COLLOQUE FRANCO-ROUMAIN Actes des Rencontres de

Transcription

COLLOQUE FRANCO-ROUMAIN Actes des Rencontres de
 COLLOQUE FRANCO‐ROUMAIN Actes des Rencontres de Villecroze 4 au 6 octobre 2001 sous la direction de Claude Viala Alain Cophignon Georges Enesco et sa pensée du destin Franco‐roumain Alain Cophignon Georges Enesco et sa pensée du destin Georges Enesco et sa pensée du destin Alain Cophignon La musique est d’abord faite pour être jouée et écoutée, non pour qu’on en parle. Et pourtant, s’il est difficile d’expliquer exactement ce que disent les sons, ils disent quelque chose — sans quoi nous ne les écouterions pas. Autrement dit, la composition musicale est la mise en forme sonore d’une expérience singulière du monde ; et tenter de dire l’art, l’objectif de toute herméneutique esthétique. L’objet de cette réflexion esthétique sur la création musicale de Georges Enesco pourrait donc s’énoncer ainsi : en quoi consiste le « je‐ne‐sais‐quoi » enescien, comme expression musicale d’une certaine philosophie de la vie ? A priori, la rencontre entre musique et philosophie ne va pourtant pas de soi. C’est surtout, en France, depuis Vladimir Jankélévitch (qui était d’ailleurs l’ami du librettiste d’Enesco, Edmond Fleg, et du compositeur Marcel Mihailovici) que c’est imposée cette évidence : la musique — et non seulement celle‐ci en général, mais surtout celle de tel ou tel compositeur en particulier — peut constituer un « objet » philosophique légitime et cohérent. Cela ne ruine ni la musique, ni la philosophie ; mais, au contraire, instaure entre elles ce dialogue fécond, parce que toujours inachevé, qui est constitutif de l’esthétique musicale. Cependant, pourquoi choisir, justement, Georges Enesco ? Comme l’écrivait il y a déjà dix ans le plus célèbre de ses disciples, Yehudi Menuhin, Enesco n’est aujourd’hui pas encore entièrement découvert. Cela reste, hélas, toujours vrai. Sans le hasard de notre propre destinée, nous n’aurions peut‐être jamais écrit une seule ligne sur Enesco. C’est par l’écoute de quelques œuvres de jeunesse — sa Deuxième Suite pour piano et surtout ses Sept mélodies de Clément Marot 1 — que s’est joué notre 1 En concert, à Paris, par Victoria Cortez, mezzo‐soprano, et Alina Pavalche, piano. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 27 Franco‐roumain Actes du colloque Les rencontres de Villecroze premier contact avec l’œuvre musicale de Georges Enesco : quel était donc ce compositeur aux accents parfois si proches (en l’occurrence, pour la première de ces deux créations) de ceux de Debussy et pourtant si singuliers ? Notre curiosité musicale une fois piquée au vif, ce fut alors la découverte des chefs‐d’œuvre d’Enesco : sa Sonate pour piano en fa dièse mineur, sa Sonate pour violon et piano « dans le caractère populaire roumain », son opéra Œdipe, sa Suite symphonique villageoise, son Second Quatuor à cordes, son Poème symphonique Vox maris et sa Symphonie de chambre. Et l’étonnement : il était encore possible de découvrir, en France, quarante ans après sa mort, un compositeur de la taille de l’auteur du Concerto pour orchestre, ou de celui de Wozzeck… et, qui plus est, ayant vécu plus de la moitié de son temps à Paris ! Notre étonnement fut accompagné d’un choc esthétique. Il se dégage de l’œuvre d’Enesco une association (et ce fait est assez rare dans la musique de ce siècle) entre un lyrisme personnel incandescent, à fleur de peau… ou d’archet, et une exceptionnelle souveraineté de l’écriture musicale. Cet étonnement fut, de surcroît, redoublé par l’absence de tout écrit d’importance, en français, consacré à Georges Enesco 2. Alors, vint le temps de l’émergence d’une intuition fondée sur la nature même du choix d’Enesco de composer un Œdipe : pour comprendre l’originalité de cette musique en profondeur, pour saisir la personnalité artistique d’Enesco, il fallait y revenir par la philosophie. C’est ainsi que, peu à peu, à la recherche de cette personnalité artistique et du sens esthétique de son geste créateur, nous avons été amenés à nous interroger sur les rapports entre, d’une part la biographie mouvementée de Georges Enesco 3 — qui a dû quitter son pays dès l’âge de cinq ans pour étudier le violon et la composition à Vienne puis à Paris, et a vécu ensuite la vie d’un citoyen du monde — d’autre part le thème du livret de son opéra — le destin — et enfin la nature spécifique de son langage musical. 2 A l’exception des contributions parues en langue française à Bucarest : en particulier celles, d’une valeur exceptionnelle, de Clemansa‐Liliana Firca (dans Enesciana ; Revue roumaine d’histoire de l’art ; Studii de muzicologie, etc.) et du petit livre de Cornel Taranu, Georges Enesco dans la conscience du présent, Bucarest, 1981. A signaler aussi, l’essai consacré récemment par Anne Penesco à Georges Enesco et l’âme roumaine, Presses universitaires de Lyon, 1999. Pour une bibliographie complète sur Georges Enesco, se reporter à notre thèse de doctorat, L’œuvre musicale de Georges Enesco et sa pensée du destin, Université Paris‐I, juin 2000. 3 Cf. par exemple, en version bilingue : Viorel Cosma, George Enescu. Cronica unei vieti zbuciumate ‐ Chronique d’une vie mouvementée, Bucarest, 1991. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 28 Franco‐roumain Alain Cophignon Georges Enesco et sa pensée du destin * * * Il y a sans doute dans lʹâme roumaine, comme lʹont remarqué des philosophes comme Lucian Blaga et Emil Cioran 4, une sensibilité particulière au destin, conçu comme un fatum inéluctable. Quoi qu’il en soit, aucun compositeur autant que Georges Enesco nʹa placé le destin au cœur même de son œuvre musicale. Œdipe, tout d’abord, est à lʹévidence lʹœuvre dʹune vie ‐ un simple coup dʹœil sur la partition suffit pour sʹen convaincre... Son auteur lʹa dʹailleurs confirmé : « jʹai souvent pensé que, réussie ou manquée, toute existence a son aventure, son drame secret. Mon ressort à moi, mon drame et mon aventure tiennent en trois syllabes, que Sophocle a rendu fameuses : Œdipe 5 ». Mais si ce thème est bien au cœur de l’action tragique (qui mène Œdipe à sa perte puis à sa seconde naissance), comment la musique d’Enesco a‐t‐elle pu exprimer en elle‐même « une pensée concrète », c’est‐à‐dire proprement musicale, du destin ? Où et comment une telle pensée musicale du destin a‐t‐
elle pu se manifester chez Enesco ? Il était bien sûr possible de partir d’une « image musicale » archétypique (dont la structure répétitive et le rythme obstiné symbolisent assez bien la rigidité du destin) : celle constituée par le Leitmotiv du destin. Il est préfiguré dans le Premier Quatuor pour cordes et piano (par le thème principal de l’andante). Puis, il apparaît dans Œdipe, dès les premières mesures du Prélude. Voici ce Leitmotiv par lequel s’ouvre l’opéra : 4 cf. Lucian Blaga, « Lʹespace mioritique » dans Trilogie de la culture, Librairie du savoir, 1995 ; et E.‐M. Cioran, Syllogismes de lʹamertume, Gallimard, 1952. 5 Bernard Gavoty, Les Souvenirs de Georges Enesco, Paris, Flammarion, 1955, p. 129. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 29 Franco‐roumain Actes du colloque Les rencontres de Villecroze Mais limiter l’analyse de la présence du destin dans l’œuvre musicale d’Enesco à ce Leitmotiv aurait été, bien sûr, par trop réducteur. Nous nous sommes donc efforcés d’élargir cette quête non seulement à l’opéra dans son entier, mais à l’ensemble de sa création, en situant la présence du destin sur trois plans thématiques différents : W
Un thématisme musical. La présence du destin se manifeste par des anticipations ou des réminiscence de thèmes identifiables comme tels grâce à leur parenté ou leur similitude avec certains Leitmotiv d’Œdipe, notamment, outre celui du destin, celui de la Sphynge. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 30 Franco‐roumain Alain Cophignon Georges Enesco et sa pensée du destin C’est le cas de la Sonate en fa dièse pour piano (thème du destin dès les premières mesures) et de Vox maris (où, en particulier, l’on perçoit un chromatisme orchestral très proche de celui du tableau de la Sphynge œdipienne, après le naufrage et lʹultime miserere domine de la soprano solo) ou encore de la Symphonie de chambre (avec de brèves réapparitions déformées du thème de la Sphynge). W
Un thématisme programmatique. La présence du destin peut prendre la forme d’une méditation musicale sur le bien et le mal — cas de la Troisième Symphonie avec chœurs (et de son plan souvent qualifié de « dantesque ») — ou d’un présage de la mort — cas de la Troisième Suite symphonique villageoise (avec l’opacité funèbre des clusters figurant les « corbeaux ») — ou encore d’une manifestation de la pauvreté et de la vieillesse — cas de la Suite pour violon et piano Impressions dʹenfance (aspect prémonitoire du « Vieux mendiant »). Voici les clusters de la Suite villageoise (extrait du troisième mouvement) : © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 31 Franco‐roumain W
Actes du colloque Les rencontres de Villecroze Un thématisme littéraire. La présence du destin s’éprouve alors par le truchement d’un texte poétique et de sa mise en musique. C’est évidemment le cas d’Œdipe… C’est aussi le cas de la Cinquième Symphonie avec son final sur les vers du poème « Je nʹai plus quʹun seul désir » dʹEminescu (vaste méditation romantique sur la mort et son au‐delà) et du Poème symphonique Vox maris (en particulier, la méditation confiée au matelot, toujours sur la mort). Le destin est donc une thématique déterminante chez Enesco, qui imprègne son œuvre musicale toute entière. Ce qui, au fond, n’a rien pour surprendre. Enesco, cet homme « toujours un peu à lʹétroit dans lʹespace et le temps impartis à nos vies 6 » (comme en témoigne l’importance de ses œuvres inachevées 7), a dû, pendant toute son existence, lutter contre son destin de violoniste virtuose pour devenir ce qu’il avait toujours rêvé d’être : compositeur. * * * A partir de ce constat de la présence cruciale du destin dans la vie et surtout lʹœuvre dʹEnesco, notre démarche a consisté à rechercher si cette présence ne constituait pas un lien essentiel, un dénominateur commun, un topos unificateur entre, dʹune part, les motivations profondes du choix par Enesco dʹun certain sujet dʹopéra, celui de la tragédie Œdipe, et, dʹautre part, la construction par le même Enesco dʹun certain langage musical, celui progressivement élaboré au fil de sa création musicale. Cʹest donc la thèse suivante que nous avons voulu éprouver : le combat de lʹhomme contre son destin, qui est au cœur de la démarche personnelle et musicale de Georges Enesco et constitue le sujet de son œuvre maîtresse, est 6 cf. Y. Menuhin, Voyage inachevé, Seuil, 1977. 7 Notamment : Quatrième Symphonie, Cinquième Symphonie avec chœurs et ténor, Poème symphonique avec voix solistes Strigoii (Les revenants), Caprice roumain pour violon et orchestre, Poème symphonique avec chœurs Isis. Toutes ces œuvres (sauf Strigoii) sont désormais complétées et leurs premières mondiales ont eu lieu, ces dernières années, en Roumanie. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 32 Franco‐roumain Alain Cophignon Georges Enesco et sa pensée du destin aussi le principe constituant, la loi cachée, la « nature naturante 8 » de son langage musical. Il fallait, pour cela, à la fois tenter d’éclaircir le concept de destin et appréhender les divers aspects du langage musical d’Enesco. Le terme de destin 9 est polysémique. Parmi ses différentes figures grecques — et outre Tuchè (la Rencontre, bonne ou mauvaise) et Daîmon (dont l’interprétation contemporaine pourrait être l’Inconscient) — c’est Moira, le Lot imparti à chacun, l’irréversibilité du Temps qui nous est compté, celui de la Nature, que nous avons retenu avant tout concernant l’œuvre musicale de Georges Enesco. C’est, en effet, cette figure du destin qui est susceptible d’entrer en résonance intime avec l’essence de la musique comme art du temps. Quant au langage musical, qui peut être défini avant tout, justement, comme « un système de différences qui structure le temps sous lʹaspect du sonore » (André Boucourechliev), les spécialistes de la musicologie roumaine en ont dégagés les traits essentiels chez Enesco. Quels sont ces traits ? W
La continuité du flux mélodique, obtenue par variations et surtout par anticipations thématiques. Enesco construit ainsi un temps musical « en avance sur lui‐même » ; -
La construction sur un mode cyclique. Ce principe formel contribue notamment à la force récapitulative et synthétique de nombreux finals enesciens (et ce dès l’Octuor à cordes, de 1900). Par la réminiscence, le temps musical se trouve alors « ramassé sur lui‐même » et exalté ; W
Lʹapplication du principe du « Leitmotiv ». Dans l’opéra Œdipe (1931), le Leitmotiv du destin, cette image musicale dʹun Chronos dévorateur, exprime en se métamorphosant, en passant du dionysiaque à l’apollinien après deux heures de musique, l’assomption musicale du tragique ; W
La souplesse dans le choix des intervalles grâce aux 1/4 et aux 3/4 de tons. A priori plus éloigné du temps musical, cette souplesse présente dans plusieurs œuvres importantes (notamment : Troisième Sonate pour violon et piano de 1926, Œdipe), y concourt pourtant aussi par la liberté quʹelle introduit dans le système tonal ; 8 Spinoza, Court Traité. 9 cf. notamment : « Le Destin » dans Nouvelle revue de psychanalyse, Paris, automne 1994. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 33 Franco‐roumain -
Actes du colloque Les rencontres de Villecroze La fluidité rythmique du parlando‐rubato. Combattre lʹirréversibilité du temps, cʹest aussi, subjectivement, lutter contre sa linéarité, contre la mesure de son écoulement : le parlando‐rubato est ce qui sʹoppose à cette mesure, à toute détermination métrique ; voici un exemple très caractéristique de cette écriture vocale absolument libre, extrait de la Doïna (1905) d’Enesco : W
La liberté harmonique de lʹhétérophonie. C’est ce qui permet à Enesco de « brouiller les cartes » et dʹintroduire un « bougé » temporel sur le plan de lʹharmonie. L’hétérophonie brise la linéarité et la rigidité du discours musical, provoque de lʹinattendu, de la surprise ; en bref, constitue un « espace‐temps 10 » de création sʹopposant au « destin » assigné par la polyphonie classique à chaque événement musical. Voici comment Enesco utilise cette technique compositionnelle dans sa Sonate en fa dièse mineur, de 1924 (ci‐dessous, mesures 41‐42) : 10 Lʹexpression est du compositeur roumain Tiberiu Olah. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 34 Franco‐roumain W
Alain Cophignon Georges Enesco et sa pensée du destin L’alchimie des timbres par lʹhétérochromie. L’hétérochromie, obtenue par la superposition plus ou moins décalée de timbres d’instruments aux sonorités hétérogènes permet aussi une liberté créatrice aboutissant à des couleurs sonores, au sens propre, inouïes. Voici le début, apparemment très simple, de la Symphonie de chambre op. 33 (1954) : ici, à la fois, un léger décalage temporel, de légères variations dʹintervalles et un jeu sur les deux timbres très hétérogènes de la flûte et de lʹalto (qui double cette dernière à la seconde octave inférieure) : © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 35 Franco‐roumain Actes du colloque Les rencontres de Villecroze Quel est le dénominateur commun de ces singularités qui, à des degrés divers, se retrouvent dans la plupart des chefs‐dʹœuvre de maturité de Georges Enesco ? Si lʹon envisage son langage du point de vue du temps musical, elles concourent à un triple objectif, dont le résultat musical est très perceptible par lʹauditeur : W
Sur le plan de la forme : la confirmation extensive de la forme‐sonate traditionnelle, celle‐là même dont le philosophe Ernst Bloch a souligné quʹétant tissée de conflits, elle exprime par nature « une volonté prométhéenne » et « un combat contre le destin 11 » (en atteste la « joie triste », suivant le mot de Stefan Niculescu, du finale de l’œuvre ultime qu’est la Symphonie de chambre) ; W
Sur le plan de la macrostructure : la création dʹune conscience tantôt anticipatrice et prospective, tantôt synthétique et récapitulative, voire d’une « superconscience contemplative » (mais, quoi quʹil en soit, jamais rivée à lʹ« ici et maintenant ») du temps musical ; W
Sur le plan de la microstructure : la création dʹun climat de liberté (mais non pas du tout de chaos) en desserrant, en particulier grâce à lʹhétérophonie, les contraintes du temps musical inhérentes au système tonal. 11 Ernst Bloch, Le principe Espérance, traduit de lʹallemand das Prinzip Hoffnung, 1938‐1947, cinquième partie, tome III, Gallimard, 1991, pp. 216‐221. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 36 Franco‐roumain Alain Cophignon Georges Enesco et sa pensée du destin Au total, le langage musical de Georges Enesco semble avoir pour principe constituant dʹaccorder au temps musical une fluidité maximum. Par sa souplesse, sa flexibilité, sa capacité dʹadaptation permanente, ce langage musical contraste de manière radicale, par sa nature même, avec lʹessence rigide, fixe, immuable, du Destin. C’est le phénomène décrit par Aristote de la catharsis : la musique est un exorcisme du temps par des procédés temporels. Le drame temporel représenté – mis en images théâtrales et, surtout, en images musicales – est « désamorcé de ses pouvoirs maléfiques, car, par la conscience et la représentation, lʹhomme vit réellement la maîtrise du temps 12 ». Cette maîtrise du temps musical est clairement perceptible chez Enesco. Le troisième mouvement de la Sonate en fa dièse pour piano est un exemple frappant de ce « flux » permanent qui n’est pas sans rappeler la conscience intime du temps selon Husserl, ou d’un temps lisse et « en suspension » qui évoque l’intuition de la pure durée de Bergson. Le langage musical d’Enesco vise, en fait, à vaincre par et dans la musique lʹIrréversible, à aller « à la rencontre de la mort et, comme le dit un mot de la Bible, à lʹengloutir dans la victoire » (Ernst Bloch). C’est ce dont atteste aussi le finale de sa Cinquième Symphonie en ré majeur, composée quelques jours avant l’entrée de la Roumanie dans le second conflit mondial. * * * Le statut philosophique de la musique d’Enesco repose sur deux piliers. En sʹinscrivant dans une tradition savante (née à la fin du XVIIIe siècle, nourrie du Sturm und Drang et du romantisme, et poursuivie jusquʹau milieu du XXe siècle), cette musique a vocation dʹêtre en même temps sentiment et pensée, de « dire le monde et de le transformer 13 » — cʹest là, sans doute, son humanisme et son optimisme moral. Mais, en même temps, elle est aussi, à partir dʹun combat personnel avec le matériau sonore, irrésistiblement motivée par une nécessité intérieure dont lʹenjeu nʹest autre que celui de la musique elle‐
12 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de lʹimaginaire (1969), Paris, Dunod, 1992, p. 405. 13 « Bâtir un monde avec une symphonie » était lʹambition affichée de Gustav Mahler. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 37 Franco‐roumain Actes du colloque Les rencontres de Villecroze même, « capter des forces, notamment celle du Temps 14 » — cʹest là, à coup sûr, sa tragédie, et lʹautre versant de son humanisme. Enesco fut donc, tel Œdipe, « à la croisée des chemins » tant pour le choix du sujet de son opéra que pour son langage musical. Et l’incarnation même du musicien complet et universel (violoniste virtuose, pianiste accompli, chef d’orchestre charismatique, et... avant tout, compositeur). Aussi nʹest‐il guère étonnant, en fin de compte, que le combat musical contre lʹirréversibilité du Temps, le projet de durer 15, soit inscrit, non seulement dans son choix de composer un opéra sur Œdipe, mais aussi et surtout au cœur de son langage musical. Ce fut, justement, son destin. Aujourd’hui, il reste que l’œuvre musicale d’Enesco est absurdement ignorée, surtout en France. Ses principales œuvres de musique de chambre sont trop rarement jouées, à l’exception de la Sonate pour violon « dans le caractère populaire roumain ». A Paris, Œdipe n’a plus été donné, depuis sa création, en version scénique en langue française, alors qu’il est monté régulièrement à Berlin ou à Vienne. Ses deux dernières symphonies — dont les partitions ont été restituées et l’orchestration magnifiquement complétée en 1996 et 1997 par le compositeur roumain Pascal Bentoiu — ne sont pas encore disponibles au disque. Il incombera donc, à l’avenir, aux musiciens, aux musicologues et aux mélomanes de contribuer à vaincre l’« aveuglante cécité » qui semble encore, dans son pays d’adoption, s’acharner sur cet artiste. Le destin d’Enesco compositeur, comme en son temps celui de Liszt, fut d’affronter la méconnaissance du public. Il est désormais grand temps, plus de dix ans après la chute du mur de Berlin, que Georges Enesco soit reconnu et honoré, en France et dans le monde, comme compositeur majeur du XXe siècle. 14 Gille Deleuze, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, rééd. 1996, tome 1, p. 37. 15 cf. Eric Emery, Temps et musique, Lausanne, LʹÂge dʹHomme, 1998, pp. 622‐623. © Académie musicale de Villecroze www.academie‐villecroze.com 38