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Une minorité. Une infime minorité. Mais décidée, imaginative, qui sait frapper où cela fait mal. A partir de janvier 1968, elle entretient en permanence une agitation irritante, un prurit à vif. L'objectif est de paralyser l'appareil, de susciter l'escalade, d'appeler la répression, et d'étaler ainsi au grand jour la vraie nature de l'enseignement, la charge idéologique du savoir transmis. Il s'agit, à terme, de muer la critique culturelle en déséquilibre social. La poignée de contestataires interrompt les cours, somme les 391 GÉNÉRATION professeurs de modifier programmes et méthodes exige par exemple que Michel Crozier remplace sa leçon par la projection d'un film de Chris Marker sur la longue grève de l'usine Rhodiaceta. Le sociologue repousse l'ultimatum. Il est désormais traité en ennemi du peuple. Effrayés par cette virulence, choqués par cette insolence qui ne respecte ni les hommes ni les traditions, les modérés baptisent bientôt les perturbateurs d'un surnom : les « enragés ». Daniel Cohn-Bendit est le leader de la petite bande qui récuse les leaders. Alain Touraine, dont il a été l'étudiant l'année précédente, n'a guère tardé à le remarquer. Il ne s'est pas écoulé une heure de cours sans que Cohn-Bendit intervienne. C'est un « homme de parole» qui discute, commente, critique. En fait, il réfléchit à haute voix devant les autres. Il dit toujours ce qu'il pense, quelles que soient les circonstances. Une intelligence intuitive dotée d'un sens inné du mot qui touche, du geste qui frappe, du symbole qui révèle le reste. Daniel Cohn-Bendit est un juif allemand né en France complexe histoire qui produit un fils d'émigrés pas vraiment juifs et assez juifs pour mériter l'étoile jaune sous Vichy. Les parents Cohn-Bendit sont agnostiques, la mère parle un peu le yiddish, le père, pas du tout. A Berlin, où réside la famille, ce dernier exerce la profession d'avocat et défend les communistes et socialistes emprisonnés. Quand Hitler prend le pouvoir, les Cohn-Bendit s'exilent en France. Pendant la guerre, ils participent à la Résistance. Daniel naît à Montauban en 1945. Il ne reçoit aucune éducation religieuse, n'est pas circoncis. Durant toute son enfance et son adolescence, l'identité juive ne le tourmente guère. En 1951, son père regagne l'Allemagne pour y reprendre son métier d'origine. La mère reste en France avec Daniel et son frère aîné, Gaby. Daniel est élève du lycée Buffon. Mais le père tombe malade et sa femme le rejoint, emmenant le cadet, qui termine ses études secondaires à Francfort. Son père meurt en 1959, sa mère en 1963. Bac en poche, il revient en France et s'inscrit à la fac de Nanterre. La passion du sport, chez lui, s'est affirmée bien avant le goût de la politique. A treize ans, il remporte avec son équipe le championnat de Paris de basket-ball. Il joue au foot, se faufile dans les tribunes du Parc des Princes pour soutenir les tricolores avec un chauvinisme juvénile. Comme les autres, la politisation lui vient avec les séquelles de la guerre d'Algérie. Surtout, il 392 POUR L'EXEMPLE subit l'influence de Gaby, son «parrain », un des premiers contestataires de l'UEC, dès 1956, tôt converti à l'anarchisme, A Nanterre, Dany se réclame d'un minuscule groupe libertaire, Noir et Rouge - la dénomination est explicite. Au début, il est adhérent de l'UNEF et pointe son nez lors des assemblées. Il lui arrive même, une fois, d'être élu président du bureau. Cela ne dure pas. Les Mutu empesées, les tribunes solennellement revêtues de vert, les titulaires du micro qui se succèdent sagement, très peu pour lui. Ce qu'il préfère, Cohn-Bendit, c'est porter la contradiction. Dans les cours de Touraine, parce qu'il conteste du même coup le savoir et l'institution. Et dans toutes réunions où il lui sied de mettre les pieds. François Mitterrand tient-il meeting avec Morvan Lebesque contre la force de frappe? Cohn-Bendit déboule avec véhémence, interpelle le président de la FGDS. Il est si violent que le chroniqueur du Canard enchaîné dénonce ses méthodes et le traite de fasciste. Dany, troublé par l'anathème d'un homme qu'il respecte, répond, presque suppliant: - Non, pas vous, Morvan Lebesque, pas vous! L'UNEF convoque-t-elle une assemblée générale de délégués venus de toute la France? Dany, sans mandat aucun, s'y rend. Les orateurs défilent, conformément à la liturgie. Cohn-Bendit demande à intervenir : - Je suis de Nanterre; je veux parler. - Tu n'es pas à l'UNEF, tu ne peux pas parler, réplique le président de séance. - Cela fait un an qu'avec l'UNEF on se bat contre les fascistes à Nanterre; j'ai des choses à dire. - Tu n'en as pas le droit. Il se rassied, vaguement intimidé. Profitant d'un nouveau temps mort, il se relève, mais son élan est coupé net : « Non, tu n'es pas délégué, tu te tais. Au bout de deux heures, Daniel Cohn-Bendit se dresse et parle sans micro - son coffre puissant l'en dispense. Il dénonce le ridicule d'une assemblée où l'on discute de questions qui n'intéressent pas les étudiants. Il évoque l'aliénation du milieu, les formes de transmission du savoir, termine en racontant l'occupation du bâtiment des filles à la résidence de Nanterre, appelle à lutter contre la répression sexuelle: - Vous verrez, dans un an, à Nanterre, on occupera les résidences et, si les flics nous virent, on occupera la faculté. 393 GÉNÉRATION Éclat de rire général. Les cadres de l'UNEF passent aux choses sérieuses. En cette rentrée 1967, ils ont mieux à faire qu'écouter les prophéties de ce trublion. Son goût de la provocation méthodique, Cohn-Bendit ne le puise pas dans le simple désir de paraître, dans la seule aptitude à renverser ou exploiter l'événement, à prononcer le bon mot au bon moment. La dénonciation scandaleuse, le surgissement intempestif, c'est encore un art, voire une stratégie. S'il les a peu lus - il ne raffole guère des bouquins ni de la culture reliée -, Dany a beaucoup médité l'exemple des situationnistes, ses devanciers, qui, les premiers, ont compris que l'acte politique est spectacle. Le scandale de Strasbourg éclate le 26 octobre 1966. Une douzaine d'étudiants interrompent le cours inaugural d'un cybernéticien, Abraham Moles, qui détient la chaire de psychosociologie. Les tomates pleuvent dru, et l'éminent professeur est contraint de battre en retraite. Les perturbateurs se déclarent « situationnistes» et reprochent essentiellement à Moles de former des jeunes cadres modèle standard. Pendant l'été, quelques étudiants de Strasbourg sont venus trouver les situationnistes pour leur annoncer que six de leurs amis, extrémistes, en désaccord avec toutes les chapelles possibles et imaginables représentées dans l'UNEF, ont été élus, de manière régulière et dans l'indifférence générale, à la direction de l'association locale du syndicat étudiant. Ils n'avaient aucun programme, excepté de tout raser sur leur passage. La délégation venait donc demander aux « situs » un coup de main et surtout quelques idées fumantes pour détourner au mieux les fonctions officielles récemment conquises. L'Internationale situationniste, fondée en 1957 par une poignée de surréalistes de la politique, publie une revue du même nom confidentiellement diffusée et qui dénonce, avec une égale virulence, un sens aigu de la dérision, les dictatures bureaucratiques à l'Est comme à l'Ouest. Les rédacteurs, plumitifs orfèvres et polémistes de grand style, possèdent l'art de la formule choc, celle qui retourne une situation. Par exemple, cette maxime programme : « L'humanité ne sera vraiment heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste. » 394 POUR L'EXEMPLE Dans la livraison numéro neuf de la revue, publiée en août 1964, les situationnistes s'interrogent eux-mêmes afin de mieux expliciter leurs thèses. Une autodéfinition, une autoproclamation qui ne sont dépourvues ni d'allure ni d'ambition: - Que veut dire le mot situationniste? - Il définit une activité qui entend faire les situations, non les reconnaître comme valeur explicative ou autre. Cela à tous les niveaux de la pratique sociale, de l'histoire individuelle. Nous remplaçons la passivité existentielle par la construction des moments de la vie, le doute par l'affirmation ludique. Jusqu'à présent, les philosophes et les artistes n'ont fait qu'interpréter les situations; il s'agit maintenant de les transformer. Puisque l'homme est le produit des situations qu'il traverse, il importe de créer des situations humaines. Puisque l'individu est défini par sa situation, il veut le pouvoir de créer des situations dignes de son désir ... - L'Internationale situationniste est-elle un mouvement politique? - Les mots « mouvement politique» recouvrent aujourd'hui l'activité spécialisée des chefs de groupes et de partis, puisant dans la passivité organisée de leurs militants la force oppressive de leur pouvoir futur. L'IS ne veut rien avoir de commun avec le pouvoir hiérarchisé ... L'IS se propose d'être le plus haut degré de la conscience révolutionnaire internationale. C'est pourquoi elle s'efforce d'éclairer et de coordonner les gestes de refus et les signes de créativité qui définissent les nouveaux contours du prolétariat, la volonté irréductible d'émancipation ... L'IS se réfère à une révolution permanente de la vie quotidienne. - L'IS est-elle un mouvement artistique? - L'IS est le seul mouvement qui puisse, en englobant la survie de l'art dans l'art de vivre, répondre au projet de l'artiste authentique. Nous sommes des artistes par cela seulement que nous ne sommes plus des artistes: nous voulons réaliser l'art. - L'IS est-elle une manifestation nihiliste? - L'IS refuse le rôle qu'on est tout prêt de lui accorder, dans le spectacle de la décomposition ... Il est vrai que, partout dans la société de consommation, les terrains vagues de l'effondrement spontané offrent aux valeurs nouvelles un champ d'expérimentation dont l'IS ne peut se passer. Nous ne pouvons construire que sur les ruines du spectacle ... - Les positions situationnistes sont-elles utopiques? 395 GÉNÉRATION - La réalité dépasse l'utopie. - Quelle est l'originalité des situationnistes, en tant que groupe délimité? - Premièrement, nous faisons, pour la première fois, une nouvelle critique, cohérente, de la société qui se développe actuellement. d'un point de vue révolutionnaire... Deuxièmement, nous pratiquons la rupture complète et définitive avec tous ceux qui nous y obligent, et en chaîne ... Troisièmement, nous inaugurons un nouveau style de rapport avec nos « partisans» ; nous refusons absolument les disciples ... Êtes-vous marxistes? Bien autant que Marx disant « Je ne suis pas marxiste! » Combien êtes-vous? Un peu plus que le noyau initial de guérilla dans la Sierra Maestra, mais avec moins d'armes. Un peu moins que les délégués qui étaient à Londres, en 1864, pour fonder l'Association internationale des travailleurs, mais avec un programme plus cohérent. Aussi fermes que les Grecs des Thermopyles, mais avec un plus bel avenir. - Quelle valeur pouvez-vous attribuer à un questionnaire? A celui-ci? - Il s'agit manifestement d'une forme de dialogue factice ... Dans le présent questionnaire, toutes les questions sont fausses; et nos réponses, vraies cependant. Les situs ne doutent guère de leur mérite. Du haut de leur donjon, ils expédient des flèches empoisonnées vers tous ceux qui, dans le domaine culturel, à l'avant-garde de la révolution des formes, pourraient un tant soit peu contester leur monopole. L'assassinat est, sur leur planète, le plus prisé des beaux-arts. Ainsi Michèle Bernstein, membre du comité de rédaction, exécute-t-elle d'un même trait de plume Resnais et Robbe-Grillet dans le numéro sept de l' /5: « Toute cette dose d'erreurs prétentieuses oblige à un réexamen du cas Resnais [...J. Robbe-Grillet, arrivé beaucoup trop tard pour détruire le roman, a tout de même détruit Resnais [...J. Avec la retombée de Resnais dans le plus redondant et le plus mité des spectacles, force est de conclure qu'il n'y a plus d'artistes modernes convenables en dehors de nous. » Jean-Luc Godard, qu'Aragon baptise digne héritier de Lautréamont, n'échappe pas au massacre: « Godard est un Suisse de Lausanne qui a envié le chic des Suisses de Genève, et de là 396 POUR L'EXEMPLE les Champs-Élysées [...]. » Ou encore: « Godard est l'équivalent cinématographique de ce que peuvent être Lefebvre et Morin dans la critique sociale; il possède l'apparence d'une certaine liberté dans son propos (ici, un minimum de désinvolture par rapport aux dogmes poussiéreux du récit cinématographique). Mais cette liberté même, ils l'ont prise ailleurs [...]. Ils sont le Club Méditerranée de la pensée moderne [...]. » Pareille maîtrise dans la proscription, pareille propension arrogante à créer le vide autour de soi ne sont guère propres à élargir les frontières du cénacle. Qui ne le souhaite d'ailleurs pas. Les situs savent mieux que personne combien la rareté crée la valeur. Comme leurs lointains parrains, les surréalistes, ils investissent beaucoup de leur énergie en excommunications mutuelles. Forts en anathèmes, ils préservent la pureté de l'espèce avec une vigilance maniaque. Quand les sympathisants strasbourgeois sollicitent leur concours, ils acceptent, grands princes, de détacher Mustapha Khayati, un rédacteur de la revue, auprès du groupe. Khayati conseille aux étudiants de produire un texte manifeste, mais, observant les carences littéraires de ses interlocuteurs, il s'empare lui-même du stylo. Le jour de la rentrée universitaire, les autorités académiques reçoivent en cadeau une plaquette, De la misère en milieu étudiant, éditée sous l'égide de l'UNEF et de l'Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg (AFGES), qui annonce simultanément le premier point de son programme d'action: sa propre dissolution immédiate. Le fumet de l'affaire se répand bien au-delà des amphithéâtres. Le bureau iconoclaste est accusé d'avoir dilapidé l'argent de l'UNEF pour publier la brochure. La justice, saisie, considère que les cinq étudiants élus à la direction de l'association syndicale sont « à peine sortis de l'adolescence, sans aucune expérience, le cerveau encombré de théories philosophiques, sociales, politiques et économiques mal digérées, ne sachant comment dissiper leur morne ennui quotidien » ; qu'ils « émettent la vaine, orgueilleuse et dérisoire prétention de porter des jugements définitifs et bassement injurieux sur leurs condisciples, leurs professeurs, Dieu, les religions, le clergé, les gouvernements et les systèmes politiques et sociaux du monde entier »... Le président Llabador, dans une ordonnance de référé du tri397 GÉNÉRATION bunal de grande instance, estime encore « que, par leur caractère foncièrement anarchique, pareilles théories et propagandes sont éminemment nocives, et, par leur large diffusion, tant dans le milieu estudiantin que dans le public par la presse locale, nationale et étrangère, mettent en danger la moralité, les études, la réputation et, par conséquent, l'avenir des étudiants de Strasbourg »... Conséquemment, la Cour décide la mise sous séquestre des locaux et des biens de l'AFGES. Voilà les émules des situs hors d'état de nuire. L'inhabituelle verdeur des attendus judiciaires répond à l'agressivité verbale du texte incriminé. Sur un point, au moins, les hommes de loi n'ont pas tort. L'impact de la brochure De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique. psychologique. sexuel. et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier déborde largement le cadre strasbourgeois. La virtuosité littéraire de Mustapha Khayati, talentueux expert de la phrase finale, ajoute encore à cette charge sans retenue, autopsie saignante du malaise universitaire. « Nous pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper que l'étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l'être le plus universellement méprisé.» La première ligne du libelle donne le ton. Dans cette société « marchande et spectaculaire », l'étudiant n'échappe pas à la loi commune, la passivité généralisée. Sa période de formation n'est rien d'autre qu'une initiation à son rôle futur dans le giron du système. Matériellement, le «statut de l'étudiant est l'extrême pauvreté ». L'immense majorité vit avec des revenus largement inférieurs aux revenus les plus bas des salariés. Mais la misère psychologique est plus grave encore: « L'étudiant se maintient à tous les niveaux dans une minorité prolongée, irresponsable et docile. » S'il lui arrive de s'opposer à sa famille, « il accepte sans mal d'être traité en enfant dans les diverses institutions qui régissent la vie quotidienne », L'étudiant mérite le mépris parce qu'il tolère la condition qui lui est faite en la mythifiant. Son devenir est inscrit: il sera un « petit cadre », « Devant le caractère misérable, facile à pressentir, de cet avenir plus ou moins proche qui le dédommagera de la honteuse misère du présent, l'étudiant préfère se tourner vers son présent et le décorer de prestiges illusoires. [...] Les lendemains ne chanteront pas et baigneront fatalement dans la médiocrité. C'est pourquoi, il se réfugie dans un présent irréellement vécu. » 398 POUR L EXEMPLE L'étudiant se croit libre alors qu'il est entravé par toutes les chaînes de l'autorité. « L'ensemble de sa vie, et a fortiori de la vie, lui échappe.» Pour compenser semblable dérision, l'étudiant se mue en boulimique consommateur de «marchandise culturelle» . Belle occasion, pour les situationnistes, de tirer au bazooka sur tout ce qui bouge dans l'intelligentsia: Althusser, Sartre, Barthes, Lefebvre, Lévi-Strauss... Pur produit de la société moderne, l'étudiant ne saurait contester son infinie aliénation que par la « contestation de la société tout entière ». Reste donc la révolte, dont pointent les prémices. Mais attention : il ne s'agit pas de ramener « une nouvelle jeunesse de la révolte à l'éternelle révolte de la jeunesse ». Cette fois, «la révolte de la jeunesse contre le mode de vie qu'on lui impose n'est en réalité que le signe avant-coureur d'une subversion plus vaste qui englobera l'ensemble de ceux qui éprouvent de plus en plus l'impossibilité de vivre, le prélude à la prochaine époque révolutionnaire. [...] » La libération de la condition étudiante ne sera effective que par la libération de la société. Il revient au prolétariat, désaliéné, « de transformer le monde et de changer la vie» - ce qui est la même chose. « Les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu'elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête. » Et la brochure conclut sur une déconcertante promesse : « Vivre sans temps morts et jouir sans entraves. » A Nanterre, De la misère en milieu étudiant est diffusé par les amis de Cohn-Bendit, Les deux bibles théoriques des situs, la Société du spectacle. de Guy Debord, et Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations. de Raoul Vaneighem, circulent également. Dans le groupe même des « enragés », quelques personnalités, tel René Riesel, sont liées directement aux situs. Ainsi sont importées des méthodes qui ont fait leurs preuves: généralisation de l'insulte outrancière, détournement des bulles dans les bandes dessinées, prolifération de graffiti. Au début de janvier 1968, les sabotages des cours par les « enragés» deviennent quotidiens. Les enseignants constituent des victimes d'autant plus vulnérables qu'ils sont proches de leurs ouailles, qu'ils acceptent le dialogue. Même les plus libé399 GÉNÉRATION raux des professeurs s'insurgent bientôt contre l'intolérance. Poussé à bout, Alain Touraine se cabre: - J'en ai assez des anarchistes, et encore plus des situationnistes! Pour le moment, c'est moi qui commande ici, et si un jour c'était vous, je m'en irais dans des endroits où l'on sait ce que c'est que le travail! L'outrance des guérilleros du verbe choque non seulement la grande majorité des étudiants, mais aussi les militants gauchistes qui ne sont pas mûrs pour envisager une stratégie de rupture. Entre les jusqu'au-boutistes qui visent le point de non-retour et les «révolutionnaires réformistes» qui se cantonnent dans une critique du savoir et de la fonction universitaire, Daniel Cohn-Bendit balance. Il est trop politique pour se satisfaire d'actes gratuits. Mais que cette gratuité se révèle payante, mette au jour une contradiction, dévoile le caractère répressif de l'institution, et le libertaire fonce. La cascade des incidents crée un climat tendu, passionnel, propice à la déflagration. Elle est vraiment magnifique, et pour tout dire olympique. Les promoteurs n'ont pas lésiné sur les moyens. La toute nouvelle piscine creusée sur le campus de Nanterre arrache des cris d'admiration au petit groupe d'hommes en complet-veston qui parcourent, ce 8 janvier, les installations. François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement Pompidou, ne regrette pas les huit cents millions de centimes qui vont permettre aux étudiants de barboter. Sa visite n'a pas été annoncée, et la délégation est fort discrète. Pourtant, le ministre a la surprise de déchiffrer moult affiches: « Ce soir, à 18 heures, partouze à la piscine. » L'itinéraire que suivent les officiels est fléché d'énormes phallus. Les «enragés» ont prévu de bombarder le cortège d'œufs pourris et de tomates. Mais, pour l'instant, le front est calme. Quand François Missoffe sort du bâtiment qui abrite le bassin, Daniel Cohn-Bendit se détache des spectateurs et s'approche. Le doyen, inquiet, l'intercepte et, l'agrippant par le col, l'oblige à se retourner. Comme une marionnette de chiffon, Cohn-Bendit se laisse manipuler sans objection. Mais le voici qui revient de l'autre côté et aborde le ministre. Les huiles universitaires blêmissent. L'étudiant se contente de demander du feu à François Missoffe. Il allume sa cigarette, souffle posément la fumée et lance à brûle-pourpoint: 400 POUR L'EXEMPLE _ Monsieur le Ministre, j'ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En trois cents pages, il n'y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes. L'interpellé réplique qu'il est là pour favoriser le sport et que les adolescents devraient s'y adonner davantage. Mais CohnBendit insiste : pourquoi ne parle-t-on jamais de sexualité? Le ministre s'échauffe. S'il doit débattre du sujet, ce ne sera pas avec l'impertinent rouquin: - Avec la tête que vous avez, vous connaissez sûrement des problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de plonger dans la piscine. - Voilà une réponse digne des Jeunesses hitlériennes ... Les officiels s'éloignent. L'anicroche a duré deux minutes, mais un récit magnifié se répand dans l'université à toute vitesse. Le perturbateur qui exaspère professeurs et étudiants y gagne en popularité. Trois répliques, et Cohn-Bendit devient Dany. Une fois encore, la judicieuse exploitation des circonstances s'avère l'investissement le plus rentable. Un bombardement de fruits avariés aurait sans doute heurté les usagers de Nanterre. L'interpellation directe, la passe d'armes verbale avec un ministre qui en perd son sang-froid font que le provocateur avisé ramasse la mise. Le Livre blanc sur la jeunesse évoqué par Cohn-Bendit est le résultat d'une enquête menée auprès d'un échantillon très représentatif des quinze/vingt-quatre ans. Il dresse du jeune Français « moyen» un portrait édifiant, apte à conforter les adultes dans leur certitude que la révolte des générations montantes n'est qu'invention des journalistes. On y lit: «Le jeune Français songe à se marier de bonne heure mais a le souci de ne pas mettre d'enfants au monde avant d'avoir les moyens de les élever correctement. Aussi son objectif numéro un est-il la réussite professionnelle. En attendant, sur ses gains modiques, il fait des économies, le jeune homme pour acheter une voiture, la jeune fille pour construire son trousseau.» Et encore: «Il s'intéresse à tous les grands problèmes de l'heure, mais ne demande pas à entrer plus tôt dans la vie politique - 72 % des jeunes estiment qu'il ne faut pas abaisser à moins de vingt et un ans le droit de vote. Il ne croit pas à la guerre prochaine et pense que l'avenir dépendra surtout de l'efficacité industrielle, de l'ordre intérieur, de la cohésion de la population. » Le sondage date de mai 1967. 401 GÉNÉRATION Cohn-Bendit, en attaquant le ministre sur la question sexuelle, ne tape pas à l'aveuglette. Si, selon le livre « blanc », les jeunes n'ont point de sexe, les contestataires qui ont dévoré Reich ne partagent nullement cette opinion et en trouvent confirmation dans l'insurrection, l'an passé, des locataires de la Résidence. Le décalage entre l'aspiration à la « permissivité» et le puritanisme officiel, entre la libération des mœurs suggérée par le cinéma ou la publicité et la pérennité des contraintes morales grandit. La France se déboutonne lentement, et l'effeuillage social fait grincer bien des fermetures. Voilà seulement six mois, en juin 1967, que les articles 3 et 4 de la loi de 1920 interdisant la «propagande anticonceptionnelle » ont été abrogés. Il a fallu près d'un an de travail au rapporteur du projet, Lucien Neuwirth, six mois de discussions en commission parlementaire et une heure et quart de délibération du Conseil des ministres pour que la pilule soit en vente dans les pharmacies. Sans remboursement par la Sécurité sociale ... La France industrielle se modernise à vive allure, les autoroutes étirent leurs tentacules, les immeubles grimpent, les campagnes se vident, les banlieues champignonnent, les entreprises prospèrent, les grandes surfaces s'élargissent. Sur les plages, quelques seins timidement dévoilés suscitent l'ire des censeurs. La modernité s'arrête, semblerait-il, à la lisière des us et coutumes. Défense de s'éclater dans une société qui éclate. La jeunesse, telle un sismographe, enregistre, elle, le frémissement des failles. Suite à l'incident de la piscine, un fonctionnaire zélé de la préfecture engage contre Daniel Cohn-Bendit une procédure d'expulsion. Contrairement à son frère aîné, que ses parents avaient abrité derrière le formulaire adéquat, Daniel est allemand. Craignant le pire, l'insolent perturbateur adresse au ministre une lettre d'excuses préventive: François Missoffe dont la fille, Françoise, est étudiante à Nanterre - classe le dossier. Mais la rumeur d'une menace brandie contre «Dany» alourdit encore l'atmosphère. Les «enragés» n'éprouvent aucune peine pour maintenir la pression. A la fin du mois de janvier, la campagne dénonçant «la répression policière» s'alimente d'un nouveau bruit persistant. L'administration aurait dressé des « listes noires» recensant les militants politiques les plus engagés - en vue de leur infliger diverses sanctions disciplinaires. Elle aurait même demandé à 402 POUR L'EXEMPLE des flics en civil de repérer les meneurs. Les « enragés» ripostent avec les mêmes armes: ils photographient les indicateurs présumés. Au matin du 26 janvier, une centaine de manifestants déambulent dans le grand hall, brandissant des panneaux où sont épinglés les visages des « moutons », Ils ont convoqué des photographes professionnels pour immortaliser la scène. Des appariteurs tentent d'interrompre le chahut. Ils sont repoussés. Le doyen, qui est en train de donner son cours, est averti et permet qu'on appelle la police. Une douzaine d'agents du commissariat de Nanterre surgissent: ils sont chassés du bâtiment et réclament des renforts. Au moment précis où plusieurs centaines d'étudiants sortent des amphithéâtres - midi sonne -, ignorant tout des empoignades de la matinée, ils se trouvent nez à nez avec des forces de police casquées, matraque à la main. La réaction tient du réflexe: ils s'arment de pieds de tables, de chaises, et se ruent sur l'ennemi. En une poignée d'heures, les contestataires sont passés de quelques dizaines à plusieurs centaines. L'effet quasiment pavlovien que provoque la vue des képis joue à plein. La dialectique provocation-répression-mobilisation fonctionne à merveille. Les « enragés» ne sont plus isolés. Ils ont démontré leur habileté tactique et entonnent un chant de victoire, la Grappignole, sur l'air de la Carmagnole: Valsons la grappignole C'est la misère ou la colère Valsons la grappignole C'est la colère A Nanterre Ah, ça ira, ça ira Morin, Lefebvre, on les emmerde Ah, ça ira, ça ira Et le Touraine, on s' le paiera. Par la dérision, le scandale, l'insulte, un noyau infime grossit à vue d'œil. L'administration, débordée, riposte de manière disproportionnée, et sa réaction même entraîne une nouvelle escalade, jette un nouveau défi. L'université de Nanterre, micro-laboratoire des tensions sociales, est à point pour l'explosion.