F. Bouillon Squat et rue

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F. Bouillon Squat et rue
LE SQUAT, UNE ALTERNATIVE A LA RUE ?
Florence BOUILLON
SHADYC- EHESS/CNRS
In J. Brody (ED.), La rue, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2005, pp. 179-194.
Contrairement à la rue, espace public et lieu d’exposition de soi, le squat est un lieu de
l’intériorité, de l’intime, du privé. A ce titre, les deux peuvent apparaître comme antinomiques
a priori. Dans les faits pourtant, l’errance procède généralement d’une alternance entre lieux
du dehors et du dedans1, au cours de laquelle rue et squat se rencontrent et se succèdent.
La pratique du squat recouvre certes une très grande diversité de lieux2. Le squat peut être
collectif, familial ou individuel, insalubre ou d’un relatif confort, lieu d’activité ou de simple
hébergement, discret ou revendiqué, central ou périphérique. Mais il s’inscrit dans la très
grande majorité des cas dans des trajectoires résidentielles qui incluent la rue comme l’un des
lieux du possible. La question ici posée est alors celle de la place qu’occupe le squat au sein
de ces trajectoires, et notamment s’il peut constituer, et sous quelles conditions, une transition
entre la rue et le logement de droit commun.
D’autres liens existent entre rue et squat, qui relèvent cette fois des usages que font les
squatters de la rue, et des perceptions qu’ils en ont : les occupants des squats peuvent en effet
appréhender la rue comme une menace, liée à celle de l’expulsion ; la rue est également
utilisée comme une ressource, par les pratiques de mendicité, de vol et de récupération ; la
rue enfin peut être une scène, dans le sens goffmanien du terme, notamment lorsque les
squatters y médiatisent le squat.
A travers la définition de ce qu’est un squat puis l’exposé de quelques récits, c’est donc
l’interaction entre le squat et la rue qui est ici interrogée, et les différentes formes
d’appropriation de l’espace public mises en œuvre par les exclus du logement. Précisons que
les types de squats évoqués ci-dessous - squat d’activités, squat d’hébergement et squat de
survie - n’ont pas pour finalité de construire une catégorisation définitive des squats, mais
simplement de distinguer de manière opératoire des situations et des relations entre squat et
rue.
Qu’est-ce qu’un squat ?
Le terme squatter vient de l’anglais des Etats-Unis (1835). Il désigne à l’origine les pionniers
qui s’emparent de terres inexploitées de l’Ouest, sans titre légal de propriété et sans payer de
redevance. Le verbe to squat signifie strictement s’accroupir, se blottir.
1
J.F. Laé et N. Murard (1996) en donnent une illustration saisissante avec le récit de la vie de Murielle, femme célibataire à
la rue, qui alterne pendant vingt ans hôtel, rue, studio, caravane, hébergement chez des amis, foyer d’urgence, nouveau
logement, squat etc. Pour une synthèse récente des travaux portant sur les modes d’hébergement des Sans Domicile Fixe
(SDF), on lira M. Marpsat et J.M. Firdion (2000).
2
Cette présentation s’appuie sur une ethnographie des squats menée depuis cinq ans à Marseille, dans le cadre d’un travail de
thèse en cours.
La définition actuelle des squatters est celle de « personnes sans logement qui s’installent
illégalement dans un local inoccupé ». Le squat est par conséquent communément admis
comme étant un « immeuble vide, occupé illégalement et sans payer par des personnes sans
logement »1.
Ces définitions sont à nuancer, et ce en trois de leurs termes. Si le squat est souvent un local
inoccupé, il est des cas où les squatters succèdent à d’autres dans un même lieu, qui n’est
donc plus « vide » à leur arrivée. Il peut y avoir cooptation, un groupe cédant la place à un
autre, ou appropriation violente des lieux par le nouveau groupe au détriment de l’ancien2.
D’autre part, l’occupation d’un squat n’est pas toujours gratuite. Elle peut être payante
lorsque les squatters louent l’appartement squatté à un faux propriétaire, qu’ils soient dupes
de la supercherie ou non ; lorsqu’ils rachètent le droit d’usage d’un squat à des occupants
précédents, comme le font des familles bosno-tsiganes à Marseille ; ou lorsqu’ils paient un
droit d’entrée pour pouvoir dormir dans un squat, comme le font les mineurs étrangers isolés.
L’expression « sans logement » enfin est problématique, car il existe des personnes qui ont
quitté leur logement pour habiter dans un squat, parce que le squat répond à une aspiration de
vie en collectivité, et/ou parce qu’il permet de ne plus payer de loyer lorsque celui-ci
représente une charge trop lourde. Il faudrait également élargir le halo des situations possibles
précédant le squat, qui peuvent être celles du logement précaire, temporaire, ou non
indépendant.
La dimension qui distingue strictement le squat des autres formes d’habitat est celle de
l’illégalité. Juridiquement, le squatter est un occupant sans droit ni titre. Sans titre car il n’est
ni locataire, ni propriétaire, ni hébergé ; sans droit parce que n’ayant pas signé de bail ni de
contrat d’aucune sorte, il est peu protégé par la loi.
Distinction doit être faite par conséquent entre les locataires en impayés de loyer, que l’on
désigne parfois comme « squatters », et les occupants sans droit ni titre. Le locataire en
impayés de loyer effectue une rupture de contrat : son cas est jugé au Tribunal d’Instance. Il
bénéficie de la trêve d’hiver, qui surseoit aux expulsions entre le 1er novembre de chaque
année et le 15 mars de l’année suivante, et de deux mois de délai au minimum avant
expulsion, une fois la décision de justice arrêtée. De plus, le Préfet a la possibilité de
suspendre l’expulsion, et la loi contre les exclusions du 29 juillet 1998 prévoit des mesures
supplémentaires afin de prévenir les expulsions locatives3. Le squatter quant à lui commet un
délit : il comparaît au Tribunal de Grande Instance. Il ne bénéficie pas de la trêve d’hiver4, et
peut être expulsé immédiatement s’il y a flagrant délit, c’est-à-dire en pratique si l’occupation
est inférieure à 48 heures. Au-delà, une procédure judiciaire est obligatoire : les squatters sont
assignés en justice par les propriétaires des lieux, le juge décide de l’octroi d’un délai, qui
peut théoriquement aller de trois moi à trois ans5, ou d’une expulsion immédiate. La date de
l’expulsion arrivée, assignation est faite aux squatters de quitter les lieux ; le Préfet doit
encore accorder à l’huissier le concours de la force publique, et les squatters sont expulsés.
1
Ces définitions sont issues du dictionnaire Robert, 1986, p. 942.
En revanche, l’occupation de maisons ou d’appartements temporairement inoccupés (résidences secondaires par exemple)
est rarissime. Il s’agit en effet dans ce cas d’une violation de domicile, passible de prison, alors que le squat est passible
« seulement » d’expulsion, et d’une éventuelle amende. Notons que le projet de loi gouvernemental sur la « sécurité
intérieure » prévoyait en 2002 de faire du squat une nouvelle infraction réprimée par six mois d’emprisonnement et 3000
euros d’amende. Sous la pression des associations de défense des mal-logés, ces dispositions ont finalement été supprimées.
3
La recherche de modalités de paiement de la dette locative auprès des organismes d’aide au logement et le renforcement
des moyens financiers des FSL (Fonds Solidarité Logement) en particulier.
4
L’article 613-3 du code de la construction et de l’habitation précise que les mesures relatives à la trêve d’hiver « ne sont pas
applicables lorsque les personnes sont entrées dans les lieux par voie de fait ».
5
Dans les faits, le plus long délai accordé à Marseille au cours des cinq dernières années est de un an, pour un squat collectif
auto-désigné comme « politique » en 2000, puis pour un squat de familles comoriennes soutenu par l’association Droit Au
Logement en 2001.
2
Cette dernière étape permettait parfois jusqu’à présent aux squatters d’obtenir des délais
supplémentaires, le Préfet n’exécutant pas toujours l’ordonnance d’expulsion, au motif du
trouble à l’ordre public qu’elle induit. Mais la décision du Conseil d’Etat du 21 novembre
2002, qui fera probablement jurisprudence, condamne l’Etat pour ne pas avoir exécuté une
décision de justice, après que le Préfet de police de Paris ait refusé d’accorder le concours de
la force publique pour l’expulsion d’un squat.
Le squat enfin se distingue d’un autre type d’habitat avec lequel il est parfois confondu :
l’abri de fortune. Le langage courant évoque le fait que des Sans Domicile Fixe « squattent »
un coin de rue, une cabine téléphonique, un wagon désaffecté etc. Or le squat est un espace
fermé, et coupé de la rue. Il offre par conséquent une intimité et une protection que ne permet
pas l’abri de fortune1. D’autre part, les compétences nécessaires au squat sont davantage
tangibles : « ouvrir » un squat, selon l’expression consacrée, implique d’effectuer un repérage
des lieux, éventuellement de se renseigner auprès du cadastre pour en connaître le
propriétaire, de disposer des outils et du savoir-faire pour pénétrer dans les locaux, puis de
savoir brancher l’eau et l’électricité2, aménager et équiper l’appartement, obtenir l’indulgence
voire le soutien des voisins, se faire discret ou au contraire négocier sa présence avec
propriétaires et pouvoirs publics etc. L’ensemble de ces compétences permet de mettre à
distance, pour quelques temps au moins, la violence de la vie dans la rue.
Le CAJU, squat d’activités
Marseille est une ville fortement investie par le squat, mais de manière moins visible que
d’autres villes européennes (Turin, Barcelone, Londres, Genève) et françaises (Paris, Lyon,
Lille, Dijon). Ces dernières comprennent davantage de squats d’activité que Marseille, où la
grande majorité des squats sont des squats d’hébergement, réponses à un besoin de logement
dans une ville fortement paupérisée3.
Les squats d’activités sont des squats collectifs, qui se présentent comme ayant une fonction
politique et/ou artistique. Inscrits dans une démarche d’extériorisation et de revendication de
leurs actions, prônant l’autonomie et le « vivre autrement » [Weltzer-Lang, 1992], les
habitants y organisent leurs actions militantes et y pratiquent leur art, tout en proposant
généralement aux habitants du quartier diverses activités comme des rencontres, repas,
débats, expositions, ateliers, concerts, projections etc.
L’un de ces squats, ouvert de juin 1997 à octobre 1998 à Marseille, s’appelle le CAJU,
compilation des prénoms Camille et Julie, deux petites filles qui habitent le squat. Le CAJU
est installé dans une petite maison à deux étages précédée d’un jardin, à proximité du quartier
central et nocturne de La Plaine. Le squat a l’eau et l’électricité ; le confort y est sommaire
(pas de salle de bain, toilettes dans le jardin) mais le lieu est vivant, décoré, chaleureux.
1
Sur ce point, nous partageons l’avis du Comité National de l’Accueil des Personnes en Difficulté, chargé en 1997 de
rédiger un rapport sur les squats (paru en 1999) et qui distingue en introduction le squat de l’habitat de fortune, « espaces
encore plus précaires » (p.8). Le Comité regroupe sous l’égide du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité des représentants
des pouvoirs publics et des associations de solidarité. Aucun autre rapport de ce type n’a été commandité depuis, et la
tendance actuelle des pouvoirs publics semble aller davantage dans le sens d’une répression accrue que d’un meilleur
accompagnement social du phénomène.
2
La majorité des squats visités disposent de l’eau et de l’électricité, à l’exception de squats très temporaires comme ceux des
mineurs étrangers, et de quelques autres dans lesquels les branchements se sont avérés, pour des raisons techniques,
irréalisables. Sur ce thème des compétences des squatters, on se permet de renvoyer à F. Bouillon, 2001b, 2002.
3
Selon les associations locales, 20% de la population y vit avec moins du SMIC (Salaire Minimum Interprofessionnel de
Croissance). Les squats sont principalement situés dans le centre et le nord de la ville, où la vacance est beaucoup plus élevée
que dans les quartiers sud, résidentiels.
Le bâtiment squatté appartient à l’Assistance Publique de Marseille (APM), et est au moment
de l’ouverture vacant depuis dix-sept ans. Précisons que l’APM a systématiquement refusé les
propositions de rencontre et de négociation formulées par les squatters ; que les habitants du
CAJU ont au final été expulsés sans proposition de relogement aucune, enfants compris, à
l’entrée de l’hiver ; que le bâtiment squatté est resté muré plusieurs mois, avant d’être en
travaux, et finalement réhabilité en 2003.
Le squat est principalement tenu par Alice, jeune femme d’une trentaine d’années, mère
célibataire sans emploi. Alice présente elle le squat comme un outil de travail social, c’est-àdire de « prévention » auprès des personnes en difficulté du quartier, auxquelles on propose
une alternative à la rue, en dehors des cadres de l’assistance et de l’assistanat. Le CAJU est
aussi un espace politique, une partie des squatters axent leur discours sur une critique globale
de la société, se revendiquent antifascistes et anticapitalistes.
Le CAJU est habité par une dizaine de personnes, trois hommes d’une cinquantaine d’années,
Alice et sa fille, alors âgée de dix ans, et quelques jeunes gens, filles et garçons, de vingt à
trente ans. Les profils socioculturels des habitants sont relativement hétérogènes. Certains des
squatters sont absolument sans ressources légales, parce qu’en situation irrégulière. D’autres
perçoivent le RMI, et travaillent ponctuellement pour améliorer les fins de mois. L’un des
hommes plus âgé enfin a un travail salarié, comme éducateur1.
Outre les habitants permanents, qui ont peu changé au cours du temps, des visiteurs2
ponctuels trouvent dans le lieu un abri pour quelques jours ou quelques semaines ; d’autres
sympathisants du squat y passent avec plus ou moins de régularité, venant voir des amis,
passer le temps, profiter du jardin.
La rue apparaît principalement dans le cas du CAJU comme une scène. Elle est le lieu
d’expression du collectif. Environ une fois tous les deux mois, les squatters organisent des
« repas de quartier », qui doivent amener les habitants à se rencontrer, mais réunissent pour
finir davantage les amis et relations des squatters que leurs voisins. Les repas sont annoncés
par des affichettes collées sur les murs environnants. Des affiches, tags et autres tracts sont
aussi apposés sur les murs de la Plaine, invitant à se rendre dans le squat, à le soutenir, faisant
la promotion de « l’occupation des maisons vides » ou de l’antifascisme. La porte du squat est
elle recouverte d’inscriptions et de flyers. On y suggère au passant de participer aux repas et
autres rencontres organisées par les occupants, et on l’y l’incite à nouveau sous différentes
formulations à « changer le monde ». Ces signes enfin rendent le squat identifiable comme tel
par les autres squatters, qui y reconnaissent un ton, un style.
La rue est également une ressource pour les habitants du CAJU. Elle est le lieu d’un
recrutement possible de nouveaux squatters, comme nous le verrons ci-dessous avec
l’exemple de Fahrid. La rue est espace de mendicité, pratiquée par une partie des squatters.
Paradoxalement, ceux qui font régulièrement la manche ne sont pas les plus démunis, ces
hommes âgés en grande difficulté sociale qui disent éprouver un sentiment de honte à
quémander de l’argent sur la voie publique. Les squatters qui font la manche sont de jeunes
Français et Européens. Ils se postent à proximité du squat, à l’entrée d’une supérette par
exemple, et accompagnent leur quête d’une animation musicale ou autre « performance », se
1
Il s’agit là du seul cas rencontré au CAJU d’une personne ayant quitté son appartement pour habiter dans un squat. Des
motivations d’ordre relationnelles sont avancées par Alain pour expliquer sa décision (désir de vivre et échanger avec les
autres). A la fermeture du squat, Alain a à nouveau loué un appartement.
2
Terme vernaculaire, les squatters distinguant les « résidents » du squat des « visiteurs ». Le groupe peut décider (au cours
d’un vote ou plus officieusement) de faire perdre à un résident son statut, alors qu’un visiteur peut demander à devenir
résident, ce qui signifie concrètement habiter le lieu en permanence et participer aux prises de décision collectives.
distinguant par là de l’attitude stigmatisée du clochard1. La rue est également un espace de
ressource par la pratique de la « récupération ». Elle consiste, le soir venu, à demander aux
commerçants leurs invendus de la journée et leurs produits abîmés et périmés, ou à aller
chercher ces surplus dans les poubelles des grandes surfaces, dont il faut alors connaître
l’emplacement, et les horaires de remplissage.
La rue enfin est une menace pour les habitants du CAJU, mais de manière atténuée ici, car les
squatters bénéficient souvent de réseaux amicaux (ou plus rarement familiaux) leur assurant
soit un hébergement temporaire, soit la possibilité de repérer et d’ouvrir rapidement un autre
squat. Aucun des habitants du squat n’est retourné à la rue après l’expulsion, alors que trois
d’entre eux en venaient. Trois types d’habitat ont succédé au squat : un appartement de droit
commun (pour deux personnes dont Fahrid), un hébergement chez des proches (quatre
personnes dont Alice) et un autre squat (trois personnes).
La trajectoire de Fahrid mérite d’être mentionnée plus avant, qui donne à voir une situation
particulière de sortie de la rue par le squat, lorsque celui-ci met en co-présence des individus
aux parcours sociaux différents.
Fahrid a près de cinquante ans lorsqu’il arrive au CAJU. Il dormait depuis plusieurs semaines
dans la rue, dans l’entrée d’une banque, lorsque Alice et Carine, qui l’avaient croisé à
plusieurs reprises, lui proposent de venir s’abriter au squat. Maçon au chômage d’origine
marocaine, Fahrid a connu toutes les étapes de la précarisation économique et de la
désocialisation, la perte de son emploi, puis celle de son logement, l’isolement, l’alcoolisme,
la rue. A son arrivée au CAJU, il pose parfois problème aux autres squatters, buvant trop, et
comprenant mal la démarche qui consiste à s’approprier un lieu qui n’est pas le sien, ou à
proclamer la futilité d’une société ayant pour valeur centrale l’argent. Les principes libertaires
affichés sont bien loin de ce que Fahrid, culturellement et socialement, connaît et comprend.
Au cours du temps, Fahrid fait l’apprentissage du discours de légitimation de sa situation de
squatter. Il intègre l’argumentaire dénonçant l’injustice sociale, la vacance et la spéculation
foncière et valorisant l’utilité et la légitimité du squat, dont il sera par la suite le plus ardent
défenseur. D’autre part, Fahrid retrouve dans le squat un lieu où exercer ses talents, multiples,
de maçon et de bricoleur. Il abat des cloisons, répare le système d’écoulement des eaux,
réhabilite le lieu, modifiant sa configuration et améliorant nettement son niveau de confort :
Fahrid retrouve dans le squat du CAJU une forme d’utilité sociale. Sollicité et apprécié pour
ses talents, il arrêta de boire. Il devint alors des plus sociables, sortant avec les squatters dans
des lieux auxquels il n’avait jamais accédé auparavant, au théâtre par exemple. Il habite
aujourd’hui dans un petit logement loué à un propriétaire privé, avec lequel un visiteur du
squat l’avait mis en relation, et a retrouvé du travail sur des chantiers.
Le squat a parfaitement joué le rôle pour Fahrid de tremplin entre la rue et le logement de
droit commun. Le CAJU fut pour lui un lieu d’apprentissage, de resocialisation, de
reconstruction identitaire. Le CAJU bien sûr ne remplit pas cette fonction pour l’ensemble des
squatters, et fut aussi pour certains un lieu de déstabilisation psychologique, de violence
symbolique. Ceux qui avaient moins à proposer que Fahrid et étaient dans une situation tout
aussi précaire n’ont pas connu la même ascension. Mais la dimension collective du squat et le
croisement de mondes sociaux qu’il permettait ont indéniablement amené des individus à
sortir de la précarité absolue, les plus forts entraînant alors les plus faibles.
D’autres squats ressemblent au CAJU. Il y a aujourd’hui plusieurs squats collectifs à
Marseille, organisateurs de manifestations diverses, qui hébergent une population très
1
P. Pichon (1992) identifie différentes techniques de mendicité utilisées par les SDF (la priante, le tape-cul, la
volée), soulignant qu’elles impliquent différentes formes de « présentations de soi ».
hétérogène. Là réside peut-être la principale caractéristique de ce type de squat, qui fait se
croiser et se rencontrer des mondes socialement éloignés, jeunes artistes bohèmes et mineurs
en fugue, travailleurs sociaux et militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire, individus
sortant de prison et d’autres sortant de chez leurs parents.
Squats de familles bosno-tsiganes, squats d’hébergement
Mais cette « mixité sociale » et cette dimension collective du squat ne représentent à
Marseille qu’une exception : nous le disions, la très grande majorité des squats y sont des
squats d’habitation « pure », des squats d’hébergement. Les squats marseillais sont avant tout
le fait de personnes qui, comme au CAJU, ont des difficultés à accéder au logement standard,
mais dont l’occupation n’est pas assortie d’un projet alternatif ou d’un discours politique. Il
s’agit pour des personnes en difficulté économique, administrative, socio-psychologique de
trouver un abri et d’y demeurer aussi longtemps que faire se peut.
Les exemples pris ci-dessous décrivent des situations observées au sein de squats occupés par
des populations migrantes en situation irrégulière et donc très fragilisées1, premières victimes
de l’exclusion du logement, et ont pour vocation de décrire une autre facette de la réalité des
squats, ainsi qu’une relation différente des squatters à la rue.
A Marseille vivent, depuis parfois plus de dix ans, des familles tsiganes en provenance de
Bosnie. Les séquelles de la guerre empêchent aujourd’hui les aller-retour entre la Bosnie, la
région de Banja Luka précisément pour les familles dont il est question, et le reste de
l’Europe. Les maisons ont été détruites, les familles éparpillées, les exactions à leur encontre
nombreuses. Or la fragilisation des familles tsiganes va de pair avec leur sédentarisation,
partielle ou totale. La dislocation du groupe et sa paupérisation ont pour conséquence la perte
des véhicules, le besoin d’assistance, la fin de la mobilité. Les hommes continuent parfois de
voyager, d’autres familles parviennent à circuler quelques mois dans l’année. Mais d’autres
ne peuvent plus partir du tout, et cette sédentarisation est vécue comme un renoncement, une
souffrance face à la disparition d’un mode de vie perçu comme constitutif de leur identité
[Bouillon, 2001a].
Ces familles ont pour partie squatté des appartements de la cité Félix Pyat à Marseille.
Construite à la fin des années 1950 à destination des rapatriés d’Algérie, la cité Félix Pyat
était jusqu’à récemment organisée en copropriété, avant son rachat par des organismes HLM2
qui ont pour mission de la réhabiliter. La cité est située non loin du centre-ville de Marseille,
dans le 3ème arrondissement. Elle comprend 810 logements d’une extrême vétusté, due à leur
abandon par les propriétaires successifs, ou au non-paiement des charges qui leur
incombaient. Cet abandon, et la chute de la valeur immobilière des appartements ont favorisé
le développement de systèmes de « marchands de sommeil »3 et de squats. Les populations
maghrébines initialement occupantes des lieux ont peu à peu laissé place aux vagues
successives de migrants, Comoriens, Africains de l’Ouest, Bosniaques, les plus pauvres
remplaçant ceux qui réussissent à en sortir.
1
Non que celles-ci aient l’apanage du squat, qui concerne toutes les catégories de personnes en difficulté (jeunes en rupture
familiale, familles monoparentales désargentées, toxicomanes, etc.)
2
Habitat à Loyer Modéré.
3
Terme qui désigne des multi-propriétaires qui louent à des populations en difficulté des appartements petits et insalubres,
pour des loyers allant de 2500 ou 3000 francs par mois minimum à Marseille.
Quelques familles bosniaques occupent depuis le milieu des années 1990 sans droit ni titre
une dizaine d’appartements, soit de manière temporaire1, soit de manière permanente. C’est le
cas notamment d’Amina, de son mari et de leurs enfants. Amina, qui toute sa vie a voyagé en
Europe, se trouve aujourd’hui contrainte à la sédentarité. Illettrée, appartenant à une famille
pauvre et à une population très fortement stigmatisée, elle a connu la prison, la vie dans la
rue, la misère. Elle raconte avoir dormi pendant plusieurs semaines sur le parking du marché
aux puces, puis sur celui de Félix Pyat, jusqu’à ce que des connaissances l’informent qu’un
appartement était vide. Elle va alors l’occuper avec ses enfants, puis son mari, jusqu’alors en
Italie, les rejoindra.
Pour Amina et sa famille, le squat est directement lié à la rue, qui est une menace constante et
la source d’une angoisse permanente. La rue est dans le même temps un espace de ressources.
Amina en effet survit en partie grâce à la mendicité et à la vente de fleurs, pratiquées dans les
rues du centre-ville et aux terrasses des cafés et restaurants du Vieux-Port. Les techniques de
mendicité d’Amina diffèrent de celles des squatters du CAJU : elle s’adresse directement aux
personnes installées aux terrasses des cafés, en particulier lorsqu’elle vend des fleurs, ou bien
elle se poste dans un espace fréquenté et tend la main. Elle est en général accompagnée d’un
enfant en bas âge, autre « mise en scène » de soi, sous forme cette fois d’un appel à la
compassion des citadins. La rue est enfin un lieu de consommation à très bas prix, dans des
espaces de marchés informels, situés Porte d’Aix, à l’entrée de l’autoroute nord, et à
l’extérieur du marché aux puces de la Ville.
En juillet 2000, dans le cadre de la réhabilitation, la majeure partie des familles bosnotsiganes est expulsée. Les appartements sont murés, les Tsiganes repartent sur les routes, chez
des proches, ou dans d’autres cités marseillaises. Fait exceptionnel, quelques familles, dont
celle d’Amina, se voient quant à elles proposer la signature d’un bail pour l’appartement
qu’elles occupent2. Il s’agit là de familles en situation régulière, de celles - très minoritaires qui ont obtenu un statut de réfugié, et sont considérées comme pouvant être « socialisées »
dans la cité. Amina est bien connue du centre social et des diverses associations caritatives
opérant sur le site, qu’elle sollicite pour être aidée, et qui la sollicitent en retour pour
participer à leurs activités ; ses enfants sont scolarisés ; sa situation administrative surtout est
régulariée au moment de la réhabilitation, Amina ayant obtenu après des années de démarche
une carte de séjour, condition sine qua non donc de la signature du bail puisqu'
il est
légalement impossible de loger ou reloger des personnes en situation irrégulière. L’obtention
d’une carte de séjour éloigne également la crainte d’un retour dans la rue : Amina peut
maintenant bénéficier d’un certain nombre d’aides sociales, et sait pouvoir accéder aux
réseaux d’hébergement assistanciel. L’appartement squatté est peu à peu aménagé, investi : il
se transforme en logement.
1
Une partie des familles achète le droit d’usage du squat à ses occupants précédents, y passe l’hiver par exemple, reprend la
route l’été et revend alors l’appartement à d’autres familles bosno-tsiganes, qui à leur tour s’y installent pendant quelques
mois. Le squat peut alors être dit de mobilité, car il permet le passage, le voyage, constitue un point d’ancrage dans une
trajectoire migratoire.
2
Il est très rare de voir un appartement occupé sans droit ni titre proposé à la location aux squatters, dans le parc public
comme privé. Dans le cadre de la réhabilitation de la cité Félix Pyat, il était probablement difficile pour les offices HLM,
pour des questions d’ordre humanitaire comme en terme d’image publique, d’expulser toutes les familles en situation
résidentielle illégale.
Squats de mineurs isolés étrangers, squats de survie
Une dernière situation de squat évoquée ici concerne les mineurs isolés étrangers, terme
administratif désignant des jeunes gens (des garçons presque exclusivement) qui arrivent en
Europe en provenance de pays pauvres ou en guerre sans être accompagnés par des adultes, et
se retrouvent en situation d’errance. Issus de milieux familiaux désagrégés, ils viennent
chercher ici de meilleures conditions de vie, du travail peut-être. Leur séjour en France n’est
souvent qu’une étape avant d’aller plus loin, en Italie ou en Espagne, mais aussi en Belgique,
au Danemark, en Allemagne, en Hollande. Ces jeunes doivent donc trouver les moyens de
survivre dans des villes qu’ils ne connaissent pas. A Marseille, où ils viennent en majorité du
Maghreb, ils dorment dans la rue, ou intègrent des squats.
Ces squats sont parfois ouverts par les jeunes eux-mêmes, qui s’y retrouvent par petits
groupes, généralement en fonction de leurs villes et pays d’origine. Mais avant de maîtriser
les techniques du squat, les jeunes dorment dans des squats tenus par ceux qu’ils appellent des
« majeurs », hommes d’origine maghrébine plus âgés, qui ont une meilleure connaissance de
la ville et de ses interstices. Le squat est toujours un abri préférable à la rue, mais il est décrit
par les jeunes comme un lieu peu sécurisant, très inconfortable, dont l’aménagement se réduit
à quelques matelas par terre, sans eau ni électricité. Il est perçu comme potentiellement
dangereux, la violence pouvant émaner d’un majeur, d’un pair, ou d’un policier venu les
expulser. Les mineurs doivent pourtant payer aux majeurs un « droit d’entrée » sous forme
d’argent ou d’objet de valeur : le squat est donc payant.
Ici, la rue est comme précédemment un espace de ressources, mais cette fois essentiellement
par le biais du vol, pratiqué à l’arraché ou à la tire (vol de portables de passants pendant la
journée, vol d’autoradios dans les voitures la nuit). Elle est le lieu de divers petits trafics,
revente d’objets volés, achat de cigarettes de contrebande. Elle est aussi l’espace privilégié de
la rencontre. En dehors des squats, dans lesquels ils disent vouloir demeurer le moins de
temps possible, ces jeunes en effet ne disposent pas de lieux privatifs de réunion. Les snacks
et les cafés maghrébins dans lesquels on les croise parfois sont des lieux de passage, dans
lesquels ils sont tolérés s’ils ne s’attardent pas. L’espace public, rues, escaliers et places de la
ville constituent alors les lieux premiers de la socialité, espaces de rendez-vous entre pairs,
qu’il est possible, pour quelques temps au moins, de s’approprier1.
Mais la rue est avant tout une menace, tant il est vrai que les squats de mineurs ont une
espérance de vie des plus brèves : ce sont les premiers à être dénoncés par les voisins, des
squats où la police n’a pas besoin d’attendre un jugement avant de procéder à une expulsion,
arguant des activités délinquantes de leurs occupants et de la probabilité d’y trouver du
matériel volé pour y pénétrer et les expulser manu militari. Squat et rue sont ici, plus encore
qu’ailleurs, dans une très grande proximité. Les jeunes alternent ainsi entre squat, rue, abri de
fortune, sans que le squat semble jamais pouvoir jouer un rôle de tremplin vers le logement.
Très fermés, invisibles aux yeux du quidam, les squats de ce type ne permettent aucune
ouverture vers des réseaux d’entraide intégrateurs. Les squats de survie sont donc dans une
position intermédiaire entre le squat d’hébergement et l’abri de fortune. Espaces réversibles,
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C’est aussi à cette occasion que les mineurs peuvent se mettre en scène sous la figure de la « bande », figure négative et
criminogène pour certains passants, mais qui permet aussi de se donner à voir comme collectif, et de se donner mutuellement
confiance pour « draguer » les adolescentes qui déambulent dans les rues du centre-ville…
ils protègent des agressions de la rue, tout en étant à la fois insalubres et susceptibles d’abriter
des formes de violence, et d’exploitation.
Conclusion
Le squat recouvre des réalités multiples et hétérogènes. Il n’est aucunement un isolat social et
culturel, mais doit être appréhendé comme un moment au sein de trajectoires, et comme un
espace occupé articulé à d’autres.
La proximité du squat et de la rue, à la fois menace, ressource et scène, prend diverses formes,
qui sont fonction des compétences et des fragilités des squatters. Habiter un squat permet de
rétablir une frontière entre espaces public et privé, frontière qui sera d’autant plus solide que
les squatters disposent d’un lieu stable, et qu’ils sont en lien avec une diversité de mondes
sociaux. Le squat peut alors sous certaines conditions être un espace de transition entre la rue
et le logement, soit qu’il débouche sur une resocialisation de l’individu, soit, cas plus
exceptionnel, que le squat lui-même soit régularisé.
En se gardant d’énoncer cette dernière possibilité comme une règle, et de réifier l’occupation
sans droit ni titre, l’étude des squats nous donne à voir ce que les individus les plus précaires
mettent en œuvre pour échapper à la désocialisation, et s’instaurer comme acteurs de la ville.
Références bibliographiques
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familles bosno- tsiganes dans une cité marseillaise », Etudes Tsiganes n°14, 2001a, pp. 57-70.
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