Angelika Markul - Victor Mazière

Transcription

Angelika Markul - Victor Mazière
Angelika Markul, une archéologie des mondes futurs
Victor Mazière
Des premiers travaux présentés à la Fondation Cartier jusqu’à Terre de
Départ et Excavations of the Future (1), à la galerie Laurence Bernard,
chaque projet d’Angelika Markul construit un éther sensoriel spécifique,
immergeant le visiteur dans un « milieu expérimental » sans début ni fin,
traversé par un Dehors insituable : d’où peut-être ce sentiment, que l’on
ressent devant ses installations, de basculer dans un espace-temps autre,
où, par une liturgie inconnue, seraient convoquées jusqu’à nous les reliques futures de mondes perdus dès l’origine. Explorant les profondeurs
stellaires, terrestres ou sous-marines, ses films évoquent souvent une
archive immémoriale de l’univers, comme une fiction qui se déploierait
depuis l’inconscient de la science, non vers une généalogie linéaire, mais
vers la géologie d’un temps spectral, en réserve dans ce que Timothy
Morton nommerait l’« archi-lithique »(2). Ce temps que l’on pourrait dire
fossile, comme l’on parle d’énergie fossile, n’est pas chronologiquement
(plus) reculé, mais diachronique, perturbant, non seulement la causalité
linéaire, mais aussi la distinction entre la nature et la culture, l’humain et
le non-humain ; dans Dark Ecology, Timothy Morton, se fondant entre
autre sur le fait que les bactéries auraient déjà possédées des gênes
qui pouvaient activer une résistance aux antibiotiques, avance ainsi
l’hypothèse qu’une relation aurait toujours-déjà été ouverte entre les
formes de vies les plus simples et les substances présentes dans un
écosystème, ou synthétisées plus tard par les humains (3).
Car de même que l’archi-écriture(4) suppose un élément inconnaissable qui fonde toute différenciation sémiotique, l’archi-lithique postule une relation élémentale à « quelque chose » qui a toujours été là,
fondamentalement autre, comparable métaphoriquement à une vibration
invisible connectant tout existant à un réseau sans centre ni bordure. Un
des films les plus récents d’Angelika Markul, Yonaguni Area (5), montre
un gigantesque archipel de roches sous-marines, dont les reliefs et les
degrés semblent sculptés, comme des pyramides maya, rendant ainsi
indécidable leur origine : s’agit-il des ruines d’une Atlantide engloutie,
d’une œuvre de la nature, ou d’une Cité cyclopéenne extra-terrestre,
issue de l’imagination d’un Lovecraft? Nul ne saurait le dire, pas plus
que l’on ne saurait expliquer l’apparente lévitation d’immenses blocs
de pierre, les lumières fugitives qui traversent le champ, ou les couleurs
irréelles des concrétions végétales et salines : seul demeure le mystère
de l’opacité d’un réel, où comme dans les « fictions hors science »(6)
dont parle Quentin Meillassoux, les constantes naturelles et les lois de
la physique auraient cessé d’opérer.
À cette (ex)croissance d’un autre monde au sein du nôtre, répondent
les cristallisations gigantesques de If the hours were already counted (7),
découvertes par hasard, proliférant sous la surface, depuis la chute probable d’une météorite ; par la singularité d’un point d’impact se trouvent
ainsi corrélés des espaces-temps profondèment dissymétriques : des
images saisissantes montrent des hommes s’enfonçant vers les profondeurs de cette cathédrale de cristal, marchant sur ses arêtes, comme
des voyageurs en transit dans une géode temporelle.
A ce décentrement de l’anthropocentrisme se greffe ainsi un nouveau
paradigme : celui d’une écologie spectrale, qui constituerait le point
de pivotement conceptuel et plastique des travaux d’Angelika Markul,
et peut-être aussi son inquiétante étrangeté. Des scénographies silencieuses aux plans étonnamment calmes de Bambi à Tchernobyl (8), où
l’on devine à peine l’horreur nucléaire, son travail possède une aura
complexe, qui ne relève pas de la simple mélancolie, mais plutôt d’une
forme de recueillement sans pesanteur, d’un interstice sensoriel oscillant entre la joie et l’effroi, où l’immémorial et l’hyper-présent seraient
enchâssés symboliquement l’un dans l’autre, comme le sont physiquement les néons à ses sculptures, devenus ainsi les fétiches obscurs d’un
chamanisme sans nature (9).
Car la noirceur désigne ici tout autre chose que l’absence de lumière :
elle est l’aveuglement à partir duquel s’ouvre la Vision. Comme par une
inversion du paradigme solaire vers la nuit qu’il contient, les formes
sculptées par Angelika Markul, semblent capturer quelque chose d’une
hétéromorphie primitive, invaginée dans la matrice indifférenciée des
formes, avant qu’un regard et une conscience ne viennent en extraire
les figures et les essences fixes. Retournant la peau du monde phénoménal vers sa nuit, vers sa face chtonienne, elles évoquent ainsi les
métamorphoses d’une chair nucléale, où une nigredo (10) maintenue
sans fin, aurait décomposé et recomposé toute chose : animal, végétal, minéral, jusqu’à en rendre la nature indistincte. Jusqu’à rendre la
nature indistincte, indifférenciée de son double spectral, du négatif de
son principe naturant ; à cet état indifférencié des objets répond alors
celui, ductile, de la matière, ou plutôt d’une matière qu’Angelika Markul
s’est appropriée jusqu’à la rendre soyeuse, luisante, organique : la
cire, en effet, prend chez elle une dimension presque sacrée. Comme
si s’offrait dans sa matérialité insaisissable le corps oint et transfiguré
de la nuit, concréfié dans l’entre-deux d’un presque fluide qui ne serait
pas non plus tout-à-fait solide : un mercure instable et mouvant, un
milieu d’« inter-ferrance », (dé)portant inlassablement la forme de/vers
l’informe ; et c’est peut-être en cela que l’effet de réel n’est jamais aussi
fort dans le travail d’Angelika Markul que lorsqu’il oscille indistinctement
entre le fantastique et l’investigation documentaire, épousant dans son
mouvement de balancier, l’irraison (11) fondatrice de toute émergence
de monde.
Si, pour reprendre les mots de David Lynch, « nous vivons à l’intérieur
d’un rêve »(11), ne pourrions-nous pas alors imaginer que la lumière et
l’obscurité puissent échanger sans fin leurs polarités? Dans les travaux qu’elle expose à la galerie Laurence Bernard, apparaissent pour
la première fois des œuvres blanches, ou plutôt blanchies, comme si
elles retenaient encore un peu des cendres d’une nuit brûlée : l’albedo
ne serait-elle ainsi que l’autre face de la nigredo, la peau du monde
retournée dans l’autre sens, transmutée ? Car ce serait peut-être au
fond, au-delà de toute dimension biographique, vers une origine manquante ou vers le (re)commencement spectral d’un adamisme inversé,
que tendrait Excavations of the Future : est-ce un hasard alors si deux
visages nous regardent en silence, un homme et une femme, comme
des idoles soudain exposées au jour, depuis les ruines d’un Eden futur?
De nouveaux hôtes très anciens des cités sans nom, cheminant dans
l’archi-lithique, vers la destination sans adresse des aubes fantômes.
Septembre 2016
(1) Ma nature, Fondation Cartier, Paris, 2005 ; Terre de Départ, Palais de
Tokyo, Paris, février-mai 2014 ; Excavations of the Future, Exposition
personnelle, Galerie Laurence Bernard, Genève, septembre-novembre 2016.
(2) Timothy Morton, Dark Ecology, Columbia University Press, New York,
2016, pp.77-84 : en anglais « arche-lithic » que nous traduisons ici
par « archi-lithique ».
(3) Op.cit., p. 83.
(4) Jacques Derrida, De la Grammatologie, Minuit, Paris,1967, passim.
(5) Angelika Markul, Yonaguni Area, 2016, installation vidéo
(6) Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes horsscience, Aux forges de vulcain, Paris, 2013.
(7) Angelika Markul, If The Hours were Already Counted, 2016.
(8) Angelika Markul, Bambi à Tchernobyl, 2014.
(9) Au sens où Timothy Morton parle d’ « écologie sans nature ».
(10)Le terme nigredo désigne en alchimie la première phase du Grand
Oeuvre.
(11)Quentin Meillassoux, Après la finitude, Seuil, 2006.
(12)David Lynch, Twin Peaks, Fire Walk with Me, 1992 : « it’s a dream,
we live inside a dream! »