Des images irréfutables sur le génocide des juifs à l`Est

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Des images irréfutables sur le génocide des juifs à l`Est
70e anniversaire
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 894 - février 2015
s’agissait de savoir dans quelle m
­ esure
elles avaient eu lieu au détriment de l’Etat
(la question d’indemniser les propriétaires
n’effleura l’esprit de personne) ; enfin de
sombres histoires de détournements et
d’enrichissement personnel s’ajoutèrent
à un tableau déjà chargé. Le 2 mai 1939,
le Fränkischer Kurier pouvait annoncer un « congé de maladie pour Julius
Streicher, le Gauleiter ayant dû se rendre
au Sanatorium sportif de Hohenlychen en
vue d’une opération du genou ».
En fait, c’était pour lui le début de la fin.
Le « Congrès de la paix » du Parti nazi se
préparait à Nuremberg début septembre
1939, lorsqu’Hitler fondit sur la Pologne.
Une soirée arrosée avec d’anciens officiers
de la Première Guerre lui donna l’occasion
de lâcher un commentaire « à la Le Pen »
sur les juifs et la défaite de 1918 qui fit le
tour du pays et lui valut des protestations
violentes. Finalement c’est une convocation devant le « Tribunal suprême » du
Parti nazi en février 1940 qui signifia
la fin de son pouvoir. Après 4 jours de
séances souvent violentes, le tribunal jugea Streicher « non qualifié pour diriger
des hommes » et le lendemain Rudolf Hess
lui signifiait au nom d’Hitler que la direction du Gau Franken lui était r­ etirée, et
qu’il était assigné à résidence à Munich
jusqu’à ­nouvel ordre.
À partir de là, Streicher continua bien
enten­du à publier le Stürmer durant toute
la guerre (dernier numéro connu en ­février
1945). Il n’est pas absolument certain qu’il
ait été au courant du génocide des juifs,
jamais évoqué, selon lui, dans son journal.
Il publia des textes divers, des brochures,
des livres d’enfants (Goebbels, toujours
attentif, dans ses Mémoires : « Streicher
publie un nouveau livre pour enfants. Une
stupidité écoeurante. Que le Führer supporte ça ! ») Il mène une vie tranquille
dans son immense propriété, servi par
huit (!) prisonniers de guerre français et
deux servantes polonaise et slovène, il se
sépare de sa femme en décembre 1943, et
comme Hitler, épousera sa nouvelle compagne à la dernière minute, le 30 mars
1945. Il cherchera à échapper aux Alliés,
sera arrêté, puis jugé avec les principaux
responsables nazis dans le « grand » procès de Nuremberg. Condamné à mort, il
sera pendu le 15 octobre 1946.
Son domaine, acquis grâce aux bénéfices
de ses publications haineuses, le Pleikershof,
hébergea durant un certain temps après
la guerre un kibboutz, coopérative agricole qui servit de refuge à des survivants
du génocide des juifs. En septembre 1948,
une décision judiciaire décida la confiscation de tous ses biens au profit de l’Etat
bavarois, rejetant tout recours de la part
des héritiers. Pourtant rien ne saurait effacer les traces de l’homme et de sa publication, qui propagèrent durant un quart de
siècle un bouillon de culture de haine et
de provocation à la violence, toujours fondamentalement en accord, à des nuances
près, avec les pires aspects du nazisme.
Jean-Luc Bellanger
lll
Roos, Julius Streicher und
« Der Stürmer », 1923-1945, Ferdinand
Schöningh, Paderborn, 2014 (non traduit).
n D aniel
9
Des images irréfutables
sur le génocide des juifs à l’Est
Après avoir présenté en 2010 une exposition sur les films tournés par les Américains dans les camps
qu’ils libéraient, le Mémorial de la Shoah cette année dévoile et met en perspective les images filmées
par les Soviétiques sur l’ensemble du front de l’Est découvrant l’ampleur des atrocités commises par
les nazis.
L
es images sont terribles, insoutenables : villages dévastés, charniers, bûchers presque ­f umants,
corps décomposés, restes humains
épars… Ces images attestent de la
­v iolence inouïe qu’ont subie les territoires de l’Est européen, qui furent les
lieux des plus importants massacres
de civils qu’ait jamais connus l’Europe
– dès l’invasion de l’Union Soviétique
par l’Allemagne en juin 1941. Elles
ont été tournées par les opérateurs de
guerre soviétiques envoyés sur le front
au fur et à mesure des découvertes macabres et de la prise de conscience de
l’ampleur des crimes perpétrés par les
nazis contre les populations civiles,
juives et non juives, lorsque, à partir
de 1942-43 l’Armée rouge entama la
reconquête des territoires perdus puis
s'avança dans les pays baltes, la Pologne
et jusqu’aux confins orientaux de l’Allemagne. Seuls les Soviétiques eurent
la possibilité de documenter a posteriori l’ensemble de ces crimes et en
muets, rassemblés à l’époque par date
et par lieu de tournage. Ces centaines
d’heures constituent le matériau d’actu­
alités filmées, de documentaires et de
films de propagande projetés en URSS
et à l’étranger de 1941 à 1946.
Car dès les premières révélations sur
les crimes nazis, parfois découverts
quelques mois après leur perpétration,
les dirigeants soviétiques décident de
recueillir les preuves de la barbarie
nazie, de les fixer sur le papier et sur
la pellicule. Les objectifs sont d’accentuer la mobilisation des soldats et de
la population pour l’effort de guerre
et de les unir dans un désir de vengeance envers l’ennemi allemand ; de
témoigner de la souffrance de la nation soviétique et de faire pression sur
les Alliés pour que s’ouvre un deuxième front à l’ouest. Enfin la collecte
de preuves doit servir à l’instruction
des procès des criminels de guerre
allemands : les premiers auront lieu
en 1943 en URSS puis à Nuremberg
Devant une rangée de cadavres
exhumés en août 1943 à Orel (Russie),
des membres de la « Commission
extraordinaire d'Etat chargée de
l'instruction et de l'établissement des
crimes des envahisseurs germanofascistes et de leurs complices ». A
droite, le chirurgien en chef des Armées,
Nikolaï Bourdenko. La Commission
ordonne et mène les enquêtes dont les
résultats sont largement médiatisés
et qui serviront de base juridique aux
futurs procès. © RGAKFD
­ articulier des divers modes opérap
toires de la Shoah – a­ sphyxie par gaz
d’échappement en camions aménagés, exécutions de masse par balles au
bord de fosses communes, chambres
à gaz et fours crématoires des camps
d’extermination, expériences médicales… Mais leur arrivée sur les lieux
des crimes leur permit aussi d’interrompre l’« Opération 1 005 » des nazis
visant à effacer les traces des massacres, comme en septembre 1944 à
Klooga (Estonie), camp de prisonniers
de guerre soviétiques puis de juifs soviétiques et occidentaux.
L’exposition Filmer la guerre : les
Soviétiques face à la Shoah (1941-1946)
au Mémorial de la Shoah (1) permet de
découvrir ces archives pour la plupart
inédites, qui n’ont pas été exploitées
depuis la fin de la guerre. Leur mise
en perspective est le fruit du travail
d’historiens et de spécialistes du cinéma français et russes. La plupart des
images sont des montages de rushes
en 1945-46. Le film projeté devant le
­t ribunal i­ nternational par l’accusation
soviétique est accablant.
L’exposition souligne que les objectifs
poursuivis par le pouvoir soviétique ont
entraîné un effacement de la spécificité
de l’extermination des juifs : « Le pouvoir
soviétique connaît depuis fin 1941 le sort
des juifs en zone occupée. Il n’y est pas
insensible mais fait face à un dilemme :
évoquer le sort des juifs ne reviendraitil pas à accepter les critères raciaux nazis contre lesquels il lutte ? Et surtout, en
terme de mobilisation des Soviétiques,
toute insistance sur le massacre des juifs
n’aurait-elle pas comme conséquence
de renforcer l’idée reçue, selon laquelle
les nazis “ne s’en prendraient qu’aux
communistes et aux juifs” et donc ces
exactions ne les concerneraient pas ? »
L’évocation de la judéité des victimes
a été « tantôt clairement affirmée, tantôt éludée », expli­quent les historiens de
l’exposition, et elle a ­varié « en fonction
des supports (films, a­ rticles de journaux,
textes ­officiels…), des usages, des publics
ciblés, des ­moments ». Pour le pouvoir
soviétique, il importe p
­ rioritairement
Le photographe Roman Karmen
à Majdanek en juillet 1944. © RGAKFD
de mettre en avant le martyre enduré par le peuple soviétique dans son
­ensemble sans s’attacher spéci­fiquement
aux ­v ictimes juives.
Arrivés à Auschwitz le 31 janvier 1945,
quelques jours après la libération du
camp, les opérateurs soviétiques et polonais tentent de rendre compte de la
dimension inédite des lieux et de l’énormité des crimes. Mais les conditions de
tournage sont difficiles : températures
glaciales et manque de pellicule, de matériel d’éclairage et d’enregistrement
sonore. Ce sont là des raisons pouvant
expliquer que des prises de vues ont été
différées et que certaines scènes ont été
rejouées avec, par exemple, d’anciennes
détenues polonaises du camp en relative
bonne santé. La question des reconstitutions, à Auschwitz et dans d’autres
sites libérés, a d’ailleurs suscité de vives
disputes entre la direction du Studio
central des Actualités à Moscou, qui
les réprouvait, et l’Armée rouge, celleci souhaitant donner une image valori­
sante de ses troupes grâce auxquelles
des vies étaient sauvées.
Ces séquences reconstituées (qui ont
aussi été le fait des libérateurs américains, notamment à Mauthausen) et
surtout un film comme Katyn (lieu
de massacre près de Smolensk en
Russie de milliers d’officiers polonais
par les Soviétiques et imputés par ces
­derniers aux nazis) ont jeté le discrédit
sur l­’ensemble des produc­t ions soviétiques. Pourtant, comme le notent les
commissaires de l’exposition, ces images
constituent une trace irréfutable et sans
équivalent de ce que fut la Shoah à l’Est.
Laure Devouast
(1) Jusqu’au 27 septembre 2015 au Mémorial de
la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier 75 004 Paris.
Tél. 01 42 77 44 72.
www.memorialdelashoah.org