chapitre h1 l`historien et les memoires de la seconde

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chapitre h1 l`historien et les memoires de la seconde
CHAPITRE H1
L’HISTORIEN ET LES MEMOIRES DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Introduction
Cet été, la célébration du 70ème anniversaire des débarquements alliés en Normandie puis en
Provence comme de la libération de Paris a donné lieu à de nombreuses commémorations en France. Les
hommes politiques (mais aussi un certain nombre d’associations ou de témoins) parlent, demandent à ce
qu’on se souvienne du passé ; les médias relayent et sans doute déforment un peu le message ; le peuple
écoute et adhère (ou pas) à ce discours. Débordant largement cet événement, les documentaires, reportages,
ouvrages, magazines se sont multipliés pour évoquer la France durant la 2° Guerre mondiale. Comment
l’historien qui, lui, est un spécialiste se positionne-t-il par rapport à tous ces intervenants, à toutes ces lectures
différentes d’un même événement (mémoires) ?
Histoire : reconstruction savante et toujours en évolution des événements du passé, qui vise à rechercher la
vérité et l'objectivité grâce à un travail croisé sur des sources diverses.
I - Pourquoi le travail de l’historien est-il plus compliqué lorsqu’on touche à une période comme la
Deuxième Guerre mondiale ?
A) Comment travaille l'historien ?
1) sur quelles sources travaille l'historien ?
L'historien travaille à partir de sources privées, de témoignages (écrits ou oraux) et d'archives
publiques. Il analyse les sources, les confronte et explique une période historique de la manière la plus neutre
possible. Son rôle est de comprendre et d'expliquer une période du passé de la manière la plus objective
possible.
2) comment y a-t-il accès ?
C'est pourquoi l'accès à ces sources est fondamental mais peut se heurter à des obstacles. Les
propriétaires d'archives privées peuvent émettre des conditions ou refuser l'accès à celles-ci. Dans le domaine
public, l'accès aux archives est régi par la loi qui impose un délai de communicabilité, notamment quand il
s'agit d'informations relatives à la vie privée des individus et à la sûreté de l’État. Sous la présidence de Giscard
d’Estaing ces délais ont été rallongés (loi du 3 janvier 1979) mais des mesures peuvent être prises
ponctuellement pour déclassifier certains documents et les mettre ainsi à la disposition des historiens.
3) quel est le rôle des pouvoirs publics ?
Les pouvoirs publics peuvent ainsi faire obstacle à la recherche ou être, au contraire une force
d'incitation. Cette situation est particulièrement vraie lorsque la période est proche et pose des questions
encore sensibles comme c'est le cas avec la Seconde Guerre mondiale.
Lorsque Robert Aron écrit son Histoire de Vichy au début des années 1950, alors que les blessures des
« années noires » sont encore à vif, il n'a pas accès aux archives du régime, mais seulement à certains
éléments du procès de Pétain. En 1997, une circulaire du Premier ministre Lionel Jospin prévoit l'ouverture
des archives de la Seconde Guerre mondiale ; la même année, le gouvernement met en place une mission
d'expertise composée de plusieurs historiens qui doit évaluer l'ampleur des spoliations subies par les Juifs sous
l'Occupation. Elle permet l'accès à des archives jusque là inexploitées.
L'ensemble de ces éléments explique que la découverte de nouvelles sources puissent amener
l'historien à de nouvelles interprétations, mais également les difficultés qu'il peut rencontrer à faire entendre
une autre voix que celle de la pensée dominante. En outre, le contexte de l’époque dans laquelle il vit joue
nécessairement sur sa lecture du passé.
B) Comment l'historien se situe-t-il face aux différentes mémoires de la Seconde Guerre mondiale ?
1) de quoi parle-t-on lorsqu'on parle de mémoires ?
Dans le domaine littéraire, les mémoires correspondent à ce que l'on écrit pour raconter sa vie. Elles
concernent un individu. Elles peuvent servir de matériel de travail à l'historien. Mais c'est l’autre sens mis au
pluriel qui nous intéresse ici. Il s'agit des différentes façons dont des groupes croient se souvenir d’un
événement. On parle de groupes porteurs de mémoire, c'est à dire un ensemble d'individus partageant une
même mémoire collective. Chaque groupe porteur de mémoire voit le passé en fonction de ce qu'il a vécu et
l'interprète à partir de son expérience.
Le traumatisme de la défaite et de l'Occupation, la collaboration de l’État français, les résistances
intérieures et extérieures, les milliers de victimes font de la période 1940-1945 des « années noires »(Henry
Rousso). Elles ont profondément divisé les Français. Il n'existe donc aucune mémoire unanime des ces années,
mais des mémoires plurielles.
Mémoire collective : Idée qu’un groupe de personnes se fait d’un événement passé. Cette idée est souvent
imprécise voire fausse (ex : 14 juillet)
Mémoires plurielles : Ensemble des mémoires pouvant exister par rapport à un même événement. Chacune
correspond à une vision particulière de cet événement (ex : la Révolution française)
2) face aux mémoires, l'historien effectue un travail critique
Dans une perspective d'objectivité, l'historien doit les mettre à distance. Pour cela, il doit en montrer
les oublis, les déformations, les enjeux. Son travail permet de comprendre quelle mémoire s'impose avec plus
ou moins de force selon les circonstances et selon le poids politique et social du groupe qui les porte.
L'historien peut également dresser une histoire des mémoires qui permet de montrer l'évolution des
représentations qu'un groupe se fait de son passé (Pierre Laborie, Le chagrin et le venin : La France sous
l'Occupation, mémoire et idées reçues, 2011)
C) En quoi l'existence de ces différentes mémoires constitue-t-elle un danger pour l'historien ?
1) L'historien, expert ou témoin ?
En raison de la logique qui gouverne son travail, l'historien se doit de prendre de la distance face aux
excès du débat public, quand les mémoires s'affrontent. Cette obligation d'objectivité en fait un expert qui
peut être appelé à témoigner, comme ce fut le cas lors des procès de Klaus Barbie (1987), de Paul Touvier
(1994) ou bien encore de Maurice Papon (1997-1998).
L’historien Robert Paxton évoque sa déposition au procès Papon : http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01491/robertpaxton-historien-de-la-france-de-vichy.html
Pourtant, l'historien peut être amené à prendre position dans ces affrontements. Ce fut le cas, dans les
années 1980-1990, au moment où les thèses négationnistes commencent à être médiatisées. Un historien tel
que Pierre Vidal-Naquet, spécialiste de la Grèce ancienne, publie un article, dans le journal Le Monde du 15
avril 1981, intitulé : « Du côté des persécutés ». La question de cette prise de position se pose d'autant plus
quand l'historien a également été un témoin de cette époque (Ainsi, durant l'Occupation, la famille de Pierre
Vidal-Naquet a été arrêtée parce que juifs).
L'historien-témoin garde-t-il encore l'objectivité que l'on attend de lui ? François Bédarida, qui a vécu
sous le régime de Vichy, affirmait à l'un de ses collègues : « Vous n'avez pas vécu cette période, vous ne
pouvez pas comprendre. ». Est-ce que ces paroles ne remettent pas en cause la légitimité du travail de
l'historien ? C'est bien là l'un des dangers de l'existence de ces mémoires.
2) L'historien subit-il l'influence des mémoires de la Seconde Guerre mondiale ?
Quand ces mémoires acquièrent une reconnaissance officielle, elles peuvent aboutir à ce que l'on
appelle des lois mémorielles et à un devoir de mémoire. Elles ont entraîné l'inquiétude des historiens qui
voient un danger à ce que le politique se mêle de la recherche et de l'enseignement de l'histoire.
Lois mémorielles : Lois votées par le pouvoir politique (agissant en tant que représentant des citoyens) pour
préciser une certaine vérité historique et interdire certaines interprétations
Devoir de mémoire : Notion définie par les pouvoirs politiques et des associations craignant que soient oubliés
certains événements du passé (et, donc, qu’ils puissent recommencer). Le philosophe Paul Ricoeur le définit
comme « une injonction à se souvenir ». Même si certaines formes pouvaient exister depuis longtemps, la
notion s’est imposée depuis les années 1990.
Sur
cette
notion,
vous
pouvez
obtenir
des
informations
plus
précises
ici :
http://www.cndp.fr/crdpreims/memoire/enseigner/memoire_histoire/05historiens1.htm et là : http://sauvonslhistoire.historia.fr/3/les-quatre-loismemorielles
Enfin l’affirmation de ces mémoires peut influencer le travail de l'historien. Lors d'une interview
accordée au journal Libération le 29 janvier 2001, Pierre Laborie évoque l'effet qu'a eu sur lui la sortie en salle
du film de Marcel Ophuls, en 1971, Le chagrin et la pitié. Il parle de l’enthousiasme soulevé par la dénonciation
d'une France profondément ancrée dans la collaboration et le pétainisme. Il reconnaît ne pas avoir fait preuve
de distance et admet : « Incontestablement, je suis instrumentalisé, et parfois je risque de l’être sans le
vouloir. » Selon lui, au regard de ce risque ou à cause de ce risque, il est nécessaire de procéder à une
relecture permanente de l'Histoire.
On se rend compte que les relations entre l’historien et l’objet, la période, qu’il étudie sont
compliquées, spécialement lorsque des pressions extérieures fortes peuvent s’exercer. L'historien peut donc
influencer les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en apportant le produit de son travail d’analyse des
archives mais, au contraire, l'émergence et l'affirmation de certaines mémoires peuvent influencer son champ
de recherche de manière positive ou négative.