Le Bout du Monde… où tout est possible.
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Le Bout du Monde… où tout est possible.
Jean-Yves BARZIC Le Bout du Monde… où tout est possible. Le voyage extraordinaire dans les mers australes inspiré du récit de Jacques Duplessis, ingénieur du Roi-Soleil. 9782842657796 Introduction Des relations de navigation, il n’en manque guère, en ces XVIIe et XVIIIe siècles où la conquête de nouvelles terres transocéaniques est la grande affaire. Mais le manuscrit de Jacques Duplessis est, véritablement, à ranger parmi les plus singuliers qui soient. Les passionnés d’Histoire maritime connaissent bien sa couverture cartonnée, de couleur vert émeraude, conservée dans les archives du service historique de la Marine à Vincennes. Le récit de Duplessis a inspiré ce livre, roman vrai, dont la matière est faite de l’éternelle et mystérieuse accointance entre l’Homme et la Mer. Que l’on ne s’étonne guère si le navire, où cette accointance prend forme, est le véritable héros de cette aventure ; le navire, théâtre où chacun joue son rôle : aux premières loges (le gaillard d’arrière et la dunette), au parterre (le gaillard d’avant et la batterie) ; un théâtre sans autre auteur que cet océan si exigeant et qui ne pardonne pas quand on oublie son texte. Toujours le même : le jeu incertain de la vie et de la mort. Car il semble bien qu’en ces siècles-là, il n’existait guère de navigations heureuses : trop de souffrances, trop de misère morale et physique ! Les marins de ce temps n’avaient rien d’aventuriers romanesques. Ils menaient simplement le navire au prix des pires peines… Et lorsqu’ils laissaient éclater leur joie sauvage dans les bouges d’escale, on pressent bien que ces moments de folie sonnaient faux. L’Océan les attendait, derrière la porte. Le jeu de la vie et de la mort. Les réflexions d’un Bougainville ou d’un Cook, véritables statues du Commandeur du récit maritime, sont toujours empreintes d’une grande discrétion quant à l’intimité des équipages. La manœuvre du vaisseau dont ils ont la charge et dont dépend le sort commun leur suffit, sans qu’il leur faille s’embarrasser du quotidien du bord qu’ils laissent aux subalternes. Quelques allusions aux ravages du scorbut, aux désertions, mais rien de plus. Telle n’est pas la démarche de Duplessis, terrien embarqué, découvrant de l’œil du Candide cette société en vase clos. Et nous devinons au commentaire qu’il nous livre en débarquant à Rochefort, à quel point cette navigation dut être singulièrement éprouvante : Si la campagne a duré trois ans pour les autres, elle a duré un siècle pour moi et je ne crois pas que l’envie ne me reprenne jamais de retourner à la mer. Manuscrit fascinant que celui de l’ingénieur hydrographe Jacques Duplessis. Il ne s’est pas contenté de nous narrer les péripéties de son voyage : la première navigation d’est en ouest accomplie entre 1698 et 1701 par le Phélypeaux, vaisseau commandé par le Malouin Jacques Gouin de Beauchesne chef de l’expédition, et sa conserve le Comte de Maurepas ; il a également orné sa relation de dessins superbes, figurant des oiseaux, des poissons, et – pour la première fois – les sauvages de la Terre de Feu campés dans leur vie quotidienne, dessins rehaussés de couleurs vives, débordant d’une fraîcheur naïve que n’aurait pas désavouée le Douanier Rousseau. J’ai décrit tous les vents et les routes… Voyage historique : il marque l’entrée officielle du négoce français dans le Pacifique, et dans le même temps, ouvre la voie aux navigations de Découvertes autour du globe. Le secret qui, bizarrement, entoura longtemps ce manuscrit, valut à ce voyage de sombrer quasiment dans l’oubli, éclipsé par les flamboyantes circumnavigations d’un Bougainville, d’un Cook, d’un La Pérouse. On s’étonnera ainsi que Jules Verne, dans son ouvrage Les grands navigateurs du XVIIe siècle ne lui consacre pas une seule ligne. Pourtant, l’un de ses informateurs, Gabriel Marcel, géographe à la Bibliothèque nationale, n’ignorait rien du fabuleux périple, auquel Bougainville, dans la Description d’un voyage autour du monde, fait simplement allusion. Est-ce de la relation de Duplessis qu’il veut parler lorsqu’il bougonne ce jugement à l’emporte-pièce : Au reste, combien de fois n’avons-nous point regretté de ne pas avoir les journaux de Narborough et de Beauchesne, tels qu’ils sont sortis de leurs mains, et d’être obligés de n’en consulter que des extraits défigurés : outre l’affectation des auteurs de ces extraits à retrancher tout ce qui peut être qu’utile à la navigation, s’il leur échappe quelque détail qui y ait trait, l’ignorance des termes de l’art dont un marin est obligé de se servir leur fait prendre pour des mots vicieux des expressions nécessaires et consacrées, qu’ils remplacent par des absurdités. Tout leur but est de faire un ouvrage agréable aux femmelettes des deux sexes, et leur travail aboutit à composer un livre ennuyeux à tout le monde et qui n’est utile à personne. Jugement aussi malveillant qu’injuste. Quoi que prétende l’aristocratique commandant de la Boudeuse, Duplessis s’est fort bien acquitté de sa mission (1) : J’ai décrit, dit-il, tous les vents, et les routes que nous avons faites, les hauteurs observées, ou estimées avec les variations, les atterrages avec toutes les remarques. J’ai dessiné les vues de ceux ou celles qui m’ont paru le plus sensibles, j’ai fait des descriptions de tous les ports, bayes, rias, rivières où nous avons mouillé, les vents qui y règnent, où on peut faire de l’eau, le bois de carène, prendre du lest, faire des rafraîchissements, s’il y a des bêtes, du gibier, les roches, les bancs, les retours de marée. Et de conclure : Je ne crois pas qu’il y ait une nation au monde qui connaît comme nous ce détroit. Nous lui en donnons volontiers acte : tandis que Bougainville accomplissait en cinquante-deux jours la traversée du détroit de Magellan qu’il estime à cent quatorze lieues, il ne fallut pas moins de six mois à Beauchesne pour parcourir cette distance. Mais, à la différence de Bougainville, Beauchesne ne se livrait pas à la seule exploration de nouvelles terres au nom du roi. Les négociants et partisans de la Compagnie de la mer du Sud qui avaient armé les navires attendaient surtout de lui qu’il leur rapportât le maximum de profit (2). On voit donc à quel point la partie n’était pas des plus aisées. Elle ne l’était sans doute pas assez, car Ponchartrain, en accord avec les gens de la Compagnie, imagina d’embarquer des flibustiers à bord du Phélyppeaux. Nous le savons, ces gens-là n’étaient pas des enfants de chœur. Ducasse et de Pointis (3) venaient d’en faire l’expérience, et Beauchesne, lui-même les avait pratiqués. Ceux du Phélyppeaux étaient-ils de la même trempe ? De bien étranges flibustiers… À la fin de 1680, la plupart des flibustiers délaissent les Antilles pour passer dans la mer du Sud. Durant une décennie, ils ravagent les côtes des Indes espagnoles, où ils amassent des butins considérables. Que fortune faite, un certain nombre aient voulu s’acheter une conduite et s’en retourner en France, voilà qui est certain. Louis XIV, lassé des plaintes de Madrid, avait résolu de les amadouer, en leur accordant des lettres de marque afin que de flibustiers ils se fassent corsaires. – Le terrible Grammont avait même reçu de M. de Cussy, gouverneur de la Tortue, un brevet de lieutenant général de Saint-Domingue –. Les Frères de la côte embarqués sur les vaisseaux de de Gennes et de Beauchesne ont donc suivi ce mouvement, ainsi que le confirme Duplessis : Ces flibustiers qui sont gens vagabonds, ont passé beaucoup de fois à la mer du Sud par le détroit de Magellan. Ils ont ravagé la côte pendant dix ou onze années où ils ont fait de gros butins, ajoutant : Ce qu’il y avait de Français voulurent se retirer chez eux avec ce qu’ils avaient pu gagner. C’est dans ce contexte que l’un d’eux, un certain Macerty fait miroiter l’Eldorado de la mer du Sud au comte de Gennes, qui s’en ouvrit aussitôt à Pontchartrain : Savezvous, Monseigneur, lui dit-il que les rues de Lima sont pavées d’or ? C’était assez pour convaincre le ministre, en ces temps où les caisses du roi étaient vides. Le flibustier se propose donc de guider l’escadre, commandée par de Gennes, le long des côtes chiliennes et péruviennes, en empruntant le détroit de Magellan. Mais l’expédition tourne au fiasco, les navires n’iront guère plus loin que la baie Famine à l’entrée du détroit. Pontchartrain n’entend pas renoncer ! Une seconde escadre, commandée cette fois-ci par Beauchesne qui avait accompagné de Gennes, arme l’année suivante pour la mer du Sud. Cette fois-ci, Macerty a laissé la place à Jouan de La Guilbaudière, un de ses lieutenants. Ce dernier connaît parfaitement le détroit. Et pour cause : il y a fait naufrage dans des circonstances dignes des meilleures pages de la légende noire de la piraterie. Nous sommes en 1693. La Guilbaudière et ses comparses viennent de piller La Conception et décident de relâcher sur l’archipel Juan-Fernandez, au large des côtes chiliennes, afin de se partager le fruit de leurs pillages. Les démons du jeu étant familiers des flibustiers, vingt-trois d’entre eux y perdent leur part – quelque neuf mille livres, – et afin de se refaire, écument à nouveau les colonies espagnoles. En peu de temps, ils amassent une fortune colossale : cinq vaisseaux chargés à ras bord de matières précieuses. Ils se doutent bien que s’ils passent dans l’Atlantique, une telle escadre risque d’être un peu trop voyante, aussi ne conservent-ils qu’un seul vaisseau de deux cents tonneaux à bord duquel ils embouquent le détroit de Magellan. À peine ont-ils accompli quelques milles que leur navire s’échoue sur les rochers qui marquent l’entrée de la baie de la Nativité, entre l’île Louis-le-Grand et la Terre de Feu. À en croire Duplessis, La Guilbaudière et les siens auraient fait preuve de négligence : ils auraient pris le nord-est pour le sudest. Une faute aussi grossière parait l’intriguer : …à la vérité, on dit qu’il faisait de la brume, ce qui fait varier la boussole, mais l’on dit aussi qu’ils étaient tous à jouer dans l’entrepont et qu’il n’y avait qu’un seul au gouvernail. Loin de céder au découragement, les naufragés entreprennent de récupérer les débris du vaisseau pour construire une barque. Le chantier s’acheva dans un bain de sang. Irrités par la fuite de leurs otages espagnols dont ils espéraient tirer une bonne rançon, les forbans s’enivrèrent et forcèrent les femmes des Fuégiens qui s’étaient offerts à travailler pour eux. Furieux, les Indiens tuèrent trois des matelots. En représailles, les hommes de La Guilbaudière massacrèrent une vingtaine d’entre eux, puis, fuyant l’hostilité des populations, s’embarquèrent à la hâte. Tels sont les faits, exposés par les ingénieurs Duplessis et son collègue de Labat, faits confortés par les recherches de Gabriel Marcel qui en donna communication, en 1883 lors du congrès international des américanistes de Copenhague, ainsi que par l’historien suédois E. W. Dahlgren dans son ouvrage, publié en 1909 : Les relations commerciales et maritimes entre la France et les côtes de l’océan Pacifique au commencement du XVIIe siècle. À vrai dire, ils soulèvent bien des interrogations. En premier lieu qu’est devenu le magot des flibustiers, assez coquet pour qu’ils veuillent ainsi se retirer fortune faite ? On sait qu’un butin ne consistait pas seulement en doublons sonnants et trébuchants, mais aussi, parfois, en objets précieux. On les imagine mal, sachant qu’ils ne reviendraient plus à la côte des Indes espagnoles, renoncer à toutes ces richesses. Or, il leur était impossible de charger sur l’embarcation de fortune qu’ils avaient construite en dix mois, la cargaison que transportaient à l’origine cinq vaisseaux… L’hypothèse qu’ils aient enfoui leur trésor n’est donc pas à écarter. La chose était assez courante chez les flibustiers et on verra l’illustre Morgan, surpris par Oexmelin, à dissimuler un lot de pierres précieuses sous le sable d’une plage. Dès lors, on comprend mieux leur insistance à embarquer sur les vaisseaux de de Gennes et de Beauchesne. Ce n’est pas, évidemment le projet farfelu de coloniser quelques anses de Magellan qui les motivait. Mieux que quiconque, ils savaient la chose improbable… Ce n’était pas non plus l’attrait de la solde : La Guilbaudière promu capitaine général touchait cent cinquante livres par mois. Une aumône ! Enfin peut-on croire qu’ils aient voulu s’enrichir en commerçant honnêtement sur ces côtes qu’ils venaient de piller, et de terroriser et où ils pouvaient tout craindre des autorités espagnoles ? Lorsqu’en octobre 1699 Beauchesne débarque à son tour dans les parages du naufrage, il ne subsiste de l’épave, que quelques chaudrons, des mâts et des vergues. Les flibustiers prétendent que leur navire était chargé de fonte destinée à un amateur malouin. Certes, la fonte était précieuse qui entrait dans la fabrication de canons… mais, ce n’est pas précisément là le genre de cargaison dont se satisfaisaient les forbans… Duplessis ne peut se départir à leur égard d’une certaine suspicion : Les quelques mauvais mémoires qu’ils ont rapportés du Pérou, ils les ont traduits de l’espagnol en français en y commettant de grandes fautes que nous avons connues sur les lieux ; ils y avaient joint des plans non seulement sans situation, mais encore sans sondes et sans échelles et pas un de ceux que nous avons vus ne s’est trouvé vraisemblable. Conclusion de Duplessis : Ils ne nous ont servi de rien durant tout ce voyage. Il n’en dira pas plus. Certains évènements, pourtant, ne manquent pas de nous intriguer. Quid de cet incendie qui en plein détroit de Magellan éclate à bord du Maurepas ? Quid de ces mutins qui tentent de s’emparer du vaisseau ? Aucune explication. À mots couverts, Duplessis avoue, en préambule, avoir retenu sa plume : S’il y a des choses difficiles à croire, l’on ne doit pas s’en étonner. Je me suis dispensé d’écrire beaucoup d’autres de peur de passer pour critique ou pour menteur. Que nous a-t-il donc caché qui ne devait pas être su ? Cependant, une curieuse anecdote rapportée par Dahlgren vient jeter un jour troublant sur l’éventualité de ce butin. Quinze ans après le retour de l’escadre, vers 1716, deux des matelots ayant servi à bord d’un des deux navires affirmèrent avoir transporté, pour le compte d’un certain Ambroise Guis, embarqué en qualité de passager, une caisse, si lourde que huit hommes la soulevaient à peine, caisse remplie d’argent et d’or… Interrogé en 1721, Beauchesne, alors sénéchal et lieutenant général de l’amirauté de Saint-Malo déclara tout ignorer de cette affaire. Âgé de 69 ans, il pouvait fort bien avoir la mémoire un peu courte. À moins qu’il n’en sût plus long qu’il ne pouvait en dire ; ou que les matelots aient inventé cette histoire de toutes pièces. Mais pour quelle raison ? Ils commençaient à nous aimer. Au cours de leur longue traversée de Magellan les équipages rencontrèrent à plusieurs reprises les Fuégiens. Beauchesne atterrit en effet le 3 juillet 1699 dans la baie Famine d’où il sort un mois et demi plus tard le 16 août pour se diriger vers Port-Galland. Durant ce long séjour, les navigateurs français ont véritablement établi des contacts avec les sauvages de cette partie de la Terre de Feu. Il s’agissait très vraisemblablement de Téhuelches, établis sur la terre ferme ; mais aussi d’Onas, peuple nomade de l’île de Feu (4). Plus tard, au cours des escales, des Alakalufs, vivant plus à l’ouest ; des Chilotes, Indiens de la côte chilienne. Tout indique que Beauchesne et ses compagnons nouèrent avec eux des liens privilégiés. À entendre Duplessis : Tous ceux que nous avons vus sont gros et gras, de bonne humeur et ne paraissent souffrir d’aucune maladie, tandis que Beauchesne, tout au contraire, s’émeut de leur misère que dit-il les gens d’Europe auraient bien du mal à comprendre. Terville et lui les reçoivent à leur bord, leur offrant à manger, les soignants ; fréquentent leur campement. Les dessins que nous a laissés Jacques Duplessis témoignent assurément de cette relation affective : les officiers et les sauvages prennent la pose, côte à côte, ceux-ci armés de leur arc, ceux-là de leur fusil. La Guibauldière, prend quant à lui des notes sur leurs conditions de vie, décrivant la façon dont ils s’y prennent pour chasser la baleine, pêcher les moules. On le surprend à lutiner les femmes : Le seul défaut qu’elles ont est que leurs cuisses et leurs jambes sont fort courtes, mais elles ont la plus belle gorge du monde. Il composera même un glossaire des mots les plus usuels employés par les Indiens (à notre connaissance le premier dictionnaire en langue fuégienne). Amitié largement partagée : Les sauvages remarquent Duplessis, à qui nous faisions tous les jours du bien, commençaient à nous aimer, et à se fier entièrement à nous. Manifestement, Beauchesne et ses compagnons se sont pris pour ces indigènes d’un attachement que nous ne retrouvons pas chez les navigateurs des XVIIIe et XIXe siècles. Certes, Bougainville, Wallis, Byron et Cook ne sont pas insensibles à leurs misérables vies, mais on sent bien que leur pitié est condescendante, voire carrément méprisante (5). Il est clair, à leurs yeux d’Occidentaux que cette infracivilisation ne vaut guère qu’on s’y arrête. Ce ne sont que des sauvages et on verra Fitz Roy, sous prétexte de punir un vol, prendre en otages plusieurs Onas, dont un enfant, qu’il achètera pour un bouton de nacre ! À notre connaissance, les descriptions des mœurs des Fuégiens que nous rapportent Duplessis, Labat et La Guilbaudière sont parmi les premières qui nous soient parvenues avant que les ethnologues ne s’intéressent à ces peuples. Ils les ont vus naître et mourir, s’adonner à la chasse, à la pêche, à la cueillette, construire leurs huttes. Extraordinaire rencontre. Le mythe idéaliste du bon sauvage n’est pas encore à la mode, et le regard tolérant et pragmatique que portent ces marins sur ces gens si différents d’eux n’en parait que plus émouvant. Là-bas, là où la terre s’achève, en cette fin du XVIIe siècle, celui des fastes de Versailles, une parole exceptionnelle s’est élevée dans le brouhaha des vents, inaudible pour le reste du monde. --Notes : (1). Beauchesne, de retour à La Rochelle remettra d’ailleurs à Duplessis une sorte de certificat de travail avant la lettre, dans lequel, il constate que le sieur Duplessis s’est parfaitement acquitté de son devoir, et que les cartes qu’il a dressées tant des ports que du détroit sont bien détaillées. (2). La Compagnie de la mer du Sud, également nommée Compagnie royale de la mer Pacifique. Il peut paraitre tout à fait surprenant que trente après l’échec des compagnies colbertistes, le roi se soit laissé prendre au mirage de cette compagnie dont les desseins étaient tout aussi chimériques. (3). Jean Bernard Louis de Saint-Jean baron de Pointis, capitaine de vaisseau, et Jean-Baptiste Ducasse, amiral, gouverneur de Saint-Domingue, lancent en 1697 une escadre à l’assaut de la forteresse espagnole de Carthagène. Ils s’en emparent avec l’aide d’une troupe de flibustiers qui s’estimeront lésés lors du partage du butin. (4). Les Onas également appelés Shelknams (ou Shelk’nams) vivaient dans la partie centrale et l’est de la Terre de Feu. Il semble, selon l’ethnologue Alfred Métraux que cette branche des Téhuelches émigra de la Patagonie à la Terre de Feu où ces chasseurs nomades naviguaient en canot et se rendaient d’une rive à l’autre du détroit. Ce sont eux que rencontrèrent au XVIe siècle les premiers navigateurs. Les Onas furent l’objet, au XIXe siècle, d’un véritable génocide : des aventuriers accourus de toute l’Europe (chercheurs d’or, éleveurs de moutons – importés de Grande-Bretagne) les chassèrent de leurs terres et les massacrèrent sans pitié. Parmi les plus cruels de ces bourreaux : Julius Popper, Andy Mac Clean, surnommé le Cochon rouge, qui se vantait d’avoir abattu, à lui seul, un millier d’Indiens à coups de fusil ! (5). La description que laisse Bougainville des Pécherais (probablement des Alakalufs) qu’il trouve dégoûtants et incommodes illustre parfaitement cette intolérance et ce mépris. Plus tard Darwin, au XIXe siècle, ne se montera guère plus compréhensif, allant jusqu’à leur dénier toute humanité et voyant en eux des anthropophages ! Toutefois, le comble de l’ignominie est atteint lorsqu’en 1881, de malheureux Fuégiens, sont exposés en cages, comme des bêtes, dans le tout nouveau jardin d’acclimatation de Paris ; mais aussi dans les zoos de Hambourg, et de Bruxelles. 1 La Rochelle, août 1698. La cohue était indescriptible. Son cheval, effrayé par les mouvements de la foule se cabra, et le cavalier faillit choir de sa selle. Doucement il passa la main sur l’encolure du vieux bai et tira sur la longe du cheval de bât où était amarré un énorme coffre de mer. — Place… bonnes gens, faites donc place ! Des quolibets fusèrent autour de lui. Comme sa monture renâclait de nouveau, il mit pied à terre et la mena par la bride. — Quel bordel, hein ! mon capitaine, lui lança du haut de son tombereau chargé de grains un charretier à la trogne rubiconde. — Sais-tu, où je trouverais à me loger ? — Cela dépend. De quelle nation êtes-vous, mon capitaine ? — De Bretagne. — Il vous faudra traverser la rive. Dans le quartier Saint-Nicolas, les auberges y sont tenues par les vôtres. Plus près d’ici, rue du Minage, ou du Chef de Ville, le canton des Flamands et des Allemands, on vous fournira pareillement le logis et l’avoine. Mais vous ne comprendrez rien à ce qu’ils disent, car ces gens-là ne se parlent qu’entre eux. — Merci de ton avis, mon brave ! Portefaix, colporteurs, ployant sous leur ballot ; gardes-marine aux uniformes bleus, passementés de dorures, arborant cocardes flamboyantes et plumets blancs ; matelots dépenaillés se répandant d’un cabaret à l’autre en bandes tapageuses ; artisans et commerçants, juchés sur leurs chariots de marchandises, pestant de ne pouvoir avancer ; paysans menant à grands cris leur troupeau ; porteurs de chaises impatients, réclamant le passage ; filles de joie, caquetantes et délurées : toute une foule bigarrée roulait vers les quais d’où jaillissait, à toucher les maisons, la forêt des mâtures et des vergues. Après avoir tant ployé sous la poigne de fer de Richelieu, la vieille cité du pays d’Aunis, à peine remise des persécutions qui, vingt ans plus tôt, avaient frappé les huguenots, se rendait aux bontés du roi. Celles-ci, à vrai dire, ne s’étaient jamais relâchées. S’accordant aux désirs de son maître, Colbert en avait fait le havre des Amériques et des Pays du Nord, y bâtissant les sièges des Compagnies du Nord et des Indes occidentales. Enclose dans sa nouvelle enceinte ornée des portes Neuve à l’ouest, Dauphine au nord-est et Saint-Nicolas au sud, La Rochelle renouait avec l’opulence. Les pelleteries du Canada, le sucre des Antilles, la traite et bien d’autres négoces rapportaient des fortunes, au point qu’en peu de temps, sa flotte avait triplé. En faisant son entrée dans cette ville bruissante de prospérité Jacques Duplessis – tel est le nom de notre cavalier – s’apprête donc à mettre son pesant coffre à bord de l’escadre de la mer Pacifique vers laquelle, en cet après-midi du mois d’août de l’an de grâce 1698, converge l’activité des Rochelais. La taille bien prise, la moustache cirée en pointe, l’œil plein d’une mâle assurance lui donnent visiblement la tournure d’un officier, et le grade de capitaine que lui décernait tout à l’heure le débonnaire charretier lui irait comme un gant… si le chevalier Duplessis n’ignorait à peu près tout du métier des armes ! En réalité, le parchemin qu’il serre sous sa tunique et produira bientôt devant M. de Beauchesne, le commandant de l’escadre, atteste de sa qualité d’ingénieur du roi. Ce corps d’élite que Vauban voua à la grandeur du monarque qui en fit l’instrument de ses conquêtes attirait les cadets du royaume. Natif de Saint-Servan, Jacques Duplessis, avait, comme le jeune Trouin, qui l’a si bien conté dans ses illustres Mémoires, courut les grèves en rêvant d’en découdre un jour avec l’Anglais. On avait la tête un peu chaude, en ces temps-là ! Il tenta sa chance à bord d’une chaloupe dans les parages des îles et fut capturé par un Guernesiais. S’il chérissait son dernier fils, son père n’en craignait pas moins qu’une si belle insouciance lui coûtât le peu de fortune qui lui restait, car, ces corsaires-là étaient d’âpres rançonneurs. Il paya donc la rançon, gourmanda Jacques et le pressa d’entrer dans une carrière moins aventureuse. Comme il avait la plume délicate et le trait aisé, il étudia l’architecture et la géographie. Ses études le menèrent à travailler auprès du grand Garangeau (1). Il conquit ses grades d’ingénieur en second en s’appliquant aux plans de Saint-Malo, puis fut appelé par Ferry (2) à Blaye. Mais l’art du redan et de la contrescarpe se conçoit surtout dans les bureaux. Il s’y sentit étouffer. Lorsqu’il apprit que l’on armait une flotte pour les mers australes, il demanda à être détaché auprès de Gouin de Beauchesne afin qu’il lui confie la relation de son voyage et le soin de relever les côtes de ces contrées lointaines. Nous avons laissé notre cadet dans sa quête d’une auberge. Quête difficile… toute une population de matelots, gardes-marine, officiers, soldats d’infanterie, artisans, dans l’attente de l’embarquement, a pris d’assaut la moindre soupente. Exténué, couvert de poussière, trempé de sueur, Jacques a frappé en vain à toutes les portes des gargotes et envisage de dormir à la belle étoile, lorsqu’il aperçoit au fond d’une ruelle, un estaminet à l’enseigne du Perroquet bavard. Une ombre de cachot, d’une bienfaisante fraîcheur l’accueille au bas des marches. Son regard brûlé par le soleil peine à s’accoutumer aux lieux. L’aubergiste, un colosse barbu, se dandine à sa rencontre. — Pour une chambre, mon officier ? Jacques acquiesce d’un hochement de tête. — Deux livres… trois avec le souper. — C’est que j’ai aussi mes chevaux. — Ça vous fera vingt sols de plus, mon gentilhomme. Dix sols le picotin d’avoine. Il paie sans barguigner, tout en se disant qu’à ce compte son avance y passera avant que la flotte ne lève l’ancre. Voici Jacques, son coffre et ses montures installés. Après s’être rafraîchi, il a dîné dans la salle basse d’un plat de hareng, et s’est désaltéré d’un pichet de ce vin d’Aunis qui, s’il ne vaut pas celui de Bourgogne ou de Bordeaux, se laisse boire. Le silence, à peine troublé par le bourdonnement des mouches contre la vitre et la rumeur de la rue, est brusquement interrompu par l’arrivée tapageuse d’une bande de soldats accompagnés de jouvencelles. Ils ont pris d’assaut la table voisine et l’un d’eux, un officier d’infanterie de marine, à en juger par son uniforme gris blanc, interpelle l’aubergiste : — Holà, maître de notre soif, étanche-la promptement et ne regarde pas à la mesure ! Rires des bécasses. — Et verse à boire à ce gentilhomme, ajoute-t-il, en désignant du menton le pichet de Jacques. La joyeuse troupe s’est aussitôt lancée dans une conversation animée, à laquelle Jacques prête la plus grande attention ; car il est question de l’escadre. — Ces bougres de la Compagnie ont réformé hier la tierce partie des régiments. Et l’on parle même de désarmer trois vaisseaux. La belle flotte que voilà ! — Même que les gardes se sont juré de bouter le feu au logis de de Roddes ! — Ces gandins ont beau jeu de se plaindre ! N’ont-ils pas touché leurs quarante livres de frais de route. C’est assez pour rentrer à Paris ! — D’ailleurs de Gennes ne s’y est pas trompé. Devant une telle pagaïe, le vieux a repris la poste ! — Baste ! Ces messieurs de la compagnie ont leur gousset plus vide que ce pot ! — Que m’importent leurs filouteries ! brailla l’officier. Que leurs barques pourrissent au ponton ! La place est bonne ! Et les Rochellaises bien caressantes, n’est-ce pas coquine ? Il embrassa goulûment sa compagne en piquant du nez dans son décolleté. Retiré dans sa chambre, Jacques s’inquiéta des paroles qu’il venait de surprendre. Si avinés fussent-ils, ces militaires disaient-ils vrai ? Pouvait-on raisonnablement penser qu’à peine formée, l’escadre sombrerait coulée par l’impéritie des partisans ? Que le parfum capiteux de l’aventure s’évanouirait entre les murs de ce galetas ! Pensif, il tira du coffre l’habit de drap gris paré au col de velours noir assorti de la veste écarlate ornée aux poches et aux manches de boutons dorés. Demain, il lui faudrait paraitre à son avantage devant M. de Beauchesne, commandant de l’expédition. La cloche de Saint- Sauveur égrena lugubrement ses coups. Comme chaque soir les compagnies de la milice s’apprêtaient à refermer les lourdes portes de la ville. --Notes : 1. Siméon Garangeau (1647-1741) : ingénieur militaire, nommé par Vauban en 1682, directeur des fortifications de Saint-Malo et de Haute-Bretagne. Il supervisa également les travaux de l’arsenal de Marseille, ainsi que ceux de Brest où il construisit l’église Saint-Louis. (2). François Ferry (1649-1701) : directeur des fortifications de Charente, du Poitou, d’Aunis, de Saintonge, du Béarn. On lui doit la construction du fort Vauban de Nîmes, des ouvrages de La Rochelle, des citadelles de Saint-Hippolyte-du-Port (Gard) et de Blaye. Table des matières Introduction De bien étranges flibustiers Ils commençaient à nous aimer Avant d’embarquer Glossaire des termes de marine utilisés dans ce livre LIVRE PREMIER L’escadre de la mer Pacifique 1. – La Rochelle, août 1698 2. – Ces Messieurs de la mer Pacifique 3. – Un embarquement mouvementé 4. – La mission de Beauchesne 5. – Le musée extraordinaire 6. – Appareillage LIVRE DEUXIÈME Cap sur Magellan 7. – Première tempête 8. – Aiguade au Cap-Vert 9. – Saint-Nolf 10. – La peste de mer 11. – Les tentations de l’île Grande 12. – Navigation périlleuse LIVRE TROISIÈME Les fils de Kénos 13. – Caractère des Fuégiens 14. – Petite Neige 15. – La légende de la lune et du soleil 16. – La chasse au guanaque 17. – Adieux déchirants LIVRE QUATRIÈME Le butin des forbans 18. – Le feu à bord ! 19. – Le jésuite et les sauvages 20. – La baie du Massacre 21. – Dans la prison des vents 22. – La cale et la bouline LIVRE CINQUIÈME Rivages hostiles 23. – Le piège de Valdivia 24. – À la côte du Chili 25. – D’Arica à Pisco 26. – L’île aux dragons 27. – La faim et la soif 28. – Les mutins du Maurepas 29. – 57° 15’ LIVRE SIXIÈME Révélations 30. – Le meurtre du forban 31. – L’odieuse machination 32. – Saint-Sébastien 33. – Deux ans, sept mois et vingt-deux jours Bibliographie Sources manuscrites Sources imprimées