Forclusion institutionnelle

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Forclusion institutionnelle
Forclusion institutionnelle
Jean Oury et Danièle Roulot
Clinique de La Borde
Jean OURY : Il faudrait essayer de reprendre cette hypothèse — dans laquelle il y a
certainement plusieurs étages — de la forclusion dite “institutionnelle”. Il doit y avoir des
“parasites”, des parasites qui interrompent la suite métonymique des agencements, des
événements, des dispositions institutionnelles de toutes sortes. On est obligé, là, d’avoir
recours à une sorte d’inférence abductive. Tosquelles dit souvent : “Même s’il n’y a personne,
dans les autobus, à la limite, il faut qu’ils passent quand même, il faut que la ligne
continue”.... Dans une suite métonymique institutionnelle, il y a toujours “des parasites” : le
bon sens, le consensus, “tu vois bien que ça ne sert à rien”, etc., et à ce moment-là, rien ne
change. Le pire, c’est que ça justifie même qu’on ne fasse rien : puisqu’il n’y a rien à faire.
C’est la “connerie endoxale”. Mais quand on arrive à échapper à ça, on peut avoir une suite
métonymique qui produira à la longue ce qu’on pourrait appeler “un effet de sens”. L’effet de
sens métonymique, il faudrait essayer de préciser ça : on peut en arriver à ce qu’on appelle
“l’objet transmétonymique”, qui est une sorte de tenant-lieu de métaphore. On a échappé ainsi
à la forclusion institutionnelle.
On pourrait donc dire que l’un des effets de la forclusion institutionnelle, c’est la rupture de la
chaîne des enchaînements métonymiques. Ces enchaînements métonymiques, il est nécessaire
de les respecter, parce que, comme le soulignaient les formalistes russes, c’est ce qui
caractérise le style réaliste, qui est au plus proche de la réalité. On est là au niveau de ce que
j’avais appelé “la dialectique des demandes”. On n’a affaire qu’à ça, apparemment : à un
foisonnement de demandes. On se retrouve avec le même principe que dans la relation
analytique “duelle” : laisser se développer les demandes, ne pas y répondre à chaque fois. Une
forclusion institutionnelle peut aussi se manifester par un automatisme de réponses —
forcément intempestives — à un système de demandes. Bien sûr, cette assertion s’appuie sur
des concepts. En particulier sur la distinction entre les fantasmes au sens habituel du terme, et
les fantasmes originaires, qui appartiennent à un autre espace logique. Autant les fantasmes
sont, par définition, singuliers, individuels, autant les fantasmes originaires ont une dimension
“collective”. On doit pouvoir articuler : fantasme originaire et suite métonymique des
agencements, des événements, des dispositions institutionnelles, au niveau de la demande. Et,
en même temps, faire en sorte qu’il y ait constamment un agent du discours, c’est-à-dire un
agencement actif sur fond des autres discours : c’est ça le “semblant”. Qu’il produise du
discours analytique ou du discours hystérique, etc, il est nécessaire qu’il y ait un agent...
C’est à partir de là qu’on devrait pouvoir arriver à délimiter un opérateur collectif, qui serait
alors “le Collectif” au sens où je l’entends : une sorte d’intégrale des discours analytiques. La
production de discours analytique met en question le désir, “l’objet a”. L’objet “a”, en
position d’agent, produit du S1... Il faudrait intervenir, là !
D.R. : Mais j’ai pris des notes, j’ai même numéroté les points que je voulais reprendre !
J.O. : Eh bien, allez-y !
D.R. : Alors, dans l’ordre !
Premier point : je pars plus ou moins de mon texte : “Forclusion et fonction forclusive” .
Si on reprend les axiomes de Péano, il y a une fonction qu’on appelle “successeur” : tout
nombre a un successeur, et deux nombres différents ne peuvent avoir le même successeur.
Cette fonction successeur est de l’ordre de la métonymie ; mais il y a aussi un autre aspect,
que B. Russell appelle “la fonction inductive”, la série inductive... En fait, j’en viens à dire
que la forclusion, c’est quand il n’y a pas eu d’instauration du zéro. Et l’instauration d’un
zéro, c’est la métaphore paternelle. Et là, on retrouve ce que vous dites de la métonymie, qui
jamais n’arrive à faire de la métaphore... Ce qui me fait penser à une phrase de Peirce qui dit
qu’aucune accumulation de “faits réels” (secondéité) ne peut constituer de “ loi générale”
(tiercéité).
Second point : si on veut poser le problème de la forclusion, la forclusion, pour moi, c’est
l’absence de métaphore paternelle, c’est-à-dire de l’instauration d’un zéro ; pas le zéro de
l’origine — on n’en a rien à faire — mais l’instauration d’un zéro dans les nombres. Vous
pouvez le mettre où vous voulez : vous pouvez le mettre à “moins l’infini” ou à “zéro”, ou à 10, ou à +10. C’est celui à partir duquel il y aura un premier dans la série ; il faut un zéro...
Là, on retrouve encore deux axiomes de Péano : “zéro est un nombre”. “Zéro n’est le
successeur d’aucun nombre”. Ça veut dire qu’il est dans la série, mais qu’il n’est pas comme
les autres de la série. Et c’est à partir de ce zéro qu’on peut compter un premier.
L’instauration d’un ordre, pour moi, est l’équivalent de la fonction paternelle, l’équivalent de
la métaphore primordiale. Il me semble que si on veut travailler sur les différentes formes de
négativité de l’institution — si je puis dire, les “mauvaises formes de négativité” de
l’institution — on doit parler de déni, et de dénégation plus que de forclusion. La forclusion
me paraît plus complexe parce qu’il ne saurait y avoir aucun “blanc” dans un système
positiviste. Et si on veut travailler les négativités, alors il faut distinguer la négativité au
niveau de l’Etablissement et la négativité au niveau de l’Institution. Et très bêtement, j’ai
envie de dire : “Il ne saurait y avoir aucune forclusion dans l’Etablissement”, parce qu’il ne
saurait y avoir non plus de “fonction forclusive” au niveau de l’Etablissement : il n’y a que du
positif.
Troisième chose : à propos des fantasmes. Une question que je vous avais posée, il y a
longtemps : est-ce qu’à votre avis, les fantasmes originaires ont la même structure que le
fantasme classique ? C’est-à-dire : «$ <> a» ? C’est à ce propos qu’on s’était d’ailleurs
interrogé sur “l’objet” du fantasme originaire. Et c’est là qu’on en était arrivé à se reposer le
problème de “l’objet institutionnel”. Dans un premier temps : qu’en est-il de l’objet du
fantasme originaire ? Et en reprenant ce qu’on sait du fantasme, il apparaît vite que le seul
“fantasme groupal ” possible ne peut se construire qu’autour d’un fantasme originaire.
Quatrième point : j’ai déjà critiqué, et je recritique encore cette notion de “Collectif comme
intégrale des discours analytiques”. Je n’aime pas du tout le mot “intégrale”, parce que c’est
une sommation. Je dirais plutôt “métaphorisation” ou “mouvement de métaphorisation”.
Parce que, plus que d’une intégrale, il s’agit plutôt d’un plus petit commun multiple. Une
intégrale, c’est un phénomène de sommation. Dire, en parlant du Collectif, “intégrale”, ça me
gêne, et je crois que c’est lié à sa définition mathématique. Et ce qu’on en avait dit, du
“Collectif”, c’est qu’il produit du S1. C’est pour ça sans doute que vous parlez d’intégrale des
discours analytiques. Mais un S1, pour moi, c’est toujours singulier.
J.O. : “Intégrale”, ce n’est peut-être pas au sens strict du mot, bien sûr.
C’est plus qu’une sommation, une intégrale. Parce que, si c’était une sommation, ça ne serait
pas une intégrale ; je pense qu’il y a quand même une idée d’incomplétude dans une
intégrale ; c’est l’intégrale des dérivés...
D.R. : Non justement ! L’intégrale est l’intégrale de la dérivée. Il n’y a pas de notion
d’incomplétude — seulement à une constante près.
J.O. : Oui, mais c’est quand même bien de l’ordre de la fonction, c’est ce que je voulais dire
par là. Une intégrale, c’est une fonction. Donc, on ne va pas s’amuser à additionner, par
exemple. Mais le plus petit commun multiple, ça rappelle trop Ezriel et ses “fantasmes de
groupe” ( bien qu’il parle de p.g.c.d.)...
D.R. : Je n’ai pas dit non plus que c’était ça ! Mais c’est vrai que le terme “d’intégrale” me
gêne. Que vous le vouliez ou non, l’intégrale est une sorte de sommation, avec, je vous
l’accorde, un paramètre, c’est tout ; un paramètre qui est une constante, et qui peut être
n’importe quoi, qui dépend de la courbe qu’on choisit.
J.O. : L’intégrale, on peut faire varier le nombre dedans ; enfin, peu importe, c’est une façon
de parler ! Il faudrait trouver un autre mot... Quand il y a un nombre suffisant de gens qui sont
en prise avec un “discours analytique”, c’est-à-dire en prise avec la problématique de leur
désir, ça change la structure de l’ensemble de la collectivité ; et à ce moment-là, il y a
l’ébauche d’un Collectif. Ces gens-là sont bien plus sensibles à des choses cachées, ou
méconnues par l’ensemble de la machinerie collective. Il faut donc une sorte de
prédominance, un peu comme quand je parle des “ça-va-de-soi ” et des “ça-ne-va-pas-de-soi”
. Les “ça-ne-va-pas-de-soi” sont du côté du discours analytique ; tandis que les “ça-va-desoi” sont dans un système de défense organisé.
Tout ça simplement pour dire que quand il y a un suffisamment grand nombre de sujets qui
sont dans une problématique analytique, ça modifie l’ambiance. C’est aussi bête que ça ! Il en
faut un nombre suffisant. Mais il faut le dire autrement, parce que sinon ça pourrait prêter à
confusion. Ça s’oppose à cette notion chosifiée “d’analyseur”. J’ai remplacé le mot — que je
n’ai d’ailleurs jamais employé — “d’analyseur” (comme s’il y avait un groupe analyseur !)
par la notion d’intégrale ; une intégrale, variable en plus ! Parce que s’il y en a un nombre
suffisant, il y a production de quelque chose. Qu’est-ce qu’on produit ? On produit de la
structure ; sinon, il n’y a pas de structure, simplement de l’organisation. Le S1, ça relance de
la structure ; mais encore faut-il qu’il y ait un mouvement permanent du discours, c’est-à-dire
que du semblant fonctionne, afin qu’il n’y ait pas de stase, ni au niveau de l’imaginaire, ni du
symbolique, ni du réel. C’est à un autre niveau : un niveau fonctionnel du repérage de ce que
j’appelle l’émergence du désir...
A priori, le “fantasme originaire” n’a pas même formule que le fantasme. On devrait l’appeler
autrement. On pourrait peut-être dire que les fantasmes originaires sont des effets, mais des
effets qui sont en même temps cause de structure. Et si on n’est pas vigilant analytiquement, il
n’y aura pas de fonction du Collectif. Les effets en seront complètement écrasés, sérialisés,
utilisés à n’importe quoi... On voit bien par exemple l’utilisation dégradée des fantasmes de
scène primitive dans l’organisation hiérarchique, les rapports de séduction, patron-infirmiers,
etc., ce que j’appelle “l’obscénité”. Alors, on pourrait presque dire que la forclusion
institutionnelle, c’est un complexe d’équations qui peut fabriquer un “bon usage” du fantasme
originaire (lequel n’existe pas en soi), mais qui, en même temps, peut favoriser toutes les
modalités d’évitement ; on pourrait dire que ça fait partie de ce qui favorise l’inertie
institutionnelle — au sens du principe d’inertie. L’idée même de structure implique une
articulation, une architectonie extrêmement feuilletée, démultipliée ; tandis que l’inertie, c’est
quelque chose de l’ordre de l’amalgame, pour ne pas dire du syncitium.
La non-forclusion, dans l’institutionnel, c’est ce qui s’oppose à l’inceste. En effet, la logique
des Établissements, bien souvent, est une logique incestueuse. Il y a des amalgames qui
écrasent la loi, qui la remplacent par des espèces de “bons plaisirs”, n’importe quoi ! Jusqu’à
“l’Eros de groupe”, pourquoi pas ! Ça peut aboutir à des systèmes d’exploitation sordide, qui
en fait font prévaloir les statuts, mais sans en faire aucune analyse. Et là, bien sûr qu’il y a du
déni, de la forclusion... J’avais parlé une fois — c’était une improvisation — de “forclusion et
ambiance”, parce que ça me semblait tout à fait lié. Là où il n’y a pas de loi, l’ambiance se
dégrade. C’est le ressort même de toute pédagogie, de toute psychothérapie institutionnelle,
au niveau le plus fondamental. Pour qu’il puisse y avoir des échanges, il faut que puisse être
maintenue une distinctivité, il faut qu’il y ait une loi qui organise. On le constate bien à
l’école, dans les classes et dans certains clubs thérapeutiques, dans l’ensemble des prestations
professionnelles, dans l’organisation des groupes : s’il n’y a pas de loi, on est dans l’inceste.
Ça fait un mélange de tout et de rien, c’est le contraire de “l’asepsie”. Faire des prises en
charge sans travailler ça, c’est une imposture.
Je pense qu’on est presque constamment en instance de forclusion institutionnelle. Au fond,
c’est ce qu’il y a de plus banal.
D.R. : Oui, mais ça dépend comment vous définissez la forclusion !
J.O. : Je la définis comme Peirce l’aurait définie ! C’est-à-dire d’une façon pragmatique.
Avant de chercher ça dans le ciel, il faut avancer par petites touches pragmatiques. C’est ça, le
“pragmaticisme”. Bien sûr, on peut très bien parler des négativités, mais ce qui m’avait
intéressé dans ce que vous disiez tout à l’heure quand je parlais de suite métonymique, c’est
l’allusion que vous avez faite à l’ordre des nombres ; c’est-à-dire que pour pouvoir passer
d’un pseudo-événement à un autre, il faut forcément un zéro. Et la forclusion, c’est justement
l’évitement du zéro. C’est à peu près ça que vous avez dit !
Il y a en effet des quantités de “parasites”. Les parasites sont les servants les plus fidèles du
processus de forclusion. Par exemple, on pourrait faire un glossaire d’un certain nombre
d’expressions “forclusives” :“Bof !”, “A quoi bon ! ”, “Ah ! tu crois ! ”, “Oh, on verra
bien ! ”, “Oh ! je suis fatigué !”, ça c’est de l’ordre de la forclusion.
D.R. : C’est peut-être trop rapidement dit, parce que justement, il faut essayer de différencier
forclusion et refoulement.
J.O. : Oui, mais je pense que la forclusion, c’est le système le plus fondamental. Là-dessus,
après, on peut broder des petits refoulements, des petits dénis, de la “Verneinung”, etc. J’y
pensais bien, d’ailleurs ! Mais si quelque chose n’est pas inscrit, on aura beau essayer de
refouler ! On ne peut refouler que s’il n’y a pas de forclusion ! Sinon, c’est un pseudorefoulement, ce n’est pas vrai, c’est du cache-cache !.. C’est une position extrême qu’il
faudrait peut-être nuancer...
D.R. : Attendez que je réfléchisse ! C’est compliqué, parce qu’on pourrait dire que le système
institutionnel, c’est encore autre chose. Je dirais que c’est bien plus dans le système
institutionnel qu’il y a des systèmes de négation, de refoulement, de déni ; c’est-à-dire qu’il ne
suffit pas que ce soit clair au niveau de la forclusion, mais il faut que la “Bejahung” soit bien
établie. Je mettrais donc le “Collectif” du côté de la “Bejahung” ; alors que la logique de
“l’Etablissement” forclôt qu’il y a du forclusif : c’est ça, son positivisme. Mais, qu’est-ce qui
fait qu’on peut dénier qu’il y a de la fonction forclusive ? Quand il n’y a pas de zéro. Alors
tout est apparemment très cohérent. Mais c’est aussi que dans l’Etablissement il n’y a pas de
question sans réponse. D’ailleurs, il n’y a même plus de question à poser, dans l’organisation
d’un Etablissement. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de représentant de l’ensemble vide. Il n’y a
pas d’ensemble vide, donc il n’y a pas de zéro, CQFD. Donc, l’Etablissement, c’est bien plus
le déni, en acte. C’est sans doute une définition possible de la psychothérapie institutionnelle
que de dire qu’elle prend en compte les négativités.
J.O. : L’organisation idéale d’un Établissement, avec tout son système pour essayer de bien
réguler les choses, ce serait d’appliquer une règle fondamentale, la plus traditionnelle qui soit
en médecine (au sens noble) : la formule hippocratique, qui est d’organiser tout ce que tu veux
à condition de “ne pas nuire”. C’est ce que j’avais repris en 1957, lors de la crise des
CEMEA. Qu’est-ce qu’on demande aux instructeurs, aux moniteurs ? De ne pas nuire. C’est
la chose la plus difficile. Ça doit s’appliquer à tous les niveaux, aussi bien dans l’organisation
de la cuisine, dans l’administration, à la pharmacie, dans les prises en charge analytiques,
dans les traitements biologiques, la sociothérapie, etc. : “Ne pas nuire”. C’est introduire une
négativité primordiale. C’est tout un programme ! Le paradoxe apparent, c’est justement
d’introduire une négativité pour empêcher qu’il y ait forclusion. D’où la nécessité d’une
“fonction forclusive” qui évite la forclusion, qui puisse prendre en charge l’inscription, la
délimitation. C’est la même chose que la Bejahung ; c’est la même chose que la distinctivité.
Je mettrais dans le même registre : distinctivité, désir, zéro absolu. Il faut articuler tout ça, car
il ne s’agit pas “d’appliquer” une prétendue théorie à ce qui se passe sur le terrain.
C’est d’ailleurs la critique que j’avais faite à Lacan au moment de son “je fonde”. Je lui
avais écrit en disant : “Allons-y pour la psychanalyse pure, mais la psychanalyse appliquée, ça
non, pas question !” — parce que c’est contradictoire dans les termes ! Il y a une délimitation
qui a un effet de production de concepts. On peut “se servir” de tout ce qui traîne dans le
monde, mais pas l’appliquer. Chaque institution doit produire ses concepts. Ce n’est pas une
vue paraphrénique des choses ! Ce n’est pas satisfaisant, ça ?
D.R. : ( prudemment) Si si !
J.O. : C’est pour ça que ça me fait un peu rigoler quand on voit des Établissements qui
appliquent la méthode de Machin, la méthode de Truc... C’est simplement pour boucher les
trous avec du papier mâché ! Winnicott, Bion, Moreno, Lacan, n’importe quoi, et même
Marx, on peut tout mettre ! Tout ceci demande une analyse, mais pas à un simple niveau
pratique. Et là, alors, d’accord pour la “psychanalyse pure”, c’est-à-dire une analyse
conceptuelle, une analyse des réseaux conceptuels qu’il y a entre Marx, Lacan, Kierkegaard,
Winnicott... Hésiode ! Et bien d’autres !
D.R. : Je pensais à deux choses. Je crois que c’est capital d’essayer de continuer à
distinguer de cette façon-là “ Institution” et “Établissement”. La logique de l’Etablissement,
c’est-à-dire la force de l’institué, comme diraient certains, elle vise précisément à éviter la
case qui s’appelle “embarras” On peut la définir comme ça. Donc, elle supprime la case
“embarras”, donc l’invention de concepts . Mais quand on évite la case “embarras”, il faut
bien qu’il existe d’autres petits circuits de circulation. Par exemple, quand vous évitez la case
“embarras”, soit vous sautez dans le “passage à l’acte” (en changeant de ligne), soit vous
changez de colonne, et là, vous vous retrouvez avec les logiques bien connues des
Établissements, c’est-à-dire “empêchement”, “symptôme”, “acting-out”. Donc, en fait, on
peut dire que la suppression de l’embarras, c’est un corollaire de l’accentuation de la logique
technocratique...
J.O. : Vous voulez dire par là qu’on pourrait encadrer l’embarras par des notions comme le
“transpassible”, le “transpossible”, etc. C’est ça ?
D.R : Oui, en partie ! Mais le plus important pour moi, c’est que l’embarras, c’est aux confins
de l’impossible ; et c’est effectivement le point même où il pourra y avoir “possibilisation”,
ou non. La “possibilisation”, par “invention de concepts”. Si vous rayez la case “embarras”,
soit vous tombez dans la colonne précédente, soit vous tombez dans la ligne d’en dessous.
ne pas savoir
ne pas pouvoir
Inhibition Empêchement
Emotion
Symptôme
Emoi
Acting Out
Embarras
P. à l’Acte
Angoisse
production de concept
(pour sortir de l’embarras)
Mais en même temps, j’aurais envie de dire intuitivement que ce qui est évité dans cette
logique administrativo-établissemento-technocratique, d’un point de vue pragmatique, comme
vous diriez, c’est l’embarras, c’est-à-dire ce confin de l’impossible, là d’où effectivement,
peuvent surgir toutes les possibilités ; ça se rapproche de la “logique du vague”, mais ça me
paraît être exactement la même chose (en reprenant un autre schéma de Lacan : le triangle des
trois “S”, dit des “positions subjectives de l’être” : Sujet-Savoir-Sexe ) que de dire que ce qui
est évité dans la logique administrative, c’est toujours la même chose : le “sexe”. Tout le
problème de la hiérarchie, c’est le face à face entre le sujet et le savoir. C’est ça qui fait la
hiérarchie. Maintenant, il y a plusieurs types de savoir. Il y a le “savoir médical”, mais il y a
aussi un ”savoir-administrer”, un ”savoir-gérer”, lequel est un super-savoir, parce que, de par
son essence même, dans le savoir gérer, il n’y a pas de négativité : puisqu’il sait tout gérer !
Par définition, un système auquel rien n’échappe : c’est-à-dire un système d’une “classe”
(comme diraient les logiciens) où il y a du “tout” de tous les objets . Et justement dans le face
à face du sujet et du savoir, on se trouve dans tout ce dans quoi on tombe si on évite
l’embarras. Soit dans la ligne en dessous : émotion, symptôme, passage à l’acte. Soit dans la
colonne d’avant, c’est-à-dire : empêchement, symptôme, acting-out. Or, “émotion”, “émoi”,
ce sont des types de réponses à ce face à face du sujet et du savoir. Donc, j’avancerai que le
“sexe” est au plus proche de ce qui fait embarras, c’est-à-dire “l’ab-sens” (cf. Lacan). Parce
que nier le sexe, c’est nier qu’il y a du non-inscrit. C’est aussi pour ça que je dis que la
logique administrative soutient qu’il y a un ensemble du tout ; alors que la base de la théorie
des ensembles, c’est que ça n’existe pas, l’ensemble du “tous les objets”. C’est pour ça que les
logiciens ont inventé “l’univers du discours”.
Alors, justement, ce que je reprends dans cette histoire d’univers du discours, c’est un
ensemble d’objets, mais qui n’est “pas tout”, au sens où il a toujours pour ensemble
complémentaire l’ensemble vide ; ce que nie la logique administrative, mais dont on doit
rendre compte dans une logique institutionnelle. Quand je mets en écho l’évitement du “sexe”
et l’évitement de la case “embarras”, je pense à des choses très concrètes. C’est vrai qu’on
retrouve là : “émotion”, “émoi”, aussi bien à l’école que dans un système de hiérarchie
quelconque. Mais c’est vrai aussi que très généralement, qu’est-ce qu’on en fait, dans les
institutions, du problème du “sexe” ? Ou plutôt de la différence des sexes ? Je crois qu’il
faudrait se poser tout le temps cette question. Car, si ça ne peut pas s’inscrire comme tel,
qu’est-ce qui en tient lieu ?
J.O : Au niveau “Etablissement”, plutôt qu’une matrice à neuf cases, il n’y a plus que quatre
cases : inhibition, empêchement, symptôme, émotion. Alors, on reste dans une sorte
d’idéalisation, et du savoir, et du pouvoir. Mais la logique institutionnelle consiste à “pousser”
le savoir à ne pas savoir, et le pouvoir à ne pas pouvoir. En fin de compte, quand on parle du
“sexe”, de “l’ab-sens”, ça correspond à la troisième case de la colonne de gauche, c’est-à-dire
à l’émoi, en corrélation avec “a”. Le “a”, c’est ce qui se substitue à “l’ab-sens”, c’est ce qui
recouvre la défaillance. Et c’est dans cette conjonction entre “ne pas savoir” et “ne pas
pouvoir”, c’est-à-dire entre “a” et l’embarras, qu’il y a l’angoisse. Or, l’Etablissement est une
machine qui essaie de supprimer l’angoisse en la transformant en symptôme. Par “le transfert
d’angoisse”, il y a production de concepts, de logiques qui peuvent tenir compte de la
singularité. C’est en contradiction absolue avec l’Etablissement. On voit bien ce glissement
dans le pseudo-démocratisme : “Il n’y a pas de raison, il faut que tout le monde, que tous les
administrés soient pareils”. Les statuts introduisent alors une fausse différence.
D.R : Le problème que ça pose, d’un point de vue logique, c’est celui de l’instauration de la
règle générale. D’où vient la règle générale ? Par exemple dans le syllogisme classique (règle,
cas, conclusion), il y un problème important que souligne Peirce. C’est, qu’en fait, aucune
série de cas particuliers ne peut produire de la tiercéité, ne peut faire une loi générale. Alors,
si vous réfléchissez bien, la règle du syllogisme est toujours de l’ordre de l’abduction. Par
exemple : “Tous les hommes sont mortels”... Rien ne me le prouve ! Il paraît même qu’une
pomme ne retombe pas forcément par terre quand on la lance en l’air. C’est une possibilité
infime, mais c’est une possibilité.
J.O : Est-ce qu’on peut dire qu’un
Etablissement obéit à une règle des “collections”, alors que l’institutionnalisation aurait
tendance plutôt à obéir, de façon précaire, à une règle des ensembles ? C’est pour ça que
j’avais parlé de l’ensemble transfini...
D.R : Je crois qu’on pourrait dire ça dans la mesure où, quand on parle d’ensembles, il est
inclus que deux éléments d’un ensemble sont distincts, alors que dans la collection, ils ne le
sont pas forcément.
J.O : Dans l’ensemble, il y a des lois ! Pas forcément dans la collection !
D.R : Il peut y avoir un ensemble non ordonné ; bien que, finalement, on puisse toujours
ordonner tous les ensembles.
J.O : Oui, mais non ordonné, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de loi !
D.R : Si ! Parce que la loi, c’est lié à l’ordonnation.
J.O : Il peut y avoir une loi sans ordonnation !
D. R : Non, parce que le problème de la loi n’est pas encore posé. C’est-à-dire que vous
n’avez pas de zéro.
J.O : Dans la logique de la “collection”, on est dans ce que j’appelais “l’accumulation”.
D.R : Dans une collection, deux éléments ne sont pas forcément distincts. Si vous reprenez les
axiomes de Péano, zéro est un nombre, mais zéro peut être n’importe où. Il suffit de mettre le
zéro à -1 ! Il n’aurait pas plus de prédécesseur... D’ailleurs deux nombres différents ne
peuvent pas avoir le même successeur...
J.O : Peut-on en revenir à la forclusion, avec des exemples concrets ?
D.R : On pourrait dire que la forclusion, au niveau de l’Institutionnel ou de l’Etablissement,
c’est le même problème que la forclusion au niveau individuel ; en ce sens qu’on ne sait
qu’après qu’il y avait de la forclusion ! Tant que ça tient avec des systèmes à la 6-4-2, de
vicariance, de défense, ça tient, et ça ne va pas basculer dans la schizophrénie — pas
encore — bien qu’elle soit déjà ”inscrite”. Dans ces cas-là, je pense toujours à Jacqueline
Haricot , parce qu’on peut dire que ce qui a apparemment déclenché sa psychose, c’est le
départ de sa sœur, quand elle s’est mariée. Mais en même temps, elle dit bien que l’état
“bizarre” durait déjà depuis deux ans. Si sa sœur ne s’était pas mariée à ce moment-là ? Ou,
comme disait Schotte quand il est venu à La Borde, à propos d’Hölderlin : « s’il était mort un
an avant l’éclosion de la psychose, il n’aurait jamais été considéré comme fou ! Mais en fait,
le fait qu’il puisse devenir fou, c’était déjà inscrit là avant ; ça doit quand même avoir donné
une teinte particulière à ce qu’il a écrit. » On retrouve là la théorie du cristal de Freud !
J.O : Vous dites que la forclusion ne se perçoit qu’après ?
D.R : Je crois ! La forclusion “officielle”.
J.O : Ça dépend !
D.R : Je dis, en règle générale, la forclusion en tant que telle.
J.O : Je mets en doute cette histoire d’Hölderlin.
D.R : On peut dire, par exemple, que Jacqueline Haricot, si on l’avait rencontrée pour une
raison ou pour une autre un an avant qu’elle ne vienne en consultation...
J.O : Peut-être qu’on aurait dit : “Tiens, c’est une schizophrène !” Il y a quand même le
Praecox Gefühl ! Et l’analyse structurale dont parle Lopez-Ibor, ce n’est pas à négliger ! Il n’y
a pas besoin d’être délirant pour être fou !
D.R : Sauf que ça ne se voit pas... Il faut un œil exercé ! Par exemple, Jacqueline Haricot
racontait très bien que ça n’allait pas depuis deux ans, mais personne ne s’en était aperçu !
Mais certainement que si, nous, on l’avait rencontrée, on s’en serait aperçu !
J.O : De même, pour un Etablissement, il suffit parfois de cinq minutes pour se rendre compte
qu’il y a de la forclusion ; “instant de voir” !
D.R : Alors, quand je disais : logique administrative, évitement de l’embarras, ça, ce sont des
logiques paranoïaques. Il y a quand même l’évitement, dans la pratique, de ce qu’il en est du
“sexe”. On voit bien, dans un Etablissement que je ne citerai pas, que la seule chose qui aurait
pu arrêter la répétition, la sérialité, les identifications massives, etc, c’est la reconnaissance de
l’autre, c’est-à-dire qu’il y a du “non-même”, donc de l’ensemble vide, donc du “pas tout”. Je
pensais à un petit schéma que vous aviez fait à partir du schéma au miroir concave de Lacan,
et des notions de Gisela Pankow : le corps ressenti, et le corps reconnu, le corps vécu, les
identifications correspondantes.
J.O : Ce qui rend la chose plus difficile à appréhender, c’est que l’Etablissement, c’est
indispensable. Mais dans l’Etablissement, dès que quelque chose commence à fonctionner —
et d’autant plus s’il y a une “institutionnalisation” de bonne qualité — il y a des quantités de
“feuilles d’assertion”, qui s’entrecroisent ou se connectent. C’est une logique très complexe
de réseaux, mais de réseaux “riemanniens”, si on peut dire des choses comme ça. Sur une
surface de Riemann on peut “déchiffrer” un feuillet d’après un point d’un autre feuillet. En
même temps, il se produit une “hiérarchisation”, mais au sens fonctionnel du terme, au sens
de la Gestalt : il y a des prégnances, dans cet ensemble collectif, avec des instances
dominantes et des pratiques déterminantes. Et la dominante est variable suivant le moment,
suivant la conjoncture. C’est dans cette complexité-là qu’il faut pouvoir déchiffrer quelque
chose. Mais ce qui est constant, et qui soutient cette complexité, c’est qu’il doit y avoir une
“tablature” logique ; autrement dit, de la distinctivité, de l’hétérogénéité, c’est-à-dire de “l’absens”, du sexe, de la différence. La “forclusion” met en danger la différence. Et ça se repère
tout de suite : Praecox Gefühl institutionnel ! Là où il n’y a pas de différence, on s’en aperçoit
tout de suite. On voit des amalgames, avec toutes sortes de résistances, de “l’endoxalité”
étatique. Il y a les médecins, il y a les psychologues, il y a les cuisiniers, il y a les moniteurs,
etc... Des espèces d’inerties instituées, qui empêchent toute distinctivité. Quand ils sont
suffisamment libres (ce qui est rare) les psychotiques, les schizophrènes sont très doués pour
avoir une vue ”transversale“ sur ces choses-là... On devrait nous aussi avoir cette vue
transversale ! Ça se rapproche de la “transversalité” dont parlait Félix Guattari. Pouvoir
déchiffrer sans être empêtré... A tel point qu’on pourrait reprendre, en les généralisant, ce que
Bion appelle les “hypothèses de base” : dépendance, couplage, attaque-fuite, ce qui
permettrait entre autre d’avoir quelques repères des couplages pathologiques, qu’il faudrait
définir. En effet, un des effets de la forclusion, c’est le cloisonnement, c’est-à-dire le nonéchange, la non-circulation. Ca ne veut pas dire la transparence : c’est tout le contraire.
D.R. Le couplage, au sens de Bion, ça se traduit par une atmosphère messianique, mais le vrai
but de cette ambiance messianique, c’est la conservation du groupe lui-même. Et c’est quand
même ça, le but de l’Etablissement. L’Etablissement n’est là que pour se perpétuer lui-même,
à l’inverse de l’institution. On peut dire que c’est justement parce qu’il n’est là que pour
perdurer qu’il masque toute forclusion. Et s’il n’apparaît pas de forclusion, c’est parce qu’il
n’y a pas de “fonction forclusive”. C’est-à-dire que c’est complètement bâti sur la forclusion !
Et ce qu’on peut reprocher à Lacan quand il dit “Je fonde”, c’est justement ce côté
“Etablissement”. Je pense que s’il avait parlé en termes d’institutionnalisation, la suite des
événements aurait été différente...
Encore une chose : pour corriger ce terme d’intégrale, je vous avais proposé un terme qui me
paraissait mieux approprié...
J.O : L’intégrale, c’est une fantaisie de ma part, parce que j’ai toujours beaucoup aimé les
intégrales. J’avais même acheté un petit livre pour résoudre toutes les intégrales, mais je n’ai
jamais pu le lire jusqu’au bout... Ça me semblait remarquable, les intégrales ! Et puis, ça pose
le problème de la différenciabilité, de l’infiniment petit, des dérivés, des primitives... C’est
tout ça qui est en jeu quand je parle “d’intégrale”. Mais en même temps, c’était pour indiquer
une sorte de calculabilité presque infinie des choses, tout en sachant bien que le “discours
analytique “ (j’aime mieux dire “le discours analytique” que le “discours de l’analyste”), c’est
un discours où le semblant est de l’ordre du “a”, c’est-à-dire en corrélation avec de la
différence. Le semblant, l’agent du discours, on n’a affaire qu’à ça. “Le discours de
l’inconscient est une émergence, c’est l’émergence d’une certaine fonction du signifiant”, dit
Lacan. Si on conçoit l’ensemble des signifiants comme une tablature, il y a forcément
distinctivité, trait unaire ; mais quand on dit : “ tout ça a la même odeur !”, c’est qu’il n’y a
plus de tablature...
L’aliénation, qui s’infiltre partout, c’est une des machines à faire de la forclusion. C’est pour
ça que j’aime bien adjoindre à toutes ces problématiques les “mythes” dont parle Roland
Barthes : le mythe du médecin-chef, le mythe du cuisinier, le mythe du directeur fonctionnent
en collusion pour bloquer l’accession au fantasme individuel : là où il y a de l’opacité. Par
contre, les “fantasmes originaires”, c’est ce qu’il y a de plus transparent. C’est un peu comme
la vérité, c’est tellement évident qu’on ne la voit pas.
Le fantasme de la scène primitive, par exemple, est en corrélation avec cette maladie
collective basale qui est le cloisonnement. On forclôt l’ouvert, on supprime l’ouvert, on se
ferme. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
D.R. : Il y a sûrement des trucs à en tirer, non ? Vous n’avez pas l’air satisfait !
J.O. : C’est parce qu’il y a des opérateurs qui sont trop facilement détournés vers un rôle de
petit ϕ. La fonction grand Φ, c’est justement l’anti-forclusion, c’est ce qui correspond à la
métaphore primordiale. C’est là qu’on voit apparaître ce qui est en jeu, proche de l’ensemble
vide, ou du “point directeur” : un autre espace, préservé. Ce n’est pas loin du refoulement
originaire : ce à partir de quoi on devrait pouvoir traiter le réel.
D.R. : On peut ajouter effectivement que la logique technocratique est “pré-gödelienne” : tout
est démontrable dans une espèce de logique déductive à la fois forcenée et approximative.
C’est intéressant de dire que c’est pré-gödelien, cette logique !
J.O. : Mais en même temps, la logique de la pseudo-science “ marxisto-truc”, à la Staline,
c’est une logique inductive-déductive, et c’est tout ! Il n’y a vraiment pas d’abduction !
D.R. : C’est vrai que l’abduction me semble absolument inséparable de l’institutionnalisation.
C’est pour ça que j’aime bien dire que la logique abductive, c’est l’invention des sousensembles ; c’est ce qui permet l’articulation entre la logique du singulier et la logique du
particulier, c’est-à-dire entre la “logique du vague” et la “logique du général”.
J.O. : Mais la logique abductive, ça exige une présence !
D.R. : Oui. Et c’est ce qui fait le lien entre les deux logiques. On parlait d’institution d’une
part, et d’Etablissement d’autre part. Je crois que “l’institution”, c’est ce qui permet le passage
du singulier au général. Mais ce n’est pas pour autant que le singulier est traité comme du
particulier. C’est pour ça que j’aime bien dire que l’abduction, c’est l’introduction des sousensembles ; parce qu’on retrouve quelque chose de la théorie des ensembles. Il y a un élément
“x” de l’ensemble E (“x” est donc ici un “particulier”), mais cet élément “x”, dans l’opération
dite de “partition”, devient l’ensemble qui contient l’élément “x”. C’est-à-dire un singleton. Et
là, on est dans le singulier. L’ensemble qui contient l’élément “x”, c’est du singulier : c’est un
singleton. Tandis que l’élément “x”, c’est un particulier substituable à un “y”, autre élément
de l’ensemble E. Il y a quelque chose qui pour moi est en écho avec l’institutionnalisation,
dans cette opération.
J.O. : L’atome du singulier, c’est le singleton !
D.R : Ou plutôt, le singulier, c’est le singleton, toujours !
J.O. : Sauf que le singulier, c’est d’une très grande complexité ! Peut-on parler d’atome du
singulier ?
D.R. : Je crois que ça n’aurait pas de sens ! La partition c’est quelque chose de très
complexe... Ce n’est pas faire l’ensemble des parties... Par exemple, si on prend un ensemble
avec trois éléments : (a, b, c), une partition possible, c’est l’ensemble {a} contenant a,
l’ensemble {b} contenant b, l’ensemble {c} contenant c ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas
d’élément commun entre un sous-ensemble et un autre sous-ensemble. Une autre partition, ce
serait : ({a} {bc}) mais {bc} n’est pas un singleton... L’ensemble des parties, c’est autre
chose, il y a des éléments communs entre plusieurs sous-ensembles, et il me semble que
l’institutionnalisation, c’est justement par là : l’institutionnalisation fait jouer à la fois le
singulier et un peu de particulier (et donc du général). C’est le club thérapeutique, quoi !
Autrement dit, l’institutionnalisation, c’est proche du fantasme originaire.
J.O. : C’est ce que je voulais dire. Vous venez de parler du fantasme originaire, et ce que je
voudrais ajouter, c’est qu’une institution offre, dans sa sous-jacence logique, toute la gamme
des fantasmes originaires — qui sont autant de pièges structuraux pour chaque individu qui se
trouve là-dedans. Chaque individu est plus ou moins un petit soldat d’un ou de plusieurs
fantasmes originaires, et souvent surtout d’un. Il y a les petits soldats de la castration, de la
scène primitive, de la séduction... Dans la stratégie, on doit tenir compte à la fois du général et
du singulier. C’est là qu’entre en jeu la couche “mythique” la plus redoutable, la couche des
“mythes”, toujours collectifs, et qui tendent à se substituer aux fantasmes. La couche des
“mythes”, ça empêche tout ce jeu dialectique.
D.R. : C’est-à-dire aussi qu’un Etablissement, qui ne fonctionne que dans la logique
déductive, sans “institution” pour introduire de l’abduction, ne produira jamais de singulier.
J.O : Toute cette discussion pour en arriver à dire des choses aussi simples !
D.R : Parce que, quand même, la logique du singulier, s’il n’y a qu’elle, on reste dans
l’induction ; c’est-à-dire que si on passe sans transition du singulier au particulier, on ne fait
que de la généralisation, du syllogisme à l’envers : “Socrate est mortel, or Socrate est un
homme, donc les hommes sont mortels”. Il y a induction à partir de la “conclusion” : “Socrate
est mortel”. La déduction, c’est : “Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme,
donc Socrate est mortel” ; et l’abduction (c’est pour ça que je parle “d’invention des sousensembles”), ce serait : “Tous les hommes sont mortels, et Socrate est mortel, donc Socrate
est (peut-être) un homme”. “Homme”, ici, introduit un sous-ensemble entre “mortel” et
“Socrate”.
J.O. : Par exemple, dans ce qu’on appelle de façon approximative la “pédagogie libertaire”, il
n’y a pas du tout d’abduction. Alors, tout en prétendant sauvegarder la singularité, on ne fait
que l’écraser. On déguise du général en abductif, avec une loi générale qui ne sera jamais
énoncée — puisqu’elle est insue.

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