50 QUINE, Willard V. O., From a Logical Point of View. New York
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50 QUINE, Willard V. O., From a Logical Point of View. New York
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Le présent travail s’est efforcé d’examiner les parallélismes que Chomsky établit entre sa théorie et celles de ses prédécesseurs prétendus, avec une attention particulière sur la grammaire de Port Royal. Cet examen a mis en évidence plusieurs points communs en philosophie : la créativité du langage et l’existence des idées innées. En même temps, il a été également montré que ces fondements philosophiques communs aboutissent à des modèles linguistiques différents. Celui de Port Royal s’intéresse à la forme logicosémantique du langage, tandis que la grammaire générative focalise sur la structure. Néanmoins, il est à noter que la sensibilité à la forme et à la structure ne manque pas de la théorie grammaticale de Port Royal non plus. En conclusion, la similarité entre la grammaire générative et la théorie de Port Royal s’avère bien établie sur le plan philosophique, mais n’engendre pas pour autant des modèles linguistiques parallèles. 44 Cette différence entre les deux théorie devient encore plus frappante quand la Logique (Arnauld et Nicole 1662/1965 : 2e partie, §8) parle des propositions qui sont complexes selon la forme. Elles sont définies comme « des propositions incidentes qui ne regardent que la forme de la proposition, c’est-à-dire l’affirmation ou la negation ». L’exemple que les auteurs en donnent est le suivant (Arnauld et Nicole 1662/1965 : 128-129). (7) Je soûtiens que la terre est ronde. A la différence de la théorie générative, ce qu’ils analysent comme proposition incidente dans cette phrase est je soûtiens, et comme principale que la terre est ronde. La proposition je soûtiens est l’incidente, car elle ne sert qu’à donner un support au jugement exprimé par la deuxième proposition. Elle ne participe aucunement dans la formulation du jugement.31 Dans une description générative, l’hiérarchie est exactement l’inverse, la deuxième proposition réalisant l’argument interne du verbe soutenir. Néanmoins, Arnauld et Nicole (1662/1965 : 129) remarquent que ces phrases sont ambiguës et « peuvent être prises différemment selon le dessein de celui qui les prononce ». L’hiérarchie peut s’inverser si l’emphase est plutôt sur le fait que je soutienne quelque chose, et non sur le contenu de l’affirmation. Cette divergence entre les théories classique et contemporaine s’explique, encore une fois, par leur motivation différente. Pour la grammaire générative, il est importante de distinguer la subordination de la relativisation, car la première toujours réalise un des arguments sous-catégorisés du verbe, tandis que la deuxième opération n’est jamais obligatoirement exigée en syntaxe par un élément lexical (Kenesei 1992). En revanche, les 31 De cette manière, la première proposition est conçu comme une sorte de modalité, exprimant l’attitude du locuteur. Cette interprétation ressemble à certaines théories pragmatiques qui supposent que cette sorte de propositions encodent la force illocutionnelle de la deuxième proposition. 43 Parmi les propositions simples, il y a certaines qui sont effectivement simples et d’autres qui sont complexes. Une phrase peut être complexe selon la matière, c’est-à-dire son sujet ou attribut, ou selon sa forme. Dans le premier cas, elle contient une proposition principale simple, mais dont le sujet et/ou l’attribut comprend une proposition incidente. Cette dernière se définit comme une proposition qui « ne font que partie du sujet et de l’attribut, y étant jointes par le pronom relatif, qui, lequel, dont le propre est de joindre ensemble plusieurs propositions » (Arnauld et Nicole 1662/1965 : 119). Cette définition laisse supposer que ce que les auteurs de Port Royal appellent « proposition incidente » correspond, dans la grammaire générative, à la notion de la proposition relative. Néanmoins, cette correspondance n’est pas parfaite. Lors du traitement du pronom relatif, les auteurs affirment que le pronom quod ou que que l’on trouve dans une phrase comme (6) est également un pronom relatif et la proposition après est une incidente. Néanmoins, ils notent que ce pronom n’a qu’une fonction, ce qui est de joindre les deux propositions. La fonction démonstrative, propre aux autres pronoms relatifs, y manque. (6) Dico quod tellus est rotunda. je.dis que terre est ronde « Je dis que la terre est ronde. » Or selon la théorie générative, cette construction est une proposition subordonnée. L’identité de la conjonction de subordination et du pronom relatif n’est qu’une coincidence.30 propositions conjointes : Les biens viennent du Seigneur, les maux viennent du Seigneur, la mort vient du Seigneur etc. 30 Par ailleurs, elle ne se présente que dans certaines langues. En latin, en français ou en anglais, le pronom relatif est identique à la conjonction de subordination, mais en hongrois, par exemple, il ne l’est pas (aki/ami « que/lequel », mais hogy « que »). 42 l’analyse de Port Royal est essentiellement sémantique. Néanmoins, il existe, là aussi, le souci de fournir une description formellement exacte, c’est pourquoi les auteurs introduisent un principe supplémentaire (le désir d’abréger) pour pouvoir rendre compte des anomalies formelles. LES PROPOSITIONS RELA TIVES La discussion des propositions relatives constitue une des parties les plus détaillées de la théorie de Port Royal (Arnauld et Lacelot 1660/1997 : 2e partie, §9-10 ; Arnauld et Nicole 1662/1965 : 2e partie, §1-12). Il serait, pour cette raison, impossible d’en donner une analyse exhaustive. Dans la suite, je me contente d’attirer l’attention sur quelques points qui sont particulièrement intéressants du point de vue de la comparaison avec la grammaire générative. La Logique donne la systématisation suivante des propositions. Elle distingue entre propositions simples et composées (Arnauld et Nicole 1662/1965 : 119). Celles donc qui n’ont qu’un sujet & qu’un attribut s’appellent simples, et celles qui ont plus d’un sujet ou plus d’un attribut s’appellent composées. L’exemple en (5) illustre une phrase composée. (5) Les biens & les maux, la vie & la mort, la pauvreté & les richesses viennent du Seigneur. Ces propositions ne sont pas, en général, considérées comme composées dans la théorie générative, je ne les examine donc pas ici. 28 ,29 28 Il est à noter néanmoins que la catégorie de proposition composée à attribut double pourrait comprendre, en principe, des constructions qui seraient analysées comme des propositions composées elliptiques, mais de tels exemples ne sont pas traités par les auteurs de Port Royal. 29 Il est intéressant à cet égard qu’en sémantique, les phrases comme (5) sont quelque fois analysées en tant qu’une structure composée, renfermant des 41 Et c’est proprement ce que c’est que le verbe : un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation. Dans cette perspective, les verbes à un sémantisme plus riche que la copule semblent constituer une anomalie, ce que les auteurs de Port Royal reconnaissent. Leur solution solution de la Grammaire (Arnauld et Lancelot 1660/1997 : 66) est la suivante : Selon cela, l’on peut dire que le verbe de lui-même ne devait point avoir d’autre usage que de marquer la liaison que nous faisons dans notre esprit des deux termes d’une proposition ; mais il n’y a que le verbe être [...] qui soit demeuré dans cette simplicité [...]. Car comme les hommes se portent naturellement à abréger leurs expressions, ils ont joint presque toujours à l’affirmation d’autres signification dans un même mot. Cela veut dire que les verbes autres que la copule sont des termes complexes, renfermant soit l’attribut, comme en (3), soit le sujet, comme en (4). (3) Pierre vit = Pierre est vivant (4) Sum homo = Ego suis homme je « Je suis (un) homme. » sum suis homo homme Cette analyse, réduisant la phrase à verbe intransitif à une affirmation propositionelle, est évidemment distincte de la façon dont la grammaire générative la traite. Pour cette dernière théorie, la différence entre les deux exemples en (3) ont une importance non négligable. Néanmoins, il est intéressant de remarquer que l’analyse de Port Royal ressemble à l’interprétation que la sémantique formelle attribue à cette sorte de phrases. Dans cette perspective, les adjectifs dans une structure sujet-est-adjectif, les verbes intransitifs, les verbes transitifs et les verbes bitransitifs fonctionnent tous en tant que prédicats, dénotant des ensembles. Le sujet est interprété comme un des éléments dans l’ensemble. Ainsi, les phrases en (3) reçoivent, toutes les deux, une interprétation uniforme. Elles sont vraies si et seulement si Pierre fait partie des entités vivantes. Ce parallélisme avec la sémantique confirme que l’inspiration de 40 (ii) (iii) (iv) [-N, +V] [ _ GN GP] <agent>, <thème>, <récipient> Lors la production d’une phrase, les cadres thématique et de sous-catégorisation du verbe déterminent quelles sont les autres catégories qui la constitueront; règle appelée le Principe de Projection. Ainsi, dans une phrase comme (2), le verbe donner exige la présence d’un sujet-agent (Pierre), d’un groupe nominal pour marquer l’objet direct (un livre), c’est-à-dire le thème de l’action de donner et d’un group prépositionnel (à Marie), l’objet indirect pour indiquer le récipient. (2) Pierre a donné un livre à Marie. Il est apparent donc que, de manière générale, le verbe détermine tant la structure syntaxique de la phrase que sa structure logique. Il est l’élément-clé de la construction dans la grammaire générative. La grammaire de Port Royal (Arnauld et Lancelot 1660/1997 ; Arnauld et Nicole 1662/1965), en revanche, y attribue un rôle beaucoup moins important (Arnauld et Lancelot 1660/1997 : 65, italiques originales). [L]e jugement que nous faisons des choses (comme quand je dis : la terre est ronde) enferme nécessairement deux termes, l’un appelé sujet, qui est ce dont on affirme, comme terre ; et l’autre appelé attribut, qui est se qu’on affirme, comme ronde ; et de plus, la liaison entre ces deux termes, qui est proprement l’action de notre esprit qui affirme l’attribut de sujet. Notons l’inspiration clairement logique de cette définition. Les termes ‘sujet’ et ‘attribut’, aussi bien que la notion de l’affirmation sont empruntés à la logique. De cette manière, la fonction du verbe est réduite à l’office de conjonction. Il s’agit donc d’un usage copulatif (Arnauld et Lancelot 1660/1997 : 65, italiques originales). 39 Et, au-contraire, quand ce qui est de soi-même substance & chose vient à être conçû par rapport à quelque sujet, les mots qui le signifient en cette maniere, deviennent adjectifs, comme humain, charnel & et en dépouillant ces adjectifs formés des Noms de substance de leur rapport, on en fait de nouveau substantif ; ainsi après avoir formé du mot substantif homme l’adjectif humain, on forme de l’adjectif humain le substantif homme. Cette analyse aboutit à la conclusion que la grammaire générative utilise des définitions catégorielles purement formelles, tandis que dans la grammaire de Port Royal, les critères sémantiques et formels se confondent. Le point de départ est toujours la signification, mais il y a également un souci formaliste. Notons cependant que la théorie dérive cette analyse formellement adéquate à partir de principes exclusivement sémantiques, notamment par l’introduction d’une deuxième opposition dans les significations. Bref, la solution autant sémantiquement que syntaxiquement exacte vient au prix d’une explication moins parsimonieuse. LES VERBES La systématisation des parties du discours de Port Royal, évoquée plus haut, marque une distinction radicale entre les verbes, d’une part, et les substantifs, les adjectifs, les pronoms etc., d’autre part. Cette opposition peut paraître surprenante dans la perspective de la division moderne des catégories lexicales (substantifs, adjectifs, verbes, adverbes) et fonctionnelles (pronoms, prépositions, auxiliaires etc.). Cette sous-partie analysera le rôle des verbes dans la théorie générative et celle de Port Royal. Dans le système génératif (Cowper 1995 ; Chomsky 1995b), l’entrée lexicale d’un verbe (aussi bien que celle de toute autre catégorie lexicale) comprend (i) la représentation phonétique du mot, (ii) l’appartenance catégorielle, (iii) le cadre de souscatégorisation et (iv) le cadre thématique (1). (1) extrait de Cowper (1995 : 3) dooner: (i) [done] 38 systématisation formaliste du langage27 . Deux mots comme terre et chaleur évidemment signifient des entités de nature disparate : la terre est un objet matériel, la chaleur est plutôt une qualité. Par conséquent, dans un système purement sémantique, ils devraient appartenir à des catégories différentes. Mais d’un point de vue formel, ils ont les mêmes propriétés (p. ex. : ils peuvent être précédés d’un article, suivis d’un adjectif etc.). Ce conflit est résolu par l’introduction d’une deuxième bifurcation dans la classification catégorielle : les substantifs signifient soit une chose, soit un mode par rapport à une chose. Le fait qu’il existe un souci de précision formelle dans la théorie de Port Royal est reflété par les appellations secondaires données aux catégories. Les substantifs sont appelés « absolus », tandis que les adjectifs sont des « connotatifs ». Ces noms secondaires impliquent que les substantifs peuvent apparaître seuls dans le discours, c’est-à-dire sans adjectifs, mais ces derniers sont connotatifs, ils « nomment avec » d’autres mots. Il s’agit là d’une distinction distributionnelle, donc purement syntaxique. Il est intéressant de voir comment cette catégorisation tripartite permet de capturer la relation morphologique, donc formelle, dans le paradigme dérivationnel blanc-blancheur. La Logique (Arnauld et Nicole 1662/1965 : 104) affirme : 27 L’étude de Jean-Claude Chevalier (sans date), portant sur la définition des parties du discours dans la tradition antique et à Port Royal, donne un excellent exemple du contraste entre un système purement formelle, celui du premier courant, et un modèle sémantique, celui du deuxième. Néanmoins, son traitement de la problématique des noms et des adjectifs est plutôt simplifiant (Chevalier sans date : 147) : Ainsi un accident comme coloré peut se marquer dans un nom comme la couleur et, inversement, une substance comme homme peut se marquer dans l’adjectif humain ou l’expression adjectivale d’homme. Il s’agit là d’un effet de déplacement exploitable pour l’interprétation du monde sur le plan de la dénotation et pour l’interprétation des rapports interpersonnels sur le plan de la connotation. 37 quoique plus distinctement, sont appelés adjectifs, ou connotatifs, comme rond, dur, juste, prudent. La citation indique que le critère de définition pour chaque catégorie est le sens. La définition n’est pas là non plus formelle ou syntaxique, mais sémantique. Cette démarche constitue une première opposition nette avec la grammaire générative, et ses conséquences en introduisent davantages.26 Dans la linguistique générative, la distinction entre substantifs et adjectifs est clairement dichotomique. En apparence, celle du passage cité l’est également : on distingue deux catégories, les substantifs et les adjectifs. Mais en réalité, la classification est tripartite. La catégorie des substantifs connaît deux sous-catégories : les substantifs qui signifient des choses et les substantifs qui signifient des modes, mais avec un rapport aux choses. La conclusion logique serait que la définition des substantifs et des adjectifs utilisée dans la théorie de Port Royal aboutit à une classification autre que celle du modèle génératif. Mais, en fait, les résultats de la catégorisation correspondent exactement aux prédictions de la théorie Chomskyenne : terre, soleil, esprit, Dieu, dureté, chaleur, justice, prudence sont définis comme des substantifs, tandis que rond, dur, juste, prudent sont des adjectifs. D’où ce paradoxe ? Il est, en fait, révélateur d’un conflit inhérent à la grammaire de Port Royal, notamment le conflit entre une démarche sémantique, 26 fondée sur « le rationalisme » cartésien et la Dans la Logique, la catégorisation est un peu différente. Ce e classement (2 partie, § 1, p. 104) ne distingue pas les deux grandes catégories des « objets de la pensée » et des « conjonctions des idées », mais regroupe les verbes avec les noms et les pronoms : Et comme ce qui s’y passe se reduit à concevoirm juger, raisonner & ordonner, ainsi que nous l’avons déjà dit, les mots servent à marquer toutes ces operations ; & pour cela on en a inventé principalement de trois sortes qui y sont essentiels, dont nous nous contenterons de parler, savoir les Noms, les Pronoms & les Verbes qui tiennent la place des Noms, mais d’une maniere differente ; [...]. 36 blancheur s’associe d’une part avec des expressions comme étonnante, extrême etc., donc des adjectifs, d’autre part avec des déterminants comme une, la, cette etc. Deuxièmement, l’adjectif blanc s’accorde avec le substantif en nombre et en genre, un trait morphologique qui ne se retrouve pas chez le substantif blancheur. A la différence de la grammaire générative, la théorie linguistique de Port Royal repose sur une définition sémantique pour déterminer les catégories (Arnauld et Lancelot 1660/1997 : 24-25, italiques originales) : Il s’ensuit de là que, les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que la plus générale distinction des mots soit que les uns signifient les objets de la pensée, et les autres la forme et la manière de nos pensées, quoique souvent ils ne la signifient pas seule, mais avec l’objet, comme nous le ferons voir. Les mots de la première sorte sont ceux que l’on a appelés noms, articles, pronoms, participes, prépositions et adverbes ; ceux de la seconde sont les verbes, les conjonctions, et les interjections ; [...]. Nous pouvons conclure avec Jean-Claude Chevalier (sans date : 147) que « l’organisation des parties du discours doit être rapportée à une théorie de la signification et conduit à une théorie sémantique dont l’ordonnance n’a de sens que dans le système propositionnel, rapportée à une organisation logique ». Plus spécifiquement, La Logique de Port Royal (Arnauld et Lancelot 1660/1966 : 47, mes italiques) fournit les définitions suivantes pour les catégories « substantif » et « adjectif » : Les noms qui servent à exprimer les choses s’appellent substantifs ou absolus, comme terre, soleil, esprit, Dieu. Ceux aussi qui signifient permierement et directement les modes, parcequ’en cela ils ont quelque rapport avec les substances, sont aussi appelés substantifs & absolus, comme dureté, chaleur, justice, prudence. Les noms qui signifient les choses comme modifiées, marquant premièrement & directement la chose quoique plus confusément ; et indirectement le mode 35 IV. ANALYSE SEMANTIQUE OU ANALYSE SYNTAXIQUE : DES ETUDES DE CAS EN LINGUISTIQUE Après la comparaison des théories d’un point de vue philosophique, il est intéressant de les confronter en tant que modèles linguistiques. Dans la suite, les analyses de la grammaire générative et celles de la théorie de Port Royal (Arnauld et Lancelot 1660/1997 ; Arnauld et Nicole 1662/1965) seront opposées à propos de deux phénomènes linguistiques, la distinction catégorielle entre les noms et les adjectifs et la dérivation des propositions relatives. L’objectif de cette investigation est d’observer la manière dont la différence entre les démarches formaliste et sémantique se manifeste dans l’analyse linguistique concrète. SUBSTANTIFS ET ADJECTIFS : OU EST LA DIFFERENCE ? L’appartenance catégorielle des mots ne tient pas une place centrale dans la théorie générative. Deux types de catégories sont généralement distingués, celui des catégories lexicales, comme substantifs, adjectifs, verbes, adverbes et prépositions, et celui des catégories fonctionnelles, comme auxiliaires, articles ou pronoms. Les premières constituent des catégories ouvertes auxquelles de nouveaux éléments se rajoutent librement, tandis que les deuxièmes ne peuvent pas être élargies pendant une étape donnée dans l’évolution d’une langue. La différenciation des catégories n’a pas de pertinence théorique, car l’appartenance est indiquée pour chaque mot dans le vocabulaire mental. Si, toutefois, il devient nécessaire de les distinguer, deux types de critères sont employés : la distribution structurale et le comportement morphologique du mot en question (Radford 1988). Ainsi les mots blanc et blancheur appartiennent à des catégories distinctes (adjectif et substantif respectivement), parce que leur distribution dans la phrase est différente : blanc se combine avec des mots comme chien, sac, livre etc, donc des substantifs, tandis que 34 conséquent, des modèles logico-sémantiques (voir aussi Kelemen 1977). Pourquoi linguistique ? Nous cette interprétation pouvons nous biaisée mettre de la d’accord tradition avec les conclusions de Miel (1969 : 265-266), Land (1974) ou Meisel (1974), Kelemen (1977 : 152-153) à cet égard. His notion that language production is stimulus-free goes way beyond Cartesianism—his real quarrel is with such people as Skinner, Quine and Wittgenstein on the philosophical side, and with the Bloomfieldian linguists, who accept the notion that language acquisition can be accounted for by a conditioning process.24 Chomsky nem csupán tudományelméleti indokokból, nemcsak a generatív grammatika általános elméleti és filozófiai megalapozásának szükségességébõl, vagy a nyelvészeti modellek instrumentalista interpretációját realistára váltó fordulat megokolásából írta meg a Cartesian Linguistics-t, hanem a nyelvészettõl független mély ideológiai szükségletek ösztönzése alatt is.25 Dans cette perspective, La linguistique cartésienne apparaît comme un manifeste contre le déterminisme intellectuel (Barsky 1997). L’analogie la plus profonde entre Chomky et les philosophes des siècles passés est l’adhérence à l’idée de la liberté intellectuelle et spirituelle de l’homme ; d’où l’hostilité de Chomsky envers le behaviorisme ou le structuralisme. 24 Sa conception de la production langagière comme étant indépendante des stimuli va au-delà du cartésianisme — sa véritable querelle est avec des gens comme Skinner, Quine et Wittgenstein sur le plan philosophique, et avec les linguistes bloomfieldiens qui admettent que l’acquisition du langage peut s’accomplir par un processus de conditionnement. 25 Chomsky n’a pas écrit son Cartesian Linguistics uniquement pour des raisons épis témologiques, ou seulement de la nécessité d’établir les fondements théoriques et philosophiques de la grammaire générative, ou encore uniquement afin de justifier la révolution remplaçant les théories linguistiques instrumentalistes par des réalistes, mais aussi poussé par des impulsions idéologiques profondes, indépendantes de la linguistique. 33 (Chomsky 1969 : 54-55) faisant allusion au chapitre sur la syntaxe dans la Grammaire, il dit : Il faudrait remarquer, en passant, que la fait de n’avoir pas formulé de façon précise les règles de construction de la phrase ne fut pas un simple oubli de la linguistique cartésienne. Dans une certaine mesure, ce défaut est la conséquence de l’hypothèse expresse selon laquelle la suite des mots dans une phrase est l’exacte reproduction du cours de la pensée, du moins dans un langage « bien conçu », et n’est donc pas spécifiquement étudiée comme une partie de la grammaire. Dans la théorie de Port Royal, donc, il existe une correspondance univoque entre la structure de la pensée et celle du langage. Là où ce n’est pas le cas, il s’agit de « mouvements de l’âme », d’opérations syntaxiques. Par sémantiques, opposition, la et non pas formelles ou grammaire générative postule l’existence d’un module syntaxique entre la sémantique et la phonologie, le met au centre de sa conception du langage et se propose d’en fournir le modèle. LA PLACE DE LA LINGUISTIQUE CARTESIENNE DANS L’OEUVRE DE CHOMSKY A la lumière des discussions précédentes, il est manifeste que la relation entre les théories de la « linguistique cartésienne » et la grammaire générative est loin d’être aussi simple et univoque que Chomsky ne le laisse supposer. D’un côté, certains aspects philosophiques de la comparaison attestent une parenté incontestable au moins avec les grands auteurs rationalistes du XVIIe. De l’autre côté, une des différences théoriques, notamment la nature de ce qui est postulé comme inné et universel par les diverses théories, a des répercussions considérables sur les modèles linguistiques construits à partir des bases philosophiques similaires. Présupposant des structures grammaticales innées et universelles, la grammaire générative développe un modèle linguistique essentiellement formaliste, alors que les théories classiques sont fondées sur des universaux conceptuels et proposent, par 32 elliptiques », Chomsky 1969 : 73) ne sont pas des opérations syntaxiques, mais plutôt des figures de pensées. Cette affirmation est explicitement confirmée par la distinction faite dans la Grammaire entre la syntaxe/construction proprement dite et les figures de constructions (Arnauld et Lancelot 1660/1997 : 2e partie, §24, italiques originales) : Ce que nous avons dit ci-dessus de la syntaxe suffit pour en comprendre l’ordre naturel, lorsque toutes les parties du discours sont simplement exprimées, qu’il n’y a aucun mot de trop ni de trop peu, et qu’il est conforme à l’expression naturelle de nos pensées. Mais parce que les hommes suivent souvent plus le sens de leurs pensées, que les mots dont ils se servent pour les exprimer, et que souvent, pour abréger, ils retranchent quelque chose du discours, ou bien que, regardant à la grâce, ils y laissent quelque mot qui semble superflu, ou qu’ils en renversent l’ordre naturel ; de là est venu qu’ils ont introduit quatre façons de parler, qu’on nomme figurées, et qui sont comme autant d’irrégularités dans la grammaire, quoiqu’elles soient quelquefois des perfections et des beautés dans la langue. Ce passage montre que les transformations supposées par Chomsky sont motivées par des raisons sémantiques ou stylistiques dans la théorie classique, tandis que les transformations de la grammaire générative sont nécessitées par des causes structurales et se caractérisent par des propriétés formelles. De plus, les figures sont conçues par les auteurs de Port Royal comme des « irrégularités » qui ne se prêtent pas à la systématisation. En conclusion, l’identification des structures profonde et de surface de la grammaire générative avec les aspects matériel et spirituel du langage présupposés par la théorie de Port Royal n’est pas justifiée. Les deux théories présentent, bien sûr, d’importantes ressemblances, mais l’identification ignore la différence fondamentale qui existe entre la théorie classique d’inspiration sémantico-conceptuelle et la grammaire moderne de nature formelle. D’ailleurs, certaines contradictions dans le texte chomskyen même révèlent que son auteur est plus ou moins conscient de l’interprétation exagérée qu’il fournit. Dans une briève remarque 31 Pour user d’une terminologie récente, nous pouvons distinguer « la structure profonde » d’une phrase de sa « structure de surface ». […] Il est évident de ce passage que Chomsky identifie la signification avec la structure profonde et le côté phonétique avec la structure de surface. Cette démarche est clairement erronée. Comme esquissé plus haut, les structures profonde et de surface se trouvent toutes les deux dans les modèles chomskyens à l’intérieur de la syntaxe, constituant deux niveaux de représentation différents. L’interprétation sémantique proprement dite, ainsi que la production phonologique sont extérieurs au module syntaxique. En revanche, selon la linguistique cartésienne le langage n’a que deux aspects, l’un sémantique, l’autre phonologique.23 La syntaxe, appelée « construction », n’est pas conçue comme un niveau d’analyse à part entière. Un seul chapitre, le tout dernier (Arnauld et Lancelot 1660/1997 : 2e partie, §24) y est consacré et les phénomènes linguistiques qui y sont traités, notamment l’accord du sujet avec le verbe, du nom avec l’adjectif et les cas grammaticaux, relèvent plutôt de ce nous appelons aujourd’hui la morphologie que de la syntaxe (générative). La construction des mots se distingue généralement en celle de convenance, quand les mots doivent convenir ensemble, et en celle de régime, quand l’un des deux cause une variation dans l’autre. Ce que Chomsky identifie dans la Grammaire avec les transformations de la linguistique générative (« C’est ainsi qu’on y analyse les adverbes comme nés (pour la plupart) du « désir que les hommes ont d’abréger le discours », donc comme des formes 23 Il est intéressant de noter que Chomsky envisage cette possibilité dans un cadre conceptuel récent (Chomsky 1995b). Il dit que le langage « parfait » ne consisterait que des représentations phonologique et sémantique. En d’autres termes, dans le langage parfait, il existerait une correspondance biunivoque entre le sens et le son. Ce n’est pas le cas, constate-t-il : la syntaxe est indispensable, mais, du moins, elle doit être « minimale », la plus réduite possible. 30 visible énumération épellation (spell-out) furtive SYNTAXE LEXIQUE forme phonologique forme logique Ce changement nonobstant, le modèle reste toujours dérivationnel, supposant une structure syntaxique initiale, au début de la syntaxe ouverte, et plusieurs représentations finales aux interfaces.22 Dans La linguistique cartésienne, Chomsky consacre tout un chapitre à montrer l’existence d’une même distinction dans les théories grammaticales classiques, en particulier dans celle de Port Royal (Chomsky 1969 : 61-62) : Développant la distinction fondamentale entre le corps et l’esprit, la linguistique cartésienne présume, de façon caractéristique, que le langage a, de son côté, deux aspects. Il est possible, en particulier, d’étudier un signe linguistique du point de vue des sons qui le constituent et des caractères qui représentent ces signes, ou du point de vue de leur « signification », à savoir de « la manière dont les hommes s’en servent pour signifier leurs pensées » […]. En bref, le langage a un aspect interne et un aspect externe. On peut étudier une phrase à partir de la façon dont elle exprime une pensée ou à partir de sa forme physique, en d’autres termes, du point de vue de l’interprétation sémantique ou du point de vue de l’interprétation phonétique. 22 Cette approche dérivationnelle a suscité des oppositions au sein de la grammaire générative même. Pour une des critiques proposant une démarche représentationnelle, voir Bródy (1995). 29 par des transformations, dérivant la structure de surface de la structure profonde. Cette architecture, appelée communément le modèle T, est représentée par (1). Il faut noter qu’il s’agit là d’un modèle purement syntaxique, car la théorie modulariste de Chomsky présume une syntaxe autonome (Chomsky 1957 : chapitre 2), indépendante des niveaux sémantique et phonologique. Le seul lien du module syntaxique avec d’une part, la phonologie, d’autre part, la sémantique est assuré par les interfaces, la forme phonologique (FP) et la forme logique (FL) respectivement. (1) de E. Kiss et Szabolcsi (1992 : 31, modifié) SYNTAXE LEXIQUE structure profonde transformations structure de surface forme phonologique forme logique Cette conception d’une double structure a été reformulée plusieurs fois au cours de l’évolution de la théorie générative. Récemment, dans une révision radicale du modèle, Chomsky (1995b) a abandonné les structures profonde et de surface, ne gardant que les deux niveaux d’interface avec les formes phonologique et logique respectivement. Ce changement est illustré en (2). (2) de Richards (1997 : 1, modifié) 28 juste titre, de cette analyse que « le propre de la grammaire philosophique [ ... est] de chercher à découvrir les principes de base [du langage] et à fournir une explication ». En résumé, l’universalisme et l’aspiration d’expliquer le langage caractérisent autant les théories classiques que celle de Chomsky, mais avec une différence marquée. Ce qui est universel d’après Chomsky est la structure linguistique elle-même. Il est donc amené à postuler, outre les principes universels, des mécanismes spécifiques aux langues particulières pour pouvoir accommoder son modèle à la variabilité apparante des langues humaines. Cette tension entre la diversité et l’universalisme est absente des théories du XVIIe et du XVIIIe, car celles-ci envisagent l’universalisme au niveau sémantico-conceptuel. 21 Structure profonde et structure de surface Une des doctrines centrales de la grammaire générative, motivée en partie par la tension entre universalisme et diversité, est la distinction entre la structure profonde et la structure de surface en syntaxe. La structure profonde est le niveau d’analyse où l’universalisme se manifeste, où toutes les langues se ressemblent. Elle correspond à la forme initiale, propositionnelle d’une construction syntaxique. La structure de surface, de l’autre côté, est la syntaxe visible d’une construction, la forme que l’on rencontre dans l’usage actuel. La relation entre les deux niveaux est assurée 21 En principe, l’universalisme de la grammaire générative ne se limite pas à la syntaxe. En effet, dans les années 1970 est né, à l’intérieur de la grammaire générative, un courant nommé sémantique générative dont l’objectif principal était d’expliquer la signification des mots et des concepts en les réduisant à des notions plus primitives. Ainsi le sens de tuer serait de causer à mourir ou faire mourir. Néanmoins, l’impossibilité de cette démarche est devenue évidente à travers l’échec flagrant de ce courant (voir Newmeyer 1996 : chapitres 8 à 12 sur l’essort et l’échec du mouvement). 27 l’explication systématique des spécificités des langues particulières est absente de leurs modèles (Arnauld et Lancelot 1660/1997 ; Arnauld et Nicole 1662/1965 ; du Marsais 1797/1971).20 Les théories classiques se veulent non seulement universelles, mais, par une extension logique, aussi « raisonnées » ou explicatives, ce qui est vu par Chomsky comme un autre point commun de ces théories avec la grammaire générative. Pour illustrer cette affirmation, il cite le fameux débat entre les auteurs de Port Royal et Vaugelas, un linguiste contemporain, précepteur du « bon usage ». Le débat, fréquemment évoqué comme l’exemple paradigmatique de l’opposition des grammaires prescriptive ou descriptive, d’une part, et explicative, d’autre part, tourne autour du type d’article qui peut apparaître avant un nom suivi d’une proposition relative. Selon la règle de Vaugelas, fondée sur le bon usage de la Cour et des auteurs prestigieux (Bakalar 1976), l’article ne peut être ni absent, ni le simple indéfini de. Arnauld et Lancelot (1660/1997 : IIe partie, §10) s’y opposent pour deux raisons. Premièrement, à cause de son inexactitude empirique, montrée par de nombreux contre-exemples. Deuxièmement, en raison de son caractère ad hoc, dépourvu d’explication raisonnée. Dans leur solution, Arnauld et Lancelot reformulent la règle de manière à inclure les contre-exemples apparants et démontrent la capacité de la nouvelle version de les expliquer. Chomsky (1969 : 90) conclut, à 20 Lancelot a également rédigé plusieurs grammaires particulières (Bakalar 1976 ; Padley 1976), mais celles-ci ne s’inscrivent pas dans le courant de la grammaire universelle. Elles sont, de manière générale, beaucoup moins marquées par le cartésianisme que la Grammaire générale et raisonnée, et se situent plutôt dans les traditions classique et humaniste de la description linguistique. Padley (1976) montre l’impact non négligable de Sanctius, Vossius, Linacre et d’autres auteurs antérieurs sur la Nouvelles Méthodes de Lancelot. Il affirme également que l’analyse de certaines structures grammaticales que Chomsky considère tellement cartésienne dans la Grammaire et la Logique, en fait, reflète l’influence de la tradition humaniste. La Nouvelle Méthode, contenant des références explicites à cette tradition, en est la preuve. 26 L’universalisme n’est pas étrange au cartésianisme non plus. D’après Descartes, les concepts innés et, de manière générale, la pensée humaine sont également universels (Descartes 1644/1978, 1ère partie, §59). Inspirée de cette doctrine, la théorie linguistique de Port Royal se veut « générale et raisonnée ». Aussi Arnauld et Lancelot (1660/1997) évoquent-ils souvent des exemples tirés de plusieurs langues non-apparentées, par exemple du français, de l’anglais, de l’allemand, du grec ancien, du latin ou de l’hébreu. Comme Bakalar (1976) le démontre, l’influence la plus importante du cartésianisme sur les grammairiens du XVIIIe siècle est précisément cet universalisme. Malgré leurs engagements philosophiques très hétérogènes, les philosophes et les linguistes de l’Encyclopédie adoptent tous une approche universaliste au langage. En effet, c’est au XVIIIe siècle que les recherches sur la grammaire générale, universelle ou encore philosophique se développent dans toute leur ampleur. Naturellement, Chomsky ne manque pas d’exploiter ce parallélisme dans La linguistique cartésienne. Il cite Beauzée, du Marsais et d’Alembert, qui soulignent tous le caractère universaliste de la science grammaticale. Certes, la linguistique générative se caractérise par l’universalisme tout comme les théories des XVIIe et XVIIIe. Mais ce que Chomsky ne reconnaît pas est l’importante différence dans le niveau où les structures universelles se situeraient selon les différentes théories. La grammaire générative postule des principes syntaxiques universels, tandis que les théories classiques supposent des universaux conceptuels. Cette disparité, déjà mentionnée par rapport à la différence des entités considérées comme innées, a des effets considérables sur le modèle linguistique proprement dit. En présupposant des universaux syntaxiques, Chomsky doit faire face à la variabilité flagrante des langues, et intégrer dans sa théorie un mécanisme supplémentaire, le système de paramètres, afin d’y fournir une explication. Par contre, les auteurs classiques ne rencontrent aucun phénomène empirique allant manifestement à l’encontre de l’universalisme des idées. Ainsi, 25 pas, ou, au moins, non pas explicitement, dans le système cartésien. 18 Le mentalisme a pour conséquence, aussi bien dans le système cartésien que dans la grammaire générative, l’internalisation du langage. Ce dernier n’est pas un phénomène social, mais strictement individuel, à tel point que la fonction communicative perd complètement son importance, cédant la place au langage en tant que l’expression des pensées. Il est également possible de constater la conséquence méthodologique, commune aux deux doctrines, de cette position internaliste. Dans la terminologie de fellebbezhetetlen Pléh (2000 :75), intuíció ») devient l’intuition l’autorité incontestable ultime pour (« a les investigations cartésienne et générative. L’universalisme Chomsky considère les structures grammaticales postulées par la grammaire générative comme universelles. Cette hypothèse est réconciliée avec la variété observable des langues dans le cadre de la théorie « des principes et des paramètres » (p. ex. Chomsky 2000). Ce modèle attribue à la faculté de langage innée des principes universels qui sont en opération dans toutes les langues, et des paramètres ajustables, encodant les spécificités de chaque langue. Un tel modèle est donc capable de générer toutes les langues humaines (logiquement possibles).19 18 La place de l’inconscient chez Descartes est, bien évidemment, une question plus complexe. Pour une discussion détaillée, voir Lewis (1950). 19 Newmeyer (1996 : chapitre 7) donne une bonne analyse de l’opposition inhérente à la grammaire générative entre d’une part, l’universalisme et la puissance explicative, d’autre part, la diversité des langues et l’exactitude descriptive. Il montre comment cette tension a contribué au développement dynamique de la théorie générative. 24 immédiatement par nous-mêmes». La même introspection apparaît dans la pratique méthodologique des linguistes génératives. Selon la doctrine chomskyenne (Chomsky 1961, 1957), les locuteurs natifs ont des intuitions concernant la grammaticalité des phrases dans leur langue maternelle. Voire, la seule autorité quant à l’acceptabilité d’une phrase est le locuteur natif. Cette intuition native s’explique précisément par la créativité du langage, c’est-à-dire par le fait que les règles grammaticales innées permettent à l’individu de produire, comprendre ou juger un nombre infini de phrases nouvelles en sa langue maternelle. Malgré ce parallélisme évident dans la méthodologie, il importe de faire une distinction ici. Chez Chomsky, les locuteurs ont des intuitions concernant l’usage, mais jamais directement concernant les règles grammaticales elles-mêmes : [a]n enormous amount of data is available to any native speaker; the deeper facts of linguistic structure, however, remain hidden to him »17 Chomsky 1961 : 219). Ces dernières étant inconscientes, la tâche du linguiste consiste précisément à les mettre en évidence. En revanche, chez Descartes ou chez les auteurs de Port Royal, tout le fonctionnement mental se prête à l’introspection (cf. plus haut Descartes 1644/1978 : 1ère partie, §9). Néanmoins, la manière dont Chomsky traîte cette différence témoigne de son interprétation sélective et de la négligeance de certaines distinctions entre les auteurs du XVIIe et du XVIIIe siècles. Il affirme par exemple que « [l]a linguistique cartésienne présuppose, de façon générale, que nous connaissions inconsciemment les principes du langage et de la logique naturelle » (Chomsky 1969 : 100, mes italiques). Pour soutenir cette affirmation, il fait référence à Beauzée, un des linguistes de l’Encyclopédie, donc un auteur du XVIIIe. Or, il est évident dans le passage cité de Descartes que la notion de l’inconscient n’apparaît 17 Une quantité importante de données est accessible à tout locuteur natif ; néanmoins, les faits plus profonds de la structure linguistique restent cachés devant lui. 23 est l’individuation du langage, implicite chez Descartes, explicite chez Chomsky. Selon le premier auteur, l’individu ne peut avoir de la certitude que concernant sa propre âme. Par conséquent, le langage, qui en est la manifestation, est uniquement accessible à l’individu lui-même. Comme Kelemen (1977 : 30-31, italiques dans l’original) le note : Descartes olyan jelentõséget tulajdonít ennek [=a lelki jelenségek magán jellegének], hogy — és lélekkoncepciójának ez az alapvetõ újítása — mindennek, amit mentálisnak nevezhetünk, az egyéni, a privát jelleg a meghatározó jellemvonása. [...] Ezek szerint a nyelv is privát természetû.16 Si Descartes ne tire pas explicitement cette conclusion de son raisonnement, Chomsky y consacre une longue discussion dans un ouvrage récent (Chomsky 2000). Dans « sa perspective internaliste », le langage existe dans l’esprit de chaque individu, indépendamment de la société ou de la communauté qui le parle. Cette conception individualiste a des implications intéressantes relatives aux fonctions du langage. Pour Descartes (1637/1990), aussi bien que pour Chomsky (1975), le langage n’a pas de « fonction » dans le sens téléologique du terme. S’il sert à quelque chose, c’est l’expression des pensées, plutôt que la communication, contrairement à ce que les théories collectivistes y attribuent (p. ex. Searle 1972, Meisel 1974). L’individuation du langage a également des conséquences sur le plan méthodologique. Chez Descartes, le seul moyen de la certitude est l’introspection, ce qui se manifeste le plus clairement dans le Cogito. Dans les Principes (Descartes 1644/1978 : 1ère partie, §9), par exemple, il définit la pensée/raison comme «tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons 16 Descartes y attribue une telle importance — et cela constitue l’originalité de sa conception de l’âme — que tout ce que l’on peut appeler mental se caractérise avant tout par l’aspect privé. Ainsi, le langage est également de nature privée. 22 Outre les motivations dissemblables, les entités que Descartes et Chomsky postulent comme innées sont également de nature fort différente (Cooper 1972 ; Meisel 1974). Descartes (1644/1978, 1ère partie, §47-51, 4e partie) énumère comme « premiers concepts », donc innés, telles notions que le nombre, l’ordre, l’extension, les vérités logiques universelles ou les qualia. Chomsky, en revanche, présuppose des règles abstraites et formelles, spécifiques au langage. Cette différence entre les nativismes conceptuel de Descartes et formaliste de Chomsky aura des répercussions sur les théories linguistiques construites respectivement sur les deux modèles. En résumé, il a été montré que la position nativiste se retrouve tant chez les cartésiens que chez Chomsky, mais il importe de différencier les motifs et la portée de leurs vues respectives. Les auteurs classiques prennent une approche plutôt conceptuelle selon laquelle le nativisme gagne sa motivation de la poursuite raisonnée des connaissances certaines. Pour Chomsky, au contraire, ce qui est inné est avant tout un système formel, nécessité par l’explication de phénomènes d’ordre linguistique. L’individuation du langage En plus des ressemblances exposées par Chomsky dans le Cartesian Linguistics, d’autres similitudes se produisent comme conséquences logiques du rationalisme de Chomsky et de Descartes. La première de langage. Mais cela est déjà assuré par le nativisme, puisque les êtres humains appartiennent tous à la même espèce, et possèdent, en conséquence, les mêmes facultés mentales. Par contre, les théoriciens qui considèrent comme innées des connaissances relatives aux faits du monde extérieur sont obligés de supposer un mécanisme supplémentaire afin d’assurer que ces connaissances innées, ne provenant pas de l’expérience, correspondent quand même à la réalité extérieure. Pour beaucoup de psychologues cognitifs (p. ex. Barkow, Cosmides et Tooby 1992 ; Pinker 1997), ce mécanisme, remplaçant le Dieu du système cartésien, est l’évolution. 21 la nature infinie, non déterminée du langage, d’autre part, du fait que l’enfant l’acquiert « parfaitement » à partir d’un input incomplet au bout d’une période relativement courte (Chomsky 1959, 1995a, 2000 ; Chomsky et Katz 1975). Par contre, la croyance aux idées innées au XVIIe est le résultat du doute cartésien. 14 En développant sa méthode dans les Principes (1644/1978 : argumentation de la 1ère manière partie), Descartes suivante. Pour formule arriver à son des connaissances certaines, il est nécessaire de remettre en question toutes nos connaissances existantes (§1-6). De cette manière, nous trouvons une seule chose dont nous ne pouvons plus douter, notre propre existence (§7), ce qui constitue la certitude du Cogito ergo sum. Nous nous apercevons donc qu’il existe en nous une substance raisonnée, l’âme que nous pouvons connaître de manière distincte et claire. D’autre part, il y a aussi en nous une substance étendue, le corps qui nous fournit des connaissances obscures et incertaines. Etant donné que les connaissances provenant du corps et des sens sont trompeuses, le fait que nous connaissions certains concepts comme clairs, distincts et vrais indique qu’ils ne sont pas issus de l’expérience acquise par les sens. Par conséquent, ils doivent être innés dans l’âme. La vérité des concepts que nous conçevons comme clairement et distinctement vrais est garantie par Dieu, qui, étant parfait et bienveillant, ne cherche pas à tromper l’homme.15 Ces arguments sont clairement différents de ceux de Chomsky. 14 Les différents auteurs au XVIIe ont adopté des vues divergentes sur la question et proposé des arguments variés (Cooper 1972 ; Meisel 1974). Néanmoins, le raisonnement de Descartes peut être considéré comme un des mieux développés et représentatif de l’époque. 15 La question de la vérité de nos idées et connaissances innées ré- émerge aujourd’hui dans une nouvelle optique dans les sciences cognitives. D’après Fodor (2000), Chomsky, ne postulant comme inné que le langage, n’est obligé de proposer aucun mécanisme spécial pour assurer « la vérité », l’efficacité du langage, car celui-ci n’a aucun rapport avec le monde extérieur. Pour que le langage fonctionne, il suffit que tous les êtres humains possèdent la même faculté 20 sont communs à toutes les langues et reflètent certaines propriétés fondamentales de l’esprit. [...] Ces conditions universelles, on ne les apprend pas ; elles fournissent plutôt les principes d’organisation qui permettent d’apprendre une langue, et qui doivent exister pour que l’on passe des données au savoir. Attribuer de tels principes à l’esprit et en faire une propriété innée permet de rendre compte d’un fait tout évident : le locuteur d’une langue sait beaucoup de choses qu’il n’a pas apprises. Chomsky accorde la première élaboration de cette idée (au XVIIe siècle) à Herbert de Cherbury, mais note que ce « platonisme sans préexistence » sous-tend, de manière générale, les conceptions psychologiques des auteurs du XVIIe et se présente également chez certains philosophes du XVIIIe. Or, comme Bakalar (1976 : 699) le montre, « [o]ne of the problems in Chomsky’s work is the unproven assumption that a belief in universal grammar is ipso facto a belief in innate ideas »12 . Bien que l’hypothèse des idées innées soient communément admise parmi les cartésiens du XVIIe13 , elle est loin de l’être parmi les philosophes-grammairiens du XVIIIe, même parmi ceux que Chomsky évoque souvent dans La linguistique cartésienne (Bakalar 1976). Du Marsais (1797/1971), par exemple, était ouvertement hostile à l’idée du nativisme. Il s’agit là d’un exemple illustratif de l’interprétation sélective de Chomsky. Même l’interprétation limitée mise à part, il existe une différence essentielle entre la motivation du nativisme de Chomsky et celle des cartésiens (voir aussi Cooper 1972). Comme je l’ai déjà évoqué, le nativisme chomskyen est la conséquence, d’une part, de 12 Un des problèmes de la recherche de Chomsky sur La linguistique cartésienne est la supposition non fondée que la croyance à la grammaire universelle est ipso facto équivalente à la croyance aux idées innées. 13 Si l’existence d’idées innées était répandue chez les philosophes cartésiens du XVIIe, le nomb re et la nature exacts de ces idées varient d’un auteur à l’autre. Ainsi, la critique de Cooper (1972) selon laquelle l’interprétation chomskyenne, étant trop générale, manque de précision historiographique, s’avère justifiée. De plus, comme Miel (1969) le remarque, Pascal se distingue des autres penseurs du XVIIe par son anti-cartésianisme. 19 chez Chomsky (1957). La conception cartésienne de la créativité du langage ressemble donc à la capacité générative infinie de la syntaxe chez Chomsky. L’aspect créateur du langage revêtit un autre sens chez les auteurs du XVIIIe siècle. Herder, Schlegel, Harris, et d’autres auteurs romantiques, surtout Humboldt, que Chomsky (1969 : 17) considère le plus proche de sa propre position, développent une notion de la créativité linguistique qui comprend non seulement une productivité illimitée, assurée par des règles mentales, mais aussi une créativité artistique inhérente au langage. Il est hors de la portée du présent travail de poursuivre cette comparaison (pour une discussion, voir par ex. Kelemen 1977). Ce qui est important dans ce contexte est la double nature de la créativité linguistique. En ce qui concerne l’aspect créateur du langage, la parenté entre le système cartésien et les idées de Chomsky semble être bien établie. La négation du déterminisme intellectuel et par conséquent linguistique joue un rôle clé dans la conception des deux penseurs. Le nativisme Pour expliquer la créativité dans le langage, Chomsky postule des règles mentales. Dans son système, une des conséquences logiques nécessaires de ce postulat est la nature innée de ces règles (Chomsky 1959, 1995a, 2000). Si l’enfant n’apprend pas la langue de son environnement par imitation, or d’après Chomsky c’est logiquement impossible vu la nature fragmentaire de l’input, le langage doit être innée. Dans La linguistique cartésienne, Chomsky attribue le même raisonnement aux auteurs classiques (Chomsky 1969 : 9596) : Selon la doctrine qui est au centre de la linguistique cartésienne, les traits généraux de la structure grammaticale 18 langage n’a pas moins de réalité pour lui que pour Descartes. Il le considère comme un organe biologique.11 Malgré le fait que Land (1974) reconnaisse le parallélisme entre les points de vue cartésien et chomskyen, il affirme que le teste linguistique est mal conçu, en particulier chez Chomsky. Selon Land (1974), les critères pour distinguer l’usage raisonné du langage des sons émis par les animaux ou par les automates sont contradictoires et flous. Ils sont à peu près les mêmes chez les deux auteurs (par. ex. Chomsky 1968, 1980) : (i) la nature infinie du langage, (ii) son indépendance de tout stimulus extérieur ou intérieur, et (iii) qu’il soit approprié au contexte de l’énonciation. Land (1974) affirme que le deuxième critère est en opposition avec le troisième : un énoncé qui est adéquat dans un contexte dépend nécessairement de ce dernier. Cette remarque est vraie, mais mal ciblée. Elle conceptualise l’usage du langage dans un contexte communicatif, or aussi bien chez Chomsky que chez Descartes, le langage n’ a pas de fonction communicative. Il sert plutôt à l’articulation des pensées (voir les sous-parties suivantes). Ainsi un énoncé peut être adapté à la situation sans qu’il soit élicité par un énoncé précédent — par exemple dans le cas d’un journal intime ou un monologue intérieur. Comme Chomsky le souligne, le concept d’un langage créatif présente un autre aspect commun chez les deux auteurs. Descartes parle du langage dans un sens abstrait, le distinguant de la simple capacité d’émettre des sons, qui se retrouve également chez les animaux. Ainsi Descartes différencie la sonorité, donc le côté matériel du langage, de son principe créateur. Il réfère à ce dernier comme la capacité «d’arranger ensemble diverses paroles et d’en composer un discours ». Cette tournure s’interprète facilement comme faisant allusion à la syntaxe, l’élément principal du langage 11 Les questions du dualisme et la réalité du langage ont provoqué de vifs débats entre Chomsky et quelques philosophes contemporains, comme Putnam ou Searle. Pour une exposition récente de ces sujets, voir Chomsky (2000). 17 qui causeront quelques changements en ses organes ; comme si on la touche en quelques endroit, qu’elle demande ce qu’on veut lui dire ; si en un autre, qu’elle crie que l’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. [...] Car c’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans excepté les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. A cet égard, l’analogie entre Chomsky et Descartes est claire (Land 1974). Avoir un langage créatif est le trait distinctif de l’homme, et cela pour deux raisons. D’une part, il ne peut être réduit ni aux principes mécanistiques des automates, ni au conditionnement behavioriste. L’aspect créateur du langage est, pour les deux auteurs, un des arguments les plus forts contre la nature déterminée de la raison humaine. Dans la formulation de Chomsky (1969 : 20), « [l]e langage n’est pas déterminé par l’association fixe des paroles à des stimuli externes ou à des états psychologiques ». D’autre part, le langage est ontologiquement une entité existante autant pour Chomsky que pour Descartes, même si dans des cadres métaphysiques différents. D’après Land (1974), les deux auteurs mettent « le teste linguistique » à un usage différent. Pour Descartes, le langage créatif est la preuve la plus éclatante de l’existence d’une substance raisonnée. Il s’agit là donc d’un lien étroit entre langage et raison dont Descartes ne démontre pas l’existence. Il le présuppose. Par contre, ce que Chomsky envisage est exactement la justification de ce postulat. Il montre non seulement que le langage est l’indice de la raison, mais aussi que ce lien est nécessaire et motivé par la nature de celui-là. Bien sûr, Chomsky ne s’inscrit pas dans un cadre dualiste. Néanmoins, le 16 base de données fragmentaires, pendant une très courte période de temps. Chomsky (1961 : 222) résume la problématique ainsi : The investigations of generative grammar described in [Syntactic Structures] were motivated in part by an interest in the problem of accounting for the ability of a speaker to produce and understand an infinite number of new sentences, [...]. A generative grammar can be regarded as an attempt to characterize certain aspects of this ability [...]. A theory of generative grammars can be regarded quite naturally as a proposal concerning certain fundamental and specific skills that the child brings to language learning. [...] This requirement is rarely met by either traditional or modern studies.10 Dans cette perspective, la comparaison avec les idées de Descartes paraît naturelle. Dans le système dualiste cartésien, le langage joue un rôle précis (p. ex. Descartes 1637/1990 ; Cordemoy 1666/1968). Il est la preuve par excellence que non seulement l’ego possède une âme, mais les autres individus aussi. La matière, la res extensa obéit à des lois déterministiques, donc les automates et les animaux, dépourvus de l’autre substance, la res cogitans, présentent uniquement des comportements inflexibles. En revanche, les êtres humains possèdent un langage créatif et flexible, ils ont donc forcément une âme (res cogitans). Chomsky (1969 : 19) cite les passages suivant dans le Discours de la méthode (Descartes 1637/1990 : Ve partie) : [Car on peut bien] concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles 10 Les investigations de la grammaire générative, décrites dans Syntactic Structures, ont été motivées en partie par l’intention de rendre compte de la capacité que présente tout locuteur de produire et de comprendre un nombre infini de nouvelles phrases. Une grammaire générative peut être perçue comme un essai à caractériser quelques aspects de cette capacité. Toute théorie de grammaires génératives peut être considérée comme une proposition concernant certaines capacités fondamentales et spécifiques que l’enfant met en oeuvre lors l’apprentissage du langage. Cette exigence est rarement satisfaite par les études traditionnelles et modernes. 15 nécessairement sélective. Comme Chomsky lui-même note dans son introduction : « Ce sont des questions d’intérêt actuel qui détermineront l’allure générale de cette esquisse : en d’autres termes, je n’essaierai pas de définir la linguistique cartésienne telle qu’elle se voyait elle-même, mais je concentrerai plutôt mon attention sur le développement des idées qui ont refait surface, de façon tout à fait indépendante, dans les travaux d’aujourd’hui » (Chomsky 1969 :16). Résultat de cette approche, les œuvres des auteurs classiques ne sont pas interprétées dans leur intégrité, mais plutôt dans l’optique des investigations actuelles. Ainsi, chaque idée est associée à un ou quelques auteur(s) qui l’a (ont) exposée de la manière la plus marquée. LA LINGUISTIQUE D’ANTAN ET CELLE D’AUJOURD’HUI La relecture détaillée de La linguistique cartésienne fournira ici une occasion pour examiner de plus près les analogies que Chomsky établit entre sa propre théorie et celles des siècles précédents. L’analyse focalisera sur l’interprétation chomskyenne des grands textes du XVIIe siècle afin de fournir un cadre philosophique aux études de cas exposées dans la troisième partie de ce travail. La créativité du langage humain et ses conséquences L’aspect créateur du langage occupe un rôle central dans la révolution chomskyenne. Au système stimulus-réponse rigide du behaviorisme, Chomsky oppose la créativité linguistique, c’est-ádire le fait que tout individu est capable de comprendre ou de produire des énoncés qu’il n’a jamais rencontrés auparavant. Ce fait pose un problème considérable pour l’apprentissage imitateur par renforcement, postulé par le behaviorisme, mais constitue un des arguments les plus forts en faveur du mentalisme chomskyen. L’existence de règles grammaticales abstraites, innées dans l’esprit humain, expliquerait comment et pourquoi l’enfant est capable d’assimiler sa langue maternelle sans apprentissage explicite, à la 14 Jusqu’ici, nous n’avons considéré dans la parole que ce qu’elle a de matériel, et qui est commun, au moins pour le son, aux hommes et aux perroquets. Il nous reste à examiner ce qu’elle a de spirituel, qui fait l’un des plus grands avantages de l’homme audessus de tous les autres animaux, et qui est une des plus grandes preuves de la raison : c’est l’usage que nous en faisons pour signifier nos pensées […]. La Grammaire se divise en deux parties précisément en fonction de cette distinction. Egalement caractéristique de l’approche cartésienne, la deuxième partie portant sur le côté spirituel du langage est plus importante que la première aussi bien en longueur qu’en la finesse de l’analyse. La Logique est également marquée par la méthode cartésienne. Descartes est cité explicitement par rapport à des questions méthodologiques (Arnauld et Nicole 1662/1965 : 306) : Ces 4. [opérations] neanmoins que Monsieur Descartes propose dans sa Methode, peuvent être utiles pour se garder de l’erreur en voulant rechercher la verité dans les sciences humaines, quoiqu’à dire vrai elles soient generales pour toutes sortes de methodes, & non particulieres pour la seule analyse. Un autre trait typiquement cartésien de la Logique est sa nature non formelle. Comme Passmore (1953), Finocchiaro (1997) et Woods (2000) le démontre, le fait que l’ouvrage ne s’inscrive pas dans la logique scolastique formelle s’explique par l’hostilité de Descartes vis-à-vis de la philosophie scolastique et la formalisation qui l’accompagne. Dans l’optique de ces observations, la catégorie de la « linguistique cartésienne » se montre grossière d’un point de vue historiographique. Néanmoins, même si les sources de la théorie grammaticale du XVIIe sont plus variées que Chomsky ne le suggère, il n’est pas erroné de voir en elle une science essentiellement cartésienne. En plus de l’infidélité historiographique, la perspective métathéorique a une deuxième conséquence: l’interprétation devient 13 2000). Auteur de De la fréquente communion, il a enseigné à la Sorbonne et a maintenu des débats avec Leibnitz, Malebranche et Descartes (Kremer 1996). La question la plus importante concernant son œuvre est de déterminer quel est le rapport entre, d’une part, son cartésianisme en tant que philosophe, et d’autre part, son jansénisme et augustinianisme en tant que théologien. La réponse n’est pas univoque, mais une chose semble bien établie : « Cartesianism was accepted at Port Royal precisely insofar as it was found to be compatible with Augustinianism »9 (Miel 1969 : 262; voir aussi Kremer 2000). Une deuxième interrogation porte sur le rôle que Pascal avait joué dans l’élaboration et la rédaction de la Grammaire et de la Logique de Port Royal. Il est connu que Pascal a passé une période de sa vie à Port Royal (Dumas 1990) et qu’il a effectivement contribué à la rédaction des textes (Miel 1969 ; pour les lieux et l’analyse textuelle exacts, voir Marin 1975). D’après Miel (1969), la part de Pascal est fortement plus considérable que l’on ne l’estime en général. En fait, Miel affirme qu’il s’agit, à Port Royal, plutôt d’une linguistique pascalienne que cartésienne, retraçant les principes de base de la Grammaire et de la Logique à la théorie pascalienne de la définition nominale. Cette conclusion semble exagérée, mais l’impact de Pascal, que Chomsky ignore complètement, est indéniable. Toutefois, ces considérations ne signifient aucunement que la théorie grammaticale de Port Royal soit exempte de l’influence de Descartes. Elle reflète l’esprit cartésien surtout dans sa méthode. Elle applique le dualisme de la matière et de l’esprit au langage. Ainsi, deux niveaux d’analyse sont distingués (Arnauld et Lancelot 1660/1997 : 2e partie, §1), le côté matériel (les sons et les lettres) et le côté « spirituel » ou « raisonné » (la signification) : 9 Le cartésianisme a été admis à Port Royal dans la mesure où il s’est avéré compatible avec l’augustinianisme. 12 définissant la notion la rendent résistante à toute attaque. Cette remarque s’avère bien fondée, surtout à la lumière des réponses que Chomsky donne aux critiques historiographiques (p. ex. Chomsky et Katz 1975). Néanmoins, même si l’usage d’une catégorie infalsifiable n’est pas justifié, les comparaisons auxquelles elle fait allusion méritent d’être examinées indépendamment de la terminologie. De plus, Meisel suggère que la véritable opposition philosophique n’est pas entre l’empirisme et le rationalisme, mais plutôt entre le matérialisme et l’idéalisme, Chomsky s’identifiant avec ce dernier courant. Néanmoins, l’auteur ne montre pas dans son raisonnement pourquoi la deuxième opposition serait préférable à la première. Au niveau historiographique, le problème le plus général est que ce terme englobant empêche Chomsky de saisir certaines distinctions historiographiques subtiles, qui sont néanmoins importantes (Miel 1969; Aarsleff 1970 ; Cooper 1972 ; Harth 1973 ; Bakalar 1976 ; Kelemen 1977). Chomsky regroupe les cartésiens du XVIIe, beaucoup d’entre eux rationalistes, avec les encyclopédistes du XVIIIe, empiristes pour la plupart, Leibnitz et Kant ou encore les romantiques allemands. Plus particulièrement, la question se pose : dans quelle mesure les auteurs évoqués par Chomsky peuvent être considérés comme des partisans de doctrines cartésiennes ? Même les philosophes-grammairiens de Port Royal, contemporains de Descartes, ne fondaient pas leur démarche entièrement sur le système cartésien (Miel 1969; Cooper 1972 ; Marin 1975 ; Bakalar 1976 ). Miel (1969) souligne l’importance du fait que l’abbaye de Port Royal et les théoriciens qui y vivaient, « les Solitaires » ou « les Messieurs de Port Royal », sont concernés avant tout par des questions d’ordre théologique et religieux. Sans entrer dans les détails de la querelle janséniste et du rôle que l’abbaye de Port Royal y jouait, il faut néanmoins se rappeler qu’un des co-auteurs de la Grammaire et de la Logique, Antoine Arnauld était également théologien et philosophe (Dumas 1990 ; Woods 11 englobant « linguistique cartésienne », faisant référence à un philosophe français du XVIIe siècle qui ne laissa qu’un nombre fort réduit de remarques sur le langage ? L’explication est fournie par Chomsky lui-même dans l’introduction de l’ouvrage. L’emploi de ce terme englobant n’implique pas qu’il s’agisse à l’époque en question d’une seule tradition linguistique ou philosophique homogène. Plutôt, le mot « cartésien » est entendu dans ce contexte comme une notion métathéorique désignant « un développement cohérent et fructueux de tout un corps d’idées et de conclusions ayant trait à la nature du langage ; ce développement est associé à une certaine théorie de l’esprit, et peut être considéré comme un fruit de la révolution cartésienne » (Chomsky 1969 : 18). Chomsky et Katz (1975) attribuent une interprétation similaire aux notions de « rationalisme » et « empirisme » dans leur réponse à Cooper (1972). Ils attirent l’attention au fait que dans leur terminologie métathéorique, ces deux regroupant notions les sont employées théories de de l’esprit manière et de l’apprentissage en deux grandes catégories en fonction de ce qu’elles professent concernant l’origine des connaissances humaines. Ainsi, les épithètes « cartésien » et « rationaliste » sont synonymes dans l’usage de Chomsky, et font allusion à des courants d’idées qui n’ont peut-être en commun qu’un seul point : ils présument tous que les connaissances humaines, par conséquent le langage aussi, proviennent non pas de l’environnement extérieur de l’individu, mais de l’esprit. Il reste néanmoins vrai que l’emploi de ces termes au sens large a son prix. Plusieurs adversaires de Chomsky ont mis en cause cet usage simpliste, le critiquant de points de vue différents. Sur le plan logique, affirme Meisel (1974), la catégorie de la « linguistique cartésienne » est irréfutable et donc sans utilité scientifique. La déclaration ouverte de l’interprétation sélective, aussi bien que l’absence de tout souci d’exhaustivité ou de représentativité, bref les précautions que Chomsky prend en 10 C’est donc dans une lutte contre le structuralisme et le behaviorisme que se déploie la théorie générative précoce. La découverte de la tradition philosophique dans laquelle ces débats s’inscrivent attire l’attention de Chomsky vers les textes classiques des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. III. LA LINGUISTIQUE CARTESIENNE : LA LINGUISTIQUE AUX XVIIE, XVIIIE ET XIXE SIECLES VUE PAR CHOMSKY Dans les années 60, Chomsky se tourne vers l’étude de théories linguistiques et philosophiques des siècles précédents (Barsky 1997). Ces investigations aboutissent à la publication du monographe Cartesian Linguistics (Chomsky 1966, traduction française 19698 ). La thèse principale de l’ouvrage exprime que « de nombreux résultats des recherches actuelles sont annoncés ou même formulés explicitement dans certaines études anciennes largement oubliées aujourd’hui » (Chomsky 1969 :112). La discussion suivante repassera en revue certaines idées au carrefour des théories cartésienne et chomskyenne, avec un regard particulier sur l’interprétation fournie par ce dernier auteur des textes classiques du XVIIe. Mais avant toute analyse, quelques remarques sont nécessaires à propos de la méthode d’interprétation employée par Chomsky dans La linguistique cartésienne. POURQUOI LE TERME « CARTESIEN » OU L’ERREUR HISTORIOGRAPHIQUE DE CHOMSKY ? Dans Cartesian Linguistics, Chomsky repasse en revue la littérature linguistique du XVIIe au XIXe siècles, écrite par des auteurs d’orientation et de nationalité diverses. Pourquoi donc le terme 8 C’est la traduction française qui servira de référence dans le présent travail. Ainsi, les citations et la pagination indiquées ici renvoient à Chomsky (1969). 9 explicatrice, ne permettrait pas à Skinner de rendre compte du langage. La raison en est le fait que Skinner perçoit l’acquisition du langage par l’enfant comme un processus d’apprentissage par renforcement. Pour une telle conception déterministe, la créativité du langage, c’est-à-dire la capacité de chaque être humain sain de produire et de comprendre des phrases jamais rencontrées auparavant, pose un problème insurmontable. De plus, un âge critique semble exister pour l’apprentissage. Tout enfant assimile sa (ses) langue(s) maternelle avec une facilité étonnante, tandis que les adultes rencontrent des difficultés énormes face à la même tâche. Il est important de noter que ce n’est pas spécifiquement l’ouvrage de Skinner que Chomsky vise par ces critiques, mais l’approche behavioriste en général. Comme il remarque dans la préface d’une ré-édition de la revue huit ans plus tard (Chomsky 1967) : I had intended this review not specifically as a criticism of Skinner’s speculations regarding language, but rather as a more general critique of behaviorist (I would now prefer to say “empiricist”) speculation as to the nature of higher mental processes.7 Cette citation illustre bien le développement philosophique de la position de Chomsky. Après avoir avancé une théorie linguistique et exploré ses conséquences psychologiques, il reconnaît que les implications sont encore plus profondes. Les changements philosophique entraînés classique, par sa théorie notamment relèvent celui des d’un conflit mouvements empiristes et rationalistes (Chomsky et Katz 1975), d’où l’intention de substituer le terme « behavioriste » à « empiriste ». 7 « Mon intention avec cette revue n’était pas spécifiquement de critiquer les spéculations de Skinner sur le langage, mais de fournir une critique plus générale de la spéculation behavioriste (je dirais aujourd’hui plutôt « empiriste ») concernant la nature des processus mentaux de haut niveau. » 8 L’ANTI- BEHAVIORISME DE CHOMSKY Cette ouverture n’est pas sans conséquence pour la théorie psychologique sous-tendant la linguistique. Le structuralisme, empiriste dans son essence, repose sur le behaviorisme comme cadre psychologique : « we can persue the study of language without reference to any one psychological doctrine »5 (Bloomfield 1976 : Préface). En revanche, la nouvelle théorie présuppose l’existence d’une faculté linguistique mentale, ce qui est, par définition, incompatible avec l’anti-mentalisme du behaviorisme. Par conséquent, la grammaire générative met en question non seulement le paradigme linguistique précédent, mais aussi les fondements psychologiques de celui-ci. Chomsky explore ces considérations pour la première fois 6 dans sa revue critique (Chomsky 1959) sur le Verbal Behavior de Skinner, un behavioriste américain reconnu. Chomsky montre la grossièreté de la terminologie anti-mentaliste du behaviorisme et son incapacité d’expliquer la complexité d’une telle fonction comportementale complexe comme le langage. Les notions « réponse » et « stimulus » ne permettent pas de prédire ou d’analyser les énoncés faits par un locuteur dans un contexte donné, et cela pour deux raisons. D’une part, chaque situation présente un nombre infini de propriétés, qui peuvent tous servir de stimulus pour évoquer une réponse. Ainsi aucune prédiction n’est possible. D’autre part, le langage humain, à la différence de la communication animale, est indépendant de tout stimulus extérieur. De plus, Chomsky avance des arguments pour montrer que même l’augmentation 5 de la puissance conceptuelle, donc [N]ous pouvons poursuivre l’étude du langage sans nous référer à une doctrine psychologique quelconque. 6 Ce point reste central tout au long de son œuvre ultérieur. Comme il l’affirme à maintes reprises (p. ex. Chomsky 1968, 2000), il conçoit la linguistique comme une partie intégrante de la psychologie de la cognition. 7 rearranges are defective. It claims little, and its interest is correspondingly limited. In [Syntactic Structures] I was concerned with grammars that make a much stronger factual claim than this. A generative grammar, in the sense of [Syntactic Structures], is not a large collection of neatly organized examples [...]. A generative grammar is a system of explicit rules that assign to each sequence of phones, whether of the observed corpus or not, a structural description [...]. 4 Dans son analyse historiographique, Newmeyer (1996 : chapitres 4 et 6) met en relief deux différences majeures. D’un point de vue épistémologique, la théorie générative ouvre la possibilité d’une analyse non-empiriste de la structure langagière. En postulant l’existence de règles mentales, ce courant ne s’oriente plus vers les données existantes et réelles, mais plutôt vers celles théoriquement possibles (pour la discussion de cette problématique, voir Quine 1963 ; Stich 1972 ; Chomsky et Katz 1974). Ainsi sa démarche n’est pas inductive, mais déductive. Deuxièmement, la théorie générative se montre suffisamment efficace pour traiter les problèmes de la syntaxe, un niveau d’analyse jusque là négligé à cause de sa complexité. Tout en gardant les principes d’une analyse formelle, élaborés par le structuralisme, la théorie générative dépasse celui-ci. Cette révolution permet l’élargissement de la portée de la recherche linguistique, aussi bien que l’ ouverture de la discipline vers la psychologie, la philosophie et les autres sciences de la cognition. 4 Une description grammaticale ne fournissant rien d’autre qu’une représentation concise de l’inventaire des énoncés qui se trouvent dans le corpus peut être remise en question uniquement dans la mesure où les observations qu’elle résume et systématise sont déficientes. Elle affirme peu, et par conséquent son intérêt est également limité. Dans Syntactic Structures, je me suis intéressé à des grammaires faisant des affirmations factuelles beaucoup plus fortes. Une grammaire générative dans le sens de Syntactic Structures n’est pas une vaste collection d’exemples, arrangés avec précision. Une grammaire générative est un système de règles explicites qui attribuent à chaque suite sonore, se trouvant dans le corpus observé ou non, une description structurale. 6 Chomsky, étudiant de Harris (Lepschy 1970 ; Newmeyer 1996), développe l’idée de son directeur, que ce dernier a esquissée brièvement dans le dernier chapitre de son Methods (Harris 1951). Selon cette idée, une approche autre que l’analyse procédurale du structuralisme est également envisageable pour l’analyse linguistique. D’après Harris (1951 : 6), « the whole framework of basic procedures presented below could be supplanted by some other schedule of operations without loss of descriptive linguistic relevance »2 . Chomsky (1949) développe cette idée de base en fournissant une analyse générative des processus morphophonémiques de l’hébreu moderne. La méthode générative3 évolue au sein du courant structuraliste. La rupture définitive avec cette doctrine sur le plan théorique survient en 1962, quand Chomsky fait une conférence, intitulée « The Logical Basis of Linguistic Theory » (« la base logique de la théorie linguistique ») au IXe Colloque International de la Linguistique, organisé par MIT et Harvard à Cambridge, Massachusetts. C’est dans cette communication, publiée plus tard comme Chomsky (1964a,b), qu’il développe les différences philosophiques et épistémologiques entre la théorie structuraliste et la théorie générative. Chomsky (1961 : 220, italiques originales) résume cette opposition théorique de la manière suivante : A grammatical description that gives nothing more than a « compact one-one representation of the stock of utternaces in the corpus » can be challenged only to the extent that the observations it summarizes and 2 Le cadre de procédures de base pourrait être remplacé par une autre suite d’opération sans perte de pertinance linguistique descriptive. 3 En fait, il existe, déjà avant le mémoire de Chomsky (1949), deux articles, un par Bloomfield (1939) et un par Jakobson (1948), qui adoptent une approche générative. Mais, comme Newmeyer (1996 : chapitre 2) le montre, ils n’étaient pas considérés comme des contributions importantes par leurs auteurs. Ils n’étaient certainement pas d’importance théorique. De plus, ils n’avaient exercé aucun effet sur Chomsky, il ne les connaissait même pas. 5 1996). La question majeure est de savoir si l’apparition du modèle générative constitue ou non une révolution scientifique selon la définition de Kuhn (2000). J’adopte ici la position de Newmeyer (1996) qui donne une réponse positive. Notamment, je montre que la théorie de Chomsky représente une rupture, d’une part, avec le structuralisme au sein de la linguistique, d’autre part, avec le behaviorisme dans le cadre plus général des sciences de la cognition humaine. LA GRAMMAIRE GENERATIVE DEPASSE LE STRUCTURALISME Dans les années 1950, quand Chomsky commence ses études en linguistique (Barsky 1997), l’approche structuraliste, représentée par de tels noms que Leonard Bloomfield, Roman Jakobson ou Zellig Harris, domine la discipline (Robins 1967 ; Lepschy 1970). Le démarche mouvement structuraliste épistémologique méthodologie consiste correspondances à se caractérise essentiellement révéler systématiques dans des un par inductive. structures corpus de et une Sa des données linguistiques véritablement attestées (actually attested linguistic data). Les analyses, pour la plupart, se situent aux niveaux phonologique et morphologique (par ex. Harris 1970 ; Trubetzkoy 1971 ; Jakobson et Waugh 1980 ), les niveaux d’analyse au-delà du mot reçoivent peu d’attention (Newmeyer 1996 : chapitres 2 et 4). La détermination de l’appartenance catégorielle par distribution formelle et l’analyse des phrases en constituants immédiats représentent les méthodes les plus fréquemment utilisées en syntaxe (Harris 1951 : chapitre 2, 1961). Il s’agit de certaines régularités qui «are in the distributional relations among the features of speech in question, i.e. the occurrence of these features relatively to each other within utterances»1 (Harris 1951 : 5). 1 [E]ntrent dans des relations distributionnelles existant parmi les traits du discours en question, c’est-à-dire la présence de ces traits l’un en relation des autres à l’intérieur d’un énoncé. 4 placer la théorie chomskyenne dans un cadre intellectuel plus large, la comparant aux courants linguistiques et philosophiques des XVIIe aux XIXe siècles suivant le Cartesian Linguistics (Chomsky 1966, 1969). Les similarités philosophiques et épistémologiques entre la linguistique classique et celle d’aujourd’hui deviendront évidentes. En même temps, des contradictions seront révélées dans l’interprétation que Chomsky donne de la théorie de Port Royal, ce qui indique l’existence de différences fondamentales sur le plan linguistique entre le système logico-sémantique de Port-Royal et la théorie formelle de la grammaire générative. Les deux analyses historiographiques seront suivies d’une étude linguistique proprement dite. Des études de cas seront présentées afin d’examiner de plus près le fonctionnement des théories classique et contemporaine sur le plan linguistique. Ces observations s’accordent avec les conclusions d’autres analyses (p. ex. : Kelemen 1977) et servent d’arguments en faveur d’une telle approche double, c’est-àdire philosophique et linguistique. A titre de conclusion, les implications épistémologiques de la comparaison seront considérées. II. LE CONTEXTE DE LA REVOLUTION CHOMSKYENNE La grammaire générative, lancée par Chomsky (1957), n’est pas simplement un nouvel outil pour l’analyse linguistique. Il s’agit plutôt de toute une nouvelle conception de la nature et du rôle du langage dans la cognition humaine. Chomsky élabore les bases de sa théorie dans le contexte des sciences humaines des années 50 aux Etats-Unis, où règnent le behaviorisme, le structuralisme et le positivisme logique (Newmeyer 1996). La discussion dans cette partie esquissera le milieu intellectuel dans lequel la grammaire générative est née. Le rôle et l’importance du système chomskyen dans l’histoire de la linguistique a fait l’objet de controverses (Newmeyer 3 I. INTRODUCTION: LA LINGUISTIQUE GENERATIVE EN RETROSPECTION En 1957, Noam Chomsky publie son ouvrage entitulé Syntactic Structures. Alors commence une nouvelle ère dans l’histoire de la linguistique. Cette « révolution Chomskyenne » (Kasher 1991 ; Newmeyer 1996) émerge du structuralisme américain, mais se veut l’héritier de toute une tradition historique, celle de la « linguistique cartésienne ». Dans son Cartesian Linguistics, Chomsky (1966, 1969) retrace les origines de sa théorie jusqu’au modèle philosophique de Descartes et montre comment elle s’inscrit dans le lignage des linguistes de Port Royal, de l’Encyclopédie et du romantisme allemand. Le présent travail se propose d’étudier cette histoire rétrospective de la grammaire générative. En particulier, il analysera la comparaison, établie par Chomsky dans son ouvrage, entre la linguistique générative d’aujourd’hui et la grammaire de Port Royal (Arnauld et Lancelot 1660/1997; Arnauld et Nicole 1662/1965), que Chomsky considère représentatives de la tradition cartésienne. La relation entre la linguistique générative et ses prédécesseurs suscite des questions d’ordre linguistique, mais aussi philosophique, épistémologique et historique. Le présent travail prend une perspective essentiellement linguistique, comparant comment les deux théories, celle de Chomsky et celle de Port Royal, traitent certains phénomènes et problèmes du langage. Conséquence inévitable de cette approche : les aspects historiques seront abordés d’un point de vue linguistique, donc nécessairement réducteur. La première partie de l’analyse explorera le contexte intellectuel de l’émergence de la linguistique générative, l’examinant surtout dans l’optique de son opposition aux théories linguistique et psychologique dominantes de l’époque, le structuralisme et le behaviorisme. La deuxième partie tâchera de 2 KÖSZÖNETNYILVANITAS Mindenek elõtt köszönettel tartozom témavezetõmnek, Gécseg Zsuzsannának, aki végig bizalommal és számtalan jótanáccsal segítette a munkámat. Hálás vagyok a Láthatatlan Kollégium vezetõinek, tanárainak és diákjainak a több évnyi támogatásért és barátságért. Külön is köszönetemet szeretném kifejezni tutoraimnak, Albert Sándornak, Pléh Csabának, Kelemen Jánosnak, akik a dolgozatban elemzett szövegek egy részét elõször elolvastam. Fehér Mártának azért vagyok hálás, mert õ vezetett be a tudománytörténet tanulmányozásába. A dolgozat elkészítése ösztöndíjasaként az Utrechti dolgozhattam. Köszönöm alatt Egyetem az a NUFFIC Nyelvészeti Intézet Huygens Intézetében vezetõségének és munkatársainak a kedves vendéglátást. Végül szeretém megköszönni Zemplén Gábornak, hogy tanácsaival, kérdéseivel dolgozatban kifejtett és szemléletmódjával gondolatok köszönöm neki a szeretetét és figyelmét. hozzájárult megszületéséhez. a Emellett TABLE DE MATIERE Table de matière ...................................................................................................1 Köszönetnyilvánítás .............................................................................................2 I. Introduction: la linguistique générative en rétrospection............................3 II. Le contexte de la révolution chomskyenne.................................................4 La grammaire générative dépasse le structuralisme ...................................5 L’anti-behaviorisme de Chomsky...............................................................8 III. La linguistique cartésienne : la linguistique aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles vue par Chomsky .................................................................10 Pourquoi le terme « cartésien » où l’erreur historiographique de Chomsky ? .......................................................................................10 La linguistique d’antan et celle d’aujourd’hui ..........................................15 La créativité du langage humain et ses conséquences .....................15 Le nativisme.....................................................................................19 L’individuation du langage ..............................................................22 L’universalisme ...............................................................................25 Structure profonde et structure de surface .......................................28 La place de La linguistique cartésienne dans l’oeuvre de Chomsky........33 IV. Analyse sémantique ou analyse syntaxique : des etudes de cas en linguistique................................................................................................35 Substantifs et adjectifs : où est la différence ? ..........................................35 Les verbes .................................................................................................39 Les propositions relatives..........................................................................42 V. Conclusion ................................................................................................45 Références bibliographiques ..............................................................................46