondé on peut voir les gens arriver de loin. J'avance tranquillement, tout en palpant
discrètement la plaquette au niveau de mon pantalon, juste pour voir si elle ne se déplace pas : je ne
veux pas perdre mes skens, garants de ma tranquillité pour un peu moins de trois jours, à raison de
deux cents milligrammes par jour.
Dix heures vingt-cinq. J'arrive à hauteur d'un WC public planté en plein trottoir, juste à côté de
l'ascenseur du parking souterrain. Je contourne cette « salle de shoot à risques maximum » par la
droite, en vue de traverser la chaussée. Ma ligne de mire va jusqu'au bout de la rue dans laquelle
une voiture de police avance vers moi. Je sens mon cœur s'accélérer. Les deux flics me fixent, je
rage intérieurement de ne pas avoir appréhendé cette situation en me cachant derrière les toilettes.
Si j'avais choisi de les contourner plutôt par la gauche, ça aurait probablement changé quelque
chose – dans ce milieu, des décisions aussi banales que celle-ci sont parfois salvatrices. Ce sont les
deux mêmes fonctionnaires que tout à l'heure. Ils stoppent leur véhicule en face de moi, et je sais
que je ne couperai pas au contrôle, mes membres se durcissent instantanément, mes dents se serrent.
Je suis comme paralysé. Leurs vitres sont baissées, le passager en uniforme me hèle. Je lève les
mains afin qu'elles soient bien en évidence, paumes ouvertes, je n'ai rien fait qui nécessite un
contrôle, mais ils ont le droit de le faire sur suspicion simple, autant dire sur délit de faciès.
— Qu'est ce qui se passe ? demandé-je.
Il ne me répond pas. Les portières s'ouvrent et une discussion improbable a lieu.
— T'as quelque chose sur toi ?
— Non, rien…
— Allez, si tu le dis maintenant, il s'peut qu'on soit sympa avec toi.
— J'ai rien, sérieux…
— T'es bien sûr ? Si on t'fouille et qu'on trouve un sken, on te f'ra pas d'cadeau…
J'hésite une seconde, finalement rassuré par l'image de ma plaquette bien à l'abri de leurs
palpations dans mon caleçon, alors j'insiste.
— Nan nan, j'ai rien, dis-je en secouant la tête.
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— OK, j'vais t'palper. Vide tes poches d'abord. Pose tout sur l'trottoir.
Le flic est faussement compréhensif, il roule les yeux et plisse le front comme ça l'ennuyait de
mettre au pied du mur quelqu'un qui y est déjà. Il cherche son collègue du regard, mais l'autre reste
immobile et silencieux en me fixant, les yeux durs et les dents aussi crispées que les miennes. Il n'a
rien dit jusque-là.
C'est alors que je me rends compte que j'ai complètement oublié la gélule qui se trouve dans ma
poche, et là, il va la trouver, à tous les coups. C'est trop tard pour faire marche arrière, et je vide mes
poches en prenant soin d'éviter ce qui pourrait me valoir une garde-à-vue, espérant qu'il ne la sente
pas lors de la palpation. Je dépose tous mes biens sur le sol, y compris du matériel d'injection et
lorsqu'ils voient ça, les deux policiers sourient. Ça ne les surprend pas car ils ont l'habitude, mais ils
ont tout de même laissé apparaître une émotion quand ils ont vu la taille des seringues. Elles sont
assez impressionnantes mais c'est monnaie courante ici, à Junkie-Land.
Je me retourne, puis écarte les bras et les jambes, suite à l'invective du flic, position de
soumission face à cet agent de l'autorité. Quand la main du policier s'approche de ma poche, je suis
envahi par un coup de chaleur. En fait, c'est bien pire : j'ai l'impression de me décomposer sur place,
je m'accroche à un semblant d'espoir et me répète en boucle : « Pourvu qu'il la trouve pas… », mais
il la trouve… Oui, il trouve cette toute petite gélule qui n'ira pas dans mes veines et qui va
probablement me valoir une aventure pénible au sein de cette administration prohibitionniste. Ils
triomphent, se sentant certainement très forts. Soudain, ils deviennent tout-puissants et peuvent me
faire passer des heures en cellule s'ils le désirent. « Ils vont pas m'embarquer juste pour un sken ?
… », me demandé-je, incrédule.
Dès lors, commence un cirque procédural, les prédateurs ont capturé un gibier, ils ne vont pas le
lâcher comme ça. Cependant ils veulent faire les choses dans le respect de leur petit protocole. Ils
vont me faire rester une bonne demi-heure sur place à la vue et au su de tous et toutes, pour réaliser
différentes vérifications. Le flic, muni de ma carte d'identité, communique avec son poste de
contrôle par téléphone. Il donne mon identité complète et demande une vérification des fiches de
recherche – j'en ai eu une dans le temps, elle était restée active pendant plus de deux ans après la
date officielle.
Plusieurs minutes passent avant qu'il ait la réponse : je ne suis plus recherché, je le sais, j'ai déjà
pu le vérifier plusieurs fois, lors de contrôles précédents. S'ensuit une conversation privée entre les
deux policiers, j'en entends des bribes sans vraiment avoir besoin de tendre l'oreille. Manifestement,
le passager, le plus bavard des deux, n'est pas satisfait du butin récupéré. Une seule gélule, ce n'est
pas assez. Le conducteur, lui, n'est pas d'accord. Ils décident d'appeler à nouveau le commissariat, et
leur chef tranche au téléphone : ils doivent aller jusqu'au bout, certains détails n'étant pas éclaircis.
— Bon, désolé mais tu vas venir avec nous, faut qu'on vérifie un truc. T'inquiète pas, ce s'ra pas
long.
— Ouais ouais ! Ça, c'est toujours c'que vous dites…
— Allez… dit-il en me poussant à l'arrière de la voiture, m'appuyant bien sur la tête comme si
j'allais me rebeller. C'est juste pour vérifier un truc. Dans une heure t'es dehors si ça s'trouve.
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— Une heure…? J'en doute…
— Ouais une heure, deux heures, trois heures, qu'est c'que ça change ? Allez… t'as été cool
pendant le contrôle, t'as menti pour ton sken, c'était bien essayé… c'est pour ça qu'on va aller plus
loin. J't'avais prév'nu…
Je ne trouve rien à répondre à ces arguments stupides. J'ai juste oublié que j'avais détaché une
gélule de la plaquette, sans quoi je leur aurais sorti et je suis certain que ça aurait été pareil. Le flic
se change à mes yeux en volaille caquetante, il continue son petit discours.
— T'aurais pas menti j't'aurais même rendu ton sken, on n'est pas là pour empêcher les gens d'se
soigner, mais voilà : t'as menti. Bon, j't'ai pas mis les menottes vu qu't'as été cool, hein ? OK Tom ?
C'est la fête : il m'appelle par mon prénom en plus de me tutoyer maintenant, on a dû garder les
cochons ensemble dans une autre vie. Je ne réponds pas, fatigué d'avance par les heures qui vont
s'écouler. Le conducteur démarre et nous éloigne du quartier, de mon petit monde et du train qui
m'aurait ramené chez moi si je ne les avais pas croisés.
Je regarde par la vitre de la voiture, et je vois les trottoirs s'animer, défiler à mesure qu'on se
rapproche du commissariat. Le conducteur n'a pas décroché un mot à mon attention depuis le début
de l'intervention. Son collègue en revanche, continue de me parler. Moi, je ne réponds pas, je suis
mentalement dehors, nostalgique de ma liberté. Je réfléchis. « Ça s'ra pas long… » a-t-il dit. Mon
expérience, riche en passages dans différentes cellules de commissariats plus sales les uns que les
autres, me pousse à penser qu'il ne faut pas croire cette promesse de flic. Car s'il y a une vérité que
les usagers de drogues savent tous, c'est bien celle-ci : un flic ment. Mais l'espérance, l'habitude de
sortir vite dans ce type de situation, tout me fait aller dans ce sens : je vais sortir assez vite, à peine
quelques heures après être entré, c'est obligatoire. Du moins c'est ce que je pense encore à cette
heure-ci.
Le véhicule débouche dans une petite rue et s'arrête. Ils me font descendre, puis entrer dans leur
zone. Je reconnais l'endroit, j'y ai déjà fait plusieurs petits séjours pour les mêmes raisons. Et
effectivement, je suis sorti vite à chaque fois.
Onze heures cinq. C'est ce qu'indique le tableau de bord de la voiture juste avant qu'on ne m'en
extraie. On ne m'enferme pas tout de suite, je vais d'abord passer à la fouille. C'est à dire que je vais
être déshabillé intégralement et qu'on va regarder jusqu'au fond de mon cul pour voir si je n'y
dissimule pas quelque chose d'interdit, sait-on jamais… Je me doute bien évidemment qu'ils
trouveront le reste de la plaquette avant de me faire baisser et tousser, et je veux gagner du temps,
me donner une chance d'éviter l'humiliation. Alors je la sors moi-même de mon pantalon et la tends
à un des flics présents. Tous jubilent ! Et le policier accepte le cadeau avec complaisance. Ils me
déshabillent quand même, et je regrette ma stratégie qui ne me prive pas de subir ce que je redoutais
tant. Ensuite, on me fait remettre mes sous-vêtements, mon pantalon, mon sweat-shirt, duquel on
prend bien soin de retirer le cordon pour ne pas que je m'étrangle avec pendant la garde-à-vue. On
me confisque tout le reste. On me fait entrer dans une cellule de quatre mètres sur trois, occupée par
deux gars, au fond de laquelle il y a une partie surélevée avec un matelas dessus, et un autre au sol.
Ce sont des genres de tapis de gymnastique – bleus d'environ six centimètres d'épaisseur, autant dire
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très fins.
Le premier type est assis en haut, et l'autre est allongé sur le matelas au sol. Ce dernier, un rasta
Blanc, se redresse et s'assoit quand j'entre. Aucune hostilité, mais aucune parole non plus, ils me
regardent dans les yeux, avec un mélange de méfiance, de fierté, et de désespoir. Je les salue en
opinant du chef, m'assois sur la couchette, joins mes mains derrière ma nuque et appuie mon dos
contre le mur. Je rejette ma tête en arrière et siffle quelques mots, fatigué d'avance.
— Putain ! Y font chier merde !
Le type à côté de moi sur la couchette, un Arabe, me demande, un peu hésitant.
— Pourquoi t'es là ?
— Sken.
— Ah sken… Moi aussi.
Je tourne la tête en direction du rasta aux longues locks3 blondes.
— Et toi ?
— Moi ? Attends, tu vas rigoler…
— Ça m'étonnerait mais raconte toujours…
— Ben voilà, j'fumais mon bédo 4 tranquillou, j'allai tèjeu 5 l'toncar 6, et là… Paf ! Deux cowboys débarquent de nulle part, pécho 7 l'toncar… Et ça fait deux heures que j'suis là man ! Deux
heures ! Pour un toncar !
— T'avais quelqu'chose d'autre sur toi ?
— Nan ! Rien ! C'est ça l'pire ! J'suis là pour un toncar man ! Juste un pauv' toncar !
Il semble un peu paniqué. Il a peur, c'est un jeune qui n'a sans doute que peu d'expérience dans
la garde-à-vue. Alors je choisis de le rassurer comme je peux.
— Allez… Tu vas sortir vite mec. T'inquiète pas, c'est du pipi d'chat ton truc. Ils cherchent juste
à t'faire flipper.
L'autre ne répond pas. Je tente de voir ses yeux entre ses locks, il se tient la tête en marmonnant.
L'autre type se retourne vers lui et lui répète dans les grandes lignes ce que je viens de lui dire. Le
jeune rasta nous regarde chacun notre tour, l'air vraiment désespéré, puis se rallonge et ferme les
yeux. J'ai envie de faire pareil que lui, mais il ne reste qu'un matelas pour deux. Mon camarade me
coupe l'herbe sous le pied, me proposant de m'allonger. Je me contente de détendre mes jambes en
position assise, le dos contre le mur, face à lui, et je sens les vertèbres de ma nuque craquer
douloureusement. Je positionne ma tête en arrière, le derrière du crâne contre la paroi de ciment de
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Dread-locks, mèches de cheveux emmêlées.
Joint de cannabis.
Jeter en verlan.
Carton (filtre) en verlan.
Choppent en verlan.
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la cellule, et je ferme les yeux. Je prends une respiration et ne peux m'empêcher de rouvrir mes
paupières nerveusement. Le moment ne se prête pas vraiment au repos. Les deux autres ont décidé
que si, et essayent tant bien que mal de faire passer le temps en récupérant un peu. Je me lève,
commence à tourner en rond, et me mets à asticoter le policier chargé de nous surveiller. C'est un
jeune, bien rasé, bien coiffé, la raie sur le côté. Il porte des lunettes rectangulaires toutes fines. Je le
harangue.
— Vous avez vu comment vous vous comportez avec des gens qu'emmerdent personne ? Y a
quoi là dans la cellule ? Que des gens qui consomment des trucs. Y a pas eu une seule victime, et
pourtant on est là. On sert à quoi je vais t'le dire moi mon pote ! On sert à faire gonfler les chiffres
de ton putain d'président Sarko, et toi là, en étant là, bien assis à ta place, bien planqué dans ton
uniforme, t'es complice de tout ça. Et un de ces quatre, tu sais ce qui va te tomber sur la gueule ?
Hein ? Tu dois t'en douter mec… C'est une bonne grosse révolution bien sanglante et là faudra plus
v'nir pleurer parce que vous allez tous saigner comme les porcs que vous êtes ! Collabo va ! Y a que
deux type de flics : ceux qui sont très cons, et ceux qui changent de métier. T'es dans quel camp
toi ?
Il n'en a pas manqué une seule miette, mais ne sait manifestement pas quoi répondre, ou s'en
fiche. Je n'ai rien d'autre à faire que de m'en prendre à ce pauvre flic assigné à la surveillance des
cellules de garde-à-vue, alors je continue pendant une bonne dizaine de minutes à déblatérer mes
discours engagés contre l'autorité, saoulant à la fois l'intéressé et mes collègues de cellule. C'est le
jeune rasta qui m'arrête.
— Laisse tomber man, y comprend rien t'façon. Et pi tu nous doses là, j'aim'rai bien pioncer un
peu.
— Mais c'est vrai putain d'merde ! insisté-je, agacé.
— Mais oui c'est vrai mais t'arrête pas d'parler depuis une plombe… Mets-toi à not' place aussi !
— OK, c'est bon. J'ai compris. J'arrête. Continuez dans vot' léthargie là, continuez à vous laisser
faire les mecs, c'est comme ça qu'on va s'en sortir, ironisé-je.
— Putain, mais tu calcules où on est au moins ? C'est pas l'endroit pour faire la révolution, on
est en-fer-més man.
— Ouais… Toi tu vas êt' libéré, et vite, t'inquiète.
— Ouais bah j'espère.
— T'inquiète j'te dis.
Je m'assois et me mets à réfléchir seul dans mon coin. J'ai envie de sortir de là et d'aller me
coller un bon gros taquet, le genre saturé de morphine, histoire de bien le sentir passer. Combien de
temps cette blague va-t-elle durer ? « Information indisponible, veuillez repasser plus tard, on
ferme. » C'était mon cerveau. Je somnole un moment.
Je suis réveillé par un bruit de métal, on déverrouille la cellule. C'était mon copain le gardien qui
s'occupe de ce qu'il fait encore de mieux : ouvrir et fermer les portes. C'est un peu le portier du
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commissariat. Il accompagne un de ses collègues qui vient chercher le rasta. Je vais lui demander
d'utiliser les toilettes, mais je préfère attendre qu'il referme la porte, la verrouille à nouveau, et qu'il
se rassoie, ce qui l'oblige à reposer son journal et à relever ses fesses pour refaire les mêmes gestes
routiniers qu'il répète cent fois par jour.
Sans aller jusque l'insulter, car il détient quand même certains privilèges et pouvoirs sur moi,
entre autres celui de ne pas me laisser uriner ou boire, je le regarde de haut en passant de la cellule
aux toilettes situées juste en face. J'ai un sourire arrogant en coin. J'en profite pour assouvir ma
curiosité et jeter un œil aux cellules. Mon compartiment est celui de gauche, pile devant le bureau
du gardien. La cellule du milieu contient trois personnes silencieuses et immobiles qui me fixent.
Celle du fond n'est pas aussi bondée. Une seule personne l'occupe, une fille, apparemment assez
jeune. On ne l'entend pas.
Quand j'ai fini de pisser, on m'enferme à nouveau, mais j'ai maintenant le matelas du bas pour
moi tout seul. « Quelle chance ! » me dis-je, sarcastique. Je m'allonge à la place du rasta, et
commence réellement à attendre. Une attente qui est déjà insupportable en raison de l'absence de
repères dans le temps. Si je savais combien de temps je vais encore devoir patienter, ce serait bien
plus facile. Je réfléchis dans la pénombre. Je me dis qu'on ne s'ennuie que quand on prend
conscience de son ennui, que le fait d'y penser est déjà en soi une occupation. Par survie, je cherche
des moyens d'évasion, afin de supporter la condition de détention dans laquelle je me trouve.
Philosopher dessus est une échappatoire comme une autre. Mais je suis bien vite ramené à la réalité
par ces bruits de loquets que je vais entendre encore et encore, mais paradoxalement, parfois pas
assez.
On amène un nouveau. Il va falloir qu'un des matelas inconfortable soit partagé, mais aucun de
nous ne bouge. L'autre s'installe au même endroit que là où je me suis placé au départ : assis sur la
couchette. J'ai la surprise de reconnaître le visage de ce type. C'est un autre individu extrait de
Junkie-Land. On nous laisse finalement entre nous, les toxs 8 enfermés dans une petite cellule, et
pour en avoir la confirmation, j'essaye de me souvenir de l'aspect des gars d'à côté. Effectivement,
de mémoire ils n'ont pas des gueules d'usagers de drogues dures par intraveineuses, et ils doivent
être là pour d'autres raisons que la consommation ou la vente de produits stupéfiants, mais ce n'est
là que spéculation, et je ne suis pas un expert en profilage. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'aller
plus loin, ma théorie étant qu'on nous avait isolé volontairement entre toxs, coupables de crimes et
délits sans victime… À chacun sa place.
Peu de temps après, un flic vient me chercher sans me dire pourquoi. Je dois le suivre, soit. Il
m'emmène dans une toute petite salle dans laquelle il prend mes empreintes digitales tout en
plaisantant de sa voix nonchalante.
— T'inquiète, ça fera pas mal…
Je me retiens de l'insulter pendant toute l'opération, il m'a l'air plus procédurier que le petit
gardien et je n'ai pas envie de risquer une plainte pour outrage à agent. Je me contente de regarder
ailleurs, sans répondre une seule fois, je reste stoïque. Je le laisse manipuler mes doigts sans
8
Toxicomanes.
10
résistance. J'essaye de ne pas écouter les conneries qu'il peut sortir. Quand il commence à discourir
à propos des juifs, qu'il tente de placer une petite blague antisémite pour broder autour de ses idées
fumeuses, j'ai les sourcils froncés. Je finis par le regarder, plein de dédain. Dans ma tête, les rôles
changent pendant une seconde où je vois dans ses yeux qu'il se sent stupide, mais passé ce court
instant je redeviens le sale tox et lui le bon justicier. Il me fait retourner dans ma cellule.
Ma colère retombe vite dans un grand désespoir. À ce stade, je ne sais vraiment pas quelle heure
il peut être, je n'ai plus qu'un mince repère dans ce temps qui se distord. Je m'ennuie. Quand j'ai
l'impression qu'une heure passe, je n'ai aucune garantie qu'il ne s'est pas seulement écoulé vingt
minutes.
On vient me chercher pour m'auditionner peu de temps après l'épisode du flic Nazi. On me fait
tourner à droite, traverser une antichambre, et rejoindre une salle collective où le bureau de l'OPJ 9
domine ceux de ses collègues. On m'assoit en face de lui. Il termine la rédaction de je ne sais quoi,
et sans lever les yeux, il finit par s'adresser à moi d'un ton dépité.
Ma patience a atteint ses limites il y a déjà longtemps, je suis habitué des séjours courts dans les
postes de police parisiens, et celui-là commence à s'éterniser. Me retrouver là fait partie des
situations délicates de mon statut d'usager de drogues dures, et d'ordinaire, ça se règle vite. Par
exemple, ma toute première visite ici-même, le fameux commissariat du dixième, n'a pas duré des
lustres. Je n'ai plus envie d'être agressif, la colère a été absorbée par le désespoir.
L'attitude de l'officier de police judiciaire est pompeuse et irrespectueuse, il joue – mal –
successivement le rôle du gentil flic, et celui du méchant flic, en me coupant la parole quand j'ose
revendiquer quelque droit que ce soit. Il ne m'apporte presque aucune information sur ce qui va
advenir de moi. Pendant l'entrevue je fais référence aux trois flacons de méthadone que j'ai dans
mes affaires, lui expliquant que c'est mon traitement légal, et je lui parle du manque.
— T'en parlera au toubib que tu verras cette nuit.
— Un médecin ?
— On va t'emmener à l'hôpital.
— Si ça doit allonger mon temps de garde-à-vue, je préfère pas voir de médecin.
— Oh mais t'as pas l'choix, c'est la loi, on doit déterminer si tu peux supporter la garde-à-vue.
— Mais j'y suis déjà, c'est absurde…
— Je sais. C'est comme ça.
— Je peux fumer une cigarette ?
— Ah désolé, c'est interdit.
Pas de nicotine pour me calmer, pas de méthadone pour m'empêcher d'être en manque… C'est à
ce moment-là que je perds vraiment patience : j'élève le ton. Mauvais choix… Ce flic est derrière
son bureau, un petit bureau certes, mais néanmoins le sien. Il est, de plus, persuadé d'être
9
Officier de Police Judiciaire.
11
indispensable à la société pourrie qu'il défend. Et pour ne rien arranger à mon égard, il est le chef
d'une belle bande de pantins asservis, dont les espaces de travail sont installés tout autour de nous
dans cette même pièce exiguë gagnée par le silence depuis quelques instants. Le flic lève les yeux,
et la suite est à la fois pénible et insignifiante : la revendication autoritaire du statut de dominant de
l'OPJ, qui est manifestement le mâle alpha de la salle. Pour moi il n'est rien de plus qu'un petit
caniche qui aboie.
Pendant toute la séance grand-guignolesque, mon skénan se trouve sur la table, entre le flic et
moi. Six gélules attachées en une plaquette, et une orpheline que j'aurai dû m'envoyer avant onze
heures. Je vois cet objet dans toute sa singularité, et juge du ridicule de la situation : je me trouve en
garde-à-vue pour des médicaments qui sont en vente avec ordonnance, dans des pharmacies. Je n'en
ai pas des dizaines de boîtes, je n'en ai même pas une complète. J'ai, enfin j'avais, sept petites
gélules. Comme les sept péchés capitaux, ou les sept ans de malheur, les sept couleurs de l'arc-enciel, les sept jours de la semaine, j'avais sept possibilités de m'envoyer nager dans le ciel au milieu
des nuages en compagnie des petits oiseaux. Sous forme de petits emballages fermés par leurs
opercules stériles et hermétiques, renfermant chacune sa dose de morphine légale lorsqu'elle est
obtenue via une ordonnance. S'il faut parler en grammes, je n'avais même pas un gramme, mais à
peine sept cents milligrammes – coupés au saccharose.
Pour moi, un complice des dealers officiels est juste en face de moi, et tout ce qu'il me reproche,
c'est de ne pas avoir utilisé ses propres voies – légales – pour m'en procurer. C'est à dire : tomber
malade – un cancer est préférable – puis réussir à me faire prescrire ce produit aux mœurs si
complexes. Ou encore, voir un médecin suffisamment compréhensif pour donner une ordonnance
de skénan à un usager de drogues, mais ça ne court pas les rues. Mon sort est entre ses mains, et je
sens qu'il est prêt à me foutre en prison, ça ne le dérangerait pas.
Sûr de lui, il tente de me faire dire que j'avais l'intention d'en revendre une partie. Il se fait son
petit scénario tranquillement, je ne dis rien, mais c'est quand même assez effrayant, son ton est trop
affirmatif. Pour lui, je remontais la rue dans l'idée ferme de trouver des clients qui pourraient me
reprendre au prix fort et au détail, les gélules de la plaquette que j'avais achetée pas cher quelques
minutes plus tôt. J'aurais pu, mais ce n'était pas le cas. C'est ce que je lui dis. Alors il sourit, et il
insiste, prêt à noter si je confirme : peut-être que je voulais acheter…
— Du crack ? me dit-il sur un ton mielleux, droit dans les yeux.
Il hoche la tête deux fois, comme pour me dire : « Allez… hein ? J'ai visé juste coco ? », ou
quelque chose dans le genre. Je lui dis non. Je redemande à fumer une cigarette. C'est encore non.
Ce flic m'énerve, avec ses histoires tordues et son crack. Je touche à ça tellement rarement qu'on ne
peut pas m'appeler un adepte. Mais même ça, lui n'a pas à le savoir, ce n'est pas son problème. Qu'il
s'occupe de sa petite vie médiocre qui se terminera par une balle avec son arme de service dans le
pire des cas, par un changement de carrière avant, dans le meilleur.
Je pense connaître et pouvoir déjouer ses méthodes rhétoriques de flic pourri, mais il y a un plan
sur lequel je ne peux pas lutter, et je vais l'apprendre pendant les heures suivantes : sa volonté de me
briser. Ce type joue avec moi, il sait très bien tout ce qui va se passer, il se garde bien de me le dire,
12
ça pourrait m'apaiser. Au moment de me remettre dans ma cellule, il en est encore à essayer de me
faire espérer que je pourrai sortir vite, mais que vu l'heure avancée ce ne serait pas avant le matin
suivant, car il attendait disait-il « le coup de fil du proc. 10 » pour savoir quoi faire de moi.
Généralement, ce type d'aventure arrive à tout usager de drogues qui se respecte. Quand la ville
n'est pas trop petite, les flics ont souvent l'habitude de passer leurs journées à traiter des cas comme
ceux-là – des crimes et délits sans victimes – et les durées de détention sont souvent relativement
courtes, entre quatre et six heures. Mais où que l'on soit, il reste toujours possible que le ciel nous
tombe sans raison apparente sur la tête, et on peut être envoyé en prison pour un coton imbibé des
restes d'une injection, ou même pour une miette de shit. Il suffit de tomber sur un procureur mal
luné. En cas de malchance, l'attente qui s'ensuit est longue.
Mais dans la plupart des cas, on peut aussi ressortir quelques heures plus tard, sans son matos 11
évidemment – sauf si on a les bons papiers sur soi, comme une ordonnance médicale par exemple.
C'est pour cela que dans le milieu, il est conseillé de « ne jamais sortir sans son ordo. 12 », ce
document n'empêche pas le contrôle ni les vérifications plus poussées au poste, mais peut tout
simplifier.
Les heures qui suivent sont l'occasion de faire mieux connaissance avec le dernier arrivé, un
type entre trente et quarante ans d'origine marocaine. Je ne le fréquente pas à proprement parler, je
ne fais que le croiser de temps en temps dans les faubourgs de Junkie-Land. Il m'a déjà vendu des
skens à l'unité pendant une pénurie éclair.
Dans ce milieu, il est important que les usagers soient ravitaillés le plus vite possible,
possiblement malade, autrement dit en manque. Mais c'est inévitable, il arrive que personne n'ait
rien – bien que généralement ça ne dure pas. Quand ça arrive, des grappes d'usagers se forment, et
ils arpentent les trottoirs du quartier à la recherche du skénan perdu, à la recherche de celui ou de
celle qui garde tout au fond de sa poche quelques petites gélules pour les cas comme ça. Les prix
s'enflamment, et s'il n'y a pas assez de produit pour tout le monde, c'est toujours ceux et celles qui
crachent le plus qui remportent la partie, s'ensuivent souvent des embrouilles ou des gestes de
solidarité. Beaucoup plus rares sont les vraies et longues périodes de pénurie, celles qui durent
plusieurs jours, même si ça arrive quand même, davantage au cœur de l'été ou de l'hiver.
Beaucoup de temps a maintenant passé depuis mon dernier taquet, et je commence vraiment à
sentir une nervosité pénible remonter en surface, des picotements légers mais agaçants
l'accompagnent. Mes muscles et mes os n'en sont pas encore à réclamer leur dose, mais ça ne va pas
tarder si je ne fais rien. Et que pourrais-je faire, à part la réclamer ? J'ai toujours un peu de
méthadone sur moi au cas où je me retrouve dans une situation délicate, mais on m'a dépossédé de
tout, et le flic ne veut pas me laisser la prendre. J'en ai trois doses, chacune pouvant me faire tenir
environ vingt-quatre heures sans subir de manque. Mais un prisonnier en garde-à-vue n'a aucun
droit, en tous cas pas celui de prendre son traitement quand il est psychotrope. Seul un médecin
entrant dans le cadre de la détention qui me broyait, peut m'accorder ce droit, et si je dois crever de
10 Procureur.
11 Produit.
12 Ordonnance.
13
douleur, séquestré entre quatre murs, c'est bien fait pour moi. Je suppose que les flics préfèrent
quand même éviter ça, ça ne doit pas être très drôle de devoir supporter des gémissements pendant
des heures.
L'attente n'en finit pas, je m'ennuie de plus en plus, et les sensations désagréables augmentent.
Discuter sans trop en dire, ça occupe, mais quand le silence revient, c'est pire. Je n'ai plus de repère
dans le temps. Je suppose qu'il doit être dix-huit heures quand les équipes policières changent. Les
nouveaux sont largement plus détendus. Le nouveau gardien est un type brun, gominé, à lunettes
comme le précédent. Il obéit à nos demandes sans broncher, ouvrant les serrures quand on a soif ou
envie d'uriner.
Vient l'heure du repas. On a le choix entre plusieurs plats individuels industriels, passés au four
à micro-ondes. Une odeur aigre de mauvais spaghettis sauce bolognaise envahit l'endroit pendant
une bonne heure et demie. Je ne peux pas manger. Je sais que je vais le regretter plus tard mais je ne
peux rien avaler pour le moment, je me contente de garder la briquette de jus d'orange concentré et
les biscuits sablés pour la nuit. Je ne peux m'empêcher de remarquer que les dates de péremption
sont largement dépassées. Ça, je m'en moque, je suis en milieu hostile, privé de toute chose et de
toute possibilité de me fournir en quoi que ce soit, donc je ne vais pas cracher sur le peu de
nourriture conservable qu'on m'accorde. Surtout que la soirée ne fait que commencer, et que je
voudrais qu'elle soit déjà terminée. Mais la nuit va être longue… Tellement longue que la moindre
source de distraction, même minime, apparaîtra intéressante. L'observation, ce n'est pas ma
spécialité, mais c'est la principale activité praticable par tous ici, en dehors du sommeil pour ceux et
celles qui peuvent y parvenir. Ma nervosité et mon état physique – qui se dégrade d'heure en heure à
cause de ma dépendance aux opiacés – m'interdisent le privilège de l'évasion par le repos. Pourtant
je donnerais tout pour m'enfermer dans mes rêves et dormir un bon coup, jusqu'à ce que les flics
viennent me chercher pour la suite des événements, quels qu'ils soient. Sur les murs, je peux voir
beaucoup d'inscriptions dont beaucoup d'incomplètes. Je me demande comment ces artistes ont pu
s'exprimer sans rien pour gratter le mur. Et tout à coup je pense aux petites pièces de métal de mon
jeans. Se peut-il que… Mais oui ! C'est ça… Le gros bouton peut tenir en main et creuser le mur
facilement. Je me promets d'essayer dans la nuit, je sais que je vais me faire chier comme un rat
mort, cela m'occupera un peu, au moins. Et ça laissera une trace de mon passage. Il me reste encore
à trouver ce que je vais bien pouvoir graver, vais-je tomber dans le médiocre en collant le numéro
de mon département ? Ou encore mes initiales en plus du numéro de mon département ? Non… Ça,
c'est ce que tout le monde fait, je peux me permettre d'être plus inventif, non ? Et j'ai justement tout
le temps pour y penser. Bien sûr, une des contraintes sera qu'il faudra que ce soit vite fini, étant
donné la surveillance du gardien. Je ne dispose ni d'un marteau ni d'un burin, mais d'un seul petit
bouton que ce dernier peut me prendre. Mais moyennant une bonne organisation – et le sacrifice de
mon bouton de pantalon – je pourrais mettre un peu de joie dans ce lieu.
Dans la soirée, mon premier camarade est libéré et on se retrouve entre connaissances. On
essaye de dormir tant que faire se peut. Hamid, mon camarade d'infortune, réussit à sombrer au bout
de quelques minutes, moi non. Je me retourne, un coup à gauche, un coup à droite, sur le dos, sur le
ventre, de nouveau sur le dos, je serre les dents, je grimace, les extrémités de mes membres
s'engourdissent. Je suis de plus en plus mal, pas de doute. C'est ce moment-là que choisissent mes
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nausées pour attaquer mon estomac. Elles arrivent régulièrement, par vagues. De plus en plus
insupportables. Après un long moment, je finis par me lever, et faire quelques vagues exercices. Je
demande au gardien de m'ouvrir pour aller boire un coup, je me sens très mal. Il tente de me
rassurer en m'annonçant que la navette pour l'hôpital ne va pas tarder, et qu'on partira tous voir le
médecin. « Quelle chance ! » me dis-je, encore et toujours sarcastique. Mais je sais que ce toubib
peut théoriquement me permettre de prendre un flacon de méthadone, et qu'ainsi je vais arrêter de
souffrir, et peut-être même dormir un peu. Alors j'attends.
Et cette bon sang d'attente est interminable, insupportable. Je serre les dents à la limite de me les
briser. Je ne peux pas rester en place, et mon corps tout entier semble se consumer de l'intérieur, j'ai
un coup de chaleur. Ça chauffe, je dois m’asseoir. Je ferme les yeux, j'ai l'impression de mourir. Je
manque de tomber dans les vapes. Et puis progressivement, ma température baisse lentement
jusqu'à me faire trembler de froid dans la moiteur de ma sueur. Je ne peux pas voir la couleur de
mon visage mais je sais d'instinct que je suis blanc comme un linge. Trois vagues de ces différences
corporelles vont s'enchaîner les unes après les autres. Dans les moments de froid, je me replie sur
moi-même, assis contre le mur, j'entoure mes genoux avec mes bras, et je rentre la tête à l'intérieur.
Au bout d'un temps qui me semble durer une éternité, j'entends quelque chose de gênant.
J'identifie rapidement le son de mon estomac qui se tord, accompagné par mes propres grincements
de dents, et de quelques crampes dont la douleur s'additionne à toutes les autres. Je me force à
cesser de bloquer ma mâchoire. Je me détends un moment, court, relâche mes épaules et respire. Je
décide de manger un des biscuits, ainsi mon ventre cessera un peu de grincer et de me torturer.
Après une durée de ce qui m'a semblé une éternité de tortures mentales et physiques, un groupe
de trois flics vient chercher certains d'entre nous pour l'hôpital. Depuis quelques années, c'est
obligatoire pour les gardes-à-vue qui dépassent vingt-quatre heures. Ils doivent s'assurer que le
détenu est apte à subir ce traitement d'enfermement sans que la police ne soit attaquée en justice
derrière en cas de mort inexpliquée, par exemple. Les deux cow-boys et la cow-girl qui vont nous
accompagner en estafette jusqu'à l'autre bout de Paris, ne sont pas du genre à copiner avec les
prisonniers. Ça tombe bien, vu qu'on n'a pas l'intention de taper le poker avec eux. On nous attache,
menottes bien serrées, on nous encadre comme dans une boîte de sardines, bien collés aux flics dans
la promiscuité du panier à salade, et le chauffeur démarre l'engin. En tout, on est huit dans la
navette : le chauffeur, son passager, les trois matons par intérim, et puis nous. Il y a déjà Hamid et
moi, les deux sales toxs bien ficelés prêts à être livrés en pâture à l'examen médical, et un des
occupants de la seconde cellule. J'attends tout de même avec une grande impatience que le docteur
Pétiot de cet hôpital collabo m'accorde le passe-droit pour prendre ma dose de méthadone. Mais estce qu'il va jouer le petit chef et me laisser crever ? Il en a la possibilité, le pouvoir en quelque sorte.
Dans cette situation, mon cerveau interprète les informations environnantes de façon très
personnelle, voire erronée. Il crée, à force du manque de tout – à commencer par la liberté de
mouvement – des amalgames entre tous ceux que mes yeux voient et qui travaillent dans le cadre de
ma garde-à-vue. Ça peut comprendre les policiers mais aussi tous les gens qui comptent sur eux,
d'autres fonctionnaires plus au bas de l'échelle, les médecins et infirmiers qui vont s'occuper de
nous… Et le mode survie enclenché, cette masse de personnes autoritaires ou complaisantes dans
mon état de prisonnier, devient le camp d'en face : celui de l'oppresseur, des tortionnaires. Celui de
15
l'ennemi. C'est une défense naturelle et primaire, certes un peu névrotique, mais ô combien
motivante pour tenir le coup, avec la haine comme moteur.
Le voyage est tout de même divertissant sans qu'il ne se passe grand-chose, ça change juste de
voir et d'entendre la vie parisienne, d'être ébloui par la lumière des lampadaires, de sentir l'air de
l'extérieur. Toutes les couleurs de la ville, des quais, ce spectacle me fait oublier quelques instants
mes liens et le contexte. Dans la Seine des tableaux lumineux se dessinent puis se dissipent. Je
souris le temps d'une seconde, les yeux perdus dans la lucarne du véhicule qui nous conduit là où on
va nous estampiller aptes à la GAV, ces trois petites initiales, si lourdes de sens… C'est un jargon
qui ne fait pas partie de ma culture, mais ça m'arrive de l'utiliser sans trop réfléchir. Ça vient des
flics, j'entends souvent ça pendant les contrôles, et à force de l'avoir dans les oreilles j'ai fini par
l'intégrer à mon propre langage, complètement malgré moi.
On nous fait passer par les urgences, puis par un labyrinthe de couloirs, un ascenseur, encore des
couloirs, et pour finir, arrivée dans l'unité de police, dans laquelle des cellules spéciales sont
affectées pour enfermer les patients. Elles sont bien plus grandes que celles du commissariat, elles
doivent certainement pouvoir contenir plus de monde à la fois, des détenus qui viennent de toute la
ville. Mais là, nous ne sommes que trois.
On ne nous a pas attachés aux bancs qui bordent les murs de la cellule et nous pouvons donc
circuler librement. Hamid et moi-même restons debout. Le troisième type – celui de l'autre cellule –
s'installe tranquillement dans un coin. Un autre compartiment vide jouxte le nôtre, et on voit à
travers la paroi depuis certains angles. On peut se rendre compte qu'il est exactement pareil que
celui dans lequel on se trouve.
Finalement, je m'assois, et mon camarade m'imite très vite. Si l'endroit a changé, tout comme
nos conditions de détention, nous sommes toujours prisonniers et privés du moindre droit. À ce
moment-là, m'avaler un grec13 serait un pied d'enfer. J'évite quand même de trop penser à de la
nourriture, ça a tendance à me rendre fou dans ce genre de situation. Je subis mon état physique, je
ne peux décidément pas rester en place. Je me relève au bout d'une dizaine de minutes, et me mets à
observer à travers la porte.
De l'autre côté du couloir, des carreaux épais forment un mur semi-opaque, à travers lequel on
ne peut que deviner ce qui se passe – quand il se passe quelque chose. J'entends des voix qui
proviennent de là, ça semble être la salle de surveillance, et il doit y avoir au moins un type.
J'identifie finalement que les voix sont celles des dialogues d'un film. Le maton doit s'en passer un,
tout simplement. Mais alors, j'ai beau chercher, je ne trouve pas de quel film il s'agit. Si je dois me
fier à ce que j'entends, ça ressemble à une superproduction hollywoodienne d'action, une de ces
centaines d'histoires insipides qui se ressemblent et qui rapportent systématiquement des fortunes
aux producteurs, qui viennent ensuite pleurer qu'on les regarde sans payer.
En réalité, je me fiche bien du film du gardien… Mais je m'accroche à n'importe quoi pour
m'évader. N'importe quoi sauf la conscience de mon existence et de mon état physique, de ce corps
malade. Je me mets soudainement à hurler et à frapper dans le mur, avant de siffler :
13 Kébab.
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— Mais putain ! Il arrive quand ce toubib bordel ?
J'entends nettement une voix provenant de l'autre côté du couloir, là où il y a le film :
— Ta gueule !
Puis un rire féminin. Apparemment, le gardien n'est pas seul. Il doit draguer une petite
infirmière. Son invective m'ordonnant de la fermer mets de l'eau à mon moulin, je suis assez énervé,
et je suis de ces personnes qui n'apprécient pas trop l'autorité et qui n'obéissent que sous la menace
physique ou sous ma propre décision. Je me mets à l'insulter de tous les noms, cherchant à être le
plus violent possible afin de le faire sortir de son trou. Mais ça ne fonctionne pas. Il ignore
simplement mes gueulements, comme on a dû lui apprendre. Comme ça ne marche décidément pas,
je tambourine sur le métal de la porte. Le barouf est tel que le médecin sort de sa grotte au fond du
couloir et vient gueuler dans le poste de surveillance. Puis avant de claquer la porte de son bureau, il
hurle :
— Envoyez-moi le premier !
Il parle de qui ? De moi, de Hamid, ou de l'autre ? C'est qui le premier ? Je me presse à la porte
pour prendre mon tour le plus vite possible, mes camarades laissent faire, ils ont bien compris que
pour moi c'est urgent. On m'emmène dans un petit local où est disposé le strict minimum. Le
médecin évite soigneusement de me toucher et se livre à un questionnaire oral qui termine sur une
ordonnance de méthadone, qui va être traitée immédiatement et dans ce même service. On me
renvoie en cage, et je dois encore attendre une bonne trentaine de minutes avant qu'on m'apporte
une dose de soixante milligrammes dans un petit verre en plastique. C'est pas un taquet, mais ça fera
l'affaire. J'ai encore trois bons quarts d'heure d'attente avant de sentir les premiers effets
d'apaisement. Je brûle de l'intérieur.
On nous fait poireauter comme ça pendant plusieurs heures. Les deux autres passent juste après
moi et ressortent aussi vite, mais ensuite c'est comme si on nous avait oubliés. On ne revient nous
chercher qu'après un long interlude où il ne se passe absolument rien, ni dans le couloir, ni dans la
cellule, ni dans le local de surveillance, ni dans le bureau du médecin. Un calme radical. Beaucoup
trop pour mon cerveau qui lui, tourne à trois cents à l'heure.
Quand les trois clowns qui nous ont emmenés montrent leurs nez, je les accueille par des
insultes.
— Ah bah c'est pas trop tôt bande d'enculés ! Vous f'siez quoi dans vot' estafette de branleurs
là ? Une partouze ? Sales bâtards !
— Tu vas t'calmer toi, sinon tu vas t'en prendre une…
— Que d'la gueule…
— T'as d'la chance mon pote…
— Allez laisse tomber Robert ! On lui f'ra sa fête au commissariat à cette petite fiotte !
— Allez vous faire enculer tous autant qu'vous êtes tas d'porcs.
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Le voyage du retour est tendu. On nous ramène dans nos cellules d'origine, où je réussis à
dormir un peu sur le matelas au sol, enfin calmé par les opiacés contenus dans la méthadone. C'est
mieux que rien, ce n'est pas ce que je voulais au tout départ, car j'ai tout de même une nette
préférence pour l'injection, mais ça me suffira un temps, d'ici à ce que je sorte de cet engrenage
judiciaire infernal. Mon repos dure une demi-heure en tout, coupée par des périodes de somnolence,
et étalée sur deux bonnes heures. Pendant ce temps, mon camarade de chambrée reste immobile, les
yeux ouverts sur son matelas. Il est tourné vers la porte, donc vers moi, et parfois j'ai l'impression
que ses yeux vitreux me fixent fermement. Agacé, je finis par passer et repasser ma main devant
lui… Rien. Il dort les yeux ouverts, ou alors il est mort… Je l'entends respirer, il n'est donc pas
mort.
Je referme les yeux et essaye de dormir à nouveau, sans succès, alors je les rouvre et m'assois.
La nuit ne s'écoule pas, les minutes prennent un malin plaisir à passer comme des heures. J'ai
l'impression que tout, les éléments, le temps aussi, s'est ligué contre moi, et aussi contre mon
camarade. Nous sommes coincés dans une cage minuscule, dans laquelle on peut à peine se
retourner. Pour ma part, me rappeler l'injustice d'être enfermé en raison de mes consommations rend
vraiment la situation insupportable. Je ne suis plus malade, mais je suis toujours en colère. Résigné,
mais en rage. Certainement pas complaisant.
Pour le moment, je ne peux rien faire qu'attendre. Et même pas un moyen de voir quand il fera
jour. On a la lumière faiblarde du couloir qui éclaire légèrement l'intérieur de la cellule, la
pénombre est notre alliée pour le repos qu'on cherche. En journée, les flics allument des néons
inhumains qui offrent un éclairage non moins déshumanisé dans les cages. La nuit, ils les coupent
pour nous laisser dormir. Là, c'est éteint, donc par déduction on est encore la nuit.
Aller jusqu'à l'aube est très pénible. Entre les phases où j'essaye de dormir, les épisodes rares et
courts de sommeil de quelques minutes tout au plus, et les occupations trop peu variées comme
scruter les murs et leurs messages malgré la pénombre, j'utilise mon temps comme je peux, et je
tente du mieux que possible de profiter de la méthadone. On ne sent jamais de montée proprement
dite avec ce produit. Je ressens peu de différences avec mon état normal, je sens juste une série de
désagréments physiques disparaître, ou plutôt être troqués contre les effets secondaires de ce
stupéfiant – hautement actif sur n'importe qui mais d'une action très ciblée sur les habitués des
opiacés. Là, je sens surtout que j'ai chaud. Je n'ai plus aucun coup de froid, mais je sue assez
facilement, surtout en position allongée. Quand me revient l'idée du bouton de mon jeans à utiliser
comme outil de gravure artistique, je suis bien moins motivé qu'au moment où j'ai rangé le concept
dans un coin de ma tête. Je n'ai plus autant envie de laisser s'exprimer mon imagination sur ces murs
dégueulasses… Je remets l'astuce à plus tard, me promettant d'y repenser une autre fois.
Le matin arrive, sans prévenir. Aucune trace de soleil ni de lumière naturelle n'accède ici, mais
le gardien est de nouveau remplacé par un autre larbin, plus frais. Ce dernier s'assoit à la place de
son prédécesseur, et ne bouge plus. Il prend son rôle très au sérieux, nous fixant un par un et
vérifiant la main courante. Les équipes de nuit laissent place à des flics plus énergiques, plus
bruyants, plus stupides même. Ça renifle le café dans tout le commissariat, si bien que l'odeur vient
nous chatouiller les narines, et réveille Hamid. J'envoie un petit sarcasme au passage d'un
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fonctionnaire affairé à boire dans une tasse.
— Oh ! La volaille ! Pour moi ce s'ra bien noir et deux sucres. Alors les p'tites salopes ? Ça vient
ou quoi ?
Le gardien, qui ne me connaît pas encore, s'offusque et me répond sur un ton qui ne laisse pas
douter une seconde qu'il croit que j'espère vraiment quelque chose.
— C'est pas en d'mandant sur ce ton qu'vous allez obtenir quoi qu'ce soit…
Alors là, c'est bien la première fois qu'on me vouvoie depuis mon arrivée, aussi je marque ce
moment d'une pierre blanche. Mais ça ne me calme pas une seule seconde. Et j'ai l'impression de lui
clouer le bec en lui lançant : « Toi l'larbin, j't'ai rien d'mandé, retourne à tes fantasmes et lâche-moi
la grappe. » mais Hamid intervient et me dit :
— Il a raison…
— J'm'en bats les couilles.
— Allez, calme-toi. Dors. On va s'revoir demain normal et on rigolera d'tout ça ! Tu verras mon
ami.
— Putain, j'espère… N'empêche que y a des gens dang'reux dehors, et c'est nous qu'on fait
chier ! Nous, les toxs…
— Ouais, je sais que c'est pas juste, mais ils nous gardent pas longtemps, enfin, les gens comme
nous.
— J'en peux plus d'attendre ici putain ! dis-je en me tournant vers la porte. Ils servent vraiment à
rien ces sales keufs de merde ! ajouté-je en fixant le gardien. T'entends toi ? Tu sers à rien… Ah si :
tu sers à ouvrir ma porte.
— Allez, insiste Hamid. S'il te plaît, calme-toi mon ami. Laisse-le, il y est pour rien.
— Tu rigoles j'espère ? Lui, il est complice de toute cette merde ! C'est même un des pires, un
soumis volontaire, un maton complaisant, un qui ouvrira jamais sa gueule, c'est des rats comme ça
qui fusillent des gens ! Lui ? C'est le bras armé aveugle et silencieux du pouvoir. Et son pouvoir
c'est son trousseau de clés. Lui ? Un raté qui prend son pied énorme en écrasant les autres.
J'ai la rage. Combien de temps à attendre encore avant qu'on daigne me rendre ma liberté ? Je
n'en sais rien et ça me rend à demi-fou. Je multiplie les soupirs et tourne en rond ad nauseam. Ce
qui rend mon camarade de plus en plus nerveux. Je le sens à sa voix lorsqu'on communique. Je
voudrais me calmer, mais je n'y arrive pas. Je décide de m'asseoir. Pour moi, le temps tourne au
ralenti, car sans activité et avec l'ennui, les minutes s'allongent. Chaque instant est au plus pénible.
Et cette sensation d'injustice associée à l'impossibilité d'y répondre me frustre au plus haut point.
J'ai envie d'un bon taquet et d'un lit. Non… Plusieurs bons taquets, et un lit. Une semaine non-stop
de taquets au pieu. Non… Un mois.
Un moment passe, et les flics amènent un autre type, un Blanc, la quarantaine, en caleçon et en
tee-shirt. Il se débat comme un forcené en les insultant de tous les noms et en les invectivant de le
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lâcher, de le détacher, de l'affronter comme des hommes. Il hurle, et continue comme ça bien après
que le gardien a clos sa cage – celle du milieu. Au bout d'une trentaine de « bâtards », d'une
vingtaine de « fils de putes », d'une cinquantaine de « niquez vos mères », il commence à se
fatiguer. Il n'obtient aucune réaction si ce n'est celle de ses deux camarades de cellule qu'il a
réveillés et qui lui disent depuis le départ, très las, de se la fermer et qu'il n'est pas tout seul. Je sens
que ça peut tout de même partir en cacahuète cette histoire, le ton des deux autres devient de plus en
plus menaçant. Alors, pour la première fois, j'entends une voix s'élever de la dernière cellule. Je n'ai
aucune certitude que c'est la même fille que la veille, mais je le suppose.
— Ferme ta gueule, dit-elle en faisant trembler les murs de sa voix excédée.
Et l'autre lui obéit, comme coupé dans son élan. Cette voix a collé un froid – vite réchauffé par
les deux lascars d'à côté qui sont surpris par l'énergie soudainement lâchée de l'occupante de la
troisième cellule. La fille du fond est manifestement sauvage, elle a un accent de banlieusarde. Elle
a cloué le bec du type, et ça commence déjà à rire et à commenter ce qui a été un événement pour
les deux mecs qui s'ennuient dans la cellule du milieu.
— Wesh euh… elle j'aim'rai pas être son mec hein !
— Ouais putain ! Elle a des yeuks 14 la racli 15 !
— Elle a des yeuks… Ouais ! Une paire ça comme zincou 16 !
— Tu la connais ?
— Non non. Ha ! Ha ! Pourquoi tu dis ça ?
— Non, comme ça. Ça a l'air d'être une sacrée encore celle-là…
— Ouais ! Une sacrée !
— Vos gueules les deux bolosses
remarques.
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là ! Les coupe-t-elle, manifestement agacée par leurs
— Oh putain ! Comment elle t'a séché zincou !
— Eh cousin, les deux bolosses, c'est moi et toi, alors fais pas ton malin…
L'autre marque un silence, le temps de comprendre. Je rigole intérieurement, mais apparemment,
pas lui. Lui doit se rendre compte qu'il est inclus en tant que « bolosse », dans le commentaire de la
fille, et après quelques secondes d'hésitation, il finit par s'adresser directement à elle à travers le
mur. Sa voix a changé, il est plus agressif. Entre deux insultes sexistes, il se permet quelques
menaces qui, en d'autres lieux, auraient pu aller très loin.
On nous apporte le petit-déjeuner, c'est à dire rien de plus qu'une briquette de jus d'orange
périmée et deux biscuits périmés aussi. Ici, ils ne s'ennuient pas avec la variété, le petit-déjeuner
c'est la même chose que les desserts. Tout d'un coup je me rappelle un petit détail : je palpe mon
14
15
16
17
Couilles en verlan.
Fille en langage de cité.
Cousin en verlan.
Bouffon en langage de cité.
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jeans, et en sors le dernier biscuit de la veille, il est en miettes dans son sachet de plastique
transparent. Il s'est même à moitié répandu dans ma poche. Hamid et moi-même buvons et
mangeons sans nous poser de question. La journée va peut-être être longue, bien que j'espère le
contraire. Et longue, elle l'est, mais elle est aussi plus animée que la nuit, et le temps passe tout de
même, lentement, mais sûrement. On voit défiler des flics, qui viennent prendre leur pause avec le
gardien, utiliser le four à micro-ondes, chercher ou emmener un des gardés à vue.
La fille est auditionnée peu de temps après son intervention orale remarquée. Comme elle est
dans la cellule du fond, elle est obligée de passer devant nous – en regardant ses pieds – pour
rejoindre le bureau de l'OPJ, sous bonne escorte. Elle est jeune, à peine dix-huit ans, brune aux
cheveux longs ondulés qui cachent son visage penché en avant. Elle est mince et de petite taille.
J'aperçois une de ses mains, mate, belle, et je la devine très jolie bien que je ne la voie pas
distinctement. Quelques minutes plus tard on entend gueuler depuis le bureau de l'OPJ, et elle est
ramenée aussitôt.
La matinée est une suite de bruits de serrures, de claquements de portes, d'allées et venues des
policiers entre le bureau collectif et le couloir. Très monotone. Je n'en peux plus de voir toutes ces
casquettes. Déjà qu'en temps normal je n'aime pas trop l'uniforme, mais alors maintenant c'est
définitif, et je le vomis jusqu'à la dernière goutte. J'ai des envies de violence, celle d'en attraper un
et de lui éclater la tête contre un des murs de la cellule par exemple. Mon instinct animal remonte en
surface, tel celui d'un Sioux, tout comme l'excitation, et pris dans mon propre élan je donne
plusieurs coups de coude dans la paroi, suivi d'un coup de poing qui m'ouvre la peau au-dessus de
l'articulation d'une phalange. Hamid ne dit rien. Il reste assez calme, lui. On a très peu parlé
finalement, on vient de deux mondes très différents qui se croisent juste parfois dans le dix-huitième
arrondissement.
Il m'a raconté une partie de sa vie cette nuit. Il est issu d'une famille nombreuse, un enfant de la
deuxième génération d'immigrés. Il est musulman pratiquant, tout comme ses parents, et il va
régulièrement au Bled en famille. Petit, il a habité à la Courneuve, puis Sevran, vivant une certaine
idée de la misère dans une ambiance pourtant inoubliable. Adolescent, il a découvert le business et
les petits larcins, constatant sa possibilité de faire un maximum de fric en un minimum de temps.
Pour finir, il a glissé dans un engrenage malsain, celui de l'usage de drogues dures. Je ne sais rien de
plus à son propos, c'est tout ce qu'il m'a dit. Je me garde bien de le juger. La police effectue des
contrôles au faciès, et les minorités visibles ont tendance à remplir les cages des commissariats.
Hamid a eu deux raisons de se faire contrôler : à la fois Arabe et usager de drogues.
Moi, je suis fils de fonctionnaire, et j'ai grandi dans une petite maison avec mon frère, ma mère
et mon père. Mes copains d'enfance sont tous issus d'une population cosmopolite et mes valeurs
sont celles de la tolérance. Adolescent, j'ai épousé des idéaux antifascistes, punks, anarchistes. Dans
les banlieues des années 90, on n'a pas été très nombreux à se diriger vers ces idées-là, et certains
d'entre nous ont été victimes de leur isolement, de l'incompréhension des restes du monde. Les gens
ont tendance à faire facilement l'amalgame entre des groupes fascistes, et nous. Je suis souvent
habillé en noir, parfois en jeans délavé, parfois en cuir clouté, j'ai été chaussé aussi bien de baskets
que de rangers ou de docks, j'ai eu les cheveux longs, j'ai porté une crête, j'ai eu carrément le crâne
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rasé à blanc, au rasoir. Et j'ai aussi fini par glisser dans le même engrenage que Hamid, celui de
l'usage de drogues dures, mais bien plus tard. Je n'ai fait que céder à une envie qui était latente
depuis un moment, voulant essayer un maximum de drogues, afin de connaître le plus d'états
secondaires possibles et imaginables. Une forme de culture, mais introspective.
Il n'y a rien de plus frustrant que de devoir attendre sans savoir combien de temps. Et cette vérité
est une information toxique. Je me la répète plusieurs fois, c'est une certitude. Je trouve la situation
vraiment pesante, il semble difficile de faire pire. L'ennui est à son maximum, et il y restera tout le
reste de la journée, j'en ai bien l'impression. C'est le cas jusque environ seize heures, quand le flic
de la veille, celui qui m'a emmené au commissariat en me promettant que ça ne sera pas long, vient
me voir pour me parler. Il me fait sortir, et m'emmène dans une petite cour au milieu des flics en
pause, ça sent le tabac et le café, une envie irrésistible me prend aux tripes : fumer une cigarette.
Le flic porte manifestement de l'importance à sa promesse déjà trahie. Il me laisse entendre qu'il
va parler à l'OPJ et qu'on va me libérer dans une heure, tout au plus. Et comme pour me proposer de
faire la paix, il me tend une cigarette – quelle générosité – et me l'allume. C'est une très mauvaise
contrefaçon d'une marque connue, mais ça fera l'affaire. Je me dis qu'il a dû piquer ça à un vendeur
à la sauvette, et qu'il doit toujours en garder pour ce genre d'occasion. Je pompe la clope avec
avidité, savourant chaque bouffée que j'aspire, tiraillé entre l'envie de croire ses nouvelles
promesses et l'intuition que ça peut encore durer un moment et que je risque de ne pas pouvoir
fumer à nouveau de sitôt. Je ne me fais pas prier quand il m'en tend une seconde. Il me répète que
d'ici dix-sept ou dix-huit heures, je serai dehors. J'avale le plus de fumée possible, essayant de
garder longtemps dans mes poumons les énormes taffes que je tire, et il me ramène finalement dans
ma cage.
Je suis apaisé, voire abruti, par ces deux soudaines cigarettes fumées à toute vitesse. Dans un
élan d'espoir, je m'autorise à croire celui qui m'avait déjà menti une première fois. Enfin, je le crois
seulement pendant une fraction de seconde, gardant à l'esprit cette vérité qui se vérifie dans tous les
cas : un flic, ça ment. Même quand il veut être sincère. Tout simplement parce qu'un flic, ce n'est
rien devant la machine infernale qui le dirige, qu'il aura beau faire toutes les promesses qu'il veut –
peut-être trop sûr de son pouvoir – il ne sera jamais de taille à côté du monstre tentaculaire qui tient
les ficelles.
Je ne peux faire autrement que d'alterner des phases d'espoir d'une sortie rapide, et d'autres où je
pense que je vais rester encore longtemps enfermé. J'attends de voir.
Les minutes passent comme enlisées dans du goudron frais et liquide, la torture de cette attente
est terrible. Les questions que je me pose sur ce qui va advenir de moi participent au marasme.
Vers seize heures trente, mon camarade est libéré. Ça me redonne du baume au cœur. Je lui serre
la main puis lui souhaite de bien profiter. Je suis seul, maintenant. J'attends.
Arrive dix-sept heures, et effectivement on vient me chercher. En fait, on vient me chercher et
on vient aussi chercher la fille du fond, et le type de la cellule du milieu que j'avais vu cette nuit à
l'hôpital. La confusion est présente, mais j'entends nettement le mot déférer, et j'ai bien l'impression
que c'est ce qui se passe. Nous sommes tous les trois déférés au parquet. On nous prévient qu'on va
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nous faire voyager du commissariat aux sous-sols du Tribunal de Paris où on verra un Procureur de
la République. Tous ces mots sonnent creux.
On nous fait monter dans un camion du même type que celui de l'hôpital. Ces véhicules ont des
gyrophares énormes. On nous attache aux bancs latéraux. Des flics nous encadrent afin qu'on ne
puisse pas entrer en contact physique les uns avec les autres. J'ai la fille juste en face de moi. On se
fixe un moment, sans jugement. Elle cherche à cacher sa tristesse, mais son regard profond ne ment
pas. On parle brièvement. Elle entame le dialogue.
— T'as fait quoi ?
— Rien. Je suis prisonnier politique ! réponds-je, le plus gravement possible, mais l'incongru de
ma déclaration m'arrache un sourire nerveux.
— Ah ouais ? Moi aussi ! dit-elle en souriant à son tour.
— Et toi ?
— Moi rien, se défend-elle. Sérieux ! C'est l'autre, là…
— Tu peux me le dire, je vais pas aller le répéter… On n'en est plus là.
— C'est vrai. J'étais avec un mec qui a braqué une fille à un distributeur.
— Ah ouais quand même, dis-je en plissant les sourcils. C'est sérieux ton truc là…
— Mais moi, insiste-t-elle, j'ai rien fait.
— Bah ouais, comme moi, on est tous innocents c'est une erreur, faut nous libérer, là les gars…
dis-je en me tournant vers mes gardiens.
— Alors ? T'as fait quoi ? me demande-t-elle encore.
— J'ai pas trop envie d'en parler…
— Allez…
— OK. J'ai transporté une plaquette de médocs, même pas une boite, juste une plaquette.
— Hein ? s'étonne-t-elle.
— Et ouais… Et ils m'envoient en prison… Mais toi, ça a l'air plus chaud ton histoire…
— Je sais, mais je risque pas beaucoup. Complicité, ça va chercher dans les six mois, un an,
ça…
— Tu t'y connais ?
— Nan, mais ça va pas chercher loin, sérieux, dit-elle comme pour se rassurer.
— J'te souhaite de sortir vite, réussis-je à prononcé, après un long soupir. J'toucherais bien du
bois, tu crois qu'ils sont en bois les bancs ? demandé-je en touchant mon crâne.
— Non, c'est du plastique ça, on dirait… T'inquiète. Pareil pour toi.
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— Moi, ça devrait se dénouer tout seul… On n'envoie plus trop les toxicos en prison
aujourd'hui…
Ma remarque colle un froid. Je me tourne vers la lucarne et observe dehors en silence. Cet
extérieur, je ne l'ai jamais autant désiré qu'à ce moment précis. Je n'ai jamais davantage désiré courir
sur le bord de la Seine, sur les trottoirs, regarder les vieux journaux des bouquinistes sous leurs
auvents verts, regarder leurs babioles sans intérêt. Je n'ai jamais autant voulu être à la place d'un
couple d'amoureux qui s'embrassent les yeux fermés sur le paysage magnifique de Paris, cette ville
illuminée de ses milliers de lampadaires pleins de décorations, cette ville éternelle traversée par son
fleuve argenté aux courants profonds, cette ville enivrante sous laquelle il est facile de couler, pleine
de bâtiments sous lesquels il est facile de se laisser enfermer, Paris la putain…
Le bus s'arrête, il se gare en double file devant le Tribunal. De l'autre côté de l'immense
bâtiment, un muret nous cache la Seine. Pendant un instant j'ai l'impression de voir mon excompagne marcher de l'autre côté de la rue, la fille se retourne quelques secondes, le temps
d'attendre qu'un type et un chien la rejoignent, qui en trottant gueule ouverte et langue pendante, qui
en souriant à pleines dents. À bien y regarder, c'est une fille ordinaire. Elle embrasse le type
maintenant, cette démonstration publique d'amour me provoque des frissons. « Quelle ironie si
c'était vraiment mon ex » pensé-je… J'aurais eu le cœur brisé une seconde fois, surtout dans les bras
d'un autre gars. Je n'ai pas pensé à elle depuis quelques jours, mais parfois elle me manque. J'en
reprends conscience dans cette camionnette cradingue.
Le chauffeur garde le moteur allumé pendant assez longtemps, une trentaine de minutes à vue de
nez. On est attachés, mais les flics nous entourant ont décidé de sortir se griller des clopes.
Apparemment, on est arrivés très en avance. Nous réussissons à récupérer quelques informations en
écoutant les conversations entre flics même si lorsque ça nous concerne, ils baissent généralement
le volume de leurs voix.
Je sens la fumée des cigarettes qui entre à l'intérieur du véhicule, et j'ai un sursaut de désir
frénétique, mes yeux se ferment et mon esprit se laisse porter par le rythme olfactif des effluves qui
se dissipent.
Le véhicule a enfin l'autorisation de se garer dans le petit hall d'accueil, si on peut appeler ça
comme ça. Les flics remontent et reprennent leurs places, ils sentent comme des cendriers froids.
Cette promiscuité me dérange au plus haut point, j'en suis malade. Ou alors c'est la méthadone qui
commence à s'estomper, peut-être même les deux…
On nous fait sortir un par un. Une pour la jeune qui va passer encore un long moment avant de
pouvoir goûter à nouveau à la simplicité de respirer un air vraiment libre. On nous dirige, toujours
menottés, vers l'entrée latérale du bâtiment. La fille disparaît bien vite, prise en charge par des
bonnes sœurs dans l'aile gauche du palace. Nous autres, les hommes, devons encore traverser le hall
sous les regards suspicieux des gardiens, entrer par une petite porte dans l'aile droite. L'aile droite,
c'est une prison à part entière, composée de dizaines de cages étroites sur deux étages, tout comme
dans les vraies prisons. Ces cellules minuscules s'étendent à perte de vue. On y parque les individus
qui attendent de voir un magistrat, soit pour les libérer, soit pour les pousser un peu plus
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profondément dans ces entrailles carcérales, où un semblant de justice aveugle complètement
corrompue par l'argent et la politique tranche sur des décisions arbitraires. Ceux qui vont être
enfermés dans leurs prisons sont condamnés d'office, avec présomption de culpabilité les trois
quarts du temps.
On nous fait asseoir et attendre sur un banc. Une bonne vingtaine de minutes passent avant que
mon nom soit appelé à un parloir, près du banc. J'esquisse un geste pour me lever, mais le garde
m'en empêche. Je ne résiste pas… Je suis un objet entre les mains de ces fonctionnaires, sous le
joug d'une usurpatrice qu'on appelle encore justice de nos jours, alors qu'on sait qu'elle n'en
représente pas la moindre parcelle.
Le larbin de service de la Souricière attend patiemment un geste de la fonctionnaire assise
derrière son comptoir, celle qui vient de m'appeler sans que j'aie le droit de venir. Trois longues
minutes passent, puis on m'intime de me lever et d'aller pointer à l'hygiaphone. J'obéis tel un robot,
c'est mécanique, résister donne lieu à des punitions et risque de faire durer le cauchemar. On me
demande d'épeler mon nom puis mon prénom, et enfin mon second prénom. On me demande les
informations basiques qui figurent sur ma carte d'identité, que d'ailleurs ils possèdent. On
m'informatise, me numérise, me fiche, et m'envoie en salle d'attente.
J'entre dans une immense pièce, pleine de bancs tous fixés au sol. Cet endroit fait à lui seul
presque toute la largeur de l'aile droite du Tribunal. Je suis le premier de la soirée à pénétrer ce trou
à rats bien crasseux, j'y suis donc seul. C'est lugubre – bien que ce soit correctement éclairé par de
nombreux néons. Comme dans les autres cages, des inscriptions sont gravées aux murs et des
caméras de surveillance sont accrochées aux coins. Je fais le tour, pour visiter. Il y a des toilettes au
fond à gauche, et deux robinets juste à droite des WC. Toute la tuyauterie est en métal blindé, ça a
l'air vieux mais solide, ça brille. J'appuie sur un des boutons d'appel d'eau, un mince filet en sort,
légèrement tiède. L'autre fonctionne tout aussi mal. Je profite de ma solitude temporaire pour pisser.
Je veux tirer la chasse, mais elle ne marche pas. La nuit s'annonce charmante…
Mon camarade de voyage entre. Je n'ai aucune envie de sympathiser avec ce type patibulaire.
Alors je m'assois tranquillement à son approche. Il s'assoit à ma droite. Il n'a manifestement pas de
mauvaise intention et veut juste discuter un peu.
Il est déjà venu ici. Il me parle de l'aile des filles, gérée par l'Église Catholique. « Ici, c'est le
dépôt » dit-il, confirmant quelque chose que je savais. Il m'apprend qu'on va nous donner des
cellules individuelles dans le hall, et que ces cages sont vraiment très hermétiques et petites. Il me
dit n'avoir jamais dépassé le dépôt, et que ce coup-ci selon lui, il a de grandes chances « d'aller au
ballon ». J'écoute d'une oreille distraite, ne souhaitant pas en savoir plus.
Il me raconte tout ce qu'il sait, jouant le grand professeur émérite spécialisé sur le dépôt et
particulièrement celui de la Souricière de Paris. Il peut bien me dire ce qu'il veut, je n'ai aucun
moyen de vérifier quoi que ce soit pour l'instant, mais ça m'occupe un peu, il déblatère sa science.
Un troisième type entre, je le regarde passer. Il va directement s'asseoir sur un banc, loin du
nôtre et près des toilettes hors service. Il est assez jeune, beau gosse, rien à voir avec ce qu'on peut
s'attendre à croiser ici. L'autre continue de raconter ses secrets, à voix basse maintenant qu'une
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oreille peut entendre… Je m'évade pendant qu'il parle des tunnels que soi-disant il connaît bien. Je
fais semblant de l'écouter et me perds dans mes pensées à moi. Dans mon monde personnel auquel
il n'a pas accès.
Un quatrième individu entre, puis un cinquième, et un sixième, tout ça dans les mêmes dix
minutes suivantes. Ils s'installent, discutant ou s'isolant. Il y a une demi-douzaine de rangées de
bancs, de quoi satisfaire tout le monde et largement plus.
En moins d'une heure, nous sommes une bonne quinzaine étalés sur les sièges, ou debout.
Certains discutent entre eux. Un petit groupe s'est discrètement formé, et les quatre membres
échangent ensemble, j'ai l'impression qu'ils se connaissent. Deux d'entre eux jettent des regards
autour d'eux, comme si quelqu'un risquait d'enregistrer leur conversation. La porte ne cesse plus de
s'ouvrir et de se fermer, laissant apparaître des nouveaux à chaque fois.
L'heure du repas arrive, nous sommes alors une vingtaine dans la pièce. Une alcôve s'ouvre dans
le mur, et la distribution commence, ce sont toujours les mêmes barquettes desquelles la marque a
été supprimée. Plusieurs groupes se sont formés, et des rôles sociaux primaires s'établissent
irrémédiablement. Les premiers à manger sont les plus affamés, tandis que la porte continue de
s'ouvrir et de se fermer pour laisser pénétrer encore des nouveaux détenus.
Personne ne cherche à s'enfuir, sachant que de l'autre côté de la porte, se trouvent plein de
fonctionnaires en uniforme qui n'attendent que ça pour vraiment se défouler. Je prends mon tour
dans la file d'attente, j'ai faim. J'avale l'assiette en vitesse et je refais la queue. J'engloutis deux,
trois, quatre plats, personne ne s'oppose à ce que je me resserve à volonté. Je suis un loup affamé au
milieu d'autres loups affamés. Je montre les dents et absorbe un maximum de vivres avant la purge.
Quatre caméras nous filment, placées aux coins de la pièce, elles semblent nous étudier, mais
elles ne font que nous surveiller placidement. On se croirait dans les premières minutes d'un film
d'horreur, juste avant qu'un écran ne s'allume et n'apprenne à tous qu'un seul sortira vivant de la
pièce, qu'importe le moyen. Plus de cinquante types dans la promiscuité, devant s'entre-tuer, le
nouveau scénario du gouvernement pour se débarrasser de la racaille. Je secoue la tête pour me
sortir de cette pensée, j'en étais déjà à arracher les yeux du type venu me parler au départ, après
avoir éclaté la face de plusieurs éléments plus faibles avec les membres arrachés des plus forts. À
grands coups des bras des autres, on verrait qui est le plus désireux de vivre. À grands coups de mes
poings rougis par les coups donnés, on verrait qui finirait victorieux. Le dominant ? Ou le solitaire ?
Je repense au passage d'un livre que j'ai lu quelques années auparavant, parlant d'une expérience
sociologique réalisée sur des rats, l'histoire du bon de la brute et du truand au royaume des rongeurs.
À chaque fois, au final de chaque essai, il y avait toujours deux serviteurs, deux despotes, un
solitaire, et un souffre-douleur. Je regarde autour de moi et me mets à sourire un peu bêtement en
imaginant qui serait quoi ici, dans ce lieu bien plus complexe qu'un simple laboratoire plein de
bestiaux. Puis je me mets en quête d'un autre plat. J'ai encore faim.
Je vais au distributeur : il a fermé boutique. Terminé ! Finito ! Je retourne alors m'asseoir, et un
type s'approche de moi en me tendant son plat encore chaud qu'il n'a pas touché. Je me méfie un
peu, mais j'accepte finalement l'offrande, j'ouvre l'opercule de plastique qui fait office de couvercle
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et mange à nouveau. Je commence à être rassasié. Le gars, assis à ma droite, ne dit rien. Je mange
sans m'en occuper. Une fois l'assiette terminée, je pose la barquette au sol, et je me tourne vers lui.
C'est un Noir assez clair de peau, avec un visage un peu rond, il a envie de sourire, mais il se retient,
ne voulant peut-être pas afficher de faiblesse. Je m'adresse à lui.
— Merci hein…
— Aucun problème, j'ai pas le cœur à manger.
— Putain ! Moi j'avais grave faim.
— Ils t'ont laissé crever dans le commiko ?
— Nan, mais j'ai rien graillé.
— T'as eu tort, faut pas rester le ventre vide quand on est en garde-à-vue.
— Et pourquoi faudrait avoir le ventre plein ? J'avais pas envie de bouffer leur merde.
— Et maintenant oui ?
— T'as vu les dates sur les barquettes ? Ici elles sont pas périmées au moins.
— T'as un peu raison. T'es là pour quoi ?
— Je suis un simple tox, mec.
— Ah, dit-il d'un air rassuré, donc tu vas pas aller en prison, t'inquiète pas…
— Ouais, je sais. Mais ils me font bien chier quand même. T'es là pour quoi ?
— Violences conjugales, finit-il par chuchoter après un instant d'hésitation.
— Putain ! T'as l'air d'être quelqu'un de calme pourtant…
— Et oui, répond-il, c'est le cas, mais faut pas réveiller l'eau qui dort.
Une fois la conversation terminée, il se lève et part s'asseoir un peu plus loin, sur le sol. La porte
s'ouvre, et un jeune homme torse nu et couvert de bleus est violemment jeté dans la salle. Ce dernier
insulte copieusement les flics, en italien, tandis qu'ils referment la porte. Le type se met debout, et
montre son poing à la porte en criant quelque chose que je ne comprends pas, ne parlant pas sa
langue. Il s'assoit contre un mur sans regarder autour de lui. Il semble ahuri, perdu. S'il ne parle pas
le français, il ne doit avoir aucun moyen de communiquer. Je m'approche et tente de casser la glace.
Après deux ou trois échanges confus, je lui suggère de parler anglais.
— Io non parlo italiano, english, let's speak english boy. What happened to you brother ?18
— Hé ! It is polizia, they hit me…19
Il mime les coups qu'il a reçus des flics, selon ses dires. Il montre sa tête, et effectivement il a
des traces.
18 « Je ne parle pas italien, anglais, parlons anglais garçon. Que t'est-il arrivé ? »
19 « C'est la police, ils m'ont frappé. »
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— La cabeza…20 Humm… Como si dice 21… Scratch !
Il continue en imitant quelqu'un qui lui déchire son tee-shirt. C'est assez expressif pour que je
saisisse tout ce qu'il veut dire. Il enchaîne avec des coups de matraque, tout en me montrant
quelques blessures.
— Bim ! Bim ! Bim ! Ouch mia testa…22
Je comprends très bien ce qu'il explique. Parfois il n'y a pas besoin de mots pour décrire
l'inadmissible. Il s'est pris des coups de tonfa un peu partout, et il a d'ailleurs des points de suture
sur le crâne. Ce gars a l'air d'en avoir vécu avant d'arriver ici. Je le regarde, estimant son gabarit, il
est un peu fort, mais il doit faire ma taille en hauteur. J'ai envie de l'aider. Je juge que dans la
situation actuelle, mon maillot ne me sert pas beaucoup sous mon sweat-shirt, et pris par un élan de
générosité, je lui donne. On continue un peu d'essayer de communiquer, je crois comprendre
quelque chose concernant un vol de voiture, et finalement je retourne m'asseoir, seul.
Dans une certaine discrétion, les mises en cellules individuelles commencent. Comme pour le
repas c'est à qui veut un « lit » en premier. Ce ne sont pas des palaces, mais certains préfèrent
essayer de dormir dans la tranquillité en attendant la suite de leurs événements. Et petit à petit la
salle se vide, l'espace entre les uns et les autres agrandit, l'ambiance se détend. Je prends mon tour et
on m'assigne une des cellules du bas, côté gauche. Dessus, il y a un numéro : quinze. Le maton se
dépêche de refermer la porte à clé sans un mot.
Je découvre les lieux, un peu dépité du manque de place, la largeur de la cellule ne dépasse pas
un mètre cinquante. L'entrée est composée d'un WC et d'un lavabo sans robinet, tout en métal à
l'aspect blindé. Dans le fond, il y a un espace surélevé pour dormir, sur lequel est disposé un autre
de ces mêmes matelas bleus que j'ai pu essayer dans le commissariat. Je m'allonge. Je me rends
compte subitement que la méthadone a perdu beaucoup de sa force depuis ma dernière prise, je
commence à me sentir mal. Je me relève. Je fais trois allers-retours dans la pièce exiguë, et tente de
regarder à travers le gros judas de la porte, une plaque située en plein milieu, genre d'œilleton prévu
pour être ouvert uniquement de l'extérieur. Mais je m'aperçois qu'un bouton est censé communiquer
avec les gardiens. « Le luxe ! » me dis-je, ironisant sur la situation. J'appuie. Puis, j'attends un
moment, et constatant que rien ne se passe, j'appuie encore, juste au cas où. Enfin, je vais me
rallonger en attendant qu'ils se décident à se pointer. Dix minutes passent, et personne ne vient. Soit
leur truc ne fonctionne pas, soit c'est réservé à ceux qui insistent assez pour faire déplacer un
fonctionnaire… Alors je me relève, et décide de m'installer assis à côté de la porte, relançant l'appel
de temps en temps. Au bout d'un certain temps, j'en suis à jouer la Marseillaise sur le bouton avec
mon doigt, en bon emmerdeur qui se respecte. Le cadran en métal de la porte finit par s'ouvrir, et
une tête rondouillarde apparaît.
— Quoi ?
— J'ai besoin de voir le médecin.
20 « La tête. »
21 « Comment dit-on ? »
22 « Aïe, ma tête ! »
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— Pourquoi ?
— J'ai un traitement de méthadone, il est dans mes affaires, j'ai besoin d'en prendre une dose
sinon je vais gerber partout.
— Je vais me renseigner. Faudra attendre encore un peu.
Il referme l'œilleton, ce qui me met dans une colère noire. Je ne peux rien casser ici sauf à me
faire du mal, j'opte alors pour la relaxation, des exercices de respiration pendant cinq minutes. Va-til vraiment se renseigner ? Que faut-il que je fasse ? Continuer de sonner ? J'opte pour cette option.
Je sonne indéfiniment. Au bout d'une dizaine de minutes supplémentaires, l'œilleton se rouvre.
— Si tu continues, on va couper le bouton ! Tu veux quoi encore ?
— Ce sera quand pour le médecin ? Je suis malade, merde !
— Je t'ai dit qu'il va falloir attendre.
— Combien de temps bordel ? Attendre, moi j'veux bien, mais combien de temps ? Vous
comprenez pas que j'suis malade là ?
— Écoute, euh… Faut au moins attendre deux heures là. Y en a qui doivent passer avant toi.
— Deux heures ? OK.
Il referme le clapet. Il a bien compris que je ne les lâcherais pas. Alors il fera passer le message,
et j'aurai mon toubib, mon autorisation et mon flacon pour la nuit, dussé-je tambouriner à la porte
pendant des heures. Je retourne m'allonger pour deux longues et difficiles heures, un cauchemar. Je
réussis à dormir pendant cinq minutes à tout casser, et le reste du temps je me retourne dans un sens,
puis dans l'autre, sentant ma sueur s'accumuler sur ma poitrine et dans mon dos, sur tout mon corps
en fait. J'ai trop chaud. C'est insupportable, j'ai l'impression de brûler de l'intérieur.
On me conduit dans le bureau du médecin de la Souricière au bout des deux heures promises,
additionnées d'une bonne heure d'attente supplémentaire pendant laquelle je me liquéfie
littéralement sur le banc d'attente. Lorsque on me fait entrer, c'est l'heure des passages à froid, la
sueur aidant et la température de mon corps baissant, je tremble et mes dents claquent parfois quand
je ne fais pas attention. J'essaye de m'évader comme dans le film quand le héros se fait cramer le
dessus de la main. « Trouve ton animal totem ». C'est quoi mon animal totem ? J'en sais foutre rien.
« Trouve ton refuge, ta grotte ». C'est où ma grotte ? J'en sais toujours foutre rien. « Glisse… ».
J'ouvre les yeux, la sueur les pique. Elle est abondante, salée, et se glisse entre les poils de mes
sourcils, puis va noyer mes yeux certainement tout rouges. Je m'essuie comme si je pleurais, mais
ce ne sont pas des larmes. Ce sont de la sueur et du manque. J'ai souvent entendu des gens parler
d'une odeur spécifique au toxicomane en manque d'opiacés, nauséabonde, celle de sa sueur chargée
en toxines ou en je ne sais quoi. Est-ce que je pue ? Je sens mes aisselles presque d'instinct. Non, je
ne pue pas particulièrement ou alors je ne m'en rends pas compte. Pas plus que d'habitude après plus
de trente-six heures de détention et de passages dans ces espaces poussiéreux et sales de la
République. Je dois sentir très fort la sueur par contre. J'aurais bien besoin d'une bonne douche,
mais l'hygiène n'est clairement pas la priorité de mes tortionnaires, et pour tout dire, ce n'est pas la
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mienne non plus. Là, plus que tout, il faut que je me soigne, et accessoirement, que je dorme.
Un gros type chauve à lunettes qui ne me regarde pas en face, semblant absorbé par le dossier
qu'il lit – est-ce le mien ? Aucune idée – me fait signe de m'asseoir avec sa main droite. J'obéis.
Alors il daigne lever la tête vers moi et ajuste ses binocles sur son nez. Elles sont fines ce qui
accentue la forme horizontale de son visage.
— Qu'est-ce-que j'peux faire pour vous ?
— Vous avez l'heure ? dis-je.
— Il est… Trois heures du matin. Mais… C'est tout, ou il vous fallait autre chose ?
— Ça doit faire vingt-quatre heures que j'ai pas pris mon traitement. Méthadone, ajouté-je pour
enfoncer le clou.
— Ah oui mais c'est compliqué… Vous avez été introduit dans un centre avant ? On fait pas de
primo-prescription ici !
— Oui, je suis habitué au produit, y a aucun risque.
— Vous avez des papiers qui prouvent ça sur vous ? Enfin… Dans vos affaires, dans votre
portefeuille je n'sais pas ?
— Ecoutez, vous pouvez très bien savoir tout ça demain, j'ai une ordo du médecin, et de la
métha.23 dans ma fouille. Me laissez pas crever, y a urgence.
— Ah mais j'en sais rien moi, vot' fouille… J'ai pas accès à ces trucs-là, moi. Bon attendez.
Il se lève et va à la porte. Il fait entrer le gardien et lui demande de m'autoriser à prendre un
flacon de méthadone dans mes affaires. C'est aussi simple que ça. Ce dernier m'accompagne dans la
salle de vestiaire, et je peux enfin accéder à mon Graal. Ce bon dieu de sirop au goût affreux, qui ne
fait même pas d'effet instantané comme un taquet. Il me faut maintenant attendre au moins trois
quarts d'heure avant d'avoir un début d'effet, mais je suis quand même bien content d'avoir pu avaler
ça au beau milieu de cette nuit catastrophique, car si les procureurs sont aussi matinaux que je
suppose, on va commencer à nous recevoir seulement à partir de dix heures du matin environ, et
encore.
Je suis remis dans la petite cellule sans fenêtre, je m'allonge et attends patiemment que le
produit fasse un peu d'effet. Je suis rassuré, ce manque ça va s'arrêter. Ce n'est qu'une question de
minutes. Le sirop se répand dans mon estomac et mon corps filtre le sucre et ne garde que la partie
opiacée, ça se diffuse, aussi lentement que possible. Très lentement. Trop lentement. Lentement.
Je ferme les yeux, un peu bercé par la fatigue accumulée jusqu'ici, mais je suis bien vite ramené
à la réalité par la moiteur de mon corps qui sue encore, j'ai chaud. Très chaud. Trop chaud. Ma
respiration s'en ressent, s'accélère. Ma tête tourne. Je suis crevé, mais le sommeil est réservé à
d'autres pour l'instant. Je me demande si mes camarades des cellules mitoyennes dorment ou s'ils en
chient aussi. À l'intérieur, les murs sont si épais qu'on n'entend rien au travers. C'est si bien isolé de
23 Méthadone.
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tous les bruits extérieurs que je n'entends vraiment rien, ni les pas du larbin quand il s'éloigne après
avoir fermé l’œilleton, ni les autres serrures qui se déverrouillent et se verrouillent. C'est le silence
absolu, mis à part les sons que je produis. Ce peut être assez déstabilisant d'être autant isolé. On se
retrouve face à soi-même et on en vient à entendre jusqu'au battement de son propre cœur.
La cellule est vraiment plus petite que toutes celles que j'ai pu voir dans ma vie de voyou, cette
vie où on essaye de me faire croire que je suis un voyou parce que je ne consomme pas les bons
produits et que j'ai un faible pour ceux d'à côté. Elle est plus petite que dans le plus miteux des
commissariats que j'ai visités. Un véritable trou à rat, c'est le cas de le dire. Je dois me rappeler mes
cours de mathématiques pour réussir à mesurer la surface de tête. Environ un mètre cinquante de
large sur trois mètres de long, c'est pas compliqué : ça fait moins de cinq mètres carrés. Juste la
place pour s'allonger, aucune pour s'évader, manquerait plus que ça ! Les murs ont été repeints
récemment en gris foncé, et presque aucune inscription n'est encore gravée. Je veux dormir. Mais
impossible, toute sorte de pensées rageuses s'entrechoquent en moi, j'ai des envies de violence qui
montent, toute cette histoire me triture le cerveau.
Je repense aux catacombes. La prison de la Santé est située juste au-dessus d'une partie du
réseau du quatorzième arrondissement. Je pense aux plans d'évasion sans aucun doute fomentés à la
Santé, aux plans de sabotage de cette saloperie de taule, via ces souterrains qui ne semblent avoir
été placé là que pour ça. Je me remémore un document que j'ai mis en ligne dans le courant des
années 2000, rien de bien grandiose : le plan de surface de la prison superposé à celui des
souterrains, et un petit laïus incitant à creuser de ce côté pour enrayer la machine. Je me promets de
regarder sur internet quand je serais sorti, afin de savoir si des tunnels carriers peuvent se trouver
sous la Souricière. J'ai des envies de révolution. Je sais fabriquer des fumigènes mais je ne me suis
encore jamais lancé dans la bombe, à part entière… J'imagine le monument parisien, ce Tribunal de
Merde, s'écrouler, et des petits humains en robes noire caqueter aux fenêtres ancestrales leurs
derniers plaidoyers… J'imagine les juges prendre des procureurs comme béliers pour enfoncer des
portes coincées… J'imagine des gendarmes et des bonnes sœurs brûler et fondre à la façon de la
méchante sorcière dans le Magicien d'Oz. Et tous les détenus s'évader de la Souricière, comme des
souris qui échapperaient au massacre. Avec de jolis bras d'honneur en prime ! Enfin, une patte
d'honneur plutôt… Ça y est : la méthadone a commencé son travail. Je m'endors.
Soudain, le passe de la porte s'ouvre, et une face un peu aigrie apparaît. J'ouvre un œil. Le mec
regarde. Il referme l'œilleton. Je gueule.
— Eeeeeeh !
L'œilleton se rouvre.
— Quoi ?
— Il est quelle heure ?
— Humm… Dix heures quinze !
— J'ai faim.
— T'as pas touché au p'tit-déj.
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— P'tit-déj ? De quoi vous parlez ?
— Là.
Il montre le sol au pied de la porte. Effectivement, le petit-déjeuner est arrivé pendant que je
dormais.
— Quand est-ce que j'vois l'proc ?
— Début d'après midi.
— OK, j'ai besoin de ma métha., là.
— T'en as eu cette nuit, c'est bon.
— Quoi c'est bon ? Vous savez c'que j'ai b'soin à ma place vous ?
— Calme-toi.
— Et pourquoi vous me tutoyez ?
— Non mais, tu t'es cru où là ? Dans un palace ? On n'est pas à ton service !
— Allez vous faire foutre. Cassez-vous, là !
L'œilleton se referme dans un fracas trop solennel pour moi, je commence à connaître ce bruit
par cœur. Je me lève, approche de la porte, et m'accroupis en vue de saisir la nourriture posée par
terre. Mon dos est douloureux, j'ai dormi comme une masse pendant plusieurs heures d'affilées sur
cette espèce de truc qui sert de lit. « Dix heures quinze », a-t-il dit, je pars donc du principe qu'il est
environ dix heures. Je me rallonge. Ce que le temps peut passer lentement… Je ne réussis pas à me
rendormir tout de suite après avoir avalé leur petit-déjeuner. Je dois encore attendre quelques
heures, tout au plus. Je sens que c'est la fin, elle approche. Je prends mon mal en patience, et décide
de dormir le plus possible. J'ai quelques années de sommeil à rattraper de toute façon, ce ne sera pas
perdu. Et puis, je n'ai vraiment rien d'autre à faire.
On me réveille à l'heure du repas. Je regrette de n'avoir pas mis un panneau « ne pas déranger »
sur la porte, et je me lève un peu dans le gaz, je vais voir ce qu'ils m'ont réservé pour ce déjeuner.
Spaghettis bolognaise… J'ai eu ma dose la veille. Je ne peux plus les voir en peinture, ces plats
blancs de plastique, en forme d'assiette de bébé compartimentée en deux. Je n'en peux plus de ces
plats réchauffés au four à micro-ondes, ça doit coûter trop cher de cuisiner dans une casserole ou
dans une poêle de nos jours. Et comme d'habitude, jamais de marque sur les plats. Il faut croire
qu'on veut nous cacher les noms des multinationales avec lesquelles l'administration pénitentiaire et
policière – et peut-être encore beaucoup d'autres – traite. Nous, prisonniers, sommes les vaches à
lait de certaines entreprises, générant probablement de nombreux contrats juteux… Je me contente
de boire la briquette de jus d'orange avec sa paille.
Je tente de somnoler un maximum jusqu'à ce que, comme promis, plusieurs autres de ces
fonctionnaires viennent me chercher pour m'emmener chez le Procureur. Un étrange rituel se
déroule alors. On ouvre d'abord l'œilleton, et on me demande de me positionner à trois pas de la
porte. Cette dernière s'ouvre et dégueule un molosse chargé de m'accrocher une paire spéciale de
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menottes. Elles sont composées des deux bracelets – comme n'importe quelle paire – séparés par
une barre fixe, au centre de laquelle part une chaîne. Au bout de la chaîne est planté celui qui va
m'emmener là où soi-disant on m'attend, et on doit passer par un gruyère de souterrains pour y
parvenir.
On marche tous les deux pendant une bonne vingtaine de minutes. Je suis devant lui, et tourne
quand il me l'indique, grimpe les escaliers qu'il me désigne, ouvre les portes qu'il me montre. Me
projetant dans la peau d'un éventuel spectateur, je saisis le degré d'humiliation visé. Il est le maître,
et moi le chien. Je suis devenu un animal, attaché à une laisse. Je suis dégoûté, j'ai envie de hurler,
d'insulter ce fonctionnaire. Ce n'est qu'un autre pion, un autre de ceux qui appuieraient volontiers
sur la gâchette en face d'un condamné à mort, qu'il soit coupable ou innocent. Le voyage se termine
par la grimpette d'un dernier escalier, et par l'entrée dans une partie moitié sauvage, moitié civilisée,
de ce qui peut être considéré comme un entrepôt de magistrats et de détenus. Là, il me retire mes
fers, et il me fait pénétrer dans une immense salle décorée de mille dorures et fioritures anciennes,
et de quelques tableaux. Ici, se côtoient des avocats et autres magistrats, tous habillés comme s'ils
allaient à un carnaval. Moi, je suis en arrière-plan, un peu comme un intrus, et la culpabilité
d'exister est forte.
Cette étrange pièce est faite, au centre, d'une sorte de bureau de forme ovale, et de quelques
portes en périphérie. On me fait pointer. Ensuite, on traverse et on prend un couloir transversal, qui
donne sur une autre salle moins grande et moins prestigieuse. À droite, il y a deux cages, et à
gauche, plusieurs portes. Au fond, un maton surveille les allées et venues, sous son képi et derrière
son bureau sur lequel des tampons sont entreposés – il en tient un dans sa main, comme dans un
sketch humoristique. On me fait entrer dans une des cages collectives, dans laquelle sont déjà
entassés une bonne douzaine d'autres personnes. Les tours passent vite, il y a apparemment
plusieurs procureurs qui travaillent en même temps.
On m'appelle au bout d'une quinzaine de minutes. Alors je me lève, je sais au fond de moi que
c'est vraiment les derniers moments, proche du générique du film, mais je suis vraiment las. Je n'en
peux plus de suivre leur parcours, juste pour une petite plaquette de plastique et de métal, dans
laquelle moi, je trouve le bonheur. Eux, ne sont pas d'accord, et ont les moyens de m'ennuyer s'ils le
veulent. Et cette fois, c'est mon tour d'être pris dans leurs filets poisseux aux apparences pompeuses,
tout comme ce bâtiment à l'aspect grandiose placé fièrement sur l'île de la Cité, sur la Seine, pas très
loin du Sacré-Cœur, juste à côté de Saint-Michel et de ses touristes.
Je suis l'agent qui vient me chercher, il ouvre une des portes, j'entre, et lui aussi. Il referme
derrière nous, et reste sur place, mains jointes. Je suis coincé. Je suis aux prises en face du dragon,
dans sa grotte, avec un immense Zouave qui m'empêche de sortir pour m'évader de la montagne,
enchaîné et soumis, on m'a agenouillé mais je résiste encore…
— Asseyez-vous.
Le procureur est une dame d'environ quarante ans, affichant une certaine sévérité rien qu'à son
allure. Elle n'est pas en tenue de sport, mais en tailleur tout ce qu'il y a de plus coûteux. Ça fait
contraste d'ailleurs, des jambes si superbes avec un visage qui m'inspire tant de jugement. Elle se
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met à me faire la morale en me citant des passages de la loi – que j'ignore – toutes les deux minutes.
Et la drogue ceci, et la drogue cela… Sa chanson, je la connais par cœur. Je lui fais un air de mec
culpabilisant, c'est ce qu'elle attend, cette vieille peau. Alors elle m'annonce avec un pincement de
lèvres, qui pour elle doit être comme un sourire :
— Je vous place sous injonction thérapeutique.
Je sais très bien ce que ça veut dire : ils vont encore me casser les pieds, mais sur la longueur
maintenant. Sincèrement, j'aurais préféré qu'elle évite d'en venir là, mais avais-je le choix ? Elle ne
s'est pas privée de me rappeler quinze fois que j'aurais pu aller en prison à cause du délit immense
que j'avais commis. Les prisons sont surpeuplées, et on n'y colle pas un pauvre type comme moi,
sauf dans des cas extrêmes. Mais techniquement, elle avait autant la possibilité de m'y mettre, que
de me relaxer directement sans ce fil à la patte qu'est l'injonction. Ils adorent les fils aux pattes ici. Il
m'arrive parfois de me dire qu'il est logique que certaines personnes fragiles psychologiquement
deviennent psychopathes, tant la société pousse au vice. J'essaye de contester sa mesure.
— Je suis déjà suivi dans un centre de soins pour toxicomanes. Je suis sous méthadone.
— Manifestement monsieur, ça ne fonctionne pas. Puisque vous continuez à consommer à la
sauvette. On vous trouve avec des seringues, et du skénan sur vous. Avec cette petite mesure, je
vous garderai un œil dessus. Il est bien sûr que si vous revenez ici pour les mêmes raisons, je ne
vous ferais pas de cadeau cette fois.
Un cadeau, elle appelle ça un cadeau… C'est le comble. Mais je suis prêt à me damner pour
sortir de cet enfer. Je n'en peux vraiment plus. J'en ai assez. Ras le bol. Faut que ça s'arrête, et vite.
Pendant toute l'entrevue, le soleil brillait à l'extérieur, et je le désirais. Je le voulais pour moi, juste
pour le sentir dehors, avec le vent qui viendrait souffler un peu sur mon visage, sa chaleur me
remplirait de bien être et sa lumière m'éblouirait suffisamment pour me faire fermer les yeux.
À la fin, elle me laisse entendre que je vais sortir. Mais il faut d'abord que je passe devant une
dernière personne : un travailleur social selon ses propres mots. C'est lui ou elle, qui me fliquera
pendant la durée de cette injonction, ni plus ni moins que dix-huit mois. On m'ordonne de sortir et
on me remet mes fers.
Le garde me fait traverser plusieurs salles, plusieurs couloirs, et nous débouchons sur un bureau
dont la fenêtre donne sur une cour intérieure sans soleil. Je n'écoute pas ce que me dit cette dame
qui n'a l'air ni plus méchante, ni moins stupide que les autres. Elle veut que je signe un document,
qu'elle tamponne ensuite solennellement. Elle imprime une convocation, je devrai prochainement
aller voir un autre travailleur social, près de chez moi. Elle glisse tous ces papiers dans une
enveloppe et me la tend. Je dois bien la garder et faire ce qu'on me demande, c'est à dire entamer un
suivi de santé, ce qui est de toutes façons déjà le cas. Alors je la mets dans une de mes poches. C'est
maintenant mon seul bien avec les miettes du biscuit.
On me raccompagne finalement dans le grand hall des cellules, en passant de nouveau par les
tunnels. Cette histoire est en train de se terminer réellement, et un désir en moi est en train d'éclore :
celui de vraie justice. Un désir profond de briser l'injustice que peuvent subir mes proches, et pas
par les chemins vermoulus officiels, mais par l'action directe. Œil pour œil et dent pour dent. Ce
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passage de la Bible, la loi du Talion, une autre belle stupidité, tiens. On me rend tous mes effets.
Tout. Même les deux derniers flacons de méthadone. Mais évidemment, pas la plaquette de
skénan… À ce stade, je me sens un peu libéré, mais je continue d'être arrogant. Je ne peux pas les
supporter, ces fonctionnaires de l'administration carcérale. Alors je me mets à être plus tranchant,
des propos assez faciles sortent de ma bouche, à l'encontre des flics présents, paroles assez
pathétiques je dois avouer. D'ailleurs, ils sourient tous. Je suppose qu'ils doivent voir ces réactions à
chaque libération. Ils attendent juste la fausse note qui leur permettra de me faire recoller en cage
pour quelques heures. Alors je fais bien attention à ne pas dépasser une certaine limite. Un des
policiers m'indique comment sortir. Je suis les instructions, et je suis enfin dehors.
Enfin à l'air libre. Enfin sorti de ce cauchemar. Je prends une grande inspiration, le ciel est bleu
sans aucun nuage, il fait bon. C'est l'été Indien de Paris la putain. J'ai besoin d'une bière. Je suis
encore sur le trottoir de cet immeuble – que je peux maintenant voir de l'extérieur, mais je m'en
moque– et je projette déjà de violer à nouveau leur Loi. Une belle petite Ivresse Publique et
Manifeste – une IPM dans leur langage. Juste avant un bon taquet ! Un taquet de n'importe quoi du
moment que ça s'injecte. J'aurais tout pris. Mais tout d'abord, une bière, puisque c'est le truc le plus
simple et rapide à se procurer. Bien que mon visage affiche un sourire franc, ma tête n'oublie pas ma
colère. Elle est pour le moment associée à un besoin frénétique de défonce. Direction un
distributeur de billet de la Poste, mon bon vieux Livret A… Il me reste encore un peu d'argent, alors
je vais m'en servir pour terminer la journée sur un air que j'estime positif : un air de défonce.
Sur le trottoir je repense à cette fille que j'avais prise pour mon ex-compagne. Je me fiche
vraiment de qui elle peut bien embrasser, et même d'avec qui elle peut bien coucher. À bien y
réfléchir, elle était très différente de mon ex, cette fille, et mon imagination avait dû me jouer un
tour. En marchant vers le distributeur, et en m'éloignant de cet enfer, je me dis que s'il y a une seule
personne dans les bras de qui je me réfugierais volontiers à ce moment précis, ce serait elle, mon ex.
Pas dans ceux de la came. Pendant un instant, je me suggère qu'elle pourrait vivre tout ça, elle aussi,
toute cette mascarade judiciaire, juste pour une petite plaquette. Elle, qui en consomme autant –
voire plus – que moi. Mais l'imaginer, si petite, aux semblants si fragiles, aux mains de ces flics et
de cette pseudo-justice me révulse, je ne peux pas supporter cela. Je chasse cette idée. Et avec elle
l'image de mon ancienne compagne. Je vais, de toute façon, probablement la revoir lors d'un de mes
passages à Junkie-Land. Comme souvent, des pensées parasites viennent m'apporter de la nostalgie
et me rappeler un passé bien révolu. C'est souvent quand on s'y attend le moins que le passé nous
revient dans la figure, mais dans certains cas, il revient régulièrement nous hanter… C'est moins
douloureux, mais c'est ponctuel.
Je suis sur mon balcon, un doux parfum d'herbe se répand autour de moi. La fille du dessus doit
faire la gueule à force, elle ne peut plus ouvrir sa fenêtre sans sentir l'odeur de ma beu 24 qui vient
lui titiller les narines. Je tire sur mon joint. Qu'est ce que c'est bon ! J'adore ces moments de calme
égoïste qui se maintiennent telles des odeurs de cannabis dans une pièce enfumée. C'est profitable.
Le ciel et les traînées que laissent les avions, tout est beau ce matin. Tout va bien se passer et je
souris. Je rentre, je m'assois, j'écris un peu, je relève la tête, j'aperçois toujours le ciel à travers les
rideaux transparents. C'est apaisant.
24 Herbe en verlan.
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Licence de l'image d'illustration : Creative Commons, BY parkisun
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