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Une minorité. Une infime minorité. Mais décidée, imaginative, qui sait frapper où cela fait mal. A partir de janvier 1968,
elle entretient en permanence une agitation irritante, un prurit à
vif. L'objectif est de paralyser l'appareil, de susciter l'escalade,
d'appeler la répression, et d'étaler ainsi au grand jour la vraie
nature de l'enseignement, la charge idéologique du savoir
transmis. Il s'agit, à terme, de muer la critique culturelle en
déséquilibre social.
La poignée de contestataires interrompt les cours, somme les
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GÉNÉRATION
professeurs de modifier programmes et méthodes
exige par
exemple que Michel Crozier remplace sa leçon par la projection
d'un film de Chris Marker sur la longue grève de l'usine Rhodiaceta. Le sociologue repousse l'ultimatum. Il est désormais traité
en ennemi du peuple. Effrayés par cette virulence, choqués par
cette insolence qui ne respecte ni les hommes ni les traditions,
les modérés baptisent bientôt les perturbateurs d'un surnom : les
« enragés ».
Daniel Cohn-Bendit est le leader de la petite bande qui récuse
les leaders. Alain Touraine, dont il a été l'étudiant l'année précédente, n'a guère tardé à le remarquer. Il ne s'est pas écoulé une
heure de cours sans que Cohn-Bendit intervienne. C'est un
« homme de parole» qui discute, commente, critique. En fait, il
réfléchit à haute voix devant les autres. Il dit toujours ce qu'il
pense, quelles que soient les circonstances. Une intelligence
intuitive dotée d'un sens inné du mot qui touche, du geste qui
frappe, du symbole qui révèle le reste.
Daniel Cohn-Bendit est un juif allemand né en France complexe histoire qui produit un fils d'émigrés pas vraiment
juifs et assez juifs pour mériter l'étoile jaune sous Vichy. Les
parents Cohn-Bendit sont agnostiques, la mère parle un peu le
yiddish, le père, pas du tout. A Berlin, où réside la famille, ce
dernier exerce la profession d'avocat et défend les communistes
et socialistes emprisonnés. Quand Hitler prend le pouvoir, les
Cohn-Bendit s'exilent en France. Pendant la guerre, ils participent à la Résistance.
Daniel naît à Montauban en 1945. Il ne reçoit aucune éducation
religieuse, n'est pas circoncis. Durant toute son enfance et son adolescence, l'identité juive ne le tourmente guère. En 1951, son père
regagne l'Allemagne pour y reprendre son métier d'origine. La
mère reste en France avec Daniel et son frère aîné, Gaby. Daniel
est élève du lycée Buffon. Mais le père tombe malade et sa femme
le rejoint, emmenant le cadet, qui termine ses études secondaires à
Francfort. Son père meurt en 1959, sa mère en 1963. Bac en poche,
il revient en France et s'inscrit à la fac de Nanterre.
La passion du sport, chez lui, s'est affirmée bien avant le goût
de la politique. A treize ans, il remporte avec son équipe le
championnat de Paris de basket-ball. Il joue au foot, se faufile
dans les tribunes du Parc des Princes pour soutenir les tricolores
avec un chauvinisme juvénile. Comme les autres, la politisation
lui vient avec les séquelles de la guerre d'Algérie. Surtout, il
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POUR L'EXEMPLE
subit l'influence
de Gaby, son «parrain », un des premiers
contestataires
de l'UEC, dès 1956, tôt converti à l'anarchisme,
A Nanterre,
Dany se réclame d'un minuscule groupe libertaire, Noir et Rouge - la dénomination
est explicite. Au début,
il est adhérent de l'UNEF et pointe son nez lors des assemblées.
Il lui arrive même, une fois, d'être élu président du bureau. Cela
ne dure pas. Les Mutu empesées, les tribunes solennellement
revêtues de vert, les titulaires du micro qui se succèdent sagement, très peu pour lui. Ce qu'il préfère, Cohn-Bendit,
c'est
porter la contradiction.
Dans les cours de Touraine, parce qu'il
conteste du même coup le savoir et l'institution.
Et dans toutes
réunions où il lui sied de mettre les pieds.
François Mitterrand
tient-il meeting avec Morvan Lebesque
contre la force de frappe?
Cohn-Bendit
déboule avec véhémence, interpelle le président de la FGDS. Il est si violent que le
chroniqueur
du Canard enchaîné dénonce ses méthodes et le
traite de fasciste. Dany, troublé par l'anathème
d'un homme
qu'il respecte, répond, presque suppliant:
- Non, pas vous, Morvan Lebesque, pas vous!
L'UNEF convoque-t-elle
une assemblée générale de délégués
venus de toute la France? Dany, sans mandat aucun, s'y rend.
Les orateurs défilent, conformément
à la liturgie. Cohn-Bendit
demande à intervenir :
- Je suis de Nanterre; je veux parler.
- Tu n'es pas à l'UNEF, tu ne peux pas parler, réplique le
président de séance.
- Cela fait un an qu'avec l'UNEF on se bat contre les fascistes à Nanterre; j'ai des choses à dire.
- Tu n'en as pas le droit.
Il se rassied, vaguement
intimidé. Profitant
d'un nouveau
temps mort, il se relève, mais son élan est coupé net :
« Non, tu n'es pas délégué, tu te tais.
Au bout de deux heures, Daniel Cohn-Bendit
se dresse et
parle sans micro - son coffre puissant l'en dispense. Il dénonce
le ridicule d'une assemblée où l'on discute de questions qui
n'intéressent
pas les étudiants. Il évoque l'aliénation
du milieu,
les formes de transmission
du savoir, termine en racontant
l'occupation
du bâtiment des filles à la résidence de Nanterre,
appelle à lutter contre la répression sexuelle:
- Vous verrez, dans un an, à Nanterre, on occupera les résidences et, si les flics nous virent, on occupera la faculté.
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GÉNÉRATION
Éclat de rire général. Les cadres de l'UNEF passent aux
choses sérieuses. En cette rentrée 1967, ils ont mieux à faire
qu'écouter les prophéties de ce trublion.
Son goût de la provocation méthodique, Cohn-Bendit ne le
puise pas dans le simple désir de paraître, dans la seule aptitude
à renverser ou exploiter l'événement, à prononcer le bon mot
au bon moment. La dénonciation scandaleuse, le surgissement
intempestif, c'est encore un art, voire une stratégie.
S'il les a peu lus - il ne raffole guère des bouquins ni de la
culture reliée -, Dany a beaucoup médité l'exemple des situationnistes, ses devanciers, qui, les premiers, ont compris que
l'acte politique est spectacle.
Le scandale de Strasbourg éclate le 26 octobre 1966. Une douzaine d'étudiants interrompent le cours inaugural d'un cybernéticien, Abraham Moles, qui détient la chaire de psychosociologie. Les tomates pleuvent dru, et l'éminent professeur est
contraint de battre en retraite. Les perturbateurs se déclarent
« situationnistes»
et reprochent essentiellement à Moles de
former des jeunes cadres modèle standard.
Pendant l'été, quelques étudiants de Strasbourg sont venus
trouver les situationnistes pour leur annoncer que six de leurs
amis, extrémistes, en désaccord avec toutes les chapelles possibles et imaginables représentées dans l'UNEF, ont été élus, de
manière régulière et dans l'indifférence générale, à la direction
de l'association locale du syndicat étudiant. Ils n'avaient aucun
programme, excepté de tout raser sur leur passage. La délégation
venait donc demander aux « situs » un coup de main et surtout
quelques idées fumantes pour détourner au mieux les fonctions
officielles récemment conquises.
L'Internationale situationniste, fondée en 1957 par une poignée
de surréalistes de la politique, publie une revue du même nom
confidentiellement diffusée et qui dénonce, avec une égale virulence, un sens aigu de la dérision, les dictatures bureaucratiques à
l'Est comme à l'Ouest. Les rédacteurs, plumitifs orfèvres et polémistes de grand style, possèdent l'art de la formule choc, celle qui
retourne une situation. Par exemple, cette maxime programme :
« L'humanité ne sera vraiment heureuse que le jour où le dernier
bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste. »
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POUR
L'EXEMPLE
Dans la livraison numéro neuf de la revue, publiée en août
1964, les situationnistes s'interrogent eux-mêmes afin de mieux
expliciter leurs thèses. Une autodéfinition, une autoproclamation qui ne sont dépourvues ni d'allure ni d'ambition:
- Que veut dire le mot situationniste?
- Il définit une activité qui entend faire les situations, non
les reconnaître comme valeur explicative ou autre. Cela à tous
les niveaux de la pratique sociale, de l'histoire individuelle.
Nous remplaçons la passivité existentielle par la construction
des moments de la vie, le doute par l'affirmation ludique.
Jusqu'à présent, les philosophes et les artistes n'ont fait qu'interpréter les situations; il s'agit maintenant de les transformer.
Puisque l'homme est le produit des situations qu'il traverse, il
importe de créer des situations humaines. Puisque l'individu est
défini par sa situation, il veut le pouvoir de créer des situations
dignes de son désir ...
- L'Internationale situationniste est-elle un mouvement politique?
- Les mots « mouvement politique» recouvrent aujourd'hui
l'activité spécialisée des chefs de groupes et de partis, puisant
dans la passivité organisée de leurs militants la force oppressive
de leur pouvoir futur. L'IS ne veut rien avoir de commun avec le
pouvoir hiérarchisé ... L'IS se propose d'être le plus haut degré
de la conscience révolutionnaire internationale. C'est pourquoi
elle s'efforce d'éclairer et de coordonner les gestes de refus et les
signes de créativité qui définissent les nouveaux contours du
prolétariat, la volonté irréductible d'émancipation ... L'IS se
réfère à une révolution permanente de la vie quotidienne.
- L'IS est-elle un mouvement artistique?
- L'IS est le seul mouvement qui puisse, en englobant la
survie de l'art dans l'art de vivre, répondre au projet de l'artiste
authentique. Nous sommes des artistes par cela seulement que
nous ne sommes plus des artistes: nous voulons réaliser l'art.
- L'IS est-elle une manifestation nihiliste?
- L'IS refuse le rôle qu'on est tout prêt de lui accorder, dans
le spectacle de la décomposition ... Il est vrai que, partout dans la
société de consommation, les terrains vagues de l'effondrement
spontané offrent aux valeurs nouvelles un champ d'expérimentation dont l'IS ne peut se passer. Nous ne pouvons construire
que sur les ruines du spectacle ...
- Les positions situationnistes sont-elles utopiques?
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GÉNÉRATION
- La réalité dépasse l'utopie.
- Quelle est l'originalité des situationnistes, en tant que
groupe délimité?
- Premièrement, nous faisons, pour la première fois, une
nouvelle critique, cohérente, de la société qui se développe
actuellement. d'un point de vue révolutionnaire... Deuxièmement, nous pratiquons la rupture complète et définitive avec
tous ceux qui nous y obligent, et en chaîne ... Troisièmement,
nous inaugurons un nouveau style de rapport avec nos « partisans» ; nous refusons absolument les disciples ...
Êtes-vous marxistes?
Bien autant que Marx disant « Je ne suis pas marxiste! »
Combien êtes-vous?
Un peu plus que le noyau initial de guérilla dans la Sierra
Maestra, mais avec moins d'armes. Un peu moins que les délégués qui étaient à Londres, en 1864, pour fonder l'Association
internationale des travailleurs, mais avec un programme plus
cohérent. Aussi fermes que les Grecs des Thermopyles, mais
avec un plus bel avenir.
- Quelle valeur pouvez-vous attribuer à un questionnaire? A
celui-ci?
- Il s'agit manifestement d'une forme de dialogue factice ...
Dans le présent questionnaire, toutes les questions sont fausses;
et nos réponses, vraies cependant.
Les situs ne doutent guère de leur mérite. Du haut de leur
donjon, ils expédient des flèches empoisonnées vers tous ceux
qui, dans le domaine culturel, à l'avant-garde de la révolution
des formes, pourraient un tant soit peu contester leur monopole.
L'assassinat est, sur leur planète, le plus prisé des beaux-arts.
Ainsi Michèle Bernstein, membre du comité de rédaction, exécute-t-elle d'un même trait de plume Resnais et Robbe-Grillet
dans le numéro sept de l' /5: « Toute cette dose d'erreurs prétentieuses oblige à un réexamen du cas Resnais [...J. Robbe-Grillet,
arrivé beaucoup trop tard pour détruire le roman, a tout de
même détruit Resnais [...J. Avec la retombée de Resnais dans le
plus redondant et le plus mité des spectacles, force est de
conclure qu'il n'y a plus d'artistes modernes convenables en
dehors de nous. »
Jean-Luc Godard, qu'Aragon baptise digne héritier de Lautréamont, n'échappe pas au massacre: « Godard est un Suisse
de Lausanne qui a envié le chic des Suisses de Genève, et de là
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POUR L'EXEMPLE
les Champs-Élysées [...]. » Ou encore: « Godard est l'équivalent
cinématographique de ce que peuvent être Lefebvre et Morin
dans la critique sociale; il possède l'apparence d'une certaine
liberté dans son propos (ici, un minimum de désinvolture par
rapport aux dogmes poussiéreux du récit cinématographique).
Mais cette liberté même, ils l'ont prise ailleurs [...]. Ils sont le
Club Méditerranée de la pensée moderne [...]. »
Pareille maîtrise dans la proscription, pareille propension
arrogante à créer le vide autour de soi ne sont guère propres à
élargir les frontières du cénacle. Qui ne le souhaite d'ailleurs
pas. Les situs savent mieux que personne combien la rareté crée
la valeur. Comme leurs lointains parrains, les surréalistes, ils
investissent beaucoup de leur énergie en excommunications
mutuelles. Forts en anathèmes, ils préservent la pureté de
l'espèce avec une vigilance maniaque.
Quand les sympathisants
strasbourgeois
sollicitent leur
concours, ils acceptent, grands princes, de détacher Mustapha
Khayati, un rédacteur de la revue, auprès du groupe. Khayati
conseille aux étudiants de produire un texte manifeste, mais,
observant les carences littéraires de ses interlocuteurs,
il
s'empare lui-même du stylo.
Le jour de la rentrée universitaire, les autorités académiques
reçoivent en cadeau une plaquette, De la misère en milieu étudiant, éditée sous l'égide de l'UNEF et de l'Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg (AFGES), qui annonce
simultanément le premier point de son programme d'action: sa
propre dissolution immédiate. Le fumet de l'affaire se répand
bien au-delà des amphithéâtres.
Le bureau iconoclaste est
accusé d'avoir dilapidé l'argent de l'UNEF pour publier la brochure.
La justice, saisie, considère que les cinq étudiants élus à la
direction de l'association syndicale sont « à peine sortis de
l'adolescence, sans aucune expérience, le cerveau encombré de
théories philosophiques, sociales, politiques et économiques mal
digérées, ne sachant comment dissiper leur morne ennui quotidien » ; qu'ils « émettent la vaine, orgueilleuse et dérisoire prétention de porter des jugements définitifs et bassement injurieux
sur leurs condisciples, leurs professeurs, Dieu, les religions, le
clergé, les gouvernements et les systèmes politiques et sociaux
du monde entier »...
Le président Llabador, dans une ordonnance de référé du tri397
GÉNÉRATION
bunal de grande instance, estime encore « que, par leur caractère
foncièrement anarchique, pareilles théories et propagandes sont
éminemment nocives, et, par leur large diffusion, tant dans le
milieu estudiantin que dans le public par la presse locale, nationale et étrangère, mettent en danger la moralité, les études, la
réputation et, par conséquent, l'avenir des étudiants de Strasbourg »... Conséquemment,
la Cour décide la mise sous
séquestre des locaux et des biens de l'AFGES. Voilà les émules
des situs hors d'état de nuire.
L'inhabituelle verdeur des attendus judiciaires répond à
l'agressivité verbale du texte incriminé. Sur un point, au moins,
les hommes de loi n'ont pas tort. L'impact de la brochure De la
misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique,
politique. psychologique. sexuel. et notamment intellectuel, et de
quelques moyens pour y remédier déborde largement le cadre
strasbourgeois. La virtuosité littéraire de Mustapha Khayati,
talentueux expert de la phrase finale, ajoute encore à cette
charge sans retenue, autopsie saignante du malaise universitaire.
« Nous pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper
que l'étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l'être le
plus universellement méprisé.» La première ligne du libelle
donne le ton. Dans cette société « marchande et spectaculaire »,
l'étudiant n'échappe pas à la loi commune, la passivité généralisée. Sa période de formation n'est rien d'autre qu'une initiation
à son rôle futur dans le giron du système.
Matériellement, le «statut de l'étudiant est l'extrême pauvreté ». L'immense majorité vit avec des revenus largement inférieurs aux revenus les plus bas des salariés. Mais la misère psychologique est plus grave encore: « L'étudiant se maintient à
tous les niveaux dans une minorité prolongée, irresponsable et
docile. » S'il lui arrive de s'opposer à sa famille, « il accepte sans
mal d'être traité en enfant dans les diverses institutions qui régissent la vie quotidienne », L'étudiant mérite le mépris parce qu'il
tolère la condition qui lui est faite en la mythifiant. Son devenir
est inscrit: il sera un « petit cadre », « Devant le caractère misérable, facile à pressentir, de cet avenir plus ou moins proche qui
le dédommagera de la honteuse misère du présent, l'étudiant
préfère se tourner vers son présent et le décorer de prestiges illusoires. [...] Les lendemains ne chanteront pas et baigneront fatalement dans la médiocrité. C'est pourquoi, il se réfugie dans un
présent irréellement vécu. »
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POUR
L EXEMPLE
L'étudiant se croit libre alors qu'il est entravé par toutes les
chaînes de l'autorité. « L'ensemble de sa vie, et a fortiori de la
vie, lui échappe.» Pour compenser semblable dérision, l'étudiant se mue en boulimique consommateur de «marchandise
culturelle» .
Belle occasion, pour les situationnistes, de tirer au bazooka
sur tout ce qui bouge dans l'intelligentsia:
Althusser, Sartre,
Barthes, Lefebvre, Lévi-Strauss... Pur produit de la société
moderne, l'étudiant ne saurait contester son infinie aliénation
que par la « contestation de la société tout entière ».
Reste donc la révolte, dont pointent les prémices. Mais attention : il ne s'agit pas de ramener « une nouvelle jeunesse de la
révolte à l'éternelle révolte de la jeunesse ». Cette fois, «la
révolte de la jeunesse contre le mode de vie qu'on lui impose
n'est en réalité que le signe avant-coureur d'une subversion plus
vaste qui englobera l'ensemble de ceux qui éprouvent de plus en
plus l'impossibilité de vivre, le prélude à la prochaine époque
révolutionnaire. [...] » La libération de la condition étudiante ne
sera effective que par la libération de la société. Il revient au
prolétariat, désaliéné, « de transformer le monde et de changer
la vie» - ce qui est la même chose.
« Les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront
pas, car la vie qu'elles annoncent sera elle-même créée sous le
signe de la fête. » Et la brochure conclut sur une déconcertante
promesse : « Vivre sans temps morts et jouir sans entraves. »
A Nanterre, De la misère en milieu étudiant est diffusé par les
amis de Cohn-Bendit, Les deux bibles théoriques des situs, la
Société du spectacle. de Guy Debord, et Traité de savoir-vivre à
l'usage des jeunes générations. de Raoul Vaneighem, circulent
également. Dans le groupe même des « enragés », quelques personnalités, tel René Riesel, sont liées directement aux situs.
Ainsi sont importées des méthodes qui ont fait leurs preuves:
généralisation de l'insulte outrancière, détournement des bulles
dans les bandes dessinées, prolifération de graffiti.
Au début de janvier 1968, les sabotages des cours par les
« enragés» deviennent quotidiens. Les enseignants constituent
des victimes d'autant plus vulnérables qu'ils sont proches de
leurs ouailles, qu'ils acceptent le dialogue. Même les plus libé399
GÉNÉRATION
raux des professeurs s'insurgent bientôt contre l'intolérance.
Poussé à bout, Alain Touraine se cabre:
- J'en ai assez des anarchistes, et encore plus des situationnistes! Pour le moment, c'est moi qui commande ici, et si un
jour c'était vous, je m'en irais dans des endroits où l'on sait ce
que c'est que le travail!
L'outrance des guérilleros du verbe choque non seulement la
grande majorité des étudiants, mais aussi les militants gauchistes
qui ne sont pas mûrs pour envisager une stratégie de rupture.
Entre les jusqu'au-boutistes qui visent le point de non-retour
et les «révolutionnaires
réformistes» qui se cantonnent dans
une critique du savoir et de la fonction universitaire, Daniel
Cohn-Bendit balance. Il est trop politique pour se satisfaire
d'actes gratuits. Mais que cette gratuité se révèle payante, mette
au jour une contradiction, dévoile le caractère répressif de l'institution, et le libertaire fonce. La cascade des incidents crée un
climat tendu, passionnel, propice à la déflagration.
Elle est vraiment magnifique, et pour tout dire olympique. Les
promoteurs n'ont pas lésiné sur les moyens. La toute nouvelle
piscine creusée sur le campus de Nanterre arrache des cris
d'admiration au petit groupe d'hommes en complet-veston qui
parcourent, ce 8 janvier, les installations. François Missoffe,
ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement Pompidou, ne regrette pas les huit cents millions de centimes qui
vont permettre aux étudiants de barboter. Sa visite n'a pas été
annoncée, et la délégation est fort discrète. Pourtant, le ministre
a la surprise de déchiffrer moult affiches: « Ce soir, à 18 heures,
partouze à la piscine. » L'itinéraire que suivent les officiels est
fléché d'énormes phallus. Les «enragés»
ont prévu de bombarder le cortège d'œufs pourris et de tomates. Mais, pour l'instant, le front est calme.
Quand François Missoffe sort du bâtiment qui abrite le
bassin, Daniel Cohn-Bendit se détache des spectateurs et
s'approche.
Le doyen, inquiet, l'intercepte et, l'agrippant par le col,
l'oblige à se retourner. Comme une marionnette de chiffon,
Cohn-Bendit se laisse manipuler sans objection. Mais le voici
qui revient de l'autre côté et aborde le ministre. Les huiles universitaires blêmissent. L'étudiant se contente de demander du
feu à François Missoffe. Il allume sa cigarette, souffle posément
la fumée et lance à brûle-pourpoint:
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POUR
L'EXEMPLE
_ Monsieur le Ministre, j'ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En trois cents pages, il n'y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes.
L'interpellé réplique qu'il est là pour favoriser le sport et que
les adolescents devraient s'y adonner davantage. Mais CohnBendit insiste : pourquoi ne parle-t-on jamais de sexualité? Le
ministre s'échauffe. S'il doit débattre du sujet, ce ne sera pas
avec l'impertinent rouquin:
- Avec la tête que vous avez, vous connaissez sûrement des
problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de
plonger dans la piscine.
- Voilà une réponse digne des Jeunesses hitlériennes ...
Les officiels s'éloignent. L'anicroche a duré deux minutes,
mais un récit magnifié se répand dans l'université à toute vitesse.
Le perturbateur qui exaspère professeurs et étudiants y gagne en
popularité. Trois répliques, et Cohn-Bendit devient Dany.
Une fois encore, la judicieuse exploitation des circonstances
s'avère l'investissement le plus rentable. Un bombardement de
fruits avariés aurait sans doute heurté les usagers de Nanterre.
L'interpellation
directe, la passe d'armes verbale avec un
ministre qui en perd son sang-froid font que le provocateur avisé
ramasse la mise.
Le Livre blanc sur la jeunesse évoqué par Cohn-Bendit est le
résultat d'une enquête menée auprès d'un échantillon très représentatif des quinze/vingt-quatre ans. Il dresse du jeune Français
« moyen» un portrait édifiant, apte à conforter les adultes dans
leur certitude que la révolte des générations montantes n'est
qu'invention des journalistes. On y lit: «Le jeune Français
songe à se marier de bonne heure mais a le souci de ne pas
mettre d'enfants au monde avant d'avoir les moyens de les
élever correctement. Aussi son objectif numéro un est-il la réussite professionnelle. En attendant, sur ses gains modiques, il fait
des économies, le jeune homme pour acheter une voiture, la
jeune fille pour construire son trousseau.»
Et encore: «Il
s'intéresse à tous les grands problèmes de l'heure, mais ne
demande pas à entrer plus tôt dans la vie politique - 72 % des
jeunes estiment qu'il ne faut pas abaisser à moins de vingt et un
ans le droit de vote. Il ne croit pas à la guerre prochaine et pense
que l'avenir dépendra surtout de l'efficacité industrielle, de
l'ordre intérieur, de la cohésion de la population. » Le sondage
date de mai 1967.
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GÉNÉRATION
Cohn-Bendit, en attaquant le ministre sur la question sexuelle,
ne tape pas à l'aveuglette. Si, selon le livre « blanc », les jeunes
n'ont point de sexe, les contestataires qui ont dévoré Reich ne
partagent nullement cette opinion et en trouvent confirmation
dans l'insurrection, l'an passé, des locataires de la Résidence. Le
décalage entre l'aspiration à la « permissivité» et le puritanisme
officiel, entre la libération des mœurs suggérée par le cinéma ou
la publicité et la pérennité des contraintes morales grandit. La
France se déboutonne lentement, et l'effeuillage social fait
grincer bien des fermetures.
Voilà seulement six mois, en juin 1967, que les articles 3 et 4
de la loi de 1920 interdisant la «propagande
anticonceptionnelle » ont été abrogés. Il a fallu près d'un an de travail au rapporteur du projet, Lucien Neuwirth, six mois de discussions en
commission parlementaire et une heure et quart de délibération
du Conseil des ministres pour que la pilule soit en vente dans les
pharmacies. Sans remboursement par la Sécurité sociale ...
La France industrielle se modernise à vive allure, les autoroutes étirent leurs tentacules, les immeubles grimpent, les campagnes se vident, les banlieues champignonnent, les entreprises
prospèrent, les grandes surfaces s'élargissent. Sur les plages,
quelques seins timidement dévoilés suscitent l'ire des censeurs.
La modernité s'arrête, semblerait-il, à la lisière des us et coutumes. Défense de s'éclater dans une société qui éclate. La jeunesse, telle un sismographe, enregistre, elle, le frémissement des
failles.
Suite à l'incident de la piscine, un fonctionnaire zélé de la préfecture engage contre Daniel Cohn-Bendit une procédure
d'expulsion. Contrairement à son frère aîné, que ses parents
avaient abrité derrière le formulaire adéquat, Daniel est allemand. Craignant le pire, l'insolent perturbateur adresse au
ministre une lettre d'excuses préventive: François Missoffe dont la fille, Françoise, est étudiante à Nanterre - classe le dossier. Mais la rumeur d'une menace brandie contre «Dany»
alourdit encore l'atmosphère.
Les «enragés»
n'éprouvent
aucune peine pour maintenir la pression.
A la fin du mois de janvier, la campagne dénonçant «la
répression policière» s'alimente d'un nouveau bruit persistant.
L'administration aurait dressé des « listes noires» recensant les
militants politiques les plus engagés - en vue de leur infliger
diverses sanctions disciplinaires. Elle aurait même demandé à
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POUR L'EXEMPLE
des flics en civil de repérer les meneurs. Les « enragés» ripostent avec les mêmes armes: ils photographient les indicateurs
présumés. Au matin du 26 janvier, une centaine de manifestants
déambulent dans le grand hall, brandissant des panneaux où
sont épinglés les visages des « moutons », Ils ont convoqué des
photographes professionnels pour immortaliser la scène.
Des appariteurs tentent d'interrompre le chahut. Ils sont
repoussés. Le doyen, qui est en train de donner son cours, est
averti et permet qu'on appelle la police. Une douzaine d'agents
du commissariat de Nanterre surgissent: ils sont chassés du bâtiment et réclament des renforts.
Au moment précis où plusieurs centaines d'étudiants sortent
des amphithéâtres - midi sonne -, ignorant tout des empoignades de la matinée, ils se trouvent nez à nez avec des forces de
police casquées, matraque à la main. La réaction tient du
réflexe: ils s'arment de pieds de tables, de chaises, et se ruent
sur l'ennemi. En une poignée d'heures, les contestataires sont
passés de quelques dizaines à plusieurs centaines. L'effet quasiment pavlovien que provoque la vue des képis joue à plein. La
dialectique provocation-répression-mobilisation
fonctionne à
merveille. Les « enragés» ne sont plus isolés. Ils ont démontré
leur habileté tactique et entonnent un chant de victoire, la Grappignole, sur l'air de la Carmagnole:
Valsons la grappignole
C'est la misère ou la colère
Valsons la grappignole
C'est la colère
A Nanterre
Ah, ça ira, ça ira
Morin, Lefebvre, on les emmerde
Ah, ça ira, ça ira
Et le Touraine, on s' le paiera.
Par la dérision, le scandale, l'insulte, un noyau infime grossit à
vue d'œil. L'administration, débordée, riposte de manière disproportionnée, et sa réaction même entraîne une nouvelle escalade, jette un nouveau défi.
L'université de Nanterre, micro-laboratoire
des tensions
sociales, est à point pour l'explosion.

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